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Introduction

La vie et la mort sont étroitement liées en milieux de soins, et les questions nombreuses en regard de la qualité de vie et de mort, de la poursuite ou de l’arrêt du traitement et de la légitimité des personnes qui prennent part aux décisions façonnent ces moments cruciaux. Maintes possibilités thérapeutiques retardent le moment où la mort devient une éventualité. Des situations de soins entraînent des choix difficiles, souvent en ce qui a trait à la qualité de vie future d’un patient, à l’incertitude quant à sa réponse au traitement et quant aux bénéfices escomptés en fonction de la souffrance générée. La difficulté des soignants à considérer qu’ils n’ont plus de traitement à offrir met en lumière la prévalence d’un éthos de l’action. Les soins palliatifs sont souvent contournés ou évacués de ces trajectoires, mais les patients n’en cessent pas moins de mourir. Quand peut-on s’arrêter ? Qui peut répondre à cette question alors que la fin de vie s’annonce rarement comme telle ? Ces interrogations motivent la mise en commun de deux études ethnographiques réalisées en milieux de soins publics à Montréal, l’une dans l’unité d’hémato-oncologie d’un hôpital pédiatrique et l’autre dans l’unité de gériatrie d’un hôpital spécialisé et en centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD).

La prise de décision lors de trajectoires de maladie où la vie et la mort se côtoient est complexe et étonnamment similaire au jeune comme au grand âge. Pour en saisir les dynamiques et leurs portées, nous esquissons d’abord la façon dont les trajectoires thérapeutiques sont modulées par les pratiques médicales contemporaines, la porosité des notions curatives et palliatives et les paramètres de la prise de décision dans le champ sanitaire. Une présentation de nos recherches et de leurs contextes ouvre ensuite la voie à deux histoires de fin de vie, celles d’un adolescent et d’une dame très âgée. Ces histoires donnent à voir la complexité des enjeux soulevés par ces questions, avec comme toile de fond la culture médicale et l’organisation des soins telles que saisies à même nos terrains, les progrès de la médecine et les tensions entre un mourir délimité par une condition clinique et la fin de vie comme construction sociale. Enfin, nous interrogeons le devoir de non-abandon du soignant.

Entre trajectoires thérapeutiques et trajectoires de (fin de) vie

Les progrès médicaux, indissociables des progrès technologiques, donnent lieu à une prolifération de moyens en milieux de soins et rendent possible ce qui était invraisemblable la veille. Les hôpitaux de soins de pointe, mais aussi les lieux de soins de longue durée, conjuguent avec ces avancées qui, à l’instar de nos milieux de vie, taisent la mort. Une mort qui s’écarte progressivement de la vie. Des situations critiques (ou limites) de soins engagent des choix difficiles et fréquents, souvent déclinés en fonction de la qualité de vie future d’un patient et de sa capacité incertaine de réponse au traitement et des bénéfices escomptés des traitements en fonction de la souffrance ou de l’inconfort qu’ils génèrent (Fortin et al. 2016). Ces choix, de poursuivre ou de cesser les traitements actifs, colorent sans équivoque la trajectoire thérapeutique et de vie d’un patient, trajectoire envisagée non seulement comme celle de la maladie (comme fait biologique), mais aussi comme un fait social où interviennent la personne malade, sa famille et les travailleurs du soin (Strauss et al. 1985) dans un contexte souvent dominé par l’incertitude.

Ces trajectoires sont influencées par les signes cliniques et les données probantes lorsqu’elles existent (Pincez et al. 2017). Elles résultent aussi d’un éthos de l’action au sein de la pratique médicale (Freidson 1970) et de l’inconfort devant le fait qu’on ne puisse plus rien proposer, de la relation particulière nouée avec le patient et sa famille ainsi que de la perception nourrie (par le médecin) à l’égard de la famille et de sa capacité à négocier la fin d’une approche a priori curative. L’espoir est aussi un acteur clé (DelVecchio Good 2001 ; Fox 2003), l’espoir qu’un traitement (expérimental ou non) puisse modifier la trajectoire de la maladie et, ce faisant, offrir un temps de vie précieux — inespéré — au patient et à sa famille. Cette incertitude devient un espace clinique de discrétion où interviennent différentes subjectivités qui façonnent la pratique clinique, la relation thérapeutique et, en définitive, la fin de vie.

Lorsqu’un pronostic est sombre, comment se dessinent les options thérapeutiques ? Sans présenter les perspectives curatives et palliatives de manière binaire, résumons l’approche curative comme un enchevêtrement d’approches qui visent la guérison totale ou partielle afin de rendre possible la vie, à durée variable. En oncologie cette approche vise l’éradication complète de la maladie, mais aussi, dans plusieurs cas, la prolongation de la vie dans un contexte où le cancer peut être létal tout en étant aussi devenu une maladie chronique (Mallet et al. 2012). Quant à l’approche palliative (comme les soins de fin de vie), elle vise le soulagement des douleurs et autres symptômes, mais aussi de la souffrance engendrée par la grande maladie (Kentish-Barnes 2008 ; Mitchell 2018). Dans une perspective où la mort est envisagée comme un processus normal de la vie, les soins palliatifs s’inscrivent dans un continuum selon lequel une personne décline graduellement vers une fin de vie et que ce déclin progressif permet au patient (et à sa famille) d’apprivoiser la mort à l’horizon (Read et MacBride-Stewart 2018). Ces soins doivent faire sens dans un monde globalisé (« across cultures and nations ») et devraient répondre aux besoins des personnes dès le diagnostic de maladie grave sans que l’issue soit nécessairement la mort (Liben et al. 2008 : 852 ; Rocker et al. 2016). Dans cette perspective, le champ palliatif peut être compris comme un amalgame de traitements et de soins qui visent la qualité de vie de la personne malade (et le soutien à sa famille) tout au long d’une trajectoire non linéaire (Sercu et al. 2018). Mourir devient un temps de reconnaissance d’une vie qui s’achève, un temps social entre mourants et proches — qui ne peut être réduit à la fin de vie d’un point de vue clinique (Kellehear 2007). Or, comme nous le verrons plus avant, cette philosophie semble accompagner certains soignants, mais peu les familles rencontrées.

Lorsqu’il s’agit d’enfants, la mort n’est jamais (ou si peu souvent) donnée d’emblée. Elle inverse l’ordre attendu du cycle de la vie. Le grand âge n’est pas plus simple et donne souvent lieu à une valse entre les soins curatifs et les soins de fin de vie. La pédiatrie et la gériatrie opèrent selon une triade soignant-soigné-famille qui colore la relation thérapeutique tout au long de la trajectoire de soins. Le jeune et le grand âge des patients ou les conditions extrêmes dans lesquelles ils se retrouvent (dans nos recherches tout au moins) rendent souvent difficile l’accentuation de leur voix dans le choix des orientations thérapeutiques à privilégier. Cette responsabilité revient alors aux proches, à moins que le médecin n’estime leurs choix contraires aux intérêts du patient. Et lorsque l’enfant ou la personne du grand âge concerné est en mesure de prendre activement part aux décisions qui le concernent, l’aval parental/familial et souvent médical doit suivre.

Partenariat dans la prise de décision lors d’un pronostic sombre

Les décisions résultent de choix délibérés et d’actions posées de manière routinière (Kaufman 2001). Elles sont spontanées, négociées (ou non) au fil d’un long processus tout en étant tributaires de conditions structurelles, organisationnelles, de cultures professionnelles et des particularités qui découlent de la nature des soins de l’unité concernée (DelVecchio Good 2007). Soumises aux rapports de pouvoir qui teintent la relation soignant-soigné (Fainzang 2006), elles sont aussi tributaires des dimensions d’ordre culturel, social et moral qui interviennent dans ce processus (Boholm et al. 2013 ; Fortin 2015).

La culture médicale embrasse l’action comme moteur dans un contexte où les progrès scientifiques génèrent un éventail thérapeutique toujours croissant. Plus largement, la culture n’est pas donnée d’emblée et recouvre un ensemble variable de valeurs, de croyances, de modes d’être qui prennent sens dans un contexte relationnel situé (Cuche 2001). Elle participe à façonner, selon les contextes et les interactions, les pratiques et croyances des membres d’un groupe en regard de la maladie, de la mort, du soin. C’est dire que les soignants, les soignés et leur famille vivent la prise de décision et le passage d’une perspective curative à palliative à partir de points de vue différents et à des rythmes/temporalités différents (Anspach 1987 ; Paillet 2007). Ce faisant, la prise de décision est à la fois liberté et contrainte, liberté de choisir dans un contexte (social, organisationnel, structurel) et selon des circonstances données (Giddens 1979 ; Poupart 2011 ; Bruch et al. 2017).

Au Québec (et au Canada), le modèle contemporain de prise de décision s’inscrit dans une philosophie de soins déclinée sous forme de partenariat entre le soignant, le patient et ses proches. Ce partenariat favorise une nouvelle configuration de la relation thérapeutique selon laquelle le patient et sa famille développent une expertise qui déstabilise le modèle décisionnel traditionnellement vertical des milieux hospitaliers et peut-être même de la rencontre clinique. Par-delà les représentations de la maladie et l’expérience sociale et culturelle de la souffrance (Good 1994), les savoirs des patients s’étendent à la reconnaissance d’une expertise singulière née du vécu de la maladie et de l’expérience des soins, visant ainsi l’autonomisation du patient et de sa famille dans leur choix (Dumez et Janvier 2015).

Cette reconfiguration de la relation patient-famille-médecin qui devient un partenariat où les décisions se veulent partagées permet-elle d’être à l’écoute lorsque la mort s’annonce ou, dit autrement, qu’est-ce qui importe à la fin[1] ? Peut-on envisager une autre avenue, alliée à ce partenariat, qui reconnaîtrait dès l’avènement d’un pronostic sombre la légitimité des soins orientés vers la qualité de vie au temps présent aux côtés des soins qui visent la guérison ?

Deux ethnographies en milieux de soins : approches méthodologiques

Les études discutées ici partagent une approche ethnographique nourrie d’observations et d’entretiens (formels et informels). Sylvie Fortin[2] a mené un terrain en milieu pédiatrique montréalais, au sein d’une unité d’hémato-oncologie et de son service de greffe de moelle osseuse. Son étude visait à examiner les pratiques médicales et soignantes imbriquées dans les prises de décision lors de maladies graves à pronostic sombre.

La recherche menée auprès d’aînés a été réalisée par Sabrina Lessard dans deux institutions publiques montréalaises : un centre d’hébergement et de soins de longue durée et une unité de gériatrie dans un hôpital universitaire. Elle y examinait les pratiques entourant le mourir et la mort auprès des personnes du grand âge.

Tableau I

Les terrains

Les terrains

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Tous les entretiens ont été enregistrés et réalisés sur le lieu de travail des participants, au chevet de patients, au domicile de la famille ou dans un lieu public (selon le choix du participant). Les notes de terrain ont été recueillies quotidiennement lors des rencontres ou suivant des observations ad hoc dans les unités de soins. En pédiatrie, tous les soignants et toutes les familles invités à participer à l’étude l’ont fait, à l’exception d’une des familles. En CHSLD, quelques soignants et proches ont décliné l’invitation à participer aux entretiens individuels, alors que tous les soignants et les proches rencontrés en milieu hospitalier ont accepté de prendre part à l’étude[4].

Un aperçu des milieux

Le service de greffe bénéficie d’espaces exclusifs au sein de l’unité d’hémato-oncologie (c’est-à-dire des lieux de transplantation, des aires pré-greffe et post-greffe, des espaces familles, des laboratoires et un centre de jour). Les greffes de moelle osseuse sont des traitements agressifs à visée curative pour plusieurs maladies malignes (et non malignes). Une greffe peut guérir un enfant atteint d’une maladie (autrement) mortelle. Elle peut aussi être suivie d’une rechute, générer des infections et entraîner d’autres maladies aiguës ou chroniques associées à la réaction du greffon contre l’hôte (GVH). Des réunions médicales hebdomadaires réunissent les médecins de l’unité, l’infirmière coordonnatrice et, selon les cas discutés, des infirmières « pivots » (qui assurent le relais avec les patients qui alternent entre l’hôpital et leur domicile), des pharmaciens et autres spécialistes présents dans l’hôpital. Dans cet hôpital pédiatrique montréalais, il n’y a pas d’unité de soins palliatifs. Il s’agit d’une équipe mobile et consultative qui soutient les équipes de soins, le patient et sa famille sur demande.

Le CHSLD accueille des personnes ayant de grandes incapacités et l’incurabilité des troubles (en majorité neurocognitifs) qui affligent les personnes âgées admises dans ce lieu est chose commune. Des infirmières, infirmières auxiliaires et préposées aux bénéficiaires prodiguent les soins quotidiens alors que les médecins y assurent une présence moindre. Dans cet établissement, les soins palliatifs sont offerts par les soignants présents lorsque la fin de vie est détectée. Il s’agit de soins de fin de vie visant à soulager le patient et à accompagner la famille dans les derniers jours ou dernières heures de vie.

L’unité de gériatrie est un centre d’expertise en évaluation gériatrique d’un hôpital universitaire dont la mission est de soigner et d’améliorer la santé de la population vieillissante. Une équipe multidisciplinaire (gériatres, ergothérapeutes, physiothérapeutes, nutritionniste, intervenant en soins spirituels, travailleuses sociales et infirmières) y assure les soins. Dans cet hôpital, l’équipe de soins palliatifs est mobile et consultative, sur demande du médecin traitant. Il existe aussi une unité de soins palliatifs où peuvent être transférés les patients selon des critères d’admissibilité[5]. Tant pour l’unité de gériatrie que pour le CHSLD, il s’agit d’une médecine de l’humilité « quant au pouvoir sur la vie » (Collège des médecins du Québec 2008 : 22) où la reconnaissance des limites devient essentielle dans un monde médicalisé où tout semble possible.

Décisions et fin de vie…

En repoussant la frontière entre la vie et la mort, la (bio)médecine a suscité l’émergence de situations cliniques et de questions éthiques jusqu’alors impensées, projetant les professionnels dans un véritable no man’s land. Certes, un homme peut vivre aujourd’hui avec une, voire des maladies chroniques, freinées par des traitements, parce qu’il espère et peut éprouver le sens et le plaisir d’une existence qui n’est sans doute pas celle qu’il avait imaginée, mais qui est malgré tout une existence. Cependant, les conditions de ces vies ainsi prolongées, leur qualité, le regard que notre société porte et portera sur ces nouvelles figures de la dépendance posent parfois la question du sens de la vie.

Aubry 2012 : 41-42

De manière générale, à chaque réunion médicale en hémato-oncologie pédiatrique les cas des patients sont discutés selon l’urgence de la situation ou encore selon la place physique qu’ils occupent dans l’unité. Le nom, la condition médicale immédiate, les problèmes posés (situations de rechute notamment) sont partagés et des pistes d’intervention sont mises de l’avant. Un consensus est rapidement atteint, souvent a posteriori, pour toute démarche associée à une première hospitalisation (1re greffe[6]). Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de patients en rechute (1re, 2e, 3e) ou pour qui le pronostic est d’emblée très sombre ? Ces situations génèrent des échanges d’une technicité particulièrement marquante où littérature scientifique, démarches de laboratoire, expertise clinique sont mises à profit, donnant lieu à une discussion animée (a priori entre médecins), à des interrogations partagées (ou non), à des chemins à privilégier.

Malgré le fait qu’au moment d’un entretien individuel certains médecins évoquent le pourcentage de survie comme élément clé dans l’orientation d’une décision à venir, il reste que « la vérité, c’est qu’au départ, tu ne sais pas lequel survivra. […] C’est l’incertitude de ne jamais savoir lequel […] » (médecin, unité d’hémato-oncologie).

Ces incertitudes amalgamées aux progrès médicaux donnent lieu à de nombreux possibles thérapeutiques. Les traitements ayant un potentiel bénéfique se succèdent. Lorsqu’il y a échec de traitement, un autre pourra être envisagé. Il s’agit aussi de se demander : « Est-ce que je lui ai vraiment donné toute sa chance ? » (Médecin, unité d’hémato-oncologie.)

Cela étant dit, pour tous les soignants rencontrés, le partenariat avec la famille est un moteur décisionnel, notamment lorsque la trajectoire thérapeutique est incertaine :

[T]ous les cancers qu’on a ici [à l’unité de greffe], on pourrait les considérer comme des maladies graves, parce que si on ne les traite pas, ils [les patients] vont mourir. Mais, pour moi, « grave », ça veut [aussi] dire ces situations où les chances de guérison sont nulles ou inconnues. Et dans ces situations-là, c’est toujours — à peu près toujours — les mêmes questions qui se posent : est-ce qu’il faut continuer ? Est-ce qu’on devrait simplement s’appuyer sur des soins de confort ? Est-ce qu’on essaie un traitement dont on n’a aucune idée s’il peut fonctionner ou pas ? […] Si le traitement n’a pas fonctionné, est-ce qu’on en essaie un autre ? Puis à quel moment on décide qu’il n’y a plus de traitement curatif qui soit possible ? […] Il y a deux ans, trois ans ou quatre ans, ces questions-là se posaient peut-être pendant quelques semaines puis après, rapidement, on arrivait dans une situation où il n’y avait pas de traitement qui était juste disponible sur le marché. [Mais aujourd’hui il] y en a toujours un autre qu’on pourrait tester.

Médecin, unité d’hémato-oncologie

C’est dire qu’il y a une zone « blanche » où les données probantes orientent les traitements curatifs de telle ou telle façon. À l’opposé, il y a une zone « noire » où aucune possibilité thérapeutique ne peut vaincre la maladie et le projet thérapeutique devient palliatif sans détour. Le noeud du problème réside dans cette zone « grise » où l’on peut cesser toute tentative curative ou, au contraire, poursuivre les tentatives de guérison :

La particularité des dernières années, c’est qu’avant la zone grise était assez étroite et maintenant elle s’est beaucoup… [elle] a beaucoup augmenté. […] Une fois dans la zone grise, y’a pas de savoir scientifique ou médical qui joue, c’est… On s’enligne sur les objectifs de la famille qui sont, dans l’immense majorité des cas, de tenter de continuer à se battre pour une guérison, mais parfois ce n’est pas le cas. Et là, on épouse complètement les objectifs de la famille. On n’a pas d’a priori. […] C’est leur décision qui prime. […] Dans une situation d’incertitude […], je fais passer les croyances des parents devant mes propres croyances.

Médecin, unité d’hémato-oncologie

L’histoire d’Arthur

Un jeune homme (19 ans), greffé il y a trois ans au moment de notre rencontre, est hospitalisé de manière récurrente pour de multiples complications post-greffe (2e greffe). Les traitements préalables et à la suite des greffes ont eu des effets iatrogènes importants alors qu’au départ Arthur avait un pronostic prometteur de guérison. Tous étaient confiants. Mais la suite devait être tout autre. Au moment de notre rencontre (printemps 2017), le jeune homme était lourdement affligé par son état déclinant de santé. Il était confiné au lit, sous antidouleurs, embrassant malgré tout une perspective curative avec ses parents et les soignants. Bien qu’il ait à un moment demandé un état des lieux à l’un des médecins traitants et que celui-ci lui ait affirmé sans détour qu’une fin de vie se profilait à l’horizon, le jeune homme et ses parents conservaient une vision curative.

Lors d’un entretien avec la mère et le fils, Arthur s’est exprimé sur les différentes décisions qui ont jalonné son parcours :

Moi, comment je me sentais, c’est qu’il fallait que je reste fort et positif. […] J’ai pas essayé d’être… [pause] d’être trop triste. [Pause.] Mais des fois, après certaines décisions, c’était dur de garder les larmes. Mais… [pause] j’essayais d’être fort… pour l’équipe. Parce que j’aime pas ça voir ma maman […], mon papa pleurer, ça me brise le coeur. [Mère et fils pleurent.] Je ne veux pas voir ça. [Pause.] Je me suis tout le temps dit que j’allais rester… [pause] le plus… up possible !

Arthur, 19 ans

Pourtant, à un précédent moment de cette trajectoire, la famille en était venue à accepter l’inévitable, jusqu’au moment où l’un des médecins de l’unité lui avait fait part d’un nouveau traitement expérimental. Et les traitements avaient repris.

Sa mère témoigne :

Arthur est super fort. On est tous dans la famille, on est comme ça, tissés très serrés. Et… même quand docteur X nous a dit à l’été 2016 que le pronostic n’était pas bon […], je suis restée de marbre parce que je le savais qu’on s’en allait voir Arthur pour lui annoncer que le pronostic n’était pas bon. [Pause.] Je me disais : « Je sais qu’Arthur, il ne faut pas qu’il nous voie pleurer, il n’aime pas ça… » Hein ? Ça prend beaucoup de contrôle, mais on est comme ça, on se tient… On ne le vit pas… Comment dire ? On est une équipe, on n’arrête pas de se dire ça : « On est une équipe… On va passer à travers, ne jamais baisser les bras. » […] Puis, une semaine après, ils nous ont téléphoné pour nous dire qu’il y avait le nouveau protocole des anticorps qui était ouvert pour nous.

Mère d’Arthur

Quelques semaines plus tard, la situation d’Arthur est à nouveau discutée lors d’une réunion médicale. Il est de retour à l’hôpital, dans le coma. Sa situation est complexe, l’équipe semble incertaine quant à la façon de procéder et s’entend sur le plus urgent. Il y a consensus : tout doit être mis en oeuvre pour stabiliser la condition du jeune homme, à la demande de ses parents. Un médecin mentionne avoir discuté de non-réanimation avec les parents qui refusent cette voie à moins qu’on puisse leur dire que rien d’autre ne peut être tenté. Une fois la réunion terminée, je (Fortin) me rends au chevet d’Arthur. Il est sous forte sédation et semble au bout de sa route (ma perception). Le père est dans l’embrasure de la porte, en route vers la cuisine pour y préparer son petit déjeuner. Dans ce décor un peu surréel (entre rôties du matin et fils comateux), il m’explique avec minutie les traitements prévus qui devraient mettre fin aux saignements et permettre à Arthur de rentrer à la maison. Une fois le père parti à la cuisine, la mère précise qu’ils ont dormi sur place, ne voulant pas laisser leur fils seul. Il me semble qu’ils anticipent la fin de vie d’Arthur en même temps qu’ils refusent catégoriquement les soins palliatifs (notes d’observation, avril 2017).

Une semaine passe ; Arthur est à nouveau dans un état critique. Il est désorienté et fragilisé par de nouveaux saignements internes. Après discussion (réunion médicale hebdomadaire), l’équipe retient la même voie que celle privilégiée la semaine précédente pour mettre fin aux saignements. Un silence s’installe avant qu’un médecin demande si les parents d’Arthur seraient maintenant réceptifs à l’idée de soins palliatifs. Le médecin qui traite avec la famille répondra qu’ils ne veulent pas en entendre parler, à moins que leur fils soit officiellement en récidive de cancer. (Arthur n’est pas en récidive, mais sa santé est gravement altérée par les nombreux traitements inhérents à ses greffes précédentes.) Puis un médecin demande si c’est tout et s’ils peuvent discuter du prochain patient (notes d’observation, mai 2017).

Une autre semaine passe et la situation d’Arthur s’assombrit davantage : de nouveaux saignements internes, ailleurs cette fois ; nouveau coma, sévère infection (GVH). Des médecins d’une autre spécialité interviennent auprès d’Arthur en raison de ces saignements. Ils sont d’avis que la situation du jeune homme est clairement palliative. Les parents d’Arthur s’entendent cette fois sur sa non-réanimation advenant un arrêt cardiaque et acceptent de rencontrer l’équipe des soins palliatifs. Leur fils n’est toutefois plus en mesure de prendre part à la discussion. Arthur est demeuré à l’hôpital encore trois semaines avant de rentrer à la maison, où il est décédé peu de temps après (notes d’observation, mai 2017).

Cette histoire, comme d’autres documentées au fil du terrain, concourt au constat suivant : aucun projet thérapeutique n’a ouvertement embrassé une perspective palliative à la suite de l’échec d’une première greffe de moelle. Certes, au fil de la maladie d’Arthur, des médecins ont mentionné qu’il s’agissait pour eux d’une situation palliative. Mais des thérapies expérimentales et une approche officiellement curative étaient maintenues afin de respecter le souhait des parents. De la même façon peut-être, lors d’entretiens individuels les soignants envisagent un espace théorique, une fenêtre thérapeutique, où les soins palliatifs peuvent devenir la voie à emprunter. Les pratiques documentées donnent toutefois à voir que le curatif demeure la voie incontestée et font écho à DelVecchio Good (2001) qui souligne combien les personnes qui rencontrent la grande maladie sont particulièrement sensibles à l’espoir généré par le pouvoir de l’imaginaire médical. L’étroite relation entre science, soignant et soigné favorise une posture curative même lorsque la mort se profile à l’horizon. Cette étreinte biotechnologique (« biotechnological embrace » [DelVecchio Good 2001 : 395]) remet en question, avec justesse, la façon dont les biosciences et leurs retombées modulent une pratique clinique qui éloigne toujours davantage la mort comme possible.

Cette fin de vie est difficile à envisager pour les familles, mais aussi pour les soignants rencontrés. Cette ambivalence met également en lumière la place prépondérante occupée par les parents du patient dans l’orientation de la perspective thérapeutique. Selon une infirmière de l’unité :

Je comprends que c’est difficile, je comprends que… Les médecins qui sont ici, c’est des gens qui veulent le mieux pour l’enfant […]. Mais souvent je me dis : « Câline, pourquoi on n’arrête pas, pourquoi on continue ? » Pis après ça tu t’assois avec les parents, tu t’assoies avec eux et ils ont tous des arguments un peu pour dire : « Oui, OK, on continue. » Ce qui fait que… […] Quand tu regardes de loin, tu dis : « Mon Dieu, ça n’a pas de bon sens », puis quand tu te rapproches un peu de la situation, tu deviens… Je ne sais pas si on devient un peu biaisé quand on est trop proche, quand on est trop… trop impliqué avec ces familles-là ou au contraire (!), c’est ça qu’il faut pour pouvoir être capable de leur donner le plus de chances possibles. Je ne sais pas.

Infirmière, unité de greffe

Les possibles thérapeutiques sont au premier plan et suscitent l’espoir d’une chance, même minime, de vaincre la maladie. Largement associés à des soins de fin de vie, les soins palliatifs sont souvent refusés par les parents.

Le contexte gériatrique est-il si différent ?

En contexte gériatrique, bien que la majorité des patients présentaient un état de grande fragilité, la mise en place de soins palliatifs et de fin de vie s’est souvent faite très tardivement ou tout simplement pas. Selon un médecin en CHSLD, cette « fin de vie » relève davantage d’une décision que d’un état de fait sans équivoque. Comme lui, plusieurs soignants se questionnent sur ce qu’est la fin de vie ou, du moins, observent l’absence de marqueurs clairs la délimitant. Ce médecin évoque deux types de fin de vie : celle qui est inévitable et celle qui est évitable. De la première résulte un décès inévitable malgré les soins prodigués. De la seconde survient un décès qui aurait pu être évité si l’intensité thérapeutique avait été autre. Dans ce deuxième cas de figure, il s’agit de choisir de ne pas faire certaines interventions qui auraient pu permettre de prolonger la vie. Il est alors question d’envisager l’épisode de soins aigus comme moment opportun (« window of opportunity », diront Jenny Kitzinger et Celia Kitzinger [2013 : 1095]) où l’arrêt de traitements ou l’abstention thérapeutique peut permettre à la personne de mourir.

En somme, selon les médecins, la reconnaissance de la fin de vie relève du fait qu’il est clair qu’il n’y a plus d’options thérapeutiques possibles ou encore du fait qu’on ne souhaite pas envisager les options possibles pour prolonger la vie. Il s’agit d’un point névralgique où l’on fait face à deux options et où l’on doit choisir entre « [p]rolonger la vie ou envisager la mort » (Fortin et al. 2016).

Circonscrire la fin de vie implique de distinguer le malade du mourant, le curable de l’incurable (Rossi 2010). Ces frontières sont mouvantes et poreuses. Le passage d’une catégorie à l’autre donne lieu à un changement de statut de la personne (et du niveau de soins[7]) et, ce faisant, à une modification des façons de faire et de dire des acteurs en présence. Au-delà d’une définition opérationnelle du malade et du mourant, l’enjeu est de reconnaître le passage d’une catégorie à l’autre au « bon » moment. Ainsi, selon la perspective des soignants, celle des proches et parfois celle des personnes du grand âge, il existe un point névralgique du juste et de l’assez où la reconnaissance du mourir devient un enjeu moral. Or, comment reconnaître la vie qui s’achève par-delà la fin de vie d’un point de vue clinique ?

L’histoire de madame Thomas

Madame Thomas, 93 ans, souffrait d’Alzheimer et vivait en CHSLD depuis deux ans. Les six derniers mois avaient été marqués par un fort déclin de son état de santé : nombreuses chutes, quelques épisodes de soins nécessitant des traitements aigus. Son quotidien était grandement régulé par la routine de l’établissement (soins d’hygiène, repas, coucher). L’infirmière et le médecin de l’unité avaient entamé une discussion étalée sur plusieurs mois avec sa fille Ginette afin de réorienter les soins vers des soins de confort (délaissant des soins actifs à visée curative), ce à quoi elle avait finalement consenti.

Au fil du temps (juin 2017), madame Thomas a présenté les signes d’une infection. Ginette souhaitait que sa mère passe des tests diagnostiques afin d’en déterminer la cause. L’infirmière a rappelé à Ginette l’orientation des soins à prodiguer à sa mère, orientation qui visait davantage le confort que le prolongement de la vie (et donc signifiait l’absence de tests divers). L’infirmière a mis en place les soins de fin de vie sans qu’aucun traitement à visée curative ne soit envisagé. Ginette avait ajouté : « C’est quand même dommage de ne rien faire alors qu’on sait qu’on peut la sauver. »

L’infirmière lui a rappelé le déclin de madame Thomas au cours des derniers mois et leur accord sur l’orientation des soins. Toutefois, si Ginette souhaitait que sa mère soit transférée à l’hôpital, l’option était envisageable. La fille de madame Thomas a finalement accepté les soins de fin de vie et s’est mise à pleurer. Paradoxalement, elle a aussi attendu la visite du médecin de garde et lui a demandé de faire administrer des antibiotiques à sa mère.

L’état de santé de madame Thomas s’est ainsi amélioré après quelques jours de traitement. Les soins de fin de vie avaient été abandonnés. Quelques jours plus tard, l’infirmière soupçonnait madame Thomas d’avoir fait un accident vasculaire cérébral. La patiente présentait aussi les signes d’une nouvelle infection et refusait de s’alimenter. Le médecin a communiqué avec Ginette pour lui dire que sa mère était en fin de vie. À son arrivée au chevet de sa mère, Ginette a demandé s’il était possible de lui administrer de (nouveaux) antibiotiques, sachant que la dernière fois ceux-ci avaient permis de prolonger sa vie. L’infirmière a rappelé à Ginette que le traitement avait permis à sa mère de vivre une semaine ou deux de plus, mais dans quelles conditions ? Le médecin était catégorique : la maladie suivait son cours et aucun traitement ponctuel ne pouvait ralentir ou altérer sa progression. Les soins de fin de vie ont été mis en place et madame Thomas est décédée une semaine plus tard, dans les bras de sa fille.

L’histoire de madame Thomas montre que les traitements reçus en juin présentaient peu de bénéfices pour elle. En effet, les bénéfices du traitement ont été, dans une certaine mesure, au profit de sa fille. Ginette avait conscience de l’imminence de la mort de sa mère, mais elle était également convaincue que cette mort prochaine pouvait être retardée sans égard à la fragilité de sa mère ou à la condition de sa santé, qui n’allait pas s’améliorer. Dans une certaine mesure, il est normal, voire banal de garder quelqu’un en vie alors qu’il souffre d’une cause réversible au cours d’une maladie chronique incurable au dernier stade de sa vie. N’importe quel traitement, un soluté, des antibiotiques, une visite à l’urgence peuvent être efficaces pour prolonger la vie de quelques semaines, jusqu’à ce que la mort vienne frapper de nouveau. Pourtant, comme le rapportent Douglas White et Thaddeus Pope (2016), le médecin a le devoir de prolonger la vie, mais non pas de prolonger l’acte du mourir.

Discussion : quand peut-on s’arrêter ?

Plusieurs des soignants rencontrés placent au premier plan la question au coeur de cet écrit, une question que partagent la médecine et les sciences sociales, à savoir : « Quand s’arrête-t-on ? » (Baszanger 2012 ; Gawande 2014 ; Kaufman 2015). Les progrès de la médecine (et de la pharmacologie), associés à l’espoir qu’ils suscitent dans un contexte de partenariat patient-famille-médecin, favorisent néanmoins la multiplication des interventions (à visée curative) qui ne cessent qu’avec la mort. Stuart J. Youngner (2016) dira même que certains patients peuvent devenir « prisonniers » des unités spécialisées qui ont pour mission leur guérison. À l’unité de greffe, la portée d’ensemble de la biomédecine, les promesses de la recherche et la façon dont celles-ci façonnent les projets thérapeutiques concourent au fait que familles et équipes médicales s’entremêlent dans une spirale qui les porte vers l’action comme seule et meilleure voie.

Néanmoins, certains des médecins rencontrés s’interrogent sur l’existence ou non d’un seuil en vertu duquel il deviendrait juste de cesser des traitements à visée curative. D’autres remettent en question l’idée même de devoir s’arrêter, les possibles étant désormais peu toxiques, réduisant à néant (ou presque) la notion d’« acharnement thérapeutique ». D’un point de vue théorique, il existe un tournant, un moment décisif où les traitements agressifs à visée curative devraient céder la place à une médecine de confort. Les pratiques documentées en milieu pédiatrique donnent toutefois lieu à un autre constat, à l’effet que les médecins accordent beaucoup d’importance à la relation de confiance tissée avec les familles et que cette même relation génère l’espoir de guérison. Ce faisant, le partenariat valorisé par tous dans la prise de décision s’ajoute aux nombreuses possibilités thérapeutiques (dans ce champ de la médecine tout au moins) et les enfants (au cours de notre étude) meurent alors que l’approche thérapeutique est toujours guidée par des interventions visant la guérison ou, du moins, un temps de vie supplémentaire pour l’enfant avec ses parents. Ces résultats ne sont pas uniques et résonnent avec d’autres travaux en oncologie pédiatrique : plusieurs enfants meurent sans le soutien des soins palliatifs (Wentland et al. 2014) alors que les parents d’enfants atteints d’un cancer soutiennent en priorité des traitements agressifs même lorsque les enfants sont en fin de vie (Bluebond-Langner et al. 2007). Cet état de fait trouverait aussi un écho en médecine adulte où les oncologues disent offrir des traitements actifs (plutôt qu’une approche palliative) afin de maintenir l’espoir chez leur patient, et ce, malgré l’absence de données probantes soutenant le bien-fondé de l’approche curative privilégiée (Pfeil et al. 2015).

Les espaces qui prennent en charge les personnes du grand âge s’organisent, bien souvent, autour de la gestion des corps et représentent des milieux de vie, des milieux de soins, des espaces de travail, mais très peu des espaces du mourir et de la mort (Davies 2017). À l’unité gériatrique tout comme en CHSLD, la promesse de la biomédecine invite à poursuivre le traitement tant les possibilités sont devenues ordinaires (Kaufman 2015). Lorsque l’espoir en de meilleurs lendemains accompagne les proches, les soignants s’affairent à la restauration d’une relative santé, sauvant parfois le patient de l’inéluctable tout en permettant de prolonger sa vie. Quand l’échec du traitement devient clair et que les soignants n’ont « plus rien à offrir » (gériatre, hôpital), la voie des soins de confort peut être envisagée, particulièrement lorsque les professionnels de la santé estiment que le patient et, plus généralement, la famille ont cheminé et sont prêts à cette éventualité. Taire cette voie peut aussi être privilégié. Ce faisant, des vies s’étirent sans fin jusqu’à ce que le corps défie les traitements ordinaires et, enfin, que la fin devienne une évidence. Les soins, spécialement ceux qui se jouent à la toute fin de la vie de la personne du grand âge, semblent souvent s’orienter vers la famille. La subjectivité de l’aîné (malade) est tributaire des représentations que se font les soignants ou les proches de ce qui est acceptable pour ce dernier.

Tant dans les lieux de soins pédiatriques que gériatriques, les traitements se succèdent sans nécessairement chercher à vaincre la grande maladie. Est-ce dire que nous tentons d’esquiver la finitude de la vie à tout prix ? Sous-estimons-nous le poids de l’incertitude générée par la prolifération de moyens thérapeutiques et les conséquences des morts répétées pour les soignants ainsi que la souffrance que ces morts génèrent tout comme celle générée par ces maladies dont on ne meurt plus et dont on ne guérit pas (Liben et al. 2008 ; Dragojlovic et Broom 2018) ? Surestimons-nous les capacités parentales à la prise de décision dans ces milieux où l’action curative est à l’avant-plan et où l’approche palliative est passée sous silence ? Il semble que, de manière paradoxale, dans le cas de sombres pronostics, la relation de confiance et le partenariat soignant-soigné-famille dans la prise de décision peut porter entrave à la « qualité de vie » du patient et à sa « bonne mort ». Décider n’est pas chose facile et ce « fardeau » est d’autant plus réel lorsqu’il est question de choisir entre la vie et la mort (Aulisio 2016).

Reconnaître la fin de vie demeure un défi pour tous. Pour Deborah Carr et Elizabeth A. Luth (2019), il s’agit d’une étape du cycle de vie, d’une construction sociale et non d’un état clinique. Décider de la fin de vie d’autrui est une question de perspective modulée selon les acteurs (soignants, soignés, familles), une perspective très peu embrassée dans le milieu pédiatrique visé par notre étude[8] :

Savoir qu’il n’y a pas d’autre traitement possible aide à la prise de décision et nous laisse en paix. Cela ne veut pas dire qu’on l’accepte, mais cela permet de savoir où on se trouve. […] Certains parents n’accepteront jamais cela jusqu’à la fin et ça, ce n’est jamais une situation gagnante. Des parents qui n’ont jamais compris que la maladie ne pouvait pas être guérie, que la guérison n’était pas possible, c’est terrible. […] Et, pour moi, c’est un échec.

Médecin, unité de greffe

Cette fin de vie devient un état clinique négociable, selon une perspective du juste et du bien, de l’assez, selon les différents acteurs en présence. Néanmoins, et malgré les dires des soignants de l’unité de gériatrie pour qui la mort est un processus normal de la vie et de ceux du CHSLD pour qui elle représente une délivrance, le mourir n’en est pas moins mis à mal. La mort est bien présente ; c’est le mourir qui est difficilement reconnu. Qui plus est, la reconnaissance de cette fin de vie rend légitimes les soins palliatifs (Castra 2003). En contraste avec les frontières à franchir pour atteindre l’adolescence (puberté), l’âge adulte (majorité), le monde « âgé » (retraite), celles de la fin de vie sont malléables. Elles ne s’inscrivent pas toujours dans un continuum du cycle de la vie où la fin de vie serait atteinte après une vie longuement vécue. Le processus y menant est sinueux, singulier et évolutif. Ainsi, les soins palliatifs font de la fin de vie une période à part entière où les pratiques des personnes se transforment à l’approche de la mort (Kellehear 2007 ; Carr et Luth 2019). Or, cette fin de vie écourtée, voire contournée, met en lumière l’échec d’une médecine toute-puissante à soutenir cette ultime étape de la vie. Si le partenariat entre le patient/la famille et le soignant existe réellement, le choix véritable existe-t-il pour autant ? À la lumière des pratiques documentées en hémato-oncologie pédiatrique, en unité de gériatrie et en centre d’hébergement et de soins de longue durée, il semble que la culture du lieu (sa propension à l’action et l’espoir qui en découle) ait toujours préséance sur les trajectoires de fin de vie, et ce, malgré l’évolution d’une perspective horizontale dans la prise de décision. Sharon R. Kaufman (2015) abonde dans le même sens lorsqu’elle évoque l’illusion du choix dans un contexte médical où espoirs et avenues thérapeutiques se multiplient. La voie palliative est peu suggérée et entendue, la poursuite de la vie ayant préséance sur la vie maintenant. Cette culture du lieu est aussi celle d’une médecine (et d’une société tout entière) qui se concilie mal avec le fait que nous sommes tous mortels (de Beauvoir 1946) et l’absence d’un contre-discours qui rendrait possible le choix[9].

La reconnaissance de la fin de vie ramène à une (autre) question existentielle : quel est le bon moment pour mourir[10] ? L’élément temporel devient structurant et engendre des enjeux moraux quant au juste et à l’assez. Reconnaître le moment opportun concerne aussi la qualité des soins et la qualité de vie, permettant ainsi que la souffrance en fin de vie soit limitée au domaine du raisonnable. Bien que la notion de « temps » soit intrinsèquement liée à nos conventions culturelles et sociales, le juste et l’assez résultent des valeurs, des croyances et des expériences des différents acteurs. C’est alors que les différentes perspectives se heurtent ou s’arriment, illustrant des valeurs divergentes non seulement en fonction d’un groupe d’appartenance, mais également au sein d’un même groupe ou d’une même famille. La mort en ces institutions de soins peut ainsi être comprise comme un problème. Malgré le fait que plusieurs proches souhaitent une « bonne mort » pour leur être cher, ils ne souhaitent pas sa fin pour autant (Kaufman 2015). Cette contradiction est appuyée par les progrès de la médecine qui ont longtemps permis de préserver la vie en retardant la mort aux âges les plus avancés. Cela ne veut pas dire qu’au grand âge la mort soit plus facilement acceptée. C’est le deuil de celui qui doit prendre part à la décision qui est difficile à appréhender (Aulisio 2016). Ainsi, le choix devient déchirant entre le désir de prolonger la vie et celui de permettre à l’être cher de « bien » mourir.

Conclusion

Ces terrains montrent sans détour la porosité des frontières entre le curatif et le palliatif et peut-être plus encore l’imbrication du social et du mourir. La compréhension des dimensions biologiques de la grande maladie n’est pas remise en question. Les médecins qui accompagnent Arthur s’accordent officieusement sur les dimensions palliatives des traitements. Il en est de même pour madame Thomas. Mais les proches vivent ce mourir avec beaucoup plus de difficulté ; l’espoir est un moteur, l’espoir d’une issue improbable, du succès inattendu d’une thérapie donnée. Cet espoir est partagé ; le relationnel l’emporte sur le scientifique et, dans une perspective de partenariat avec la famille, les traitements reprennent.

L’inconfort devant la mort est certain ; les cliniciens l’abordent avec difficulté, les familles tout autant. Les pronostics sombres incitent au silence (Clemente 2015). Ne faudrait-il pas aborder la mort comme possibilité dès que nous sommes devant la grande maladie ? Lorsque le chirurgien américain Atul Gawande (2014) se demande si les médecins sont les meilleures personnes pour prendre en charge les patients dont la guérison est compromise, il soulève, en quelque sorte, l’ambiguïté inhérente au partenariat soignant-soigné-famille, spécialement lorsque les possibilités thérapeutiques et l’espoir modulent les trajectoires incertaines. De la même façon, certains soignants (non-médecins) suggèrent qu’il faudrait porter la voix des personnes qui sont moins entendues dans les lieux où ces décisions sont amorcées. Un rôle actif accordé aux soins palliatifs, entendus comme des soins qui ne visent pas la guérison, mais le confort de la vie présente, permettrait-il d’ouvrir la discussion par-delà la triade médecin-patient-famille ? Est-ce tout le projet palliatif qui doit être repensé tant pour les cliniciens que pour les patients et leur famille ?

Il n’en reste pas moins que, pour certains, cette prise de décision « touche au fondement même de la responsabilité de soigner » (Hirsch 2004 : 114). Il s’agit là d’une question éthique, d’une obligation morale au coeur de la pratique médicale qui fait appel au sens du bien et du juste (Ricoeur 1990). Lorsque Lazare Benaroyo (2006 : 83) décline les jalons d’une éthique de la responsabilité en médecine clinique, il énonce en premier lieu une « conscience éthique face à la souffrance de l’autre », suivie d’une promesse d’aide et de l’agir scientifique. Comment faire en sorte que cet agir ne soit pas contraire à la promesse d’aide ? Si le soin peut être compris comme un engagement d’ordre moral, le refus quasi opaque de tendre vers une approche palliative des parents (et le maintien d’une médecine souvent agressive jusqu’à la fin) ou l’absence générale de ces soins en milieu adulte (gériatrie et CHSLD) témoigne-t-il d’une forme d’abandon de la part des médecins ? Et qui abandonne-t-on ?

À la lumière de nos recherches, nous nous interrogeons sur ce « devoir de non-abandon » (Hirsch 2004) : vise-t-il la personne en fin de vie ou ses proches ? Dans la rencontre avec la mort, les soignants évoquent tour à tour un inconfort moral devant ce qui est devenu une « gestion » de la mort. Pourrait-on alors déjouer les dynamiques documentées en donnant plusieurs voies au « juste et au bien » ? Si les partenaires de la rencontre demeurent la triade, les lieux de discussion des voies à envisager gagnent à être pensés comme des lieux collaboratifs et interdisciplinaires (par-delà les professions médicales). Peut-être sortirons-nous alors des ornières qui jalonnent les trajectoires de jeunes et de moins jeunes qui rencontrent la grande maladie, et ce, malgré la volonté toujours renouvelée des équipes soignantes de mieux faire.