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Lorsqu’on utilise l’expression courante « creuser sa tombe » ou « creuser sa fosse » — assez commune en français tout comme dans plusieurs autres langues —, on fait généralement référence à nous-même ou à quelqu’un d’autre à l’origine de son propre malheur. La métaphore est claire, l’allusion pertinente. Cependant, si nous sortons du plan métaphorique pour descendre au niveau du réel, la question peut changer radicalement : creuser sa propre tombe — ou, de manière plus prosaïque, acheter une concession funéraire, y faire placer un monument avec son propre nom, y ajouter une photo et commencer à en prendre soin régulièrement — peut se transformer en une expérience sinon agréable, du moins apaisante.

À partir d’une ethnographie multisituée menée dans les cimetières de différents pays sur trois continents (Europe, Amérique du Sud et Amérique du Nord), nous verrons dans cet article comment, pour des individus dans la phase finale de leur vie, en raison de l’âge ou d’une maladie, la fréquentation d’une nécropole devient un élément clé pour gérer les dernières étapes du passage de la vie à la mort. Notre analyse peut être définie comme multisituée non seulement au sens géographique, mais aussi, d’une certaine manière, du point de vue de son évolution théorique : il s’agit d’un thème qui a progressivement attiré notre attention à partir de rencontres ethnographiques qui ont eu lieu lors de différentes recherches menées au cours des cinq dernières années. D’abord en Italie, lors de l’analyse des cimetières de la région de Perugia [Pérouse] ; ensuite au Brésil, en travaillant sur la religiosité populaire et les saints des cimetières ; et, enfin, aux États-Unis, où j’observe le « multiculturalisme funéraire » à Chicago[1]. Chaque fois je suis tombé sur des personnes différentes par leur langue, culture et religion, mais animées par la même volonté : faire des cimetières des lieux incontournables de la dernière portion de leur vie, sans attendre la mort pour faire partie du paysage funéraire. Ce sont, dans tous les cas, des rencontres fortuites[2] qui ont conduit à des rencontres ultérieures — jamais en dehors des cimetières — et, enfin, à des moments de conversation structurée au cours desquels il a été possible de recueillir les informations présentées dans cet article.

Le parcours qui a mené ces individus — en général des personnes âgées, mais pas forcément veuves ou seules — dans les cimetières de leur ville est souvent le même : à un moment donné de leur vie, pour des raisons souvent similaires, ils ont choisi un cimetière et décidé d’y construire leur tombe ; ils ont aussi pensé aux matériaux, aux symboles et à l’épitaphe. Parfois, ils ont décidé d’en parler avec quelqu’un, mais la plupart du temps ils l’ont fait par eux-mêmes. Ces hommes et femmes sont devenus, en fait, les architectes et les décorateurs de leur dernier foyer qui, dans certains cas, sera aussi celui de leur famille. Ainsi, à partir de différentes formes de recherche anthropologique dans les cimetières, j’ai aussi pu me confronter à une anthropologie comparative du regard sur la mort et le mourir, mais des goûts et préférences individuels également, des dernières volontés et des derniers rêves à réaliser — avant qu’il ne soit trop tard — sous la forme d’une chapelle, d’un buste, d’un petit jardin, d’une photo ou encore d’une citation littéraire. Cette démarche peut aussi signifier, comme l’un de mes informateurs me l’a dit, une fois, à propos de l’achat de sa tombe, comprendre le sentiment, apparemment sans frontières, d’« avoir une dernière tâche à accomplir » avant de quitter la vie.

Différents par la langue, la culture et l’histoire de vie, les informateurs rencontrés ont cependant quelques caractéristiques en commun : tout d’abord, la possibilité d’acheter et d’embellir une tombe, ce qui fait qu’ils appartiennent tous, dans leur propre contexte social, à une classe sociale moyenne ou aisée. Ensuite, même si l’aspect religieux n’a vraiment pas eu un rôle de premier plan dans nos conversations, il s’agit toujours d’un paysage spirituel chrétien : catholique en Italie et au Brésil, protestant aux États-Unis. Ces deux éléments peuvent influencer — peut-être inconsciemment, dans le cas de l’aspect religieux — des comportements et des choix similaires chez des individus qui ne se connaissent pas et vivent à des milliers de kilomètres les uns des autres.

La plupart des cimetières visités ont, eux aussi, une caractéristique en commun qui transcende leurs différences en matière d’architecture, de patrimoine artistique et de symbolisme religieux et culturel : ce sont des lieux dans lesquels la pierre, le bronze, le silence et, souvent, la présence de la nature ont permis aux vivants de penser à la mort de façon constructive et artistique, de manière à ne pas la subir mais, au contraire, à la maîtriser jusqu’à faire d’un monument funéraire une seconde maison et d’un cimetière un espace de mémoire, individuelle et collective, et aussi de vie quotidienne.

S’acheter une tombe : entre théorie et pratique

Quand on imagine quelqu’un capable de construire sa propre tombe ou son mausolée, on pense généralement aux complexes funéraires monumentaux voulus par les souverains absolus du passé — dont les pharaons égyptiens et leurs célèbres pyramides (Dodson 2000), d’un côté, et l’immense mausolée souterrain de l’empereur Qin Shi Huangdi en Chine (Portal 2007), de l’autre, constituent probablement les exemples les plus évidents. Plus modestement, au début du XXe siècle, en France, le facteur Ferdinand Cheval a aussi travaillé à la construction de sa propre tombe, dans le petit cimetière de Hauterives (Drôme). Passionné d’art égyptien, il passa les dernières années de sa vie à réaliser une chapelle funéraire si bizarre et originale que, désormais classée au titre des monuments historiques français[3], elle est devenue l’une des attractions touristiques de la région. De l’autre côté de l’Atlantique, la célèbre poète et nouvelliste brésilienne Cora Coralina est aussi connue pour avoir commandé et fait réaliser en 1965 sa propre pierre tombale en granit, qu’elle garda pendant vingt ans, jusqu’à sa mort, à l’âge de 96 ans, dans sa maison, en changeant systématiquement sa place en accord avec le reste du mobilier (Borges 2018).

Si des formes d’originalité, voire de « mégalomanie funéraire », peuvent faire histoire, il convient de rappeler que l’idée du respect qu’on doit aux morts ne passe pas toujours par la préservation du cadavre et la construction d’un monument funéraire plus ou moins imposant, comme nous le verrons mieux par la suite.

En discutant le processus d’acceptation de la mort — dont l’achat et l’entretien d’une tombe de la part d’un vivant font partie —, il nous semble important de mentionner aussi, quoique rapidement, certaines formes et pratiques qui, nées dans un pays précis, sont en train de gagner en popularité au-delà de ses frontières[4]. On fait référence, par exemple, au seizenso — au sens propre : « funérailles du vivant » —, pratique surgie au Japon au début des années 1990 (Suzuki 2014) et aujourd’hui répandue aussi en Corée du Sud et au Royaume-Uni. Il s’agit d’organiser un rituel funéraire avant la mort du sujet : dans le cas de malades terminaux, on essaie de leur donner la possibilité d’éprouver l’affection de parents et d’amis avant de mourir et, donc, de partir paisiblement. Dans le cas, lui aussi commun, d’une personne en bon état de santé — victime, peut-être, d’une dépression ou qui passe par une phase difficile de sa vie —, le seizenso est censé lui donner une nouvelle perspective sur la vie à partir de la confrontation avec la mort. Dénommé, de manière plus familière, fake funeral [fausses funérailles] en Grande-Bretagne, où il s’est répandu à partir des années 2000, il peut changer dans la forme, en étant adapté à une autre langue et culture, mais le principe reste le même : ne pas attendre la mort de quelqu’un pour lui démontrer respect, affection, amour, et l’aider à mieux vivre le temps qui lui reste. Quelque part liée aux fausses funérailles, l’expérience Death Over Dinner [Mort autour d’un souper], aujourd’hui pratiquée dans plusieurs pays — aux États-Unis et en Australie, entre autres —, consiste à organiser des soupers, souvent au profit de malades terminaux, au cours desquels on parlera de manière constructive et conviviale de fin de vie et du « mourir » (Hebb 2018). Enfin, il existe d’autres organisations et associations qui travaillent, depuis longtemps, avec l’écriture comme instrument thérapeutique pour affronter et élaborer des expériences fort émotionnelles, dont la mort fait certainement partie (Pennebaker 1997).

À côté de toutes les possibilités jusqu’ici mentionnées, il faut quand même noter que, jusqu’à présent, ce qui est le sujet principal de cet article — l’achat et l’entretien d’une tombe comme moment clé de la dernière partie de la vie d’un individu — ne semble pas avoir suscité beaucoup d’intérêt chez les chercheurs. Et pourtant, élaborer, planifier et mettre en oeuvre ce genre de projet, c’est un peu plus compliqué qu’organiser un souper ou des séances d’écriture. Il faut, tout d’abord, avoir la possibilité de payer — souvent très cher — pour obtenir une concession funéraire, ce qui n’est pas toujours évident, surtout dans les grandes villes et leurs cimetières généralement saturés, où l’espace disponible est rare, voire insuffisant. Pouvoir s’acheter un espace n’est que la première étape d’un processus bureaucratique parfois chaotique : une fois qu’on a accès à un terrain dans un cimetière, il faut tout d’abord établir avec la mairie ou avec la société qui le gère — cela dépend si le cimetière est public ou privé — la durée de la concession. Dans la plupart des grandes villes européennes, les concessions à perpétuité sont de plus en plus rares, pour les questions d’espace déjà évoquées mais aussi pour pouvoir revendre (techniquement, louer) plusieurs fois le même espace au cours des décennies. Aux États-Unis et au Canada, en revanche, où l’espace n’est presque jamais un problème, il est encore possible d’obtenir des concessions perpétuelles[5]. S’il n’est possible d’acheter que des concessions de dix, vingt ou même cinquante ans, celles-ci sont souvent renouvelables ; la personne qui achète et entretient sa tombe peut alors espérer qu’à l’expiration du contrat des membres de sa famille — s’il y en a encore et s’ils le veulent — éviteront que le lot soit repris par le propriétaire du cimetière et les restes humains qu’il contient incinérés ou placés dans des ossuaires communs et anonymes. Enfin, le choix même du monument funéraire peut dépendre de la législation locale et du règlement de chaque cimetière : en général, plus un cimetière est ancien et historique, plus il y aura de contraintes à respecter, tant dans la construction du monument et dans le choix des matériaux qu’à propos des objets et des décorations qu’on peut ou pas y déposer, mais aussi des épitaphes qu’on voudra graver.

Tout ce qu’on vient de dire jusqu’ici sert surtout à démontrer que, souvent, le choix fait par certains de dédier la dernière partie de la vie à la construction et à l’entretien de sa tombe n’est ni le plus simple ni le plus abordable. Et pourtant, en arpentant les cimetières à la recherche de suggestions anthropologiques, historiques et patrimoniales, il m’est arrivé de croiser des personnes pour lesquelles l’espace funéraire est devenu un espace de vie quotidienne, du moins pour le temps qui leur reste encore à vivre. Pour certaines d’entre elles, le fait de construire leur propre tombe a signifié aussi construire une relation positive avec un cimetière — et avec la mort —, ce qu’elles n’auraient jamais cru possible quelques mois auparavant. Si le calendrier et les raisons de ces choix peuvent varier, à leur origine il y a toujours — ou presque — deux conditions qu’elles ne peuvent pas changer et qui ont une relation privilégiée avec la mort : maladie et vieillesse.

Bien vieillir, au cimetière

À l’ère des médias sociaux, on a un millier d’amis sur Facebook et, en fin de compte, on est seul. Personne ne viendra déposer des fleurs sur notre tombe quand nous serons partis. Nous avons donc décidé de faire cavalier seul.

Samantha

Samantha et Pietro[6] ont tous les deux soixante-quinze ans et vivent dans une petite ville pas loin de Perugia, en Ombrie, en Italie centrale. Ils n’ont ni enfants ni proches dans la région, où ils ont emménagé il y a plusieurs années après avoir décidé d’abandonner le chaos de Milan. Dans leur maison un peu éloignée du centre-ville et entourée par des vignes et des oliviers, ils vivent, disent-ils, une « solitude confortable en couple » qu’ils imaginent continuer même après leur mort que, tous deux, considèrent ne pas être trop éloignée malgré l’absence de problèmes de santé graves. Depuis quelque temps, ils ont donc décidé d’« anticiper » la mort et « de lui faire une surprise », comme le dit Pietro : ils ont acheté leur loculus — un espace suffisant pour deux cercueils — dans le cimetière local. Il s’agit d’une dalle horizontale de marbre au deuxième niveau (sur cinq de hauteur) d’une structure verticale, adossée à l’un des murs d’enceinte du secteur historique du cimetière où, parfois, il est encore possible d’obtenir une concession, au lieu d’une autre plus ancienne et désormais abandonnée. Ils y ont déjà placé une photo et gravé leurs dates de naissance. Pas de fleurs, pour l’instant. Le choix de la photo n’a pas été simple : Pietro voulait une photo récente tandis que Samantha en préférait une qui se trouve dans leur chambre à coucher et qui les montre à l’âge de vingt-cinq ans, alors qu’ils étaient témoins du mariage d’un ami. C’est cette dernière qu’on peut voir sur leur tombe :

Parfois je me demande s’il y a des gens qui passent à côté de la tombe, regardent la photo et, peut-être, pensent : « Oh, les pauvres… ils sont morts tellement jeunes »… Ils font attention à la photo et ne voient pas qu’il n’y a toujours pas de date de décès… Peut-être qu’ils prient pour nous, ce qui ne fait pas de mal, même si nous sommes encore en vie !

Pietro

Ils vont ensemble au cimetière tous les samedis matin, après le petit déjeuner. Parfois, ils s’y promènent aussi pendant la semaine. Ni l’un ni l’autre ne se souvient d’y être jamais allé seul. C’est quelque chose qu’ils font ensemble, naturellement, comme ils font tout le reste.

Les habitants de la ville, du moins ceux qui ont entendu parler de cette histoire, semblent perplexes. Les plus honnêtes de tous — Samantha et Pietro disent cela avec un sourire — leur ont déjà dit, simplement et clairement, que « c’est du temps et de l’argent perdu ! » D’autres, en revanche, ont déclaré qu’ils iront déposer des fleurs sur la tombe du couple, une fois qu’il y sera ; Samantha le mentionne avec l’air de ne pas trop y croire et de ne pas s’en soucier, même si elle tient à rajouter une chose :

Au début, c’était censé être à nous deux — seuls. J’étais contente que ce ne soit qu’à nous… Mais, tu le sais, tu sais comment cela fonctionne, dans les villages. Ce n’est pas la grande ville. Ils ne le font pas par malice, au contraire, mais ici les gens sont curieux, ils veulent savoir… Je le répète, ce n’est pas un problème, mais j’aurais été plus heureuse si c’était resté quelque chose de plus intime, juste entre Pietro et moi.

En tout cas, après avoir appris à vivre ensemble, un peu à l’écart du reste de la société — y compris de leur fils et sa famille, avec qui ils parlent rarement, au téléphone —, le couple est en train d’apprendre à mourir ensemble, en affrontant le processus de vieillissement avec un esprit constructif — dans tous les sens du terme — et aussi dans une perspective préventive. Il est fort probable qu’ils ne mourront pas au même moment ; ils le savent. Pour cette raison, construire une relation avec le cimetière et l’intégrer dans la vie quotidienne deviendra aussi un point d’ancrage pour celui ou celle — « le malheureux », comme ils disent — qui devra passer les dernières années seul. Près de la tombe, il ou elle pourra au moins retrouver une partie de l’intimité domestique perdue et des souvenirs de bonheur à deux, en attendant de rejoindre l’autre derrière la dalle en marbre.

Il s’agit d’un choix radical de vie (et de mort) en couple, celui que Samantha et Pietro revendiquent, qu’on a retrouvé — presque de façon identique — à l’autre bout du monde, au Brésil, au coeur de l’État de São Paulo. Ici, Paulo se rend au moins quatre fois par semaine dans le Cemitério da Saudade [cimetière de la Saudade], situé dans le quartier des Campos Elísios, pas loin du centre-ville de Ribeirão Preto, pour inspecter et nettoyer sa tombe. Sa femme, qui était un peu plus âgée que lui, est décédée il y a deux ans. Lui, quatre-vingts ans, a décidé qu’il continuerait à maintenir une « vie de couple » malgré la mort de son épouse, en attendant de la retrouver dans l’au-delà. Le choix de faire construire le tombeau de sa femme et, surtout, d’y avoir ajouté aussi sa propre photo et sa date de naissance, de « se visiter » fréquemment au cimetière, de prendre soin de leur « petit appart » — comme il le définit — en nettoyant soigneusement la surface en céramique orangée qui recouvre la structure en béton, lui donne la sensation de se sentir moins seul et, surtout, très calme en attendant le dernier souffle. Selon lui, la décision d’ajouter immédiatement son nom et sa photo à côté de ceux de sa femme a été instinctive, naturelle. Cette décision — tout comme certaines conséquences « inattendues » — lui a aussi permis de mieux réfléchir sur ses relations familiales :

Il y a quelque temps, des proches qui habitent à Limeira sont venus ici, à Ribeirão Preto ; ils ont visité le cimetière et ont « découvert » que j’étais mort ! Ils sont rentrés chez eux et ont appelé l’autre soeur de ma femme, qui leur a expliqué que je n’étais pas du tout mort… Bon, tu veux savoir une chose ? Je suis content qu’ils aient pris peur. Ils sont venus dans la ville, au cimetière, voir les morts, et ils ne m’ont même pas prévenu ! Je veux dire : tu vas voir les morts et pas les vivants ? C’est pour ça aussi que j’ai préparé ma tombe. Je n’ai pas trop confiance en eux…

Paulo

Heureusement pour Paulo, ses enfants et petits-enfants qui habitent dans le même quartier et lui rendent visite très souvent le gardent occupé et le rendent heureux. Ils sont le témoignage de ce que lui et sa femme ont construit ensemble. Bien qu’ils aient montré peu d’enthousiasme pour le choix de leur père, Paulo est satisfait de savoir qu’il ne leur laissera aucun problème au moment de sa mort. Tout est prêt. Lui aussi. Il ne reste qu’à attendre et, entre-temps, à apprendre aux petits-enfants à jardiner et aller au cimetière autant que possible.

Les deux exemples qu’on vient de présenter nous montrent comment la construction d’une relation de couple, même solide, peut nécessiter quelque chose d’encore plus solide — du marbre, du granit, une photo — pour s’avérer efficace quand la mort approche et, surtout, lorsqu’elle saisit l’un des deux. Que ce soit en couple (Samantha et Pietro) ou seul (Paulo), le fait de nettoyer sa tombe, d’y apporter des fleurs et d’y verser de l’eau fraîche, de brosser les feuilles mortes ou la poussière — bref, de se comporter comme à la maison — construit une routine qui homogénéise la vie quotidienne et la vie éternelle, le décès de l’un des deux n’étant qu’un petit « accident » qui interrompra — ou qui a déjà interrompu — la vie en commun pendant seulement un court laps de temps.

Si la vie de couple peut transformer la vieillesse en intimité, lorsque — au contraire — on se retrouve à affronter la dernière partie de la vie sans la compagnie de personne, la solitude peut devenir impitoyable. Ceux qui travaillent avec les aînés savent très bien que « l’isolement social et la solitude affectent considérablement la santé physique et mentale des personnes âgées » (OMS 2016 : 125) et peuvent avoir « un impact significatif sur le risque de limitations fonctionnelles, d’invalidité et de décès » (ibid. : 210). Dans ce cadre, pas du tout inhabituel dans de nombreux contextes urbains et métropolitains européens ou américains, et malgré les recommandations régulières de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et les efforts faits par diverses municipalités et associations, c’est dans un cimetière et par la construction de leur tombe que certains individus peuvent défier la solitude, continuer à se sentir actifs et utiles et, pourquoi pas, essayer d’apprivoiser le mourir.

Toujours au Brésil, dans une ville près de Ribeirão Preto, João, quatre-vingt-deux ans, est en train de suivre — sans pourtant le connaître — l’exemple du précité facteur français, Cheval, en construisant depuis désormais un an et demi son propre monument funéraire. Il a déjà investi près de 45 000 reais[7] dans la construction. Son nom est gravé en lettres capitales dorées sur le granit noir de la grande chapelle funéraire, au-dessus de l’espace vide où sera installée une porte en métal qu’il n’a pas encore achetée. La photo aussi est absente, tout comme les inscriptions que João veut faire graver sur la pierre et qui rendront compte de sa vie de médecin dans la ville, de son activité politique locale et de son travail de passionné de l’histoire de la région. João ne semble pas du tout pressé d’achever le monument. Bien sûr, les années de vie commencent à être nombreuses et les visites presque quotidiennes au cimetière deviennent chaque été — quand la chaleur tropicale est insupportable, même pendant la nuit — plus difficiles. Pourtant, comme il le répète chaque fois qu’il parle de ce sujet, « ce n’est pas pour l’instant qu’[il va] la terminer, [s]a chapelle. »

Seul, divorcé de sa femme depuis bien longtemps, avec peu de contacts avec son fils et sa famille qui vivent dans un autre État de cet immense pays sud-américain, la routine des visites au cimetière pour superviser la construction de la chapelle marque aujourd’hui sa vie comme, il y a des années, le faisaient ses engagements en tant que médecin et politicien. Désormais, faute de secrétaire, ce sont les ouvriers chargés de construire la tombe qui écoutent patiemment ses instructions. Avec les consignes pour construire la chapelle, il y a aussi un grand nombre d’histoires qu’il leur faut écouter. Chaque détail, symbole et projet d’épitaphe leur a été expliqué maintes fois, sous leur rapport avec l’histoire et la politique locale, dont João parle très souvent. Projeté dans le passé par le souvenir de ses activités au service de la communauté, mais aussi dans le futur par la construction du monument qui gravera sur la pierre sa vie de citoyen, l’homme vit un présent de grande activité où le cimetière occupe une place centrale :

J’ai connu la plupart des gens qui sont enterrés ici. Certains d’entre eux ont été conseillers avec moi, d’autres mes voisins. Je suis l’un des derniers de cette génération… D’une certaine manière, ils m’attendent… Mais laissons-les attendre encore un peu, n’est-ce pas ? Le temps de construire un monument plus beau et plus grand que les leurs. [Riant.]

Conscient que l’emplacement du monument est aussi important que sa qualité architecturale — et craignant que son fils, arrivant de loin une fois apprise la nouvelle de sa mort, ne fasse pas le bon choix —, João s’est également assuré que sa grande chapelle funéraire se trouve dans une position privilégiée, le long de la rue principale qui, de la porte du cimetière — un espace rectangulaire et plat, parsemé de quelques arbres et buissons et dominé par une multitude d’anges et de croix —, conduit au mur du fond, où se trouve le cruzeiro[8]. De plus, pour mener à bien son projet, João s’occupe également d’autres détails, dont le choix du cercueil dans lequel il reposera une fois mort :

C’est important. C’est certainement important. D’ailleurs, lorsque vous achetez une maison, n’achetez-vous pas également les bons meubles par la suite ? Je veux choisir le cercueil, je veux qu’il soit de mon goût… Rien d’excessif, pour l’amour de Dieu. Mais je veux décider du type de bois, des poignées… tout ! Mais pas maintenant. La chapelle, d’accord ; mais le cercueil : pas maintenant. Il reste encore beaucoup de temps pour le cercueil… J’aime bien venir ici, cela me fait du bien… mais je n’ai pas hâte de venir me reposer ici ! [Riant.]

Malgré sa solitude domestique, João a gardé un réseau de relations amicales et de voisinage assez vivant. Pratiquement tout le monde, dans le quartier, connaît la tombe en construction : en fait, elle est devenue le grand sujet de conversation de João (et à propos de João) : « Le jour où le monument sera achevé, j’organiserai un churrasco[9] », dit-il. « Je le ferai chez moi. Mais j’aimerais aussi le faire ici, dans le cimetière… » Quoi qu’il en soit, on peut dire que la construction de la tombe semble pour João — et pour sa vie quotidienne — bien plus importante que sa finalisation. Il faudra probablement attendre encore longtemps avant que le churrasco soit organisé…

Si les discours de João finissent toujours par revenir sur des thèmes qui lui sont chers — histoire, politique et, bien sûr, sa tombe —, il est indéniable qu’à la base de son choix se trouve implicitement et, pourtant, évidemment, un autre élément tout aussi important, voire plus : l’indépendance — un thème central lorsque l’on considère la qualité de vie des personnes âgées. Ce n’est pas un hasard si l’indépendance — à savoir la capacité de gérer sa vie et ses relations à partir d’une situation de réelle autonomie physique, spirituelle et aussi économique — est de plus en plus considérée comme un facteur clé dans l’analyse du bien-être subjectif des individus ayant plus de soixante-cinq ans. On parle d’une donnée capable d’influencer radicalement leur attitude, la façon dont ils regardent le passé, vivent le présent et se projettent dans le futur (Menniti et al. 2006 : 54). Dans les faits, il s’agit d’un sujet sous-jacent et souvent non explicité verbalement que, toutefois, nous avons entrevu dans tous les exemples ethnographiques jusqu’ici rapportés, et que nous allons retrouver encore une fois, sous une forme absolument claire, en nous déplaçant de quelques milliers de kilomètres au nord du Brésil, aux États-Unis.

Mourir, indépendamment

Je pense seulement que c’est intelligent de se préparer, d’être prêt. Je ne le dis pas de manière morbide, je ne suis pas comme ça… Juste : je sais que j’ai un cancer ; je suis vieux, et ça, c’est pas mal, car le cancer avance lentement… En tout cas, ça avance… Je ne veux pas donner de problèmes à ma famille mais, tu sais, on ne sait jamais… Combien de temps ça va prendre ? Je serai responsable de leur préoccupation mais, au moins, je ne veux pas être responsable de cela [acheter une tombe, remplir la paperasse et préparer les funérailles]. Ma planification permettra à ma famille d’économiser beaucoup de travail, de temps et de soucis. Je peux le faire et je le fais. Pour eux… et pour moi aussi !

Jack

Jack, quatre-vingt-un ans, habite un quartier tranquille dans la proche banlieue nord-ouest de Chicago, une région dans laquelle se trouvent certains des principaux cimetières de la ville : c’est dans l’un d’eux, un vaste parc où cerfs, écureuils, lièvres et canards sauvages se promènent tranquillement entre les arbres, les tombes, les obélisques et les quelques grandes chapelles funéraires, que nous nous sommes rencontrés au début d’une journée d’automne. Pendant trente ans de vie dans le quartier, Jack n’avait jamais visité le cimetière : trop de travail avec son cabinet de conseil financier, trop peu de temps libre. Ensuite, même à la retraite, il avait préféré continuer à visiter d’autres endroits, plus animés. Jack a mis les pieds pour la première fois dans le grand cimetière environ un mois après avoir découvert qu’il avait un cancer plutôt agressif. Après une vie passée sous la bannière de l’action, sa réaction presque automatique a été de se mettre à organiser (aussi) la partie finale de sa vie. Il a pris rendez-vous avec l’administration du cimetière, il a choisi un emplacement dans le grand parc et opté pour un modèle de pierre tombale assez simple, parmi la douzaine qui figuraient dans la brochure qu’on lui a montrée. Il a demandé que le monument soit mis en place tout de suite et a commencé à suivre le processus de préparation du terrain et de construction de la tombe. Ne s’agissant pas d’une grande structure, il a fallu peu de temps — quelques jours — pour que tout soit prêt. Et pourtant, Jack a ensuite continué à se rendre régulièrement au cimetière, pour vérifier que tout est en ordre, pour s’assurer que la tombe est toujours propre, qu’aucune branche d’arbre ne tombe dessus ou qu’on n’y retrouve pas des excréments d’animaux. Il s’est également lié d’amitié avec deux employés du cimetière, avec lesquels il parle d’économie (souvent en analysant le marché funéraire, dont il est devenu un expert), d’investissements, du coût des funérailles et de questions pratiques.

Ses proches — surtout sa femme, mais aussi ses deux fils et ses petits-enfants — semblent lui avoir laissé la totale liberté de prendre de telles dispositions : une décision que l’on comprend être liée au respect du caractère et du mode de vie de Jack, mais qu’on peut aussi lire dans le plus complexe cadre de l’élaboration du processus de mourir, pour lui, et d’un pré-processus de deuil pour eux. « Je ne sais pas si ma famille a vraiment aimé cela, quand elle l’a su, dit Jack. En tout cas, elle n’a rien dit de spécial. Maintenant, parfois, le sujet nous fait même sourire ensemble, et sourire à propos de la mort, c’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ? »

Si le renforcement des contacts humains entre la personne qui sait qu’elle va mourir et sa famille est, évidemment, très important dans de telles circonstances, nous avons également appris à quel point il peut être important pour l’individu mourant — et pour sa relation avec les autres — d’être impliqué dans le parcours pratique et organisationnel de son départ. Il s’agit, quelque part, de l’autre côté du processus qui consiste pour les familiers à passer par l’expérience thérapeutique d’habiller le corps du défunt, de préparer les funérailles et, dans certains cas, d’actionner le mécanisme qui fait descendre le cercueil dans le trou (Schwass 2005 : 25). Avant que les autres fassent cela pour mieux pouvoir continuer à vivre, celui qui sera le protagoniste silencieux des funérailles, le mort, a lui aussi le droit de se préparer pour l’acte final de sa vie familiale et sociale — et de le préparer. De plus, dans le contexte de la société américaine, où l’importance et l’indépendance d’une personne sont souvent — et malheureusement — définies par son argent et son pouvoir d’achat, l’aspect économique de la question fait partie intégrante de la réflexion sur la mort. « Bien mourir », pour Jack, d’autant plus si l’on se souvient de sa profession, signifie donc penser à gérer au mieux l’aspect financier du dossier. Il a choisi un des cimetières près de chez lui en pensant aussi au confort de sa femme qui, il l’espère — et il le dit avec le sourire de celui qui n’a pas de doute —, ira lui rendre visite fréquemment. Jack n’a pas envisagé la crémation : il fréquente une église protestante où cette pratique est courante ; cependant, il dit qu’il n’aime pas penser que son corps sera un jour « mis au four, comme une pizza ». D’autre part, il s’est longuement renseigné sur Internet sur les prix, les avantages et les inconvénients de l’inhumation. Il a opté pour une concession perpétuelle, certainement plus chère, pour s’assurer que ni sa femme ni, éventuellement, ses enfants n’auront à se soucier de la question dans l’avenir. Pour la même raison, il a choisi un emplacement dans un secteur quelque peu écarté du cimetière, où une parcelle capable d’abriter jusqu’à huit cercueils lui est revenue moins chère qu’une, plus petite, disponible près du beau petit lac au coeur de la nécropole.

Encore plus que l’achat de la sépulture, ce qui a surpris la famille de Jack a été la naissance de cette relation privilégiée avec le cimetière et, en particulier, avec la tombe. Surtout, l’attention presque maniaque à la propreté de cette dernière a étonné sa femme, Susan, qui l’accompagne occasionnellement au cimetière : « L’autre jour, j’ai trouvé un produit de nettoyage dans la maison. Pour la première fois depuis de nombreuses années de mariage, j’ai trouvé un produit de nettoyage, dans la maison, pas acheté par moi. Ce n’était pas pour la maison : c’était pour la tombe ! », dit-elle en riant. Ensuite, elle redevient sérieuse : « Il oublie d’acheter les médicaments, mais n’oublie pas de nettoyer la tombe… » Jack, tout près, ne dit rien et regarde la pierre tombale d’un soldat mort en Afghanistan à l’âge de trente ans : un jour, peut-être pas si lointain, il sera l’un des voisins de ce jeune homme parti mourir à l’autre bout du monde…

Le thème de la propreté de l’espace, dans le cadre de la relation avec sa propre tombe, a été récurrent au cours de toutes mes rencontres. Partout, peu importe la ville ou même le continent, il semble très important de garder la sépulture propre. Je l’ai vu aux États-Unis, au Brésil et plus encore en Italie, où la propreté est un thème central dans le rapport de la société italienne avec l’espace domestique : on nettoie quand on invite quelqu’un à souper, on nettoie quand les enfants vont visiter les parents ou les grands-parents, on le fait surtout quand le curé passe pour bénir… Bref, on nettoie toujours. En tout état de cause, l’acte de nettoyer est intrinsèquement domestique. Comme le dirait Tamar Pitch (2013), il fait partie de la morale bourgeoise centrée sur le « décorum » et, en même temps, il devient une métaphore du contrôle : nettoyer la maison signifie régler et contrôler le flux de la vie domestique. Peut-être, alors, qu’en nettoyant régulièrement leur tombe — et en y apportant, à l’occasion, des fleurs de l’arrière-cour, créant ainsi une continuité esthétique et symbolique avec l’espace domestique —, ces personnes essaient, après tout et une fois de plus, de maîtriser la mort ?

Nécropoles apaisantes : la conclusion d’un parcours

Depuis quelque temps je me demande si les cimetières, à long terme, ne sont pas destinés à « mourir ». Les espaces de la mort ne sont pas nécessairement éternels. Par ailleurs, Thomas Laqueur (2015) nous rappelle comment le cimetière, tel que nous le concevons aujourd’hui, est né il n’y a pas si longtemps dans la France postrévolutionnaire du début du XIXe siècle, d’où il s’est vite répandu en Europe et ailleurs. En tout cas, je ne pense pas qu’ils risquent d’être détruits pour faire place à des vivants toujours plus nombreux ; plutôt, je me demande s’ils se transformeront de plus en plus en espaces de mémoire collective, muséaux, ou en espaces verts, ou tout cela ensemble, en perdant progressivement leur caractéristique de lieux « naturellement » destinés à l’emplacement quotidien des défunts. Les pratiques funéraires évoluent, plus ou moins rapidement selon les pays et les cultures : dans des pays comme les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, la Suède, l’Australie et bien d’autres, de nouvelles options remplacent de plus en plus l’enterrement traditionnel. La crémation est la plus évidente, mais certainement pas la seule. Donner son corps à la science, se faire enterrer au milieu d’une forêt, faire disperser les cendres dans l’océan, les garder à la maison dans une urne à la mode à côté de la télévision ou les faire transformer en bijoux ou en tatouages (Wilson et Chiveralls 2013 ; McCormick 2015)… les gens ont de nombreuses options aujourd’hui, et la décision finale semble de plus en plus appartenir aux mourants, ce qui n’est pas, en soi, négatif.

En ce sens, le choix fait par Samantha et Pietro, Paulo, João et Jack semble les situer dans une position intermédiaire entre la tradition et sa rupture et nous offre la possibilité de réunir leurs histoires, en allant vers la conclusion de cet article : d’une part, ils semblent tous ressentir la nécessité de disposer d’un lieu « logique » de sépulture, le cimetière, avec lequel créer un lien spécial à partir des plus traditionnelles parmi les pratiques funéraires caractéristiques de leurs contextes sociaux, à savoir l’enterrement ou l’inhumation dans une niche ; d’autre part, ils ont tous fait le choix quelque part « transgressif » de ne pas attendre la mort et l’intervention d’autres personnes pour s’occuper de tout cela, en transformant leurs dernières années de vie — et le processus du mourir — en un manifeste d’indépendance et en une expérience vécue activement et de manière constructive, au sens pur du terme. C’est un choix sans doute original qu’on peut lire à partir (aussi) de l’analyse proposée par Andrew Lakoff (2017) sur la réaction individuelle au bouleversement. Bien que sa perspective soit surtout orientée vers des événements historiques et des contextes sociaux très vastes, Lakoff saisit l’importance de la « préparation » (preparedness) — encore plus que de la « prévision » — en tant qu’élément capable d’atténuer la vulnérabilité individuelle et collective face à la crise et aux catastrophes. Ici, il s’agit simplement d’accompagner les protagonistes de nos rencontres ethnographiques, d’une perspective collective de préparation à la « fin du monde » à une dimension, plus intime et personnelle, de « fin de soi-même ».

Indépendamment de l’aspect religieux et des pratiques funéraires qui s’y déroulent, les cimetières ont toujours eu le but (entre autres) de fournir un espace physique et émotionnel de préparation et « de confort » face à la mort : ce sont des lieux de mémoire et d’espoir où, comme nous le rappelle Philippe Ariès (1977) en citant littéralement le poète Jacques Delille, « [d]es pleurs versés sur mon cercueil / [c]haque goutte, en tombant, fera naître des roses ». Les cimetières et les rituels qui s’y déroulent servent aussi à transformer la mort : une rupture sociale devient quelque chose qui peut être traité et lu dans un processus plus vaste — aussi bien individuel que collectif — dont chacun fait partie, que ce soit dans le passé, le présent ou le futur. Et si la plupart des traditions funéraires semblent surtout viser à réconforter la famille et les proches — bref, les survivants —, cela n’exclut pas la possibilité que ces mêmes pratiques, quelque part adaptées, ne puissent se produire au profit du (futur) défunt. Lieux de contextualisation et d’explication de la mort, les cimetières deviennent ainsi des lieux apaisants et, peut-être, des espaces de « thérapie » individuelle et collective. Soyons clairs : pour qu’un cimetière puisse être considéré comme un espace thérapeutique, au sens le plus pur du terme, il faudrait supposer la présence d’une maladie, ce qui n’est vrai que dans le dernier cas examiné, celui de Jack — à moins d’oser considérer la vieillesse ou la solitude comme des états impliquant nécessairement la maladie, mais ici le terrain deviendrait glissant…

Il y a quelques années, dans un travail étudiant la relation entre cimetières et nature, Mike Salisbury (2002) rappelait comment l’architecte Matthew Berry a tenté d’intégrer les cimetières dans le grand débat — toujours en cours — sur les caractéristiques des espaces thérapeutiques, en observant qu’il en existe d’autres, moins évidents que les hôpitaux et les cliniques, qui sont tout aussi riches en potentiel environnemental ou spirituel. Berry se réfère spécifiquement à la valeur que les cimetières — en particulier ceux qui conservent un fort aspect naturel et sont configurés comme des parcs parsemés de tombes — ont pour les familles des morts, c’est-à-dire pour ceux qui ont subi une perte. Cependant, encore une fois, je crois que nous pouvons élargir cette réflexion en l’appliquant également à notre analyse sur le potentiel des cimetières pour ceux qui se préparent à la perte de leur propre vie. Les cimetières pourraient, alors, être définis comme « thérapeutiques » à partir de certaines caractéristiques qui leur sont propres, comme l’ambiance, la nature — s’il y en a — et aussi la pierre, dont ils sont si riches.

Si une dalle, une chapelle ou un loculus peut aider l’individu — et aidera sa famille, à l’avenir — à accepter progressivement la vieillesse, la maladie et la réalité toujours plus proche de la mort (de sa mort, dans notre cas), c’est justement grâce à l’un des attributs distinctifs de ces monuments : leur persistance, autrement dit leur stabilité et leur quasi-incorruptibilité par rapport au passage du temps. En parcourant les cimetières, on peut encore reconnaître les symboles et lire les épitaphes de personnes décédées il y a deux cents ans, voire plus, à jamais gravées dans la pierre. Plus la vieillesse ou la maladie rendent un corps — et, souvent, un esprit — fragile, plus le granit, le marbre et les autres types de pierres avec lesquelles les tombes sont construites restituent une idée de force et de résistance à l’adversité. On s’occupe d’une tombe comme on s’occupe d’une armure qui donne une idée de sécurité et de confort pour le grand voyage qui nous attend ou d’une petite maison que l’on fortifie en vue d’une tempête. Encore, dans le cas où la tombe est construite dans un cadre naturel inspirant, cela permet de contextualiser sa propre mort dans un contexte plus large que le cycle de vie individuel : en comparant notre finitude à celle de nombreux autres êtres vivants (et morts) avant nous et — dans le cas du cimetière-parc, avec ses plantes, ses fleurs, ses animaux — autour de nous, nous pouvons réfléchir sur le fait que notre passage sur cette terre n’a qu’atteint sa conclusion « logique », « naturelle » et pas nécessairement tragique. Le cimetière et son paysage naturel offrent, donc, un « environnement thérapeutique normalisé » (ibid. : 18) qui, en particulier dans le contexte urbain et métropolitain, a l’avantage supplémentaire d’être une sorte de refuge contre le chaos de la ville et ses rythmes de plus en plus frénétiques, faits surtout pour les jeunes et pour ceux en bonne santé.

Conscients ou pas de toutes les implications théoriques de leur choix, ce que les protagonistes de ces pages ont décidé de faire, c’est, tout simplement, d’être au coeur de leur fin, et ce, plus tôt que prévu — en y participant de leur vivant plutôt que passivement et sans s’en apercevoir, une fois qu’ils seront morts, ou en pleurant d’autres défunts —, en occupant un morceau de cimetière et en le transformant en espace de vie quotidienne, de réflexion, de bien-être, de cure de soi-même. L’acte de prendre soin d’une tombe, si important pour ceux qui sont restés en vie — surtout dans les cas où, par les visites au cimetière, on essaie de « récupérer » dans la mesure du possible l’absence d’une relation au cours de la vie —, peut devenir d’autant plus significatif si la personne qui le fait est celle qui ira occuper cette tombe. Tout comme le moment de l’enterrement dans un cimetière offre aux survivants la possibilité de commencer à traiter progressivement la douleur de la perte, de la même manière le fait de commencer à visiter non pas n’importe quelle sépulture, mais la sienne, de son vivant, peut rendre ce processus encore plus agile, à la fois pour le défunt et pour les membres de la famille, s’il y en a.

L’un de nos informateurs — ce n’est pas vraiment important de savoir lequel, dans ce cas, car cela aurait pu être n’importe lequel d’entre eux — l’a dit clairement, une fois, alors que nous étions en train de nous promener pas loin de sa tombe : « Un cimetière, c’est l’endroit idéal. C’est, quelque part, thérapeutique… Oui, c’est ça, c’est une thérapie : ça aide à penser à la mort, ça aide à rendre moins douloureux le passage, ça nous aide à nous habituer à… à ça ! [Désignant d’un geste du bras les tombes et chapelles funéraires tout autour de nous.] »

S’habituer à la mort — quand on l’aborde à travers la paix, le calme, l’art, la nature, l’atmosphère et les réflexions qui nous sont offertes et inspirées par de nombreux cimetières — peut être plus facile et certainement moins douloureux que de s’habituer à la vieillesse et à la maladie. Au moment où je termine cet article, je ne sais pas si mes informateurs ont déjà conclu leur vie ou non. Je ne sais pas si la prochaine fois que je visiterai les cimetières nous nous reverrons ou si, en visitant leur tombe, j’y trouverai aussi la date du décès, à côté de leur photo et des autres informations qui s’y trouvaient déjà. Je ne sais pas s’il y aura des fleurs. Je sais toutefois que, pour eux tous, la perspective de passer du temps — soit-il éternel — à l’intérieur du cimetière ne sera ni une nouveauté ni un problème.