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Abdoulaye Guindo Yannick Jaffré[1], comment en êtes-vous venu à étudier l’anthropologie de la santé en Afrique de l’Ouest[2] ?

Yannick Jaffré  En fait, je pratiquais la psychanalyse dans une équipe de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) dirigée par la docteure Ginette Raimbault, où nous prenions en charge des enfants malades. Je travaillais notamment dans un service de réanimation digestive où, bien sûr, les enfants évoquaient des questions autour de la bouche, et les liens entre parler et manger, voire le refus de se nourrir, rappelaient le fait de « manger ses mots », etc. C’est dans ce cadre, en cherchant des textes qui me permettraient de comprendre ce qui se passait avec ces enfants, que je suis tombé un jour, un peu par hasard, sur le livre de Geneviève Calame-Griaule (1965) sur les Dogons qui s’intitulait Ethnologie et langage. Dans ce livre, elle parlait notamment de la physiologie de la parole, des paroles « sèches » de colère ou des dents qui tissaient la parole du monde. J’ai ainsi découvert tout un monde culturel et poétique que je ne soupçonnais pas. C’est pourquoi, après l’avoir lu, je suis allé la voir à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Et je lui ai dit que les enfants que je suivais en psychothérapie disaient, un peu d’une certaine manière, les mêmes choses que les Dogons, sur les langues, les dents, la parole. Mais que je ne savais pas quoi penser de tout cela. Elle m’a répondu en me disant : « Moi non plus. Mais si vous voulez, je dirige un groupe du CNRS qui travaille sur les liens entre la littérature orale et les représentations du corps en Afrique de l’Ouest. Et je serais intéressée que vous restiez avec nous. » C’est après cette rencontre que j’ai commencé à travailler aussi dans cette équipe de Calame-Griaule à l’Inalco sur ces questions, sur les transformations du corps dans les contes d’Afrique de l’Ouest. J’y ai beaucoup appris sur l’ethnolinguistique et c’est à ce moment aussi que j’ai découvert les textes de Dominique Zahan (1960, 1970), des textes de littérature orale de Denise Paulme (1961, 1975) et, finalement, tout le monde de la sociolinguistique. J’avais découvert un nouvel univers passionnant et je suis alors resté à travailler, d’un côté en pratiquant la psychanalyse avec les enfants malades, de l’autre côté en travaillant sur cette littérature orale ouest-africaine.

À l’époque, il y avait encore l’obligation d’effectuer son service militaire. Et quand j’ai dû le faire, j’ai voulu intégrer ce que l’on appelle la « Coopération ». Ginette Raimbault et Calame-Griaule ont écrit chacune une lettre aux responsables militaires en disant que je voulais travailler dans un domaine très précis qui était celui des rapports entre le corps et les langues en Afrique. Et les militaires ont été très sympathiques. Ils m’ont adressé à une grosse organisation non gouvernementale (ONG) qui s’appelait les Volontaires du Progrès. Et c’est ainsi que je suis parti au Mali, au départ, pour un premier programme qui portait sur l’éducation pour la santé en langue bambara. Donc, je devais travailler à la fois sur des questions de langue et sur des questions de représentation du corps. C’est comme ça que je suis parti la première fois au Mali, dans les années 1980.

A. G. — C’était déjà la perspective que vous avez ensuite développée, Didier Fassin et vous, un peu plus tard dans les années 1990, dans votre livre Sociétés, développement et santé ?

Y. J. — Oui, c’est exactement ça. C’est-à-dire que j’ai eu la chance, un peu par hasard, un jour, à l’ambassade de France, de rencontrer un médecin français, Gilles Brücker, qui était l’un des chefs de clinique, à l’époque, du professeur Marc Gentilini et qui cherchait des personnes pour donner un cours de santé publique portant justement sur les données qualitatives. C’était dans les années 1983-1984. Donc j’ai commencé, tout en étant au Mali, en rentrant de temps en temps en France, à travailler avec Brücker sur cet enseignement qui était un enseignement de médecine tropicale à l’Hôpital universitaire Pitié-Salpêtrière. Fassin, à l’époque, était interne en médecine dans ce même service, celui de Brücker et de Gentilini. On s’est rencontré autour de ces questions d’anthropologie et de médecine tropicale et on a eu l’idée de ce livre parce qu’on s’était rendu compte qu’il n’y avait pas de manuel de formation pour les étudiants en sciences de la santé qui voulaient bénéficier d’une introduction aux sciences sociales en rapport avec la santé. Donc, on avait décidé de faire ce livre, Fassin s’attachant plus aux volets théoriques et moi plus pour montrer les applications pratiques de l’anthropologie.

A. G. — Pourriez-vous retracer les débuts de l’institutionnalisation de l’anthropologie de la santé en France, d’abord, et plus tard en Afrique de l’Ouest ?

Y. J. — En France, au début — si l’on peut parler ainsi puisque bien sûr d’autres nous précèdent toujours —, les gens qui s’intéressaient à l’anthropologie de la santé étaient, en 1981, globalement regroupés autour d’un séminaire et de sa petite revue qui s’appelait le Bulletin d’ethnomédecine. Cette revue qui, au départ, faisait une quarantaine de pages était animée par Alain Epelboin, qui était à la fois anthropologue et médecin et, comme nous tous, s’ouvrait à l’anthropologie de la santé en grande partie depuis l’ethnolinguistique et — je pense — de la géographie de la santé qui était en pointe dans ces réflexions. Ce petit groupe se retrouvait aussi dans cet enseignement que nous offrions à la faculté de médecine de la Pitié-Salpêtrière. Par exemple, certains cours étaient donnés par Andras Zempleni, d’autres par Sylvie Fainzang, d’autres enseignements par Doris Bonnet. Déjà, avec un angle plus politique, Jean-Pierre Olivier de Sardan était venu prodiguer un enseignement sur ce qui ne s’appelait pas encore l’anthropologie du développement, mais bruissait des questions liant « aide », histoire et structures politiques… J’oublie des noms, mais tout ce petit groupe se connaissait. Un autre groupe très actif s’était constitué autour du professeur Jean Benoist à Aix-en-Provence. Nous étions peu nombreux et nous venions souvent des mêmes enseignements et laboratoires de recherche. Et je pense que l’une des spécificités que nous avions était que nous parlions toutes et tous depuis « nos terrains » précis, dont nous parlions la langue, ce qui finalement permettait de faire des analyses très fines des systèmes de pensée locaux. Mais c’était une autre « époque », où les modernités sanitaires étaient aussi beaucoup moins implantées dans les espaces ruraux de l’Afrique. Le local n’était pas le « global », les contextes étaient plus « isolés » et de ce fait des approches « ethnographiques » restaient pertinentes.

En Afrique, j’ai tout d’abord fait un long séjour de huit années au Mali, très largement dans des villages où j’ai disséqué des chèvres pour constituer des lexiques anatomiques en langue bambara et reconstituer des « représentations du corps », où j’ai recensé des pratiques populaires de soins pour les maladies oculaires, les diarrhées, les malnutritions, les « pharmacies par terre », etc. Ensuite quatre années au Burkina Faso, et après quatre autres années au Niger où j’ai poursuivi cette articulation de la recherche, de ses applications en santé publique et de l’enseignement, notamment auprès des professionnels de la santé. Ensuite, je suis revenu quatre ou cinq ans pour enseigner la discipline de l’anthropologie de la santé à la faculté de médecine de Bamako. Je crois que, durant ces années, ce que j’ai appris, c’est que l’on peut faire une anthropologie de la santé qui est fondamentale dans les concepts que l’on met en oeuvre, dans les bibliographies que l’on utilise pour penser les questions, et en même temps travailler sur des enjeux qui sont des enjeux forts concernant la santé. Et l’on peut ainsi démontrer comment on peut résoudre certaines des questions que pose la santé publique grâce à des études d’anthropologie.

Et c’est ce que j’ai essayé de faire à la faculté de médecine de Bamako grâce à des collègues comme le professeur Dapa Diallo, autour des maladies hématologiques, ou le professeur Baba Koumaré avec la psychiatrie et avec d’autres qui, malheureusement, comme le professeur Ogobara Doumbo, nous ont quittés. Ensemble, et nous étions tous très enthousiastes, on a essayé, en fait, de montrer dans des domaines très précis comment utiliser l’anthropologie de la santé pour résoudre des questions cruciales de santé. Par exemple, avec le professeur Diallo, on a travaillé, avec Aïssa Diarra, sur les représentations populaires de la drépanocytose et les parcours des enfants malades. On a montré comment, par exemple, les enfants et les personnes nomment le plus souvent, en milieu bambara, la drépanocytose koloci, littéralement « la maladie des os cassés ». Et comment ces façons de nommer, et les façons de soigner qui sont, en partie, liées à cette représentation de la maladie, faisaient que les gens venaient vers les services ou, au contraire, accédaient trop tard aux services de santé. On a également travaillé sur l’hygiène hospitalière en montrant comment la description des gestes du personnel de la santé ou des aidants-accompagnants permettait de mieux comprendre les difficultés de mise en place d’une hygiène hospitalière cohérente. Avec le professeur Fatoumata Dicko, nous avions analysé comment l’éducation sexuelle était enseignée à l’école. De même, avec le professeur Doumbo nous avons travaillé sur les représentations des fièvres et du paludisme. En fait, chaque fois, on essayait de montrer comment ces données qualitatives s’articulaient non seulement avec les données cliniques et avec les données épidémiologiques, mais aussi comment la prise en compte de ces données qualitatives permettait soit de mieux former les professionnels de la santé soit de mieux informer les populations, d’assurer aussi de meilleurs suivis et observances de traitements, et souvent d’améliorer une relation entre soignants et soignés. Donc, on a essayé comme ça, place par place et en dirigeant plus d’une dizaine de thèses de médecine, mais aussi, en assurant des cours en 2e et 3e année de médecine, de développer point par point toutes ces questions. Cette articulation théorique et pratique précise et patiente a été pour moi quelque chose d’extrêmement important.

Et ça l’avait été aussi, précédant cette expérience, quand j’avais pu accompagner des étudiants de médecine de 4e année, dans le cadre des stages de médecine rurale, à Kolakani, où travaillaient un médecin français, Hubert Balique, et un médecin malien, Fodé Coulibaly. Avec eux, il s’agissait de faire découvrir à ces jeunes futurs médecins maliens le monde rural qu’ils ne connaissaient souvent pas beaucoup. De leur montrer aussi la difficulté d’articuler leurs nouvelles connaissances médicales avec des savoirs populaires. Très concrètement j’ai essayé, par exemple, de les interroger : « Comment allez-vous parler d’hygiène de l’eau s’il n’y a pas de mot pour désigner la potabilité ? » Ou encore : « Comment parler de la fécondité en articulant des normes religieuses, techniques, des croyances et connaissances locales ? Quelles sont les connaissances populaires autour de l’oeil et les pratiques de soins ? », etc. On a aussi beaucoup travaillé en psychiatrie sur les façons de nommer les symptômes, les souffrances psychologiques. Comment utiliser les formes de théâtre locales comme le koteba pour améliorer la prise de parole des malades ? Et chaque fois on essayait de penser ces questions-là très précisément et complètement et ainsi d’adapter les données cliniques qui sont universelles au contexte particulier du Mali. Et c’est des choses que j’avais faites aussi auparavant au Niger autour de la qualité des soins et des violences des sages-femmes avec le docteur Alain Prual et notamment en pédiatrie ou dans divers domaines, souvent en collaboration avec Olivier de Sardan qui venait de s’installer à nouveau au Niger.

A. G. — On lit en filigrane, dans votre développement, l’importance de cette anthropologie fondamentale sur le plan scientifique et social, mais j’aimerais savoir précisément en quoi consiste sa méthode d’intervention.

Y. J. — Il y a plusieurs façons de travailler en anthropologie. On peut dire cela très simplement. Il y a des façons — ou des moments d’étude — où l’anthropologie est entièrement libre ou complètement autonome. On peut ainsi définir des objets d’étude en fonction de ses propres choix ou de questions bibliographiques. Mais on peut aussi choisir ses sujets dans les priorités sanitaires que doivent affronter les États et les populations. J’ai toujours fait ce choix qui me semblait plus « éthique », correspondant sans doute mieux à mes espoirs d’être un peu utile. Par ailleurs, on peut — et c’est légitime — interroger son terrain selon de vastes questions. Par exemple, travailler sur les inégalités en matière de santé. C’est tout à fait légitime et c’est utile. Le problème, c’est : une fois que l’on a décrit ces inégalités, qu’est-ce que l’on fait ? Une fois que l’on a décrit que les pauvres étaient moins bien soignés que les riches, qu’est-ce que l’on fait ? On ne pourra pas permettre à tout le monde d’être riche… Donc, c’est utile et légitime de montrer ça, parce que c’est vrai, mais, en même temps, le moment où on va passer de l’étude à une amélioration du système de santé est assez lointain. C’est pourquoi j’essaie de m’interroger sur mon terrain en fonction des facteurs directement modifiables, malgré les difficultés macrosociologiques que doivent affronter les soignants comme les populations. Par exemple, comment accueillir similairement des riches et des pauvres, comment prendre en charge la douleur de tous les patients ou parturientes, comment aussi prendre soin des soignants…?

C’est pourquoi ce que j’essaie de faire dans l’anthropologie que je défends consiste à définir les objets d’étude avec les cliniciens. Par exemple, un pédiatre peut me dire : « Moi, je ne comprends pas pourquoi les enfants malnutris arrivent trop tard dans mon service et, finalement, arrivent pour décéder dans mon service. » C’est sa question à lui. Elle est tout à fait légitime. Je pars de sa question de clinicien et je me demande comment, en tant qu’anthropologue, je vais penser cette question. Je me dis : « Bon. Peut-être que les façons de se représenter les malnutritions ne permettent pas un accès très rapide aux services de santé ? » Alors, je regarde comment on va nommer ces maladies. Après, je regarde ce que l’on fait avec les enfants malnutris : est-ce qu’on les soigne à la maison ? Est-ce qu’on les emmène au dispensaire ? Qu’est-ce qu’on leur dit au dispensaire ? Est-ce qu’on les informe ? Et caetera. Donc, à travers ces questions, j’essaie de construire des trajectoires d’enfants malades, d’enfants malnutris avant leur arrivée dans le service. Ensuite, quand les enfants arrivent dans le service, je regarde ce que les mères, les parents et les professionnels de la santé se disent et comment les uns et les autres comprennent ce que les uns et les autres se disent. Je me rends compte que, souvent, les soignants ne parlent pas beaucoup ou, quand ils parlent, les familles ne comprennent pas, ou alors, dans certains cas, que des professionnels eux-mêmes n’ont pas accès aux diverses notions de la malnutrition. Ce que j’essaie de faire à partir de ces matériaux, c’est de montrer à chacun quels sont les enjeux de leurs rétroactions. Quelles sont les difficultés dans leurs dialogues. Quelles sont les difficultés sociales qu’il faut résoudre, disons, pour réussir à se soigner ou accéder aux soins. Et, à partir de ça, j’essaie de mettre en débat les services de santé, voire même le système de santé, et les populations ou les familles de façon très particulière. Parce que, clairement, les questions qui se posent autour de la malnutrition ne sont pas les mêmes que celles qui se posent autour de l’hygiène hospitalière, par exemple, ou autour de la douleur dans les services de santé ou de la drépanocytose. Ainsi, chaque fois, il faut utiliser des outils qui sont des outils solides de l’anthropologie pour poser et résoudre des questions très particulières qui sont liées à la fois à la maladie et au contexte dans lequel on va intervenir. Ce que j’essaie, c’est donc de développer cette anthropologie qui est une anthropologie des pratiques sanitaires — que j’appelle aussi une anthropologie des interfaces — qui essaie d’apporter des solutions concrètes à partir d’études qualitatives rigoureuses.

A. G. — L’esprit du séminaire que vous organisiez au Centre Norbert Elias, qui s’intitule Anthropologie des pratiques sanitaires et des catégories affectives, s’inscrivait-il dans les perspectives que vous venez de décrire ?

Y. J. — Oui, oui : absolument. Le séminaire avait commencé dans les années 2000, avec Marc-Éric Gruénais et Olivier de Sardan à l’époque. Et puis, ensuite, Gruénais est parti à Bordeaux et Olivier de Sardan est parti à Niamey et j’ai poursuivi tout seul. C’est à ce moment que j’ai changé d’intitulé, justement, pour mettre « anthropologie des pratiques sanitaires », donc pas de discours ! Même si on tient compte des discours, je voulais que ça soit une étude des pratiques et des gestes réels de santé. Non pas une réflexion « sur » la santé, mais une réflexion « dans » la santé, en incluant aussi les catégories affectives et sensorielles qui sont toujours présentes dans la confrontation à la maladie. Cela, on le sait quand on traîne dans des services. Les dimensions sensorielles du dégoût, de la sueur, de la fatigue, de la peur, sont extrêmement importantes, de même que les critères que l’on utilise pour catégoriser les personnes : celles qui vous ressemblent, celles qui sont dignes de soins ou les autres anonymes, etc. Ces accroches affectives sont au coeur des éthiques pratiques. La façon dont on peut éprouver de la tristesse, de la joie, de la pitié, influe énormément sur la façon dont on pratique les soins. Donc, d’un côté j’avais des pratiques que je voulais observer et, de l’autre côté, des catégories affectives pour comprendre les conduites des acteurs, leurs raisons d’agir. C’était une autre manière, disons, de parler peut-être de l’éthique, car j’ai toujours pensé que l’éthique était inscrite dans les corps, dans les mouvements des corps et dans des contextes qui découpaient les sentiments de façon particulière. Et donc, dans ce séminaire, on a à la fois travaillé, pendant tout un temps, sur des descriptions, notamment autour de la mortalité maternelle évitable, autour de la fécondité. C’était les premières années et c’était en lien avec de grands programmes qu’on avait en Afrique sur ces questions-là. Après, on a travaillé, un peu en alternance, sur des questions qui touchaient aux sensibilités et aux sensorialités. On a beaucoup travaillé avec des équipes psychiatriques, qui sont notamment actives à Marseille avec des perspectives phénoménologiques. Et puis, ensuite, on a lancé une réflexion qui était au croisement de disciplines médicales pédiatriques, d’une « nouvelle » anthropologie de l’enfance — où l’on essayait de considérer l’enfant comme acteur — et de l’anthropologie de la santé. On a réfléchi à toutes ces questions autour de la santé et de la maladie des enfants dans les structures de la santé, principalement en Afrique. Mais pas uniquement en Afrique, puisqu’on a aussi exploré ces dimensions en Amérique latine, en France et au Japon.

A. G. — Par rapport à cette anthropologie de l’enfance : vous dirigez un programme qui s’appelle Enfants et soins en pédiatrie en Afrique de l’Ouest (ENSPEDIA). De la conception de ce programme à aujourd’hui, quel bilan peut-on tirer ? Qu’est-ce que l’on peut retenir en matière de leçons à partager avec des collègues scientifiques ?

Y. J. — Le programme ENSPEDIA est un programme qui, d’une certaine manière, est un peu idéal. Il est large et, dans sept pays d’Afrique de l’Ouest, regroupe une quarantaine de personnes, personnel de la santé et chercheurs mélangés. D’abord parce que — même si ça semble un peu anecdotique — il ne regroupe, d’une certaine façon, que des amis. C’est-à-dire qu’une grande partie des chercheurs en sciences sociales sont des personnes qui ont travaillé durant leur formation au Centre Norbert Elias à Marseille. Une partie d’entre elles ont fait leur thèse avec moi ou j’ai eu la chance de les encadrer durant leurs parcours initiaux. Ce sont des étudiants qui sont devenus des amis. Donc, j’ai confiance en eux et je pense qu’ils ont aussi un peu confiance en moi. Pour les pédiatres, certains sont parmi les anciens étudiants dont j’ai dirigé la thèse, cette fois-ci en médecine, par exemple à Bamako ou à Niamey… Et puis, autrement, pour d’autres, ce sont des personnes que j’ai connues il y a, comme nous l’évoquions précédemment, une vingtaine, voire plus d’années, et avec qui j’ai travaillé. Et je crois que cette collaboration longue et cette estime partagée entre tous ont permis de renforcer la confiance des uns envers les autres. Et donc c’est un groupe qui est à la fois amical et, je crois, à peu près d’accord sur l’essentiel de nos positions interdisciplinaires et volonté de réformer les services par des pratiques de réflexivité et d’audits qualitatifs.

On travaille en complète correspondance entre cliniciens et chercheurs en sciences sociales. On essaie non pas de poser des questions de sciences sociales ou de poser des questions de pédiatrie : ce que l’on veut et ce qui oriente nos recherches, c’est résoudre des problèmes. Et lorsque l’on essaie de résoudre des problèmes, on voit que les dimensions de ces problèmes sont à la fois strictement médicales, mais en même temps entièrement sociales. Si on prend l’exemple de la douleur chez les enfants, il y a la douleur qui est liée à la maladie et comment on peut essayer de réduire cette douleur. Il y a la douleur lors des soins, et lorsqu’un pédiatre prodigue des soins, il sait aussi malheureusement qu’il peut faire mal aux enfants. Dès lors qu’on parle de ça, on va être obligé de se demander d’un point de vue social : mais qu’est-ce qui se passe quand un enfant a mal ? Au début, il est dans sa famille et il en parle à ses parents ou à sa mère, et puis sa mère va en parler à son père. Et, ensuite, il va falloir peut-être aller voir quelqu’un qui sera un guérisseur local qui va dire : « Je peux traiter la douleur ; trouvez de l’argent pour payer des antalgiques… » Apparaît tout de suite une dimension sociale et puis, au moment des soins, des gestes techniques, qu’est-ce que l’on va faire ? À ce moment, il faudra aussi un déclic normatif pour que le soignant se dise : « Cette douleur est forte ou trop forte, ou inacceptable… » Et c’est selon cette échelle normative complexe mêlant des émotions à des normes sociales et médicales que l’on va utiliser — ou pas — des pommades antalgiques avant certains soins. Si la douleur est encore plus forte, on accompagnera l’enfant en utilisant de la morphine. Mais l’important n’est pas tant d’écrire un texte savant sur ces questions, même si cela doit se faire. Mais tout cela, il faut aussi que les professionnels le fassent concrètement. Pour cela, il faut discuter avec les professionnels de ce qu’ils savent de ce que disent les enfants : « Pensez-vous qu’il est normal qu’un enfant souffre ? » La recherche reprend alors à partir de ce nouvel ancrage dans les pratiques des professionnels. Et là encore on est pleinement dans l’interface entre le plus technique et le plus social. Et puis moi-même, comme d’autres, j’ai parfois été assez critique envers les professionnels de la santé. Mais il faut aussi essayer de voir dans quelle situation ils se trouvent ! Leur situation est souvent proprement intenable. Ils savent ce qu’il faut faire, mais ils n’ont pas les moyens de soigner ou alors ils ont trop de personnes à soigner. Et, surtout, ils n’ont personne à qui parler de toutes ces souffrances au travail. À ce moment-là, on voit bien que parler de la douleur des enfants, c’est aussi évoquer les obligations sociales et la souffrance des soignants au moment des soins. Et à ce moment-là, on est encore dans le plus social et dans le plus technique. Le programme ENSPEDIA avance comme ça de place en place entre sciences humaines et sociales (SHS) et pratique de soins, éthique pratique et difficultés sociotechniques. Un premier travail a été fait autour de la qualité des soins dans les services de pédiatrie où on a montré tout ce qui dysfonctionnait. La deuxième étape, c’était d’essayer de réfléchir à ces questions avec un livre auquel plusieurs auteurs, dont vous êtes, ont participé. La troisième étape a été un film dans lequel on essaie de montrer la qualité des soins telle qu’elle se mesure dans les services et dans les situations locales. Et puis la quatrième étape sera de continuer à produire ces travaux ; et en même temps, peut-être, je l’espère tout au moins, de pouvoir mettre sur pied un enseignement ouest-africain qui regroupera à la fois des chercheurs en sciences sociales et des cliniciens, pédiatres, hématologues, oncologues, etc., autour de la question de la qualité des soins dans les services de pédiatrie — où, justement, en affrontant un problème de santé, on pourra à la fois avoir un enseignement portant sur les usages de la morphine, mais aussi sur le dialogue avec l’enfant ou sur les souffrances des soignants. Ainsi, on essaiera de travailler sur la construction d’un espace réellement interdisciplinaire qui est aussi un espace, disons, de collaboration entre plusieurs universités, hôpitaux et disciplines. Soulignons que cet espace intellectuel de discussion est isomorphe à l’espace pratique des soins. L’anthropologie fondamentalement impliquée doit s’inscrire comme un moteur de la réforme du système et des services de santé.

A. G. — Comment analysez-vous aujourd’hui la situation de l’anthropologie de la santé et de l’enfance par rapport aux années 1980 en Afrique de l’Ouest ?

Y. J. — Si j’évoque juste quelques souvenirs personnels… Dans les années 1980, d’abord, on était très peu nombreux à pratiquer l’anthropologie de la santé. On était aussi assez incompris. Il m’est arrivé, ces années-là, d’être convoqué à l’ambassade de France au Mali et que le conseiller culturel me dise : « On va vous renvoyer en France parce que votre seul but, c’est de décourager les gens qui veulent vraiment travailler. » Voyez-vous, à l’époque, en dehors de quelques équipes de l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (ORSTOM), organisme aujourd’hui remplacé par l’Institut de recherche pour le développement (IRD), il n’y avait donc qu’assez peu d’équipes d’anthropologie de la santé. Donc, on était un peu isolé et on avait du mal à faire comprendre ce que l’on voulait faire.

Je pense que nous-mêmes on se trompait aussi un peu parce qu’on avait, pour le dire assez vite, souvent une démarche un peu culturaliste qui s’expliquait peut-être un peu plus à l’époque où les villes étaient moins développées, où il n’y avait pas de réseau Internet, de téléphone dans les villages, où il y avait moins de scolarisation, où les gens étaient plus intimement liés à des systèmes culturels qui évoquaient la sorcellerie ou des conceptions très populaires de la maladie. Mais, quand même, on avait tendance à accentuer les écarts entre des conceptions du corps et de la maladie plus qu’à souligner que, face à la maladie ou la douleur, de mêmes démarches pragmatiques se retrouvent partout, bien que colorées différemment selon les contextes.

Maintenant, quand je vois, en une trentaine d’années, le développement de l’anthropologie de la santé en Afrique, c’est un développement extraordinaire ! Il y a maintenant des enseignements d’anthropologie de la santé pratiquement dans toutes les facultés de médecine, mais aussi pratiquement dans toutes les facultés de lettres. On voit bien qu’il y a un réel engouement et un réel développement de ces études à l’interface entre les professionnels de la santé (que ce soient des médecins, des infirmiers ou des sages-femmes) et les chercheurs en sciences sociales, des enseignants de sciences sociales. Donc, je pense qu’il y a un énorme développement qui, à la fois, est favorisé par le « développement » des études et les efforts d’un certain nombre de personnes, mais, aussi, a lieu parce que malheureusement est apparu le VIH et que cette épidémie a fait que les équipes de santé publique se sont rendu compte que, parlant de sexualité, il fallait quand même comprendre les raisons d’agir ou la façon dont des groupes sociaux prenaient des risques et comment les convaincre de réduire leurs risques — éventuellement pour suivre les personnes qui étaient infectées qui étaient stigmatisées, et donc dissimulaient leur séropositivité. Donc, je pense qu’il y a eu un développement autonome de la discipline et puis, en même temps, un contexte qui malheureusement a été favorable au fait qu’on a compris qu’il était obligatoire de prendre en compte la dimension sociale de la santé et de la maladie. Tout cela a favorisé le développement d’un ensemble d’études, maintenant, concernant presque tous les domaines de la santé et accompagnant les transitions épidémiologiques ou des questions démographiques : diabète, oncologie, vieillissement, hypertension, écologie…

A. G. — Quelles sont les perspectives pour cette discipline en Afrique de l’Ouest ?

Y. J. — La discipline existe par la masse de ces travaux ; elle existe aussi par le nombre de personnes formées et par son inscription institutionnelle. Je pense que le travail qui reste à faire, c’est bien sûr de poursuivre une sorte d’actualité sanitaire et d’agir efficacement comme pour l’épidémie Ebola ou pour affronter les défis sanitaires à venir. Pour cela, il faut construire des réseaux de qualité de chercheurs. C’est-à-dire que les chercheurs qui ont de bonnes formations et qui travaillent bien à Bamako puissent connaître ceux qui travaillent bien à Dakar ou à Ziguinchor, à Ouagadougou ou à Niamey, à Lomé — peu importe le pays —, à Cotonou ou au Cameroun, et qu’il puisse y avoir une sorte d’association qui ne soit pas uniquement fondée sur le fait de se dire anthropologue, mais sur le fait de dire : « On vous reconnaît comme un anthropologue de qualité parce que vous avez publié des articles de qualité ou alors parce que l’on sait que vous avez dirigé des programmes ou que vous y avez participé et que vous l’avez fait de façon sérieuse en produisant ce que l’on appelle de la littérature grise ou, en tous cas, parce que vos travaux sont de qualité. » Ce n’est pas de la fausse anthropologie dans le genre des enquêtes sur les connaissances, attitudes et pratiques (CAP) ou de toutes ces figures épouvantables générées par les bureaux d’études et toutes ces choses-là, mais c’est de la vraie anthropologie. Je pense qu’il faut construire cette association plus ou moins formelle d’interconnaissance et d’interreconnaissance.

La deuxième chose, assez liée à la précédente, mais en insistant sur la production des études, c’est, je pense, que cette association doit, justement, montrer que l’on peut pratiquer une anthropologie fondamentale sur des enjeux forts et que l’on peut le faire sans renoncer à sa scientificité, à tous les marqueurs et exigences scientifiques de sa discipline. C’est-à-dire qu’on ne va pas faire semblant de faire de l’anthropologie comme tous ces gens qui nous disent que « telle population pense que… » parce que j’ai animé trois groupes de réflexion ou que j’ai administré trois questionnaires. Donc, il faut réussir à positionner notre discipline dans un axe scientifique en la distinguant de toutes ces enquêtes qui sont des enquêtes, souvent, malheureusement, faites un peu à la va-vite pour des organisations internationales qui sont des bailleuses de fonds, mais qui, finalement, empêchent peut-être de mener des réflexions plus fondées.

Et puis le dernier point qui me semble être de la responsabilité des chercheurs, c’est de poursuivre une anthropologie qui s’inscrive très concrètement dans la résolution des problèmes contemporains des pays africains. Par exemple, on parle actuellement beaucoup de la violence dans les services de santé ou des formes de corruption, etc. C’est bien, même si tout cela devient assez répétitif. Mais il faudrait maintenant que l’on puisse, dans le cadre de la formation des sages-femmes et dans le cadre de la formation des pédiatres ou d’autres médecins ou d’infirmiers, avoir des réflexions qui sont juste à l’interface encore des pratiques de santé, de l’éthique médicale et de l’anthropologie de la santé, de façon à promouvoir des enseignements qui soient quasiment des terrains de réflexion. Et je pense que ce sont vraiment les enjeux qui se posent actuellement en dehors d’une réflexion sur toute pathologie émergente. On a bien vu l’importance de l’anthropologie, malheureusement, dans ces « nouvelles maladies » comme l’Ebola et peut-être, ce que je crains, d’autres pathologies. On voit actuellement le coronavirus qui touche tous les continents. Il faut anticiper sans doute, en Afrique, sur des rapports homme-animal, disons sur les risques épidémiques qui, malheureusement, sont encore très présents avec la rougeole, le choléra, etc., mais aussi avec Ebola et un jour peut-être, je le crains, une grippe ou d’autres virus circulant en Afrique. Et donc, il faut anticiper ces questions-là.

La modernité, pour se construire avec intelligence et de façon maîtrisée, doit s’accompagner de réflexivité et d’anticipation scientifique. Pour cela, une anthropologie conceptuellement solide est essentielle.