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Introduction

Le travail du soin implique, généralement, une confrontation à la mort, potentielle mais aussi souvent réelle. La question de la mort joue d’ailleurs un rôle important dans la socialisation des étudiants, notamment en salle de dissection (Hafferty 1988 ; Godeau 2007). En clinique, les enjeux de l’annonce d’une mort à venir ou d’un décès et l’impact sur les patients, les proches, mais aussi sur soi, préoccupent les soignants.

Malgré son évidente importance, la mort fait l’objet d’une sorte de règle de silence implicite. C’est ce que les sciences sociales ont documenté dans les hôpitaux depuis les années 1960 en montrant comment s’organise le travail autour de « trajectoires du mourir » dans l’institution hospitalière (Glaser et Strauss 1965a, 1965b), puis, notamment, en observant la discipline des soins palliatifs se développer. Jusqu’alors surtout perçus comme des intrus, les mourants obtiennent avec les soins palliatifs une place légitime et un statut.

Les sciences sociales ont ainsi souligné, d’une part, combien la mort était cachée et, d’autre part, comment elle est progressivement devenue un objet de discours dans les milieux cliniques. Notamment, les chercheurs ont décrit comment les conditions de l’annonce de la mort ont changé depuis les années 1960, l’annonce ouverte de la mort à venir se faisant plus commune, en réponse à la revendication (des équipes soignantes et du public) du droit à une mort consciente. À ce sujet, Tony Walter (1994) a considéré le mouvement des hospices, marquant la naissance des maisons de soins palliatifs en Angleterre, comme un courant qui a ouvert la voie au mourir individuel, « à sa manière », de la personne exprimant ses émotions à des soignants à l’écoute.

On peut situer l’évolution des attitudes par rapport à la mort à l’hôpital dans un contexte plus large, qui a vu la médecine accorder une place prépondérante à la valeur d’autonomie[1], au détriment par exemple de la valeur de bienfaisance, pour employer les termes de l’éthique biomédicale issue du rapport Belmont (Ménoret 2015 ; Benaroyo 2019). Les questions éthiques liées à la recherche ont d’ailleurs joué un rôle central dans cette évolution, à la suite du procès de Nuremberg, mais aussi en réponse à plusieurs scandales comme l’étude de Tuskegee[2], qui ont conduit à l’obligation d’obtenir le « consentement éclairé » des sujets d’étude des chercheurs. Plus récemment, les groupes « d’usagers », notamment les associations militantes de lutte contre le sida Act Up (Gould 2009), ont aussi contesté l’autorité médicale et revendiqué un rôle actif dans les soins avec le slogan « nothing about us without us [rien sur nous sans nous] » (Charlton 1998). Dans les soins[3], les appels à une clinique « centrée sur le patient » (Stewart et al. 1995) peuvent aussi s’inscrire dans un mouvement de rejet de la médecine dite paternaliste, au profit d’une médecine partagée ou informée (Fainzang 2006). Il s’agit là d’une perspective envisageant la relation de soins comme un rapport de force qui devrait être rééquilibré en faveur du patient et implique la prise en compte de son histoire de vie, faite de ses expériences, ses affects, ses valeurs et ses choix (McNamara 2004 ; Collin et al. 2006).

Les soins palliatifs, auxquels se rallient des infirmières et médecins désireux d’accorder une place à l’expression de la subjectivité des patients, ont été un acteur important de ce mouvement plus général qui a contribué à leur légitimation comme nouvelle spécialité médicale, caractérisée par une attitude de relative dissidence face à la médecine plus classique « curative » et proposant un nouveau type de relation au patient (Baszanger 2002 ; Clark 2007).

Plus immédiatement, pour l’étudiant qui se destine à un métier du soin, la perspective d’une confrontation à la mort se présente comme un défi et une source d’angoisse. Elle est aussi un objet permettant d’interroger les pratiques soignantes contemporaines, de façon diachronique et synchronique. C’est sur ces deux postulats que repose le cours à l’origine de cet article, écrit en croisant deux points de vue complémentaires : celui d’une anthropologue et celui d’un médecin.

Notre travail avec les étudiants nous a amenés à interroger le statut des émotions, tant dans les soins que dans la recherche en sciences sociales, notamment en ce qui a trait à leurs rapports avec les valeurs et normes structurant le domaine des soins et, plus généralement, la société. Visibles ou non, souvent l’objet de représentations négatives, les émotions occupent une place singulière dans les activités de soins. Notre proposition nous amènera à leur accorder une place plus conséquente, dans les préoccupations des soignants comme des chercheurs en sciences sociales, notamment dans le cas des situations de fin de vie.

Démarche méthodologique basée sur le matériel empirique recueilli par des groupes d’étudiants

Le séminaire Soignants face à la mort s’inscrit dans une formation plus large de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, en Suisse, intitulée Médecine et santé communautaires : santé publique et sciences humaines et sociales en médecine[4], qui entend sensibiliser les étudiants en médecine aux sciences sociales. Nous avons construit le séminaire sur la base de nos expériences respectives, différentes mais dont nous avons bientôt découvert qu’elles se rejoignaient sur nombre de points. Rose-Anna Foley est anthropologue et a, entre autres, réalisé une ethnographie de longue durée dans un service hospitalier de soins palliatifs, s’intéressant aux usages pratiques et symboliques de médicaments comme la morphine et la chimiothérapie ou à la sédation. Michael Saraga est psychiatre-psychothérapeute à l’hôpital général (en milieu somatique), où il intervient notamment comme superviseur auprès de deux équipes de soins palliatifs. Son activité implique d’explorer l’expérience vécue et la posture clinique des soignants pour mettre en lumière comment elles témoignent de leur situation dans le contexte des soins, mais aussi des aspects de la problématique du patient et de son entourage. Il est par ailleurs animateur de groupes Balint, une méthode développée par le psychanalyste hongrois du même nom qui permet un travail réflexif sur les pratiques de soins en réunissant des soignants en petit groupe (Balint 1985).

Pour leur travail de terrain, nous avons demandé aux étudiants de chercher à identifier deux phénomènes qui nous paraissent importants et étroitement liés :

  • les émotions face à la fin de vie (échec, anxiété, culpabilité, colère) et les réactions que cette dernière suscite (fuite, agitation thérapeutique, mise à distance)

  • les valeurs et normes mises en jeu par les situations discutées par les soignants en lien avec la fin de vie.

Nous avons choisi de travailler sur les émotions des soignants confrontés à la mort parce qu’il s’agissait d’une préoccupation majeure pour les étudiants, qui s’inquiétaient de leurs propres réactions dans l’avenir. Nous souhaitions aussi mettre en lien émotions et pratiques soignantes, ce qui nous a conduit à nous intéresser aux valeurs et aux normes en jeu, notamment pour les décisions concernant la fin de vie et l’arrêt des soins, en particulier en réanimation et en néonatologie[5].

La littérature socioanthropologique sur la fin de vie dans les institutions de soins s’est intéressée aux décisions concernant, par exemple, les procédures et codes de réanimation (Muller 1992 ; Slomka 1992). Les étudiants, en tant que futurs médecins, sont largement concernés par ces questions dans la mesure où la moitié des décès dans le service de réanimation résulte d’un arrêt des soins (Kentish-Barnes 2007).

Ces deux objets, émotions des cliniciens[6] et valeurs, nous semblaient aussi pertinents, de façon plus générale, comme « analyseurs » des pratiques cliniques, en situation. Le travail empirique a consisté à mener plusieurs entretiens individuels dans un même service auprès de médecins, infirmières, physiothérapeutes, aumôniers, au sujet de leur propre expérience et confrontation à la mort, mais aussi à les observer lors d’un colloque de service.

Au nombre de vingt par année, les étudiants ont chaque fois été répartis par groupes de deux ou trois. Chaque groupe devait choisir un service hospitalier où les décès sont fréquents (typiquement, un contexte palliatif) ou alors un service où se prennent souvent des décisions en rapport avec la fin de vie, comme les soins intensifs ou l’unité d’oncologie.

Le séminaire s’est déroulé en cinq séances pendant un mois. La première était consacrée à un travail réflexif, en groupe, à partir d’une mise en situation basée sur la lecture de deux textes. Le premier est de Rachel Remen (1996), une médecin qui a écrit plusieurs ouvrages de réflexion sur sa formation et sa pratique. Le texte relate un évènement tiré de sa propre expérience, lorsqu’elle a été rappelée à l’ordre parce qu’elle avait pleuré devant les parents d’un enfant décédé. Le deuxième texte est de Arthur Kleinman (1981), qui retranscrit une discussion entre un médecin et un patient au sujet de la mort imminente de ce dernier. La deuxième session était l’occasion d’une discussion sur la base d’un texte sociohistorique sur l’émergence des soins palliatifs, rédigé par Foley (2016). Issu de ses recherches, le texte montre l’évolution des questions liées à la gestion de la douleur, aux médicaments utilisés, à l’acharnement thérapeutique, reflétant non seulement un progrès technique mais bien des changements dans la hiérarchie des valeurs en médecine. La troisième séance était consacrée à la discussion des résultats préliminaires des travaux de terrain en cours. Les étudiants ont présenté leurs travaux lors des deux dernières séances. Ils devaient, dans les jours suivants, en soumettre une version écrite tenant compte des remarques formulées lors des présentations.

À ce jour, quatre cohortes d’étudiants ont été suivies. Des changements ont été apportés pour trouver une manière commune de travailler. Au vu du peu de temps à disposition et afin de faciliter l’accès aux terrains pour les étudiants, nous avons pris le parti de prendre nous-mêmes contact préalablement avec les services qui nous paraissaient pertinents, les moments d’observation étant ainsi déterminés avant le début du séminaire. Pour les mêmes raisons, nous avons proposé aux étudiants une grille d’observation du colloque (visant à documenter l’organisation spatiale, les rôles professionnels, les attributs vestimentaires, la distribution de la parole, les éventuels effets d’autorité en plus des valeurs et émotions abordées en lien avec la mort), ainsi que trois questions d’entretien élaborées de manière commune, permettant de comparer les données obtenues de manière transversale durant le séminaire.

Les retours des étudiants ont généralement été positifs. Ils étaient en particulier reconnaissants d’avoir pu réaliser des entretiens et assister à un colloque, ce qui leur a permis de se projeter dans le milieu médical. Nous avons pour notre part constaté, dans les travaux écrits et les présentations orales, leur difficulté à développer une perspective critique sur les pratiques médicales et un monde clinique qu’ils découvrent à l’occasion du séminaire. Ceci ne nous empêche pas d’insister, chaque année, sur la légitimité du regard du novice et l’importance d’accorder du crédit à leur propre étonnement devant une réalité nouvelle.

Cette consigne reflète aussi nos propres postures de chercheuse et de clinicien : le soignant doit maintenir un regard critique sur les pratiques et l’anthropologue peut adresser ses analyses éventuellement critiques aux soignants tout en les sensibilisant à des questionnements sociétaux plus larges, chacun s’engageant comme « scientifique appliqué » ou « observationnel » (Kleinman 1981).

Résultats

Les données, issues des travaux des étudiants, nous ont frappés par la récurrence des discours. Notons d’emblée que ces derniers se situent sur deux plans distincts : les discours rapportés de soignants « expérimentés » sur le terrain d’une part et les discours des étudiants, « novices » eux-mêmes, sur ce matériel issu d’observations et d’entretiens d’autre part.

Trop proche, trop loin : la question de la « bonne distance » 

Le matériel recueilli regorge d’éléments sur les dangers de la proximité, l’importance de préserver une « bonne distance » et les stratégies pour y parvenir, comme « laisser au travail » les émotions difficiles. Les soignants semblent considérer comme allant de soi qu’il faille trouver des stratégies pour « évacuer les émotions », « se vider la tête », et cela, plutôt en marge du travail même si des séances de débreffage (« debriefing ») ont lieu dans certains contextes. Ainsi, une infirmière en contexte palliatif (2019[7]) explique aux étudiants que « pour garder un équilibre malgré les surplus d’émotions, elle les évacue lors de son retour en voiture en fin de journée, en faisant du sport, mais surtout grâce à sa famille » ou qu’elle « écoute la musique à fond durant son heure de trajet entre le travail et la maison ». Une médecin de soins aigus (2018) insiste sur l’importance de l’entourage pour faire ce travail d’« évacuation » : « Quand mon mari est parti [travailler à l’étranger], je rentrais à la maison, je pleurais à la maison, car je continuais à réfléchir. Du coup, quand j’ai des situations qui me touchent, je vais dormir chez une amie. »

Quel est le danger qui doit ainsi être conjuré ? Dans les travaux des étudiants, la proximité avec les patients et leur famille et le désir de les aider semble impliquer un risque d’épuisement, comme le relate une médecin travaillant dans un service de soins aigus : « Tu te bats toute la journée, mais une fois que tu pars, tu dois te déconnecter. […] Même si c’est un travail passionnant, même si tu travailles avec des gens, ça reste un travail ».

Il apparaît alors essentiel de garder une distance affective, volontiers décrite comme « professionnelle », pour pouvoir accomplir son travail le lendemain « sans être cassée » : « J’ai des patients qui me disent parfois : “Mettez-vous à ma place”, mais il faut imaginer que j’ai quatre-vingts patients avec un cancer. Si je dois me mettre à leur place, vous imaginez la charge que je dois avoir ! » (Médecin, 2019, service de soins aigus.)

Pourtant, les étudiants insistent aussi sur un changement, avec l’arrivée d’une « nouvelle génération » plus ouverte à ses propres émotions : 

La vieille école leur dirait qu’un soignant se doit d’être professionnel. Et que « professionnel » équivaudrait à être humble, cultivé, précis, hermétique aux émotions… Mais tout cela n’est que théorie. Pour tous les remplir [ces critères], il faudrait sans doute être un robot, mais on perdrait tout côté humain. Pour la nouvelle génération, un médecin ne montrant aucune émotion nous paraîtrait froid et antipathique. […] En effet, les professionnels de la santé ne sont plus considérés comme des êtres totalement imperméables aux émotions.

Gianni, Charline, Ludovic, 2019, service de soins palliatifs

La figure du robot est souvent mobilisée pour évoquer le professionnel, de façon ambivalente, tantôt comme idéal d’efficacité tantôt comme le repoussoir d’un soignant dépourvu d’humanité. Ainsi, un aumônier interrogé en contexte palliatif (2018) déclare : « Traverser une phase d’émotions, c’est plutôt être vrai, c’est plutôt être humain, et puis pas une espèce de soignant idéal qui devrait être à distance de son patient. »

Les étudiants observent, par contre, au cours d’un colloque en contexte palliatif, « le peu de ressenti des émotions des soignants. Ils se protègent en restant les plus neutres possible et en discutant uniquement du cas de chaque patient, sans montrer la moindre émotion, un peu comme en étant des machines » (Matal, Andrean, Jenny, 2018, service de soins palliatifs).

Seuls quelques signes sont perçus par les étudiants comme des manifestations d’empathie, lorsque des situations plus délicates sont abordées :

De manière générale, le ton est plutôt monotone [lors du colloque]. Quand certaines situations cliniques sont plus complexes, on le ressent dans la manière de parler : voix compatissantes, soupirs, dynamique générale qui « descend », fins de phrases à peine audibles, utilisation d’onomatopées (« mmh » ; la cheffe dit « aïe » lorsque l’infirmière dit que le père a lui aussi un frère jumeau […] ou encore l’expression « oh mon Dieu »). L’empathie est donc une valeur qui est présente au sein du colloque.

Corinne, Martine, Daniel, 2019, service de soins aigus

Que cela soit dans des services de soins aigus ou de soins palliatifs, les étudiants sont frappés par le peu de discussions sur la mort, ce qu’ils expliquent par l’évitement d’un sujet difficile :

Malgré le fait qu’il ne fut que très peu évoqué lors du colloque, le thème de la mort avait sa place dans chacun des cas cités. La mort, n’étant pas un objet de discussion facile ou agréable dans la vie quotidienne d’un individu lambda, ne fut citée que lorsque le décès d’un patient était proche ou qu’il était déjà survenu. Cela nous laissa croire que, même lorsqu’on travaille aux soins palliatifs, lieu où la mort est omniprésente, les professionnels de ce secteur ne s’étendent pas ou ne désirent pas s’étendre sur ce sujet….

Olga, Jérôme, 2018, service de soins palliatifs

Ou encore, dans un autre contexte de soins aigus, les étudiants donnent des exemples de termes utilisés pour évoquer la mort sans la nommer ou l’aborder de manière factuelle : « [la mort] n’a pas souvent été évoquée ; néanmoins, lors de situations très complexes dont l’issue était incertaine, des phrases de ce type ressortaient : “évolution qui peut très bien être fatale”, “c’est juste le coeur qui lâche” » (Alba, Judith, Irene, 2019, service de soins aigus).

D’autres observations sont émises dans des termes qui montrent bien le danger de la proximité, auquel le professionnalisme viendrait faire contrepoids en garantissant une « bonne distance » : « Une certaine forme de proximité s’installe, peut-être pouvons-nous aller jusqu’à dire “une certaine forme de compassion” tout en restant dans le cadre professionnel » (Matal, Andrean, Jenny, 2018, service de soins palliatifs).

Les étudiants relèvent aussi des différences dans l’attitude, en fonction des professions, notant parfois que les médecins sont plus distants avec les patients que les infirmières, une distance à nouveau associée à l’idée d’être « professionnel » : « Les infirmiers, très souvent émotionnellement impliqués, jouent un rôle crucial du point de vue relationnel. Au contraire, les médecins adoptent davantage une position professionnelle et ont plus tendance à médicaliser et techniser le processus de la mort. » (Carine, Manon, Nathaly, 2017, service de soins aigus).

Des projets jusqu’au bout

Dans les milieux palliatifs, les étudiants semblent avoir intégré le discours des soignants sur le rôle central des « projets » du patient en fin de vie, qui doivent permettre une mort « épanouie » :

Le rôle des soignants y faisant face porte principalement sur l’accompagnement du patient vers un épanouissement personnel et une satisfaction aussi grande que possible avant de mourir. […] Le personnel de l’établissement accordait une très grande importance aux projets de leurs patients et à leur exécution, cela toujours dans la mesure du réalisable, afin de rendre leur séjour le plus agréable possible.

Lou, Abel, Alban, 2019, service de soins palliatifs

La question du projet est aussi centrale dans les situations d’interruption de traitement, mais il s’agit alors de ce que les cliniciens appellent le projet « thérapeutique », c’est-à-dire les perspectives d’évolution et l’objectif du traitement. Lorsqu’il n’y a plus de projet thérapeutique, on peut envisager un arrêt des traitements ; encore faut-il identifier cette absence de projet et se mettre d’accord à ce sujet, ce qui peut donner lieu à des conflits au sein de l’équipe soignante ou entre l’équipe et les patients, ou encore avec leur entourage.

Projet thérapeutique et projet des patients peuvent ainsi entrer en opposition, sur le fond de notions telles que l’« acharnement thérapeutique » (à éviter), la « bienfaisance » (à exercer, avec l’empathie qui en est presque le synonyme dans les discours des soignants) et l’« autonomie » (à respecter). Selon les travaux des étudiants, les soignants évoquaient surtout des cas leur posant peu de problèmes, qu’ils pouvaient résoudre en mobilisant des valeurs telles que l’autonomie et l’empathie. Néanmoins, la discussion en groupe durant le séminaire a souvent révélé des dilemmes qui pouvaient passer inaperçus, des valeurs en tension, parfois concurrentes. Dans ces situations qui pouvaient parfois être dramatiques, les émotions suscitées paraissaient réprimées ou, du moins, difficilement dicibles, et cela concerne les étudiants également, comme s’ils s’étaient déjà appropriés le discours et la posture des soignants.

Discussion

Nous allons maintenant discuter des enjeux liés aux émotions des professionnels de la santé d’une part et des chercheurs en sciences sociales de l’autre. Nous montrerons d’abord qu’il existe une tendance à les envisager surtout comme de potentielles entraves au raisonnement et à l’action. Dans un second temps, nous mobiliserons les travaux de Michael Balint et de chercheurs en sciences sociales, notamment des ethnographes, qui insistent plutôt sur l’importance et la fécondité des émotions, respectivement celles des professionnels de la santé et celles des chercheurs sur le terrain.

Les émotions dans les soins

Les travaux des étudiants illustrent bien une ambivalence face au statut accordé aux émotions chez les cliniciens. D’une part, comme le montre la figure d’un robot repoussoir, les étudiants résistent à l’idée d’être refaçonnés par le processus de socialisation et revendiquent l’appartenance à une « nouvelle génération » plus humaine. D’autre part, les émotions sont perçues comme dangereuses, à double titre. D’abord, elles peuvent venir affecter le clinicien dans son raisonnement, sa prise de décision, ses actes cliniques. Ici, la pratique idéale est, implicitement ou explicitement, envisagée comme « objective », fondée sur des faits objectivement constatés, mobilisant les vérités objectives de la science médicale. Les émotions font courir le risque de perturber ce travail objectif et, a fortiori, de produire une pratique clinique dangereuse pour le patient. Deuxièmement, les émotions sont dangereuses pour le clinicien lui-même qui doit donc s’en prémunir durant le travail et les « évacuer » après coup s’il n’a pas été en mesure de les éviter. Cet antagonisme entre émotions et raison s’inscrit plus largement dans ce que Byron Good et Mary-Jo DelVecchio Good (1993) ont appelé le « double discours » (« dual discourse »). Le double discours est un principe organisateur de la médecine qui oppose d’une part raison scientifique, compétence et efficacité (« cure ») à, d’autre part, empathie, compassion et émotions (« care »). Si la dichotomie entre cure et care est courante dans les soins (Saillant 1999), il faut relever qu’une telle représentation des émotions comme dangereuses ou moins légitimes n’est pas nécessairement propre au monde médical. De façon générale, les sociétés occidentales ont tendance à opposer émotion et raison (Scheler 1955). Comme en témoigne le langage courant, être « émotif », c’est « perdre ses moyens », qui sont bien ceux de la raison, alors que « garder son sang-froid », c’est ce qui permet de réagir de façon adaptée aux circonstances. Et l’idée que les passions seraient dangereuses pour l’âme est bien connue depuis la Grèce antique, étant défendue dans les tragédies classiques comme dans la philosophie, notamment stoïcienne. On peut aussi relever que la dichotomie émotion-raison recoupe en bonne partie la binarité des genres, avec le féminin du côté de l’émotion et le masculin du côté de la raison (Bourdieu 1998 ; Froidevaux-Metterie 2015). Sans développer ces aspects plus en détail, nous allons ici souligner certaines spécificités de la médecine.

Pour la médecine, l’enjeu de l’objectivité, en contraste avec la subjectivité émotive, est d’abord une question épistémologique. On peut en effet envisager la naissance de la médecine moderne comme le choix décisif de fonder la pratique sur l’objectivité matérielle de la lésion anatomique (Foucault 1963). La médecine du XVIIIe siècle est encore très bavarde. Les médecins discourent, mais les patients aussi. Ainsi, le docteur Tissot entretient une abondante correspondance avec des patients de l’Europe entière qui lui confient par le menu tous les aspects de leurs désagréments, ce qui lui suffit pour poser des diagnostics et prescrire des traitements (Pilloud et al. 2013). La pratique médicale peut ainsi prendre la forme d’un dialogue. Au contraire, l’approche anatomoclinique cherche à l’intérieur du cadavre la vérité de la maladie, dans le silence de la salle de dissection (Foucault 1963 ; Keel 2002). Désormais, la pratique clinique va viser à déduire des signes et symptômes présentés par le malade la nature de la lésion cachée dans le corps. Et pour la médecine, le symptôme (rapporté par le malade) est toujours plus suspect que le signe (constaté par le médecin) : suspect d’être justement déformé par l’émotivité du malade, là où le médecin, lui, peut froidement relever les indices objectifs du mal.

Mais l’objectivité est aussi une question pratique. La main du chirurgien ne doit pas trembler. Le soin implique souvent, pour une part, d’infliger une souffrance : « Moi, je n’aurais jamais pu faire médecine », entend-on assez souvent lorsqu’on est médecin. Ce qui semble bien être exprimé ici, c’est qu’il faudrait un certain degré d’insensibilité pour faire face à la maladie, à la détresse, et s’en émouvoir assez peu pour que le geste reste sûr (Lief et Fox 1963 ; Good et DelVecchio Good 1993). Là aussi, la salle de dissection peut s’envisager comme le lieu d’une épreuve de vérité, cette fois non plus la vérité de la maladie, mais plutôt la vérité de l’étudiant qui, en affrontant le cadavre, démontre qu’il pourra aussi affronter les patients.

C’est bien ce qui inquiète les étudiants du séminaire : être submergés par l’émotion, notamment face à ce qui leur apparaît comme le plus difficile : la mort. Ils s’en inquiètent parce qu’il leur semble que le propre du médecin qu’ils espèrent devenir, c’est de ne pas se laisser atteindre par l’émotion. Devenir médecin, c’est pour eux apprendre comment se prémunir des émotions. Ils s’inquiètent ainsi d’une catastrophe possible qui les verrait échouer dans cette transformation d’eux-mêmes, les laissant aussi vulnérables, à risque de s’effondrer dans la confrontation avec la souffrance et la mort. En ce sens, ils ont déjà parfaitement intégré cette norme très importante en médecine, dont on voit bien qu’elle a ses raisons d’être, de l’émotion dangereuse (Good et DelVecchio Good 1993). Or, à cette normativité qui désigne au médecin le rôle d’un être à la limite de l’inhumanité (comme en témoigne la figure du robot dans nos résultats) répond, dans les sciences sociales, une représentation du médecin comme agent central d’un dispositif de domination dont l’expérience subjective n’a pas d’intérêt, tout au contraire de celle du patient.

Les émotions en sciences sociales de la santé

Tout comme les soins palliatifs, qui ont fait du vécu du patient un argument central de leur contestation de la médecine curative et ainsi de leur légitimité à l’hôpital, l’anthropologie médicale accorde à la subjectivité des patients une place prépondérante. L’idée que les patients mobilisent un monde symbolique riche pour expliquer la maladie, développée par l’anthropologie culturelle et sociale, est introduite en anthropologie médicale par Kleinman et Good dès les années 1980 (Kleinman 1981 ; Biehl et al. 2007). À l’autre extrémité de la relation de soins, les soignants sont surtout considérés par les sciences sociales comme les héritiers d’une tradition paternaliste, fortement conditionnés par l’institution, reproduisant les normes médicales au détriment d’un patient en position de faiblesse (Armstrong 1980 ; Atkinson 1984).

L’un des principaux rôles que se donne alors l’anthropologie médicale est de participer au rééquilibrage des rapports de force repérés dans la relation de soins et les discours, politiques et médicaux, en donnant la force de la parole aux personnes souffrantes. Elle s’intéresse ainsi au vécu et aux représentations des personnes au sujet de leur maladie, palliant un raisonnement médical jugé lacunaire alors même que celui-ci jouirait d’une influence sans précédent depuis la deuxième moitié du XXe siècle en Occident (Clarke et al. 2003).

En contraste, les sciences sociales se sont peu intéressées à la subjectivité propre des soignants, mue et émue par les situations vécues telles celles que nous présentent les étudiants du séminaire.

On trouve pourtant des auteurs qui évoquent les difficultés des soignants face à la fin de vie se manifestant dans leurs stratégies de préservation de soi et du groupe : le coeur de la thèse de Barney Glaser et Anselm Strauss (1965a, 1965b) était déjà la volonté de mettre au jour un phénomène de routinisation face à la mort, dont il s’agissait d’éviter de parler, ceci pour écarter les émotions dangereuses qui risqueraient de perturber l’ordre du service, par exemple dans le cas d’une série de décès auxquels les soignants devaient faire face durant la même journée. Néanmoins, dans ces premiers travaux, s’ils mentionnent l’existence de stratégies de protection les chercheurs se limitent à décrire cet évitement de la mort dans les propos comme générant des non-dits délétères pour la relation de soins[8].

Quinze ans plus tard, les mêmes auteurs (Strauss et al. 1982) montrent des soignants plus humains. Leurs stratégies incluent désormais l’instauration d’une relation empathique avec le patient, qui ne peut être réduite à un simple rapport de force. Ils décrivent notamment le travail biographique, de confiance et d’identité réalisé par les soignants, qui apparaissent sous un jour plus complexe et sensible. D’autres auteurs (Mattingly 1998 ; Russ 2005) ont présenté les soignants comme partie prenante de la relation et coauteurs des récits d’expériences des patients, notamment lors de la narration de situations « vécues » et de leur dénouement lors des colloques. Selon leur perspective, le travail de soin ne peut se réduire à l’application de normes dans le cadre d’un rapport de force : il implique de participer affectivement à l’expérience de la maladie, de se laisser, justement, affecter.

En dépit de ces efforts pour faire une place à l’expérience des soignants, les travaux en sciences sociales soulignent surtout les rapports de force et les risques d’inégalité de traitement. Le travail relationnel avec les patients en fin de vie est alors envisagé comme un outil de surveillance de plus, une extension de la domination médicale (Clark 1999 ; Seale 2003). Stefan Timmermans reconnaît aux soignants une parole plus directe et authentique qu’autrefois, ainsi que le travail difficile d’annoncer la mort, mais c’est pour mieux insister sur la situation du patient et des proches : 

La révélation d’un stade terminal est considérée comme une crise émotionnelle pour le messager et le destinataire du message. Un médecin raconte dans un entretien : « Je déteste cette partie du travail. Je me sens toujours mal, ça ne semble jamais devenir plus facile. J’ai des noeuds dans l’estomac d’un mile de large pendant cette marche du laboratoire vers les patients… » […] Cependant, après la révélation, ce sont les patients et les proches qui doivent faire face à la nouvelle situation.

Timmermans 1994 : 335 [notre traduction]

Il ne s’agit pas pour nous de nier les difficultés des patients et de leurs proches ni la position plus enviable des soignants, et encore moins de négliger les inégalités et les enjeux de biopouvoir dans les soins. Mais il reste que les émotions vécues par les soignants sont largement ignorées par les sciences sociales, comme si l’on respectait une règle tacite qui, en plaçant la souffrance des patients au centre, élude celle des soignants. Ce faisant, les sciences sociales redoublent curieusement la tendance des milieux cliniques à envisager le soin professionnel comme étant dégagé des émotions.

Michael Balint et la place de l’expérience vécue des soignants

Nous avons évoqué comment on peut trouver, en médecine, une crainte des émotions et, plus généralement, de la subjectivité des cliniciens. Il existe cependant aussi une argumentation opposée. D’une part, l’importance souvent accordée à l’expérience clinique relève d’une reconnaissance de sa subjectivité (Saraga et al. 2016). L’idée est que les années de pratique forgent un clinicien qui aura, toujours pour reprendre Michel Foucault (1963), un « coup d’oeil », c’est-à-dire aussi un savoir pratique dont on ne peut pas toujours expliciter les processus. Il est vrai que le prestige de l’expérience clinique a été violemment pris à partie par la médecine « basée sur les preuves » (Evidence-Based Medicine Working Group 1992 ; Keel 2011), qui est aujourd’hui clairement dominante. Mais il n’en reste pas moins que, dans le quotidien clinique, l’expérience reste une valeur très importante.

D’autre part, il existe aussi de nombreux courants dans le champ clinique qui insistent sur l’importance de faire une place aux émotions des cliniciens. Notamment, on peut relever l’importance des travaux de Michael Balint (1957) sur la question du contre-transfert qui ont mis en lumière l’importance de ce que le patient fait vivre au médecin, et notamment son impact sur la pratique clinique. Il s’agit là d’une tradition de pensée qui est minoritaire en médecine, mais elle est bien présente dans les milieux psychiatriques et produit ses effets plus largement. Balint était un psychanalyste hongrois formé par Sándor Ferenczi, l’un des premiers élèves de Freud. Ferenczi a beaucoup contribué au développement du concept de « contre-transfert », qu’on peut résumer comme l’ensemble des réactions inconscientes du psychanalyste face à son patient. D’abord envisagé par Freud comme un obstacle que la cure analytique personnelle de l’analyste devait lever, il a été ensuite pensé comme un matériel de travail utile pour l’analyste. Balint a repris cette idée pour l’appliquer plus généralement en médecine. Travaillant avec des groupes de médecins généralistes, il a montré combien les médecins étaient affectés par leurs patients et la nécessité de prendre en compte le contre-transfert dans les soins. Balint invite à faire une place au vécu subjectif du médecin, pour l’élaborer. Pour le dire autrement : dans une perspective balintienne, les émotions peuvent certes être dangereuses, mais il ne s’agit pas de les supprimer ou de s’en prémunir (c’est simplement impossible), mais d’en prendre conscience et d’en faire quelque chose dans sa pratique. En particulier, le clinicien doit pouvoir se dégager d’une normativité qui viendrait trop contraindre la rencontre clinique.

Depuis une dizaine d’années, on voit d’ailleurs se développer un nouveau courant de recherches en médecine, souvent inspirées des sciences sociales et utilisant des méthodes qualitatives, centrées sur l’expérience vécue du clinicien (Bourquin et al. 2016). Ces efforts sont sans doute, pour une part, liés aux préoccupations au sujet de la santé mentale des médecins ainsi qu’aux écarts de conduite de certains praticiens. On peut cependant aussi les voir comme les fruits tardifs du travail de Balint.

Les émotions du chercheur comme indicateurs du milieu étudié

De façon générale, il existe en sciences sociales une tendance proche de ce que l’on voit en médecine à opposer raison et émotions, et à considérer ces dernières comme ressortissant de l’intériorité, de l’irrationnel et de la nature (Crapanzano 1994). Cependant, certains travaux en philosophie et en sociologie médicale considèrent que toute forme d’action implique de se référer aux émotions (Elster 1999 ; Zinn 2006). La littérature ethnographique accorde, quant à elle, une validité analytique aux émotions ressenties par le chercheur sur le terrain, celles-ci jouant un rôle significatif pour comprendre le milieu étudié (Kleinman et Copp 1993 ; Ghasarian 2002). Ainsi, l’ethnographe est souvent invité à repérer ses émotions (ennui, entrain, colère, peur) pour mieux comprendre sa position dans le milieu étudié, entre autres pour estimer s’il est trop proche ou trop distant de ce qu’il observe. Les émotions ressenties renvoient également à la posture des chercheurs ; par exemple, Michaela Villani et ses collaborateurs (2014) décryptent les émotions de rage et de respect ressenties comme le signe de leur engagement moral envers leurs sujets de recherche, des femmes atteintes du VIH se trouvant dans une grande précarité.

De même, en suivant la piste des émotions qu’ils ressentent et en les considérant comme le reflet de celles des sujets observés réunis pour faire une activité commune, les chercheurs pratiquant l’ethnographie peuvent aussi être invités à repérer des stéréotypes culturels et des rôles sociaux attendus des personnes observées que l’ethnographe reproduit puis cherche à déconstruire grâce à son analyse. En reconnaissant aux émotions une place comme catégorie d’analyse anthropologique, ces ethnographes considèrent ainsi qu’elles sont construites et sociales, façonnées par les valeurs et normes et dès lors révélatrices de l’ordre social.

On reconnaît enfin que certains terrains et sujets sont « sensibles » (Renzetti et Lee 1993), notamment parce qu’ils confrontent l’ethnographe à des situations menaçantes ou émotionnellement chargées, indiquant bien qu’il pourrait exister un danger émotionnel pour les chercheurs.

Si ce vécu difficile de l’ethnographe en terrain « sensible » a droit de cité et suivant le postulat que les ressentis de l’un peuvent être révélateurs du vécu des autres, il semble alors pertinent de faire une place dans la réflexion en sciences sociales aux émotions difficiles des soignants, dont toute la vie professionnelle se déroule dans des contextes « sensibles ». De même, les soignants ne gagneraient-ils pas, à la manière des chercheurs en ethnographie, à considérer leurs émotions comme un outil leur permettant d’analyser les situations complexes qu’ils rencontrent, notamment en fin de vie ?

Conclusion

Les émotions, les craintes et les stratégies de protection qu’elles suscitent sont un enjeu individuel, mais aussi — et peut-être surtout — un enjeu social ayant un impact direct sur les pratiques de soins, étroitement liées aux valeurs et aux normes des disciplines et professions soignantes. Leur faire une place relève de ce que Annemarie Mol appelle « la logique du soin » (2008), c’est-à-dire une capacité réflexive et critique sur la pratique de soins en contexte, et cela vaut pour les chercheurs en sciences sociales comme pour les cliniciens.

Certains travaux issus du séminaire laissent entrevoir cette possibilité lorsque les étudiants s’engagent dans une exploration de leurs émotions et parviennent à saisir quelque chose du processus — en cours — de leur socialisation médicale et du détachement émotionnel que cela suppose :

Les informations concernant les différents patients furent annoncées de manière tout à fait neutre, détachée, en allant droit au but. Pour quelques patients dont la situation semblait plus sérieuse, les médecins échangèrent quelques interrogations sur d’éventuels traitements. Mais ici encore tout semblait normal, ritualisé, presque banal. Avec un regard externe et pour le moins naïf, le fait de discuter d’une manière nonchalante d’un thème aussi angoissant qu’est le cancer nous semblait inhabituel. De plus, le fait de nous y être habituées aussi rapidement nous dérangeait d’une certaine manière. Nous avions endossé le rôle externe avec un regard différent du reste de la population plus rapidement qu’il nous semblait possible.

Jocelyne, Tania, Anne, 2018, service de soins aigus

Remen (1996) suggère que ce n’est pas la proximité mais bien la trop grande distance émotionnelle qui menace les soignants d’épuisement professionnel. Les travaux des étudiants ont montré que la « bonne distance », l’« empathie » ou encore l’« autonomie » sont des valeurs fortement mobilisées dans les discours des soignants. Si ces valeurs générales et positives, qui en éludent parfois d’autres, sont sans doute le reflet d’une volonté de rester humain et sensible en tant que soignant, elles contrastent avec les émotions difficiles liées aux contextes de fin de vie que soignants et étudiants cherchent surtout à éviter. Au contraire, redonner une place aux malaises ressentis dans les situations cliniques et aux intuitions propres à la subjectivité des soignants, comme le proposent certains ethnographes et les continuateurs de Balint, permettrait, notamment face à la fin de vie, de problématiser les situations plutôt que de réduire leur complexité à des valeurs toutes faites.