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Le travail lié à la mort aux confins de la « bonne mort » institutionnelle

Accompagnée de deux infirmières, je suis entrée dans la chambre du résident à 6 h 45. M. Schweiger est décédé à 5 h 10 pendant un court moment où personne ne se trouvait avec lui. La garde de nuit a été difficile pour les infirmières autant que pour moi puisque nous avons toutes dû assister à la mort du résident dans une grande souffrance. À présent, juste avant la fin de leur tour de garde, les infirmières ont commencé à déballer la « boîte de départ » (exit box), un chariot chargé de tout le nécessaire pour la préparation d’un cadavre, et Ella[1], l’une des infirmières, s’adressant directement à M. Schweiger, lui dit : « Je suis si heureuse que vous ayez enfin pu partir. Nous allons vous aider à être un peu plus à l’aise, maintenant. »

Cet extrait des notes de terrain de la première auteure, Gabriela Rauber, nous donne un aperçu des interactions suivant la fin de la trajectoire de mourir d’un résident, ce qui a été documenté lors d’un terrain de recherche ethnographique à long terme dans deux centres d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse (NRP67 Project: « “Doing Death” and “Doing Diversity” in Swiss Nursing Homes[2] » [Projet NRP67 : « “Faire la mort” et “faire la diversité” dans des centres d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse »]). Puisque M. Schweiger souffrait de douleurs insupportables, sa mort a été perçue par le personnel soignant comme « atroce » ou « mauvaise ». Cet article discutera en détail le cas de ce malade du cancer très âgé et des deux soignantes qui ont été principalement impliquées dans les soins professionnels apportés à ce résident mourant, c’est-à-dire le « travail de mort » (death work) (Sudnow 1967 ; Salis Gross 2001). Dans le cadre de notre étude, 29 cas de « travail de mort » ont été documentés sur le plan ethnographique ; cela comprend non seulement les soins apportés à la personne mourante, mais aussi la préparation du corps après la mort. Ainsi, le travail de mort dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse implique également des soins post-mortem (Olausson et Ferrell 2013). Nous montrerons que le cas de M. Schweiger est intéressant puisque le projet de recherche se concentrait sur des éléments relatifs à la fonction de « faire la mort » (doing death) tels qu’ils sont concrétisés dans les interactions quotidiennes entre le personnel (c’est-à-dire les travailleurs de la mort [death workers]) et les résidents (et, dans une certaine mesure, leurs proches), ainsi que par les pratiques liées à la facilitation d’une « bonne mort » dans le contexte de sociétés plurielles et d’une diversité croissante du personnel et des résidents. Ainsi, « faire la mort » a été analysé dans un contexte plus large et ouvert, couvrant non seulement les tout derniers jours ou les dernières heures de la vie d’un résident, mais aussi les processus mis en branle par l’admission de cette personne dans le centre d’hébergement et de soins de longue durée jusqu’à sa sortie de l’établissement en tant que corps mort (voir aussi Soom Ammann et al. 2016).

Le travail de mort et les pratiques liées à « faire la mort » dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée sont influencés par les conceptions (implicites) de la « bonne mort » qui, en contexte suisse, sont issues des idéaux des soins palliatifs. Enracinée dans le mouvement des hospices et propagée dans les discours médicaux les plus répandus sur la fin de vie et les pratiques de soins palliatifs, la « bonne mort » est devenue un concept normatif distinct de ce à quoi devrait ressembler la « bonne » façon de mourir dans les sociétés occidentales contemporaines : une fin de vie autodéterminée et fortement personnalisée, dans la dignité, la paix, l’acceptation et en pleine conscience (Hart et al. 1998 ; McNamara 2004 ; Soom Ammann et al. 2016). Cependant, le transfert des soins palliatifs vers le système de santé général marque en réalité un retour à la pratique biomédicale consistant principalement à gérer les symptômes physiques ; dans ce contexte, le mourir est devenu une mort « acceptable » (McNamara 2004). En conformité avec cet idéal, le prolongement biomédical de la vie « à tout prix » cède le pas à l’arrêt des traitements de maintien de la vie et privilégie à la place la gestion de la douleur et la qualité de la vie (FOPH et CMH 2012 ; Soom Ammann et al. 2016). Ces conceptions de la « bonne mort » se sont répandues en Suisse dans le contexte des soins institutionnels aux personnes âgées, et les espoirs de permettre une bonne fin de vie augmentent dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée. Alors qu’on attend de ces centres qu’ils offrent les conditions d’une « bonne » mort hautement personnalisée dans le cadre de soins de haute qualité, ils sont en même temps confrontés à des changements sociétaux tels qu’une diversité croissante tant du côté des résidents que du personnel et le fait que les personnes entrent généralement en centre d’hébergement et de soins de longue durée à un âge très avancé et avec des restrictions liées à leur santé les empêchant de communiquer leur volonté et leurs besoins. Dans ces conditions, les conceptions d’une « bonne mort » peuvent devenir de plus en plus diverses, et il peut être plus difficile d’atteindre l’idéal d’un mourir autonome et consciemment déterminé (Soom Ammann et al. 2016, 2019b ; voir aussi McNamara 2004). Comme nous le montrerons dans cet article, les pratiques permettant non seulement un mourir individualisé, mais aussi une préparation personnalisée du corps du défunt restent importantes pour les personnes qui dispensent les soins, surtout lorsqu’elles font face à des trajectoires de fin de vie qui ébranlent leur conception d’une « bonne mort ». Lorsqu’elles se heurtent à de tels cas de « mauvaise mort », les soins post-mortem semblent offrir aux infirmières l’occasion de gérer de façon pratique les insécurités potentielles liées aux conceptions d’une « bonne mort ». Ainsi que nous l’avons montré ailleurs (Soom Ammann et al. 2016 ; Soom Ammann et al. 2019a, 2019b ; Soom Ammann 2020), ce que l’on entend par « bonne mort » peut être très variable et doit de plus en plus être négocié dans le contexte des sociétés plurielles et des diversités individuelles.

Le présent article se concentre sur le rôle des pratiques de soins post-mortem en institution de soins liées à « faire la mort », à savoir les manières dont les membres du personnel s’occupent des corps des résidents décédés dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse. L’ensemble exhaustif des données empiriques recueillies au cours de ce projet sera utilisé non seulement pour décrire des pratiques concrètes de préparation d’un cadavre — ce qui se déroule en général « en coulisses », en l’absence de toute personne effectuant des recherches et de tout public susceptible de documenter ces pratiques. En présentant deux cas sélectionnés pour offrir un exemple de « bonne mort » et un exemple de « mauvaise mort », cet article examinera également en détail l’importance des conceptions de la « bonne » et de la « mauvaise » mort dans le contexte des pratiques de soins post-mortem. Nous démontrerons que les efforts pour permettre une « bonne mort » ne s’arrêtent pas à la mort biologique du résident, mais s’étendent aux pratiques de préparation du cadavre pour un très petit groupe d’acteurs (c’est-à-dire les proches, le personnel soignant, les employés des pompes funèbres). En outre, nous montrerons comment, dans des cas tels que celui de M. Schweiger, où domine l’idée d’une « mauvaise » mort, les efforts visant à « améliorer la mort rétrospectivement » peuvent devenir un élément important des soins post-mortem et aider les personnes qui effectuent les soins à faire face à leur expérience répétée de la mort en centre d’hébergement et de soins de longue durée.

Documenter des trajectoires de fin de vie en centres d’hébergement et de soins de longue durée

Le cas de M. Schweiger représentait l’une des 29 trajectoires de fin de vie documentées dans deux centres d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse au cours d’une recherche de terrain à long terme qui a débuté par une période de neuf mois en 2012-2013, suivie par des retours choisis et plus courts sur le terrain en 2014-2015. Nous avions opté pour une étude ethnographique ouverte afin de comprendre les pratiques liées à « faire la mort » et la signification de « faire une bonne mort » tout en « faisant la diversité » (doing diversity). Deux centres d’hébergement et de soins de longue durée de taille comparable (environ 130 résidents chacun) et situés dans un emplacement comparable (en contexte urbain) avaient été sélectionnés pour la recherche. Le comité d’éthique cantonal a statué en août 2012 que l’étude ne relevait pas des dispositions de la Loi suisse sur la recherche sur l’être humain[3]. Nous avions obtenu le consentement écrit de la direction des deux centres d’hébergement et de soins de longue durée avant notre arrivée sur le terrain pour cette étude ; le personnel, les résidents et leur famille ont par la suite été informés sur le projet et la présence à long terme des chercheures. Le consentement oral des participants a subséquemment été obtenu, et ce, de façon répétée durant la collecte des données sur le terrain. Les données ont été conservées de façon sécuritaire et les personnes mentionnées dans les descriptions ethnographiques utilisées dans les publications se sont toutes vu attribuer un pseudonyme.

La collecte et l’analyse des données ont suivi les principes de l’échantillonnage théorique et des procédures de codage respectives tels qu’ils sont développés dans la théorie ancrée classique (grounded theory ; voir Glaser et Strauss 1967 ; Small et Gott 2012) et ont été menées itérativement. Les données ont été recueillies par le biais d’une observation participante qui comprenait à la fois l’échantillonnage théorique et une participation intensive aux activités quotidiennes et aux pratiques liées à « faire la mort ». Cela incluait en outre la rédaction de notes de terrain exhaustives et la discussion des observations lors d’entrevues ethnographiques avec des membres du personnel, des résidents, des proches et des experts externes à l’institution de soins (par exemple, des médecins ou employés de pompes funèbres). Toutes les données ont été rassemblées et traitées en allemand. Les entrevues planifiées ont été enregistrées et transcrites mot à mot. Les informations recueillies lors d’entrevues spontanées ou de conversations informelles ont été par la suite retranscrites dans les notes de terrain. Les données ont été constamment comparées, mises en perspective et recoupées, tant par l’équipe de recherche que par des experts/pairs chercheurs externes. En outre, les auteures ont régulièrement participé à des réunions entre elles et à des réunions de supervision pour réfléchir à leur propre situation en tant que chercheures sur le terrain.

Prenant en compte le fait qu’observer les pratiques liées à « faire la mort » touche à la sphère intime pour de nombreux individus et, par conséquent, cherchant à minimiser le dérangement, seule une chercheure a été introduite par établissement durant toute la durée du terrain. Ainsi, chaque chercheure restait dans le premier centre d’hébergement et de soins de longue durée auquel elle avait été affectée. L’observation participante a débuté par une phase de quatre semaines de travail à temps plein en tant qu’aide-soignante sur des tours de garde choisis par la direction de chaque établissement. Dans une seconde phase, les chercheures se sont efforcées d’adopter la perspective des résidents et ont passé leur temps avec ces derniers, individuellement, afin de faire l’expérience de leur vie quotidienne. Dans une troisième phase, la plus essentielle pour cet article, le travail de terrain s’est orienté vers une perspective plus centrée sur les cas en se focalisant principalement sur des trajectoires de fin de vie de courte durée. Le fait de pouvoir s’appuyer sur les relations personnelles précédemment établies avec les personnes dispensant les soins, les résidents et les proches s’est avéré une approche adéquate pour permettre aux chercheures d’être présentes lors de situations concrètes de fin de vie sans qu’elles soient perçues comme des intruses. La présence des chercheures allait ainsi de l’implication modérée — par exemple en menant des entrevues post-mortem avec plusieurs acteurs impliqués dans un cas — à la participation intensive, qui incluait de passer des heures dans la chambre d’un résident en fin de vie, de participer aux réunions d’équipe au sujet d’un cas particulier, et d’assister les travailleurs de la mort ou d’observer leurs interactions avec les résidents mourants. Dans les cas d’observation participante intensive, qui constituaient la grande majorité des cas, les chercheures étaient aussi le plus souvent impliquées dans les pratiques de soins post-mortem en observant ou en aidant le personnel à préparer le corps de la personne décédée.

La recherche ethnographique est particulièrement appropriée pour explorer les champs sociaux et les pratiques sociales délicates et isolées, mais elle a certainement ses limites aussi. Les connaissances sur les pratiques de soins post-mortem acquises grâce à cette stratégie méthodologique peuvent ne pas être représentatives de tous les établissements de soins de fin de vie et des professionnels soignants en Suisse ou dans tout autre pays d’Europe occidentale. Les découvertes présentées ici sont basées sur notre propre ensemble de données qui ont été recueillies, mises en perspective et recoupées avec le plus grand soin et le plus grand respect pour les normes éthiques définies par la Société suisse d’ethnologie[4]. Nous devons en outre rappeler que cet article a été rédigé au commencement de 2020, avant le début de la pandémie de COVID-19. À l’exception d’un aperçu dans la conclusion, cet article ne porte pas sur la fin de la vie et les pratiques de soins post-mortem durant la pandémie.

Préparer joliment le cadavre : les pratiques de soins post-mortem du personnel liées à « faire la mort »

Lorsqu’elles ont pour la première fois été confrontées aux pratiques de soins post-mortem sur le terrain, les chercheures savaient peu de choses de la façon dont était préparé le corps d’un défunt. Les soins post-mortem sont — en dépit du fait que la mort et la fin de vie sont omniprésentes dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée — un acte intime qui n’implique que peu d’acteurs. En général, ce sont deux infirmières ou une infirmière et une aide-soignante qui préparent le corps ensemble, et au moins l’une des deux est habituellement expérimentée dans le domaine des soins post-mortem. Lorsque la personne décédée partageait une chambre avec un autre résident, ce qui était souvent le cas dans l’un des deux centres d’hébergement et de soins de longue durée, on demandait en général à ce dernier de quitter la chambre ou on l’emmenait ailleurs. Si des proches étaient présents au moment de la mort ou s’ils arrivaient peu après, on leur demandait s’ils souhaitaient assister aux pratiques de soins post-mortem et s’ils avaient des désirs particuliers à ce sujet. Dans moins d’un tiers des cas documentés, un membre de la famille ou un ami de la personne décédée a souhaité être présent durant les soins post-mortem. Ces individus pouvaient prendre activement part aux soins en aidant à laver ou à habiller le défunt ou choisir de jouer un rôle plus passif qui implique de rester dans la chambre en tant que « spectateur ».

Connaissant relativement peu les pratiques qui se déroulent habituellement « derrière le rideau » — ou, pour suivre Erving Goffman (1956), dans les « coulisses », où généralement aucun public n’est présent pour assister à la représentation —, les chercheures ont supposé que les infirmières préparaient les cadavres conformément à un ensemble de règles institutionnelles claires, dans le but de créer un cadre paisible permettant principalement aux membres de la famille endeuillée (et à elles-mêmes) de « dire au revoir » (voir Olausson et Ferrell 2013 ; Barooah et al 2015). Ces présupposés ont pu être confirmés par les observations ; cependant, il est apparu de plus en plus clairement que les pratiques de soins post-mortem présentaient de multiples aspects que les chercheures n’avaient pas envisagés. Un examen plus attentif d’un cas de soins post-mortem peut illustrer cette multiplicité. Il s’agit d’une situation qui a été observée à plusieurs reprises après une « bonne mort » et qui nous donne un aperçu tant des séquences de soins post-mortem faisant partie des protocoles institutionnels que de la façon dont les membres du personnel soignant se donnent une certaine latitude pour interpréter ce à quoi devrait ressembler une « bonne mort » et façonnent leurs actions en fonction de leur propre conception d’une « bonne mort ».

Notes de terrain no 44, observations

Il est 21 h 55. Mme Hannsen est morte à 21 h 30. Les infirmières Michaela [ci-après M.] et Seraina [ci-après S.] travaillaient durant le quart de soir et viennent d’informer Cindy (quart de nuit) qu’elles resteraient plus longtemps pour préparer elles-mêmes le corps de la résidente. M. m’a demandé si je souhaitais aider. J’ai dit oui.

Il est 23 h 20. Nous venons tout juste de finir de préparer Mme Hannsen. Je décris la procédure que j’ai suivie et observée : Mme Hannsen est allongée sur le dos lorsque M. et moi entrons dans sa chambre ; elle a la bouche ouverte, les yeux presque clos ; les bras sont tendus près du corps, la main droite est en forme de poing. S. entre en poussant le chariot avec la « boîte de sortie ». Commençant à déballer la boîte, nous mettons toutes des gants. M. se penche sur la résidente et dit : « OK, Mme Hannsen. Nous allons vous rafraîchir un peu et vous faire belle. » Nous tenant de chaque côté du lit, S. et moi retirons les draps et couvrons le corps avec une grande serviette provenant du chariot. Ensuite nous déshabillons la résidente de haut en bas, en nous assurant que son corps ne soit jamais entièrement exposé. Pendant ce temps, M. a préparé un bol d’eau chaude, une petite serviette et des boules de coton. Elle nettoie très soigneusement le visage de la résidente, lui peigne les cheveux et place des boules de coton humide sur ses paupières. Elle annonce chaque étape à la résidente, en lui parlant lentement, d’une voix douce. Puis elle met en place l’appareil de maintien de la mâchoire pour s’assurer que la bouche restera fermée jusqu’à ce que la rigidité cadavérique s’installe. J’aide S. à laver le corps, à partir de la poitrine vers le bas. Ensuite, nous mettons une protection hygiénique à la résidente, changeons tous les draps et l’habillons avec une jupe bleue et un chemisier, des vêtements qui avaient été préparés[5] en prévision de sa mort. Pour ce faire, nous devons tourner le corps plusieurs fois d’un côté et de l’autre. À nouveau, S. annonce chaque étape à la résidente. Puis, M. remonte les draps frais jusqu’à la poitrine de la résidente. Elle retire ses gants et prend la main de Mme Hannsen. La caressant légèrement, elle dit : « Vous avez bonne mine, ma chère. Reposez en paix. » S. revient avec une fleur, qu’elle place dans les mains croisées de Mme Hannsen. Ensuite nous quittons toutes trois la pièce en silence. Je demande si des parents de Mme Hannsen viendront lui dire un dernier adieu. M. explique que son mari souffre d’Alzheimer et se trouve dans un autre centre d’hébergement et de soins de longue durée et que leur unique fils vit à trois heures d’ici. Elle a parlé à son fils au téléphone, dit-elle, et lui a demandé s’il voulait assister aux soins post-mortem et s’il avait des souhaits particuliers dont ils n’auraient pas encore discuté. Il a répondu non aux deux questions et dit qu’il viendrait le lendemain matin.

Si l’on considère les séquences particulières, les pratiques de soins post-mortem présentent souvent des similitudes avec la routine de la toilette matinale d’une personne en résidence (voir aussi Drillaud 2021) : les infirmières parlent à la résidente comme si elle était en vie, elles annoncent ce qu’elles vont faire, elles la touchent avec précaution en faisant sa toilette, en commençant par le haut du corps et en descendant jusqu’aux pieds, et elles s’assurent de ne pas exposer le corps nu plus que nécessaire avant de rhabiller la personne et de retirer le linge sale. Cependant, certains éléments distinguent clairement les pratiques de soins post-mortem de la toilette matinale d’un résident vivant, ainsi que nous l’avons observé. « Prendre plus de temps » semble être une importante notion sous-jacente ; le rythme de chaque action est plus lent et la cadence et le volume du discours diminuent d’intensité. En accord avec cela, quelquefois on fait jouer de la musique classique douce ou on atténue l’éclairage de la chambre (même si une lumière vive faciliterait certains gestes tels que la mise en place de l’appareil de maintien de la mâchoire). Cela semble s’accorder avec le protocole institutionnel du centre d’hébergement et de soins de longue durée qui stipule qu’un résident décédé devrait être préparé de façon digne et paisible (voir aussi Olausson et Ferrell 2013).

Outre ces efforts d’atténuation et de ralentissement, un autre concept encadre chacune des pratiques post-mortem et il devient également évident dans le cas présent. Il s’agit de l’effort d’ensemble pour « préparer joliment le corps » ou, ainsi que l’infirmière l’a formulé en parlant à la défunte Mme Hannsen, « nous allons vous faire belle ». Comme nous l’avons observé dans chacun des cas, le fait de « préparer joliment le corps » est élémentaire. Suivant les protocoles, les yeux et la bouche sont fermés et on s’assure qu’ils le restent à l’aide d’un appareil de maintien de la mâchoire ou de boules de coton humide si nécessaire ; le visage est lavé, les cheveux sont peignés ; le défunt est vêtu de vêtements propres et les draps sont changés. Nous pourrions ainsi avancer que « joliment » connote l’idée de « propreté » ou de « toilette bien faite ». Ces deux notions pourraient être les caractéristiques des « bons soins » apportés au résident. Ainsi que de nombreux travailleurs de la mort l’ont déclaré aux chercheures, le corps mort ne devrait pas seulement avoir l’air « beau », mais aussi « endormi ». Cet effort pour donner l’apparence du sommeil plutôt que de la mort a également été observé par Jill Olausson et Betty R. Ferrell en 2013, et cela peut également expliquer l’usage des boules de coton pour s’assurer que les yeux ne restent pas ouverts. Le « regard fixe » d’un défunt peut être ressenti comme une vision dérangeante (voir aussi Salis Gross 2001), ce qui irait complètement à l’encontre de l’image souhaitée : un corps mort de belle apparence.

L’image du corps de belle apparence est également accentuée par l’utilisation de fleurs. Lorsqu’il est devenu évident que les fleurs sont présentes dans presque tous les cas pour orner le corps mort bien qu’elles ne soient pas mentionnées dans les protocoles de soins post-mortem des établissements, les chercheures ont discuté de leur observation avec le personnel soignant qui leur a dit qu’elles « étaient jolies », qu’elles « ajoutaient de la couleur » ou qu’elles donnaient au corps « quelque chose de plus vivant ». D’autres soignants ont évoqué leur connaissance du résident et ses préférences, disant « qu’il avait toujours aimé le jardin » ou « apprécié les fleurs ». Certains ont également mentionné que les fleurs étaient placées sur le cadavre pour les proches, qui pourraient ainsi trouver moins « bouleversante » l’image de leur être cher sur son lit de mort lorsque tout est « joliment arrangé et avec soin ». Les efforts pour préparer le corps du défunt de façon à procurer à sa famille une dernière vision paisible ont été décrits auparavant (Berry et Griffie 2010 ; Olausson et Ferrell 2013).

Derrière tous ces efforts pour « préparer joliment le cadavre » se cache une autre notion que l’on pourrait appeler la « reconnaissabilité » (« recognisability »). Dans de nombreuses entrevues sur ce sujet, les travailleurs de la mort disaient qu’il était important pour eux que le corps du défunt soit reconnaissable comme la personne qu’il fut à leurs yeux avant de montrer les symptômes du mal ou la souffrance ou, autrement dit, avant d’avoir l’air d’une personne mourante. Se rattachent à cette observation des déclarations telles « je peigne ses cheveux de la façon dont elle les a toujours aimés » ou « il ne quittait jamais sa chambre sans avoir fait sa toilette, alors je l’ai rasé soigneusement pour son dernier voyage ». Parlant d’une visite à un défunt dans son cercueil ouvert lors de funérailles, une infirmière a déclaré avoir été « troublée » par la vision de la personne morte coiffée d’une manière qui ne lui était pas familière. Dans un autre cas, les proches ont demandé aux soignantes de mettre un chapeau à leur père. Celles-ci ont acquiescé à leur demande puisque le respect des souhaits de la parenté est une règle première (voir aussi Olausson et Ferrell 2013), mais « n’étaient pas sûres que cela aurait été le souhait du résident », comme elles l’ont formulé, parce que durant les cinq années qu’il avait passées au centre d’hébergement et de soins de longue durée elles ne l’avaient jamais vu porter de chapeau. Préparer le corps d’une personne décédée en résidence de façon à ce qu’elle soit la plus reconnaissable possible, selon l’image que se font les soignants de cette personne, semble pertinent. La reconnaissabilité et l’utilisation d’attributs personnels tels que des vêtements, une coiffure ou des objets favoris peuvent donc, au sens large, être considérées comme une tentative de redonner une personnalité au cadavre.

Après avoir acquis une connaissance détaillée des pratiques du personnel soignant, les chercheures ont examiné les protocoles institutionnels des soins post-mortem et en ont discuté. Ainsi que l’ont également constaté Adrita Barooah et ses collaboratrices (2015), ceux-ci incluent peu d’éléments concrets : 1) tous les appareils et bandages médicaux doivent être enlevés ; 2) l’appareil de maintien de la mâchoire doit être mis en place aussitôt que possible ; 3) il faut s’efforcer de maintenir les yeux fermés ; 4) le corps doit être préparé de façon digne et paisible ; 5) le corps doit être habillé conformément aux souhaits et aux traditions de la parenté, autant que possible avec des vêtements personnels[6]. Autrefois, en Suisse, le corps du défunt était traditionnellement enveloppé dans ce que l’on appelait un suaire, une robe blanche spéciale fournie par le centre d’hébergement et de soins de longue durée ou les pompes funèbres. Cependant, cette pratique a été de plus en plus délaissée au profit d’un habillement plus individualisé avec des vêtements personnels.

Cependant, ce que ne précisent pas les protocoles, ce sont les qualificatifs attribués au corps, adjectifs tels que « embelli », « endormi[7] » ou « reconnaissable », qui se sont avérés des éléments essentiels des pratiques de soins post-mortem pour de nombreux travailleurs de la mort. Ce fait a accru l’intérêt des chercheures pour l’idée de « cadavre de belle apparence » et mené à une étude approfondie de ce sujet tout au long de la période restante pour le travail de terrain. Par conséquent, des entrevues auprès du personnel ainsi qu’auprès d’autres acteurs institutionnels et d’experts externes ont été menées afin d’approfondir la signification de « corps mort de belle apparence ». Parmi les 29 trajectoires de fin de vie documentées, nous n’en avons pas trouvé une seule dans laquelle ces notions n’entraient pas en ligne de compte. Les travailleurs de la mort en institution de soins ont déclaré de façon répétée que les résidents devaient avoir l’air « beaux » et « paisibles », quoi que cela ait signifié dans chaque cas respectif. Si l’on considère que les employés des pompes funèbres vont à nouveau préparer le corps pour les funérailles et que — ainsi que le montre le cas décrit ci-dessus — les pratiques post-mortem sont toutes effectuées aussi soigneusement, que les proches y participent ou non, qu’ils viennent rendre visite au défunt dans le centre d’hébergement et de soins de longue durée ou non, nous avançons que le fait de « préparer joliment le corps » est un dernier élément essentiel pour le personnel soignant qui « fait la mort » et une façon pour celui-ci de faire face à l’expérience répétée de la mort et du mourir en tant que travailleurs de la mort dans une institution de soins.

Dans le cas de Mme Hannsen, ces efforts correspondaient à une trajectoire de fin de vie que tous les acteurs impliqués considéraient comme une « bonne mort ». La résidente de 92 ans est décédée après n’avoir passé que trois jours au lit et sans signes visibles de douleur ou de peur. En fait, elle souhaitait mourir et, par conséquent, le personnel soignant était reconnaissant que son souhait ait été exaucé. Compte tenu de ces circonstances — celles d’une « bonne mort »  —, la préparation du corps pour l’embellir peut être vue comme l’extension post-mortem d’une « bonne mort ».

Rendre la mort « meilleure » rétrospectivement

Il n’est cependant pas toujours facile de vivre une « bonne mort ». Un certain nombre de trajectoires de fin de vie ne correspondaient pas à cette image. Selon les acteurs impliqués et en fonction des circonstances individuelles, certaines étaient perçues comme de « mauvaises » morts, voire des morts « atroces », perceptions qui amenaient le personnel soignant à adapter ses pratiques de soins post-mortem afin de reconstituer ce que les soignants considéraient rétrospectivement comme une « bonne mort ».

Sur le nombre total des trajectoires de fin de vie documentées dans cette étude, moins d’un tiers comprenaient des éléments ou des circonstances qui, selon la perception des travailleurs de la mort, relevaient d’une « mauvaise » mort ou d’une mort « atroce ». Ces circonstances étaient les suivantes : si un résident mourait seul et avait exprimé sa peur de le faire, si quelqu’un mourait avec des conflits non résolus, sans personne pour le pleurer, si quelqu’un mourait de manière si inattendue que les proches qui souhaitaient être présents arrivaient trop tard, ce qui s’est produit plusieurs fois lorsque l’origine immigrée était en cause, ou si les proches se comportaient de manière trop intrusive pendant le parcours de fin de vie (par exemple en essayant de nourrir la personne mourante). Dans de telles circonstances, le personnel soignant était plus enclin à considérer la mort comme « mauvaise ». Dans certains cas rares, en particulier dans ceux où entraient en jeu de vives douleurs, la suffocation ou des accidents, la mort était même perçue comme « atroce » et qualifiée ainsi par la plupart des travailleurs de la mort. Comme l’a formulé une infirmière lors d’une entrevue avec Rauber : « Quand quelqu’un meurt dans de grandes souffrances, c’est toujours atroce. Personne ne devrait mourir en souffrant ! » La mort de M. Schweiger, que nous avons brièvement décrite au début de cet article, relevait de cette catégorie. Non seulement le résident est-il mort seul dans sa chambre à un moment où personne ne se trouvait avec lui, mais il est également mort dans des souffrances visibles et audibles. Atteint d’un cancer du cerveau, il souffrait de maux de tête atroces. Cependant, ce qui était encore plus insoutenable que la douleur elle-même, c’était le fait qu’il avait à maintes reprises refusé toute forme de médication antidouleur. Fidèle d’une église chrétienne libre[8], il affirmait fortement sa foi religieuse qui, ainsi qu’il le disait, lui imposait de « rencontrer Dieu l’esprit clair », une conception d’une « bonne mort » qui a été auparavant décrite dans le contexte de la mort de migrants musulmans en tant que question de diversité influençant les pratiques liées à « faire la mort » et qui met à l’épreuve les idéaux des soins palliatifs (voir par exemple de Graaff et al. 2010). Ici, c’est une croyance chrétienne qui sous-tendait le souhait du résident de mourir l’esprit clair, c’est-à-dire sans aucun analgésique ni aucune sédation, ce qui montre que la diversité peut entrer en jeu dans des constellations différentes et parfois inattendues. Les infirmières, respectant le souhait du résident, furent contraintes de le regarder trembler, gémir et même hurler de douleur durant ses derniers jours et les dernières heures de sa vie. Le résultat fut que sa mort — contredisant la routine de l’institution de soins qui consiste à éviter la souffrance et, ce faisant, à permettre une mort « paisible » dans l’intimité de la chambre, « en coulisses » — se déroula à « l’avant-scène » (Goffman 1956), de façon audible pour ceux qui y assistèrent involontairement (les autres résidents et les proches venus les visiter), ce qui a contribué à l’idée d’une mort « atroce ». Lorsque nous les avons par la suite interrogées sur ce cas, les infirmières ont mentionné à quel point cela avait été « affreux » et « cruel » d’assister à cette agonie alors qu’elles étaient prêtes à tout moment à donner de la morphine au résident, sans être autorisées à lui apporter le moindre soulagement.

Le cas de M. Schweiger est remarquable pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ce résident est décédé de façon très délibérée et personnalisée en faisant savoir clairement sa volonté de ne recevoir aucun antidouleur. L’autodétermination est une notion essentielle dans les idéaux des soins palliatifs et elle aurait donc pu être interprétée par les travailleurs de la mort comme un élément d’une « bonne mort ». Cependant, cette volonté contredisait la pratique du centre d’hébergement et de soins de longue durée qui consiste à administrer de la morphine à un résident mourant si le personnel en vient à la conclusion qu’il doit être en train de souffrir. En refusant tout analgésique, M. Schweiger avait fait preuve d’une forme d’autodétermination qui, selon Beverley McNamara (2004), a exercé une trop forte pression sur les habitudes médicales et leur focalisation sur le soulagement de la douleur. Se plier à cette volonté signifiait être forcé d’assister à une « mort atroce », tant pour le résident que pour les membres du personnel soignant impliqués. Deuxièmement, la souffrance manifeste du résident a amené ces derniers à adapter leurs pratiques de soins post-mortem : ils se sont efforcés par la suite d’« estomper » ou de minimiser les traces de sa souffrance :

Notes de terrain no 71, observations

Il est 8 h 30 du matin. J’ai aidé deux infirmières à préparer le défunt, M. Schweiger. Je décris les procédés auxquels j’ai assisté et que j’ai observés. Avant d’entrer dans la chambre du résident, Ella [ci-après E.] m’explique que le résident n’avait ni famille ni amis. D’origine allemande, il avait vécu seul en Suisse pendant des années. Les infirmières m’ont rapporté que les seules personnes à lui rendre visite durant ses deux années de séjour au centre d’hébergement et de soins de longue durée étaient des bénévoles.

Nous entrons dans la chambre. E. s’approche du résident et enlève les draps, puis s’adresse à lui en disant : « Nous allons vous aider à être plus à l’aise maintenant, M. Schweiger. » Pendant ce temps, Kim [ci-après K.] est entrée elle aussi ; elle ouvre la fenêtre et tire le rideau pour la masquer. M. Schweiger est allongé sur le dos, les genoux en partie remontés, les mains crispées sur la couette, la main gauche serrant un mouchoir, la tête légèrement inclinée vers la gauche, les yeux et la bouche grands ouverts. La peau du résident est marbrée, ce qui est particulièrement visible sur la tête chauve avec ses joues creuses. Il porte une chemise du centre d’hébergement et de soins de longue durée, qui s’est déplacée vers le haut pendant ses dernières heures d’agitation et couvre à peine ses cuisses. E. retend immédiatement la chemise puis prend une serviette du chariot et recouvre soigneusement les jambes du résident. Elle lui touche la main droite et lui dit : « Oh, vous vous êtes tellement battu. » K. déballe la « boîte de sortie » et dit à E. qu’elles auront probablement besoin de « plus de boules de coton », puis elle sort de la chambre. À ma grande surprise, E. me demande si je peux l’aider à préparer le corps, disant que « K. se sentirait mal à l’aise de le faire ». J’accepte. Lorsque K. revient avec le nécessaire, E. lui demande de « s’occuper des formulaires » pour les pompes funèbres. La jeune infirmière acquiesce et quitte la chambre. E. me dit que « les jeunes filles » ont souvent du mal à s’occuper des résidents morts : « Elles voient leurs yeux creux qui les fixent et cela les effraie. » Elle m’explique aussi que certaines d’entre elles ont des croyances religieuses différentes et qu’elles croient que l’on devrait préparer les morts d’une façon différente ou que cela devrait être fait par une autre personne. Puis elle commence à faire la toilette du mort, commençant comme d’habitude par le visage. Elle prend un linge imbibé d’eau tiède et lui lave le visage très soigneusement, insistant sur les yeux, les joues et les lèvres sèches. Ce faisant, elle masse les joues et les rides profondes du front. Elle fait cela avec beaucoup d’effort. Après avoir rasé et hydraté le visage du résident, elle s’occupe de ses yeux. Avec ses pouces, elle exerce des pressions répétées de haut en bas sur les paupières. Puisqu’elles ne restent pas fermées, elle me demande de lui donner deux boules de coton humides pour chaque oeil et les met en place soigneusement. Puis elle prend des boules de coton sèches et, en disant « excusez-moi », elle les place dans la cavité buccale du résident, du côté droit, ce qui a pour effet immédiat de faire paraître la joue moins creuse. Satisfaite du résultat, elle procède de la même manière de l’autre côté. Puis elle commence à mettre en place l’appareil de maintien de la mâchoire. Contente du résultat, elle dit que « cela a déjà l’air beaucoup mieux ». Puis nous passons à la toilette du reste du corps. Ce faisant, E. enlève également le mouchoir de la main du mort et commence à étirer ses doigts. Cet effort, qui s’apparente à un malaxage, lui prend plusieurs minutes. Puis nous passons aux jambes. Placées de part et d’autre du lit, nous massons les deux jambes simultanément et les étirons soigneusement. E. m’explique que c’est important afin de placer le résident « sur le dos, dans une position détendue ». Elle m’explique que la position sur le dos ainsi que l’appareil de maintien de la mâchoire, l’étirement des membres et les efforts pour fermer les yeux rendront plus facile le travail des employés des pompes funèbres. Puis nous habillons le résident avec un costume gris, une cravate et des chaussettes noires, la tenue que M. Schweiger avait choisie lui-même pour son enterrement, comme le dit E. Puis nous lui replions les mains sur la poitrine. À la fin, E. prend un petit crucifix en bois qui était posé sur la table de nuit et le place dans les mains de M. Schweiger. […] Quarante minutes plus tard, nous revenons dans la chambre et E. enlève les boules de coton recouvrant les yeux, qui restent fermés à présent. E., visiblement contente du résultat, s’adresse au résident et lui dit qu’il est « beau ».

Comme le montrent ces notes de terrain, la préparation du corps de M. Schweiger a demandé des efforts considérables pour lui donner une apparence « agréable » et « paisible » et pour faire disparaître les signes visibles de la souffrance qu’il avait endurée. Ce faisant, les travailleurs de la mort contribuent à recréer une « meilleure mort » rétrospectivement, ainsi que nous l’avançons ici. Si l’on examine les séquences de ce cas particulier, nous découvrons de nombreuses similitudes avec les pratiques post-mortem « typiques » dans le contexte d’une « bonne mort » (représentée par l’histoire de Mme Hannsen ci-dessus). Cependant, dans le cas de M. Schweiger, ces efforts prennent plus de temps et demandent plus d’interventions en raison du stress visible et palpable dont le résident a souffert lors du mourir. Certaines parties du visage, les mains crispées et les jambes ont été massées et étirées pour lui permettre d’être couché sur le dos, et la cavité buccale a été remplie de boules de coton. Comme le disent les infirmières, tout cela facilitera le travail des employés des pompes funèbres. En même temps, elles font en sorte que le corps renvoie au mieux une image « paisible » et « détendue » selon la conception qu’elles en ont. Par conséquent, nous concluons que les travailleurs de la mort s’efforcent aussi « d’arranger » le corps afin qu’il corresponde rétrospectivement à l’image du « beau cadavre ».

Lors d’un entretien ultérieur avec Ella, l’infirmière a expliqué à Rauber pourquoi cette image d’une apparence « agréable » et « paisible » est si importante, surtout dans le cadre des soins post-mortem après une mort « mauvaise », voire « atroce ». Cette « dernière image » est cruciale, lui dit-elle, même si, comme dans le cas de M. Schweiger, aucun parent ne viendra dire au revoir. Et elle ajoute : « Personne ne veut conserver l’image d’un corps mort qui a l’air de souffrir. Le fait que nous l’ayons vu souffrir avant est déjà bien assez. » Elle dit que pour elle et pour les autres travailleurs de la mort il y aura encore un autre résident dont il faudra préparer le corps après une « mauvaise mort ». « Préparer joliment le corps » semble être une stratégie pour faire face à l’omniprésence, à l’incertitude et parfois à la cruauté de la mort dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée. En outre, ainsi que l’a déclaré une autre infirmière lors d’une entrevue après une autre mort « atroce », « la façon dont nous prenons soin de nos morts en dit beaucoup sur la façon dont nous prenons soin des vivants ». Il semble important que tant les spectateurs potentiels que les membres du personnel eux-mêmes soient rassurés quant au fait qu’une mort « atroce » n’a pas été le résultat de « mauvais soins », mais une circonstance inévitable de la fin de vie dans un certain cas. Préparer un cadavre qui a toujours l’air « horrible » expose les travailleurs de la mort au risque de ne pas s’être occupés « suffisamment bien » du résident. Procurer les « bons soins » aux morts reflète les « bons soins » apportés aux vivants et, si nécessaire, les pratiques post-mortem sont mises à profit pour créer rétrospectivement une image de la « bonne mort » après les « bons soins » (voir aussi Salis Gross 2001).

Les cas décrits dans cet article montrent que les proches des résidents mourants s’impliquent très peu. Comme nous l’avons mentionné plus haut, cela ne signifie pas que les travailleurs de la mort n’aient pas demandé aux proches de participer ou d’être présents au moment de la préparation du corps. Cela ne signifie pas non plus que les souhaits de ces derniers concernant la préparation du corps n’auraient pas été pris en compte. En fait, les membres du personnel soignant respectent les souhaits des proches et s’y conforment, même lorsque ces derniers entrent en conflit avec leur propre conception des « bons » soins post-mortem. En ce sens, ainsi que le suggèrent Marion Broucke et ses collaborateurs (2016), les proches sont invités à participer et les infirmières préparent le corps en faisant de leur mieux pour tenir compte des besoins et des souhaits des membres de la famille (voir aussi Olausson et Ferrell 2013). Cependant, dans de nombreux cas observés dans le cadre de notre étude, les membres de la famille n’étaient pas disponibles au moment de la mort ou des soins post-mortem. Par conséquent, les cas de Mme Hannsen et de M. Schweiger que nous avons décrits ne constituent pas des exceptions : ils représentent des cas « normaux » de soins post-mortem tels qu’ils se sont produits à maintes reprises durant la période de travail sur le terrain.

Les raisons de l’absence fréquente des proches sont multiples : la plupart des résidents décèdent à un âge très avancé et n’ont gardé que très peu de contacts sociaux avec des personnes extérieures à l’institution de soins. Ce phénomène peut être particulièrement marqué dans un environnement urbain comme ceux observés. Certains des résidents étaient d’origine immigrante, ce qui pouvait impliquer que leur parenté vivait trop loin. Dans d’autres cas, les proches ont décliné la proposition de voir le corps de la personne décédée, disant qu’ils préféraient conserver le souvenir de leur être cher quand il était encore en vie. Bien que les raisons de cette absence des membres de la famille dépassent le cadre de cet article, les circonstances montrent que lorsque les travailleurs de la mort disposent d’une certaine marge d’action et d’interprétation en raison de protocoles institutionnels qui ne régissent pas tous les détails et d’une participation limitée de la famille, ils peuvent également se référer à leur propre conception de ce à quoi devraient ressembler les « bons » soins ou les soins appropriés à donner après la mort. Les idées telles que « préparer joliment le corps », le « rendre reconnaissable » ou lui donner l’air « paisiblement endormi » sont à considérer dans ce contexte.

La « bonne mort » dépasse la mort biologique et s’étend aux pratiques de « préparation d’un joli cadavre »

Dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse, les pratiques de soins post-mortem sont multiformes. Elles sont davantage qu’une procédure institutionnelle régissant les soins professionnels visant à faciliter le travail ultérieur de l’entrepreneur de pompes funèbres, et elles englobent également plus que l’idée de « derniers soins » dans le sens de l’accompagnement des proches de la personne défunte (Drillaud 2021 : 99) afin de les aider à faire face au deuil et à la perte (Broucke et al. 2016). Elles font intégralement partie, dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée, du travail de mort qu’effectuent les membres du personnel soignant affectés à cette tâche et qui ont leur propre conception de ce à quoi devrait ressembler un « cadavre de belle apparence » préparé individuellement après la mort d’un résident, une mort qui devrait correspondre à l’idéal d’une mort choisie librement et paisible, dans la dignité (une « bonne mort »). Nous avons montré comment les travailleurs de la mort s’efforcent de permettre une « bonne mort », celle-ci dépassant le moment de la mort biologique pour s’étendre aux pratiques de préparation du cadavre. Ainsi, la « reconnaissabilité » est importante. Le corps est préparé de façon à correspondre à l’image que les membres du personnel soignant avaient du résident lorsqu’il était vivant. Nous avons montré comment les protocoles institutionnels de soins post-mortem — bien qu’ils soient soigneusement mis en application — laissent aux soignants une certaine liberté pour arranger le corps de la personne défunte en fonction de leur propre système de référence, surtout dans les cas où les proches ne sont pas disponibles ou préfèrent ne pas exprimer leurs propres souhaits concernant les soins après la mort. Après avoir illustré les pratiques de soins post-mortem telles qu’elles sont habituellement mises en oeuvre dans le cas d’une « bonne mort » (Mme Hannsen), nous avons sélectionné un cas de mort « mauvaise » ou « atroce » (M. Schweiger) pour montrer comment l’idée de rendre la mort « meilleure » rétrospectivement est devenue une partie essentielle des soins post-mortem apportés à une personne morte en centre d’hébergement et de soins de longue durée. Ainsi que d’autres auteurs l’ont décrit (Gerow et al. 2010 ; Shorter et Stayt 2010 ; Gannon et Drowling 2012 ; Olausson et Ferrell 2013 ; Martin et Bristowe 2015), le personnel soignant des unités de soins palliatifs, des unités de soins intensifs et des centres d’hébergement et de soins de longue durée doit continûment affronter la mort et le deuil, et nous avons conclu que les pratiques post-mortem consistant « à rendre la mort meilleure rétrospectivement » ont pu devenir partie intégrante des efforts des travailleurs de la mort afin de les aider à surmonter ces expériences de la mort.

Les pratiques intimes et personnalisées en matière de soins post-mortem peuvent également donner un aperçu des questions de diversité chez les travailleurs de la mort eux-mêmes. Dans le cas de M. Schweiger, une travailleuse de la mort fut heureuse de se voir offrir de s’abstenir d’effectuer les soins post-mortem. D’après ce qu’en disait sa collègue, c’était peut-être dû à des réticences personnelles ou culturelles. Cette dernière, toutefois, a utilisé cette marge de manoeuvre pour procéder aux soins de façon très individualisée en y incluant des éléments qui, pour elle, symbolisaient l’appartenance du résident à une minorité religieuse (voir aussi Drillaud 2021). Les centres d’hébergement et de soins de longue durée en Suisse sont essentiellement des institutions laïques qui s’occupent principalement des membres d’une société majoritaire aux racines protestantes/catholiques, où la religiosité n’est généralement pas explicitement pratiquée en public. En apportant des soins post-mortem à une personne dont la foi religieuse était ouvertement vécue et « différente » (même s’il s’agissait d’une religion chrétienne), l’infirmière a mis en scène cette dimension de la diversité sur un plan symbolique en remplaçant les fleurs que l’on place en général dans les mains du défunt par un symbole religieux, le crucifix de M. Schweiger. En même temps, cet objet tenait lieu d’instrument de « reconnaissabilité » et de repersonnification en tant qu’individu, car le défunt avait conservé ce crucifix sur sa table de nuit dès le premier jour passé dans le centre d’hébergement et de soins de longue durée. Nous pourrions donc avancer que cette infirmière a créé une « bonne mort » rétrospectivement en « agissant » de façon pragmatique pour « faire la diversité », tout en se souciant de « faire l’individualité » dans les soins post-mortem. Cette observation est importante, car elle montre comment la diversité croissante dans la société occidentale contemporaine, avec la pluralisation croissante des valeurs et des systèmes de référence, se diffuse également dans les soins de fin de vie et les soins post-mortem des centres d’hébergement et de soins de longue durée (voir aussi Soom Ammann et al. 2016 ; Soom Ammann et al. 2019a).

Il est évident que les données et l’analyse auxquelles nous nous référons ont été recueillies dans des circonstances fondamentalement différentes de celles de l’actuelle pandémie de COVID-19. Les résidents des centres d’hébergement et de soins de longue durée font partie des groupes les plus vulnérables lorsqu’ils sont confrontés à ce nouveau virus, et les réglementations et restrictions imposées pour les protéger sont devenues très strictes dans de nombreux pays du monde. Il ne s’agit pas seulement de l’interdiction de rendre visite aux résidents des centres d’hébergement et de soins de longue durée, mais aussi des pratiques de soins post-mortem. Si un cadavre s’avère (potentiellement) contagieux, les protocoles de soins du corps sont avant tout biomédicaux, et le souci de contenir le virus laisse peu de place aux pratiques individualisées ou aux besoins personnels, tant du côté des résidents que de leurs proches ou du personnel soignant. Ainsi que l’a formulé Heather Conway, lors de la pandémie, même si « toutes les mesures possibles seront prises pour garantir le respect dû aux morts, la priorité sera inévitablement donnée à la santé publique » (Conway 2020 : 1). En outre, comparativement à ce qui se passait d’ordinaire dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée avant la pandémie, davantage de résidents peuvent mourir en un laps de temps plus court, ce qui pose un défi à ces institutions de soins, car cela accélère inévitablement le rythme des soins post-mortem. Il est probable que le fait de « prendre son temps » cède la place à une procédure plus rapide de préparation du cadavre pour les pompes funèbres, tandis que les proches n’auront peut-être même pas droit à un dernier adieu. Les membres du personnel pourraient se retrouver contraints de s’atteler à des tâches quotidiennes dans lesquelles la mort sera devenue une actrice majeure, ce qui risque de représenter un défi pour leur professionnalisme de manière inédite. À ce jour, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve et si les pratiques et procédures convergeront à nouveau vers les habitudes prépandémiques ou si elles seront durablement modifiées. Par conséquent, nous suggérons que les recherches futures se penchent sur les influences et les conséquences multiples de la COVID-19 sur les pratiques post-mortem dans les centres d’hébergement et de soins de longue durée afin d’approfondir nos connaissances sur la fin de vie à un âge avancé dans les institutions de soins.