Corps de l’article

Dans cet ouvrage, Laurent Dousset, anthropologue spécialiste de l’Australie et de l’Océanie, fait la part belle à une notion moins fouillée en anthropologie qu’en sociologie : l’« incertitude ». L’exercice est riche d’un point de vue tant théorique que pratique. L’auteur incorpore à sa réflexion théorique la sociologie pragmatique de Luc Boltanski, au même titre que des philosophes comme Jean-Luc Marion, Edgar Morin ou Paul Ricoeur. Il propose ici l’étude de « situations d’incertitude » comme méthode analytique pour saisir les processus moraux à l’oeuvre dans l’analyse du changement social et politique dans les sociétés aborigènes du Désert de l’Ouest et de Tasmanie, et chez les Ni-Vanuatu de Malekula.

L’enjeu de cet ouvrage est de repenser l’un des grands fondements de l’anthropologie, à savoir lever le voile sur les règles qui forment les sociétés. En s’intéressant aux « faits sociaux inattendus », Dousset souligne la capacité des sociétés à produire du sens, soit en rendant ces faits sociaux « socialement acceptables », soit en faisant émerger de nouvelles représentations partagées à leur propos. Ce faisant, il met l’accent non pas sur l’incertitude elle-même, mais sur les processus à l’oeuvre dans cette production, le rôle de l’élicitation et du consensus dans la cristallisation de hiérarchies de valeur et leur ancrage dans différents régimes d’historicité. Il renouvelle ainsi l’analyse de concepts classiques de l’anthropologie — et celle de l’Océanie en particulier — tels le « totémisme », l’« authenticité » ou plus généralement la « culture » ou l’« autochtonie ».

Trois exemples sont mobilisés pour décrire ces processus de transformation dans différents champs du social. Le premier s’intéresse au rôle de l’incertitude dans la formation des relations de parenté dans le Désert de l’Ouest australien et à la manière dont sont réinsérés dans le tissu social les phénomènes qui a priori se présentent comme « hors-normes », par exemple les naissances de jumeaux. C’est aussi l’occasion pour Dousset de revenir sur l’histoire des Ngaatjatjarra, qu’il évoquait déjà dans Mythes, missiles et cannibales. Le récit d’un premier contact en Australie (2011), et les effets de la sédentarisation sur les conceptions des relations sociofoncières.

Cette relecture tant du totémisme australien que de la notion de « propriété » chez les aborigènes de l’Ouest australien est remobilisée dans le dernier chapitre en écho aux revendications de reconnaissance des populations de Tasmanie. On y (re)découvre les apories soulevées par le contexte postcolonial australien où la définition de l’appartenance, d’une identité et d’une culture aborigènes est devenue à la fois une injonction, par exemple pour mener à bien des revendications foncières, et un lieu de crispation des définitions de l’autochtonie, au travers. Cette étude de cas montre comment l’incertitude identitaire produit de l’essentialisme et contribue au renouveau d’une théorie racialiste, elle-même ancrée dans l’histoire coloniale.

La question des usages du passé constitue précisément l’un des éléments du rapprochement qu’effectue l’auteur entre les régimes d’historicité qui renvoient à « la tension observée entre le champ de l’expérience et l’horizon d’attente » (Hartog 2003 : 19) et les régimes d’incertitude qui en seraient le pendant, cristallisant le brouillage des représentations du temps. L’analyse des accusations de sorcellerie au Vanuatu — phénomène qui génère des incertitudes concernant ses effets attendus — révèle que la « seule et unique cause identifiée […] comme étant suffisamment importante pour “provoquer la sorcellerie” est la question des origines et donc de l’accès au foncier » (p. 231). De la même manière que dans le cas australien, la situation d’incertitude apparaît comme un moment de redéfinition, de réaffirmation des normes d’appartenance, ici à travers le portrait du sorcier qui en constitue l’envers. Il est aussi un moyen d’action visant à trouver des modalités de consensus pour la résolution de conflits fonciers qui renvoient eux-mêmes à des versions historiques divergentes et aux idéologies politiques qui leur sont associées depuis la fin des années 1970 et l’indépendance.

Ces incertitudes sur le rapport au temps qui redéfinissent les identités, les normes d’appartenance et les frontières des groupes sociaux s’observent ailleurs dans le monde, étant le symptôme d’un « présent attrape-tout », selon les termes de François Hartog (2016 : 180), n’épargnant ni le Désert de l’Ouest australien ni Malekula. L’exploitation minière, les accaparements de terres, le changement climatique et l’urbanisation sont autant de phénomènes qui n’apparaissent qu’en filigrane dans cet ouvrage mais qui font aujourd’hui partie des incertitudes des aborigènes comme de la population mondiale. Cet ouvrage nous donne ainsi beaucoup à penser sur la manière dont ces populations redonnent du sens à ces incertitudes-là aussi, et sur les transformations qu’elles génèrent dans la redéfinition des normes d’appartenance et des relations sociofoncières.