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Issu du colloque « Mort, corporalités et technologies » tenu en 2019 à la Faculté de droit de l’Université McGill, l’ouvrage collectif présenté ici réunit chercheurs en droit et étudiants en histoire de l’art, sémiologie et études littéraires. Les auteurs s’intéressent à la relation entre deux dimensions de la mort contemporaine — biologique et numérique — passées au crible du rôle médiateur des nouvelles technologies, qui décuplent les usages potentiels de l’empreinte laissée par le défunt, ces derniers entraînant une série d’enjeux sociaux, culturels, politiques et juridiques.

Notamment, c’est la relation entre l’identité d’un individu et ses dépouilles virtuelles — la seconde s’émancipant de la première par un double mécanisme d’autonomisation (Gidrol-Mistral et Hulin, chap. 2, p. 36), pour exercer sur le monde des vivants une fonction performative — que l’ouvrage expose, comme indice permettant d’accéder à nos représentations contemporaines de la mort.

Les directeurs de l’ouvrage, Audrey Deveault et Michaël Lessard, articulent une réponse en deux temps. D’abord, dans le premier chapitre Mariève Lacroix souligne comment le cadavre vient défier les catégories classiques du droit qui séparent de façon mutuellement exclusive les personnes et les choses, qu’un retour aux réflexions sur la notion de « dignité humaine » doit permettre de dépasser (p. 28). L’auteure tentera de saisir la mort dans son épaisseur anthropologique (p. 18) par l’étude d’oeuvres de fiction, de jeux vidéo, d’expériences sensorielles ou la narration d’un film documentaire et d’un ouvrage au sujet de l’expérience de condamnés à mourir du VIH, autant de thèmes qui appelleraient des commentaires méthodologiques au cas par cas. Dans cette diversité de propositions, deux éléments font office de fil rouge en ce qui a trait au travail sur la mort effectué par les technologies : la façon dont la mort investit l’espace public et les effets des morts simulées sur les représentations que nous nous en faisons.

Une publicisation particulière de la mort débute (ou trouve son origine) dans les années 1950 : on prête à la mort d’investir l’espace public par différents aspects, notamment quand elle concerne la mort de célébrités ou les morts jugées hors-normes, mais aussi dans des discours sur la mort et son rôle politique et social. S’ajoute avec les nouvelles technologies la possibilité de publiciser des morts plus intimes et individuelles, celles de nos proches, par la survivance de leur avatar numérique après leur mort biologique (Seraiocco, chap. 3, p. 58), phénomène se perpétuant jusque dans la construction de formes impressionnistes (p. 65) de leur identité par le biais d’agents conversationnels avec lesquels les endeuillés peuvent continuer d’échanger. La continuité entre la vie et la mort se substituerait à la représentation classique d’une séparation claire entre les deux, nous éloignant une fois de plus du confort des catégories mutuellement exclusives et pouvant altérer profondément les formes de deuil documentées jusqu’ici.

Que ce soit par les stimulations sensorielles provoquées par le projet Famous Deaths, qui propose de faire l’expérience virtuelle de la mort de personnes célèbres, ou comme processus mécanique dans les expériences vidéoludiques, la mort simulée s’insère dans un large débat sur ses effets. Ce type de simulation offre-t-il la promesse de mieux comprendre la mort elle-même par le biais de stratégies indirectes (Solbes, chap. 4, p. 76) ou, au contraire, est-ce qu’il nous désensibilise ? En toile de fond, un risque : celui d’un déplacement analogique, dans l’espace virtuel, du registre linguistique sur la mort, alors que son passage par la lessiveuse des technologies pourrait en faire un objet totalement différent (Dumoulin, chap. 5, p. 103), annonçant de futures batailles conceptuelles aussi complexes qu’intéressantes.

Une fois admise l’idée que la technologie occupe un rôle croissant dans la redéfinition de nos représentations de la mort, que reste-t-il de la fin de vie elle-même ? S’inscrivant dans le prolongement des avertissements de Andy Warhol et James Graham Ballard quant aux effets des machines sur le statut de « sujet » (Boutin, chap. 6), l’ouvrage nous laisse sur un retour brutal aux réalités expérientielles des individus par l’analyse des archives de condamnés à mourir du SIDA. Par ce biais, il s’agira d’aborder le rôle médiateur des technologies sur notre existence biologique et sociale avec une prémisse paradoxale qui lui donne un caractère moral indéterminé : entre peur de mourir et espoir de prolonger sa vie (Roy-Côté, chap. 7, p. 129), la technologie — notamment médicale — pourrait bien nous avoir fait entrer dans l’ère d’une inquiétude : prolonger nos vies jusqu’à les dévorer.

Alors que la mort oblige l’anthropologue à mettre en place des méthodes originales pour accéder à la connaissance de ses enjeux, l’étude d’oeuvres artistiques est une piste prometteuse, bien au-delà de sa capacité à illustrer les enjeux juridiques de notre époque. Cet ouvrage en est un bel exemple et intéressera l’anthropologie tant pour son point de vue sur les représentations contemporaines de la mort que comme artefact culturel en lui-même. Mourir au 21e siècle : entre corporalités et technologies nous invite à saisir le rôle des technologies dans nos vies, dans et au-delà du monde sensible, pour continuer de dresser les contours d’une véritable thanatopolitique (Taïeb 2006) à partir des éléments qui font de la mort un évènement organique croisé d’un ensemble complexe de croyances, d’émotions et d’activités (Engelke 2019).