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Introduction

Les périodes de pandémie nous rappellent de façon particulièrement forte la nécessité de faire appel à la connaissance sur la fin de vie et de la faire progresser pour le mieux-être des personnes actuellement en train de mourir. La gaieté et l’envie sont des sphères émotionnelles qui sont encore peu reconnues lorsqu’il s’agit de rendre compte du ressenti des personnes mourantes, tant sur le plan de la recherche que de la vie quotidienne[1]. Néanmoins, l’humour et la jalousie liée à la vie faisaient partie des nombreux processus de mourir auxquels j’ai assisté de près au cours de mon travail de terrain auprès de personnes mourantes, que j’ai commencé comme une étude de terrain exploratoire plus large en 2013 et dont je m’inspire pour cet article. Les nuances de la joie et de la jalousie peuvent rester dissimulées aux proches ou au personnel soignant, mais elles sont souvent ressenties si profondément que les personnes en train de mourir leur associent une terminologie expressive. Dans les pages qui suivent, je voudrais apporter un meilleur éclairage sur la façon dont ces émotions « troublantes » peuvent se manifester dans les processus de fin de vie des personnes en phase terminale qui ont encore la capacité de communiquer clairement au sujet de ce qu’elles éprouvent. L’attention portée aux sphères affectives moins reconnues, voire moins acceptées, de la fin de vie aide à mieux comprendre ce que le processus de mourir signifie réellement en tant qu’expérience, ce à quoi nous pouvons nous attendre pendant la fin de vie et comment soutenir efficacement les personnes mourantes.

Bien qu’il existe de nombreux rapports et réflexions au sujet des sentiments et de la condition des personnes mourantes, il n’est pas encore très courant de les laisser parler pour elles-mêmes — même si elles sont capables d’exprimer leur propre point de vue. Cependant, je suis convaincue qu’il reste encore beaucoup à apprendre et beaucoup à comprendre si nous portons davantage attention à ce qu’elles disent. Par conséquent, j’aimerais vous présenter deux interlocuteurs clés en particulier : H. et J.

H. était le propriétaire d’un bar et il y mettait tout son coeur. S’il avait eu le choix, il aurait continué à servir des whiskies extraordinaires et à accueillir des orchestres de jazz réputés au niveau local (et parfois international) au moins jusqu’à son centième anniversaire. Alors qu’à un peu plus de soixante-dix ans il se sentait encore en forme et vigoureux, il dut soudain fermer son bar définitivement peu après avoir reçu le diagnostic d’un mal incurable qui allait bientôt réduire radicalement son rayon d’action. Même dans les souffrances de la phase terminale de la maladie, il n’a jamais cessé de remonter le moral des personnes qui l’entouraient et de les divertir, et il n’a jamais perdu son sens de l’humour. Cependant, même ce vétéran de la vie nocturne pouvait ressentir une envie amère et du désespoir — surtout lorsque les autres, à leur tour, essayaient de lui remonter le moral :

[Ma fille] vient et me dit de ne pas m’inquiéter. Je veux dire, à un moment où j’ai du mal à trouver mon souffle et qu’il ne me reste plus que quelques jours, elle me dit de ne pas m’inquiéter. Je veux dire, c’est facile pour elle : elle peut rentrer à la maison et le monde va continuer à tourner pour elle. Pour tout le monde. Vous savez, quelquefois je voudrais vraiment être à sa place. Ils peuvent simplement continuer. C’est zum Schreien.

H.

J., en revanche, a toujours eu un caractère plus pugnace que H. Élevée dans sa prime jeunesse par des parents et des nurses dont elle avait conservé l’impression qu’ils n’étaient pas fiables, puis déçue par les crimes et les mensonges politiques de la République démocratique allemande où elle avait vécu, elle se décrivait elle-même comme « une acrobate qui sait se défendre ». En tant qu’éducatrice en garderie, elle était habituée à aider les autres, mais acceptait mal de recevoir de l’aide elle-même. Durant l’année et demie où je l’ai connue, elle se plaignait constamment du fait que ce n’était pas l’approche de la mort qui la perturbait le plus, mais les restrictions physiques que son corps faiblissant lui imposait et qu’elle haïssait. Tout en n’hésitant pas à manifester sa colère et son désespoir, elle a continué à surprendre son entourage par des explosions de rire et de joie dans les situations les plus inattendues :

Oui, je sais qu’ils ont du chagrin, nous [elle-même et ses amis] avons tous du chagrin ; c’est comme si nous étions dans une sorte de compétition pour déterminer qui réalisera le mieux à quel point cette situation est merdique ; et croyez-moi, je fais si souvent mon deuil pour tant de choses... Mais aujourd’hui, j’en ai assez ! Je veux regarder les Monty Python avec eux plus tard : La vie de Brian ! Vous ne trouvez pas que ça serait zum Schreien ? [Rires.]

J.

Zum Schreien (littéralement « faire hurler », « faire pousser des cris » ou encore « faire peur ») est une expression allemande dont les sens sont multiples. Pour H., elle signifie quelque chose comme « c’est à pleurer » ou « à crier [de désespoir] ». H. l’emploie pour exprimer la colère et la tristesse que lui inspire sa maladie en phase terminale, surtout quand il voit que tant d’autres personnes peuvent continuer à vivre d’une manière qui est à jamais perdue pour lui. Pour J., zum Schreien signifie « hilarant » ou « trop drôle pour être dit ». J. l’emploie pour évoquer une situation, en lien avec le fait qu’elle soit en train de mourir, qu’elle aimerait connaître et qu’elle imagine être amusante. H., du fait qu’il est en train de mourir, n’éprouve pas seulement du chagrin et un sentiment de perte, mais aussi de la jalousie. J. ne réalise pas seulement qu’elle a besoin de moments légers et joyeux, même en tant que personne sur le point de mourir ; elle fait aussi preuve d’un sens de l’humour tragicomique.

Dans cet article, j’explore la façon dont les sphères émotionnelles de la gaieté/l’humour et de l’envie/la jalousie coexistent concrètement et entrent en conflit avec les modèles culturels du mourir que mes interlocuteurs ont intériorisés, ainsi que la façon dont la désintégration partielle de l’humour et de l’envie au sein des modèles culturels de la fin de vie engendre des manières créatives de gérer ces sphères émotionnelles chez ces personnes conscientes de leur mort prochaine. Si nous recourons à des idées du champ de l’anthropologie cognitive et psychosociale (voir, par exemple, Shore 1996) pour expliquer pourquoi l’humour et l’envie au moment de la fin de vie ont été relativement peu abordés, comme j’ai l’intention de le faire, l’une des conclusions possibles est que ces deux sentiments ne font pas intuitivement partie des conceptions culturelles contemporaines au sujet du mourir qui constituent les horizons de sens de mes interlocuteurs. Cela réduit les capacités d’imagination et d’expression de ces sentiments, mais non leur intensité subjective. L’intensité ressentie subjectivement peut devenir zum Schreien : elle peut vous faire hurler, mais cela ne veut pas dire pour autant que vous voulez formuler cela à voix haute devant les autres parce que cela ne fait pas partie de ce que vous-mêmes ou les autres êtes habitués à attendre de la mort[2].

Ce que « mourir » signifie

Pour que quelqu’un puisse éprouver des émotions qui le font crier, il faut généralement que la personne concernée n’ait pas encore subi d’« exitus physique » (« physicalexitus[3] »). Cependant, si nous voulons examiner de plus près, d’un point de vue anthropologique, les sentiments identifiés des personnes en fin de vie, cela pourrait être le dernier constat définitif que nous pourrions faire au sujet du mourir tel qu’il se produit transculturellement ; en outre, même ce constat pourrait être contesté. Lorsque nous parlons de la fin de vie, nous devons différencier dans quel contexte de signification le processus de mourir particulier a lieu[4] et quelles idées de la mort sont évoquées, car « ce que signifie mourir dans une société peut être tout à fait différent de ce que cela signifie dans une autre » (Singer et Baer 2011 : 57). Si nous ne pouvons décrire d’un point de vue émique le moment où l’on pense qu’une personne commence et finit son processus de mourir, nous ne pouvons comprendre adéquatement le ressenti des personnes en fin de vie. Par conséquent, je commencerai par présenter certains termes qui faciliteront l’examen des différentes idées sur le moment où le mourir a lieu.

J’ai appris à connaître les processus de mourir en Chine méridionale, en Finlande et en Allemagne, et j’ai analysé des études ethnographiques au sujet des personnes mourantes dans bien plus de contextes culturels encore. Au vu des différences entre ces contextes, je soutiens que nous devrions définir plus clairement ce que nous entendons par « mourir » lorsque nous essayons d’en parler, et qu’en tant que praticiens de l’anthropologie sociale et culturelle nous devons porter attention aux différences conceptuelles fondamentales lorsqu’il s’agit du mourir dans des contextes culturels différents en abordant chacun de ceux-ci avec un vocabulaire adéquat. Certains processus de mourir ont, par exemple, quelque chose de particulier : les individus les vivent en étant pleinement conscients. D’autres processus de fin de vie ne commencent pas avant que le coeur ait cessé de battre, tandis que d’autres sont à tel point l’affaire d’un moment qu’on peut difficilement les qualifier de « processus ». Ces différences sont liées à ce que l’on entend par « mourir » dans un contexte culturel particulier, si tant est que ces processus de mourir y soient même imaginables.

Dans le texte qui suit, j’aimerais définir le mourir selon la perspective d’une personne en fin de vie et d’une manière égocentrée — c’est-à-dire du point de vue de la personne mourante. Par « mourante », j’entends le processus par lequel une personne passe de l’état de pleinement vivante à totalement morte en tant que personne ; pleinement incarnée dans une forme d’existence fondamentalement différente ; ou incarnée dans un nouveau corps. Mourir peut conduire à la mort ou à la réincarnation, mais n’est pas nécessairement connecté à l’exitus physique (voir aussi Kosack 2009) : il peut s’étirer au-delà du moment temporel où s’est produit l’exitus physique, voire commencer avec celui-ci, ou n’être qu’une étape lorsqu’une personne n’étant pas parvenue à mourir doit s’attarder sans pouvoir être libérée par la mort. Et cependant l’exitus physique lui-même ne peut être complètement mis de côté puisque si nous voulons savoir ce que mourir signifie pour la personne qui meurt, il est crucial de l’inclure pour parvenir à une certaine intelligibilité (par exemple, pour répondre aux questions d’une ethnographe curieuse). Nous avons donc besoin d’un vocabulaire qui nous aide à reconnaître à la fois les diverses conceptions culturelles du moment où commence et finit le mourir, et l’état physique dans lequel se trouve la personne qui meurt.

Je propose d’appeler « pré-exitaux » les processus de mourir qui commencent et finissent avant l’exitus physique, s’étirent jusqu’à celui-ci ou durent au-delà. Il s’agit de processus de fin de vie que nous pouvons observer en interrogeant directement les personnes mourantes sur leur expérience, et ce sont des processus de mourir dans lesquels la personne (étant donné qu’elle est consciente) peut interagir largement avec d’autres individus, s’engager jusqu’à un certain point dans la vie quotidienne et déterminer la façon dont elle veut, dans une certaine mesure, maîtriser son processus de fin de vie. À l’inverse, nous pouvons aussi constater des processus de mourir « post-exitaux », c’est-à-dire lorsque l’on pense que le mourir commence au moment de l’exitus physique ou après. Je ne veux pas présenter ces termes comme s’excluant mutuellement, mais plutôt comme se rapportant à deux sphères situées de part et d’autre d’un événement spécifique (l’exitus physique). Le mourir peut s’étirer au-delà de ce point spécifique ou en être détaché. L’exitus physique n’est pas nécessairement pertinent pour la conceptualisation du mourir au sein d’une culture donnée, mais il est très certainement d’une importance cruciale pour l’expérience incorporée de la personne mourante, ce qui est la raison pour laquelle je l’utilise ici comme point de référence.

Les idées sur le moment et le lieu où le mourir peut avoir lieu sont très hétérogènes, ce qui, à mon avis, justifie la création de ces deux termes. Certains processus de fin de vie peuvent être considérés comme des agressions extrinsèques ou le résultat de circonstances malheureuses, comme le fait d’être assassiné ou ensorcelé (voir Evans-Pritchard 1937 ; Dettwyler 1994 ; Sanders 2001), et possèdent donc des caractéristiques pré-exitales. De même, si la mort d’une personne survient bien avant qu’elle ait cessé de marcher, de parler et de respirer pour de bon, nous constatons un concept de mourir pré-exital déconnecté de l’exitus physique, par exemple dans le cas des Jivaros des régions frontalières de l’Équateur et du Pérou décrits par Philippe Descola (2011 ; voir Sudnow 1967 qui a identifié un phénomène semblable aux États-Unis ; voir Blindt 2009 pour un constat similaire dans la région de l’Odisha [Orissa]).

Chez les Yolmo (bouddhistes du Tibet) et les Jivaros, quelqu’un dont le corps s’est complètement décomposé peut encore savourer la compagnie des membres de sa famille et coexister avec eux comme l’individu qu’il était avant — il n’est simplement plus incarné de la même manière désormais (Desjarlais 2003 ; Descola 2011). Nous constatons là des formes d’exitus physique qui ne résultent pas nécessairement en un processus de mourir pour la personne concernée, ou seulement bien après l’exitus physique — de façon post-exitale. Gisela Reppel (2009) nous a donné un autre exemple de processus de mourir post-exital : chez les Mérinas de Madagascar, la mort commence avec l’exitus physique et se termine lorsque les os sont totalement blancs et décharnés. Ulrike Krasberg (2009a, 2009b) a observé des conceptions similaires dans les campagnes de Grèce. En contraste, James Laidlaw (2005) nous donne un exemple de mourir pré-exital lorsqu’il décrit la façon dont les jaïnistes décident volontairement de jeûner jusqu’à ce qu’ils meurent littéralement de faim ; de même, Christopher Justice (1997) décrit des Indiens qui se rendent dans un lieu spécifique pour mettre un terme au cycle des renaissances et mourir pour de bon.

Bien entendu, même au sein d’une même culture il existe différentes options de mourir : en fonction des statuts sociaux, des choix personnels, de la réussite dans la vie et du succès relatif à la conception de la bonne façon de mourir, en fonction des attentes spécifiques à chaque culture, il peut exister une grande variété ou très peu de choix de mourir pré-exital et post-exital (voir, par exemple, Lübbren 2001 ; Becker 2002), y compris parfois l’option de ne pas aller jusqu’au bout d’un processus de mourir entamé, pour rester volontairement semi-vivant (Lambek 2016). Les états d’entre-deux de personnes qui ne sont ni mourantes, ni mortes, ni pleinement vivantes existent également dans des environnements biomédicaux, en particulier dans les cas de transplantation d’organes (Kalitzkus 2003, 2009) ou de coma irréversible (Kitzinger et Kitzinger 2014). Dans ces situations très floues qui sont difficiles à appréhender au moyen des concepts culturels dont nous disposons dans les contextes de recherche, nous constatons également les limites de la terminologie relative au mourir, à la mort et à la vie.

Cependant, dans de nombreux cas, il est aisé d’identifier un concept de mourir pré-exital ou post-exital lorsque nous en rencontrons un. J’espère que ce bref passage en revue des travaux existants sur le sujet aura révélé la nécessité de clarifier ce que nous définissons comme le mourir et la façon dont cela se rapporte à différentes conceptions du mourir dans d’autres régions du monde. Nous ne pouvons pas tenir pour acquis que tout modèle culturel du mourir comporte la nécessité conceptuelle de relier le déclin physique au mourir personnel. C’est une spécificité, et certainement pas une chose qui va de soi, que le mourir commence avant l’exitus physique et se termine avec celui-ci, comme c’était le cas pour mes interlocuteurs allemands. Cependant, nous pouvons très bien caractériser cette spécificité en l’appelant, par exemple, « mourir pré-exital[5] ».

Approche méthodologique et participants[6]

Avant de plonger plus profondément dans les processus émotionnels dont mes interlocuteurs en condition de mourir pré-exital ont fait l’expérience, je vais donner quelques informations supplémentaires au sujet des données sur lesquelles je me suis basée. Le projet de terrain à long terme auquel je me réfère dans cet article a commencé en 2013 et incluait des individus en Allemagne et en Chine méridionale qui avaient reçu le diagnostic d’une maladie incurable, mais qui étaient toujours capables de communiquer et de participer à un terrain anthropologique, ce qui signifiait — pour la plus grande part — une observation participante, la principale méthode de mon étude (voir Menzfeld 2018 pour une présentation plus détaillée de la conception de l’étude ; voir Shore 1996 ; Pink 2009 ; Hauser-Schäublin 2009 ; De Munck 2009 pour de l’information générale sur les méthodes d’analyse et de recherche que j’ai employées). Les données présentées ci-dessous proviennent exclusivement du contexte allemand et ont été recueillies entre 2013 et 2016. Tous les participants ont eu accès à des soins palliatifs payés par leur compagnie d’assurance.

Le comité d’éthique de l’Université de Cologne a approuvé cette étude (approbation no 14-166). Au total, elle portait sur 16 informateurs clés mourants sur une longue durée, 20 interviewés en fin de vie, et 25 personnes mourantes avec qui les contacts ont été plus brefs (en plus de contacts avec le personnel soignant, les membres de la parenté, les médecins et les infirmières). J’ai rencontré les informateurs clés sur une longue durée plusieurs fois par semaine, parfois durant des journées entières, parfois durant quelques heures, selon leur état de santé et leurs préférences. Les informateurs clés ont été rencontrés et observés durant une période allant de quatre à vingt mois, très étroitement et régulièrement. Les observations participantes se sont interrompues lorsque les personnes n’étaient plus vivantes ; certains interlocuteurs sont morts en ma présence, d’autres en mon absence. Certains interlocuteurs n’étaient plus capables de communiquer oralement durant leurs dernières semaines ou derniers jours, mais tous étaient capables de communiquer verbalement pendant la plupart du temps que nous avons passé ensemble.

Les interlocuteurs mourants souffraient de maladies cardiovasculaires, de maladies respiratoires et de maladies du poumon ou de différents types de cancers ; la plupart ont reçu le diagnostic de plus d’une maladie. Tous les participants à cette recherche sur le mourir résidaient soit chez eux, soit chez des proches, soit dans des maisons de santé ; recevaient des soins palliatifs à domicile, étaient pris en charge par des unités de soins palliatifs hospitaliers ou vivaient dans des établissements offrant la possibilité de soins palliatifs ou celle de faire appel à des médecins spécialisés dans les soins palliatifs à domicile. Ils avaient été contactés par l’intermédiaire des unités et des services de soins palliatifs, ainsi que par des contacts personnels (j’ai une formation de bénévole en soins palliatifs et il y a eu un effet boule de neige lorsque j’ai effectué cette recherche sur les personnes mourantes qui a mené à des recommandations de participants). Les participants ont signé des formulaires de consentement et ont été continuellement interrogés sur leur consentement au cours du travail de terrain.

L’âge des informateurs clés allait de 32 à 88 ans ; il y avait neuf femmes et sept hommes. Sept individus étaient mariés ou dans une relation stable, neuf étaient veufs ou divorcés, treize avaient un enfant ou plus. Les informatrices clés étaient employées comme chauffeuse de taxi, femme au foyer, enseignante, consultante ou infirmière, ou se présentaient comme retraitées. Les informateurs clés masculins travaillaient comme ingénieur, avocat, propriétaire de bar, menuisier, vendeur ou fonctionnaire, ou se présentaient comme retraités. Les tableaux suivants donnent un aperçu du genre, de l’âge, du statut relationnel/familial des seize informateurs clés lors de notre première rencontre, ainsi que la description de leur profession :

Tableau I

Âge et genre des participants

Âge et genre des participants

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Tableau II

Statut relationnel ou familial et genre des participants

Statut relationnel ou familial et genre des participants

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En tant que chercheuse et mortelle, j’ai été profondément émue et fascinée par la manière dont les personnes en fin de vie que j’ai rencontrées en particulier géraient les défis émotionnels de leur processus de mourir et par leur façon créative de décider (ou non) de ressentir certains sentiments ou de les exprimer. Plus généralement, je considère comme un privilège de l’anthropologie le fait que certaines personnes en état de mourir pré-exital soient capables — et nous permettent — de partager leurs dernières semaines. Je crois notre méthodologie particulièrement adaptée pour établir un niveau de confiance qui nous permette de comprendre la façon dont fonctionnent les modèles généraux de processus sensibles et décisionnels comme le mourir, et la manière dont ils sont retravaillés lors de chaque processus — unique — de fin de vie. Ainsi, puisque notre discipline privilégie les perspectives émiques et la compréhension des points de vue émiques, nous devrions être particulièrement motivés à effectuer des recherches sur le mourir d’un point de vue émique et à donner aux mourants la voix qu’ils méritent.

Des émotions « troublantes » dans le mourir pré-exital : gaieté et envie

Le mourir, qu’il soit pré-exital ou post-exital, ne peut jamais avoir lieu en dehors des réseaux de sens culturels parce qu’il s’agit d’un processus de transformation complexe pour la personne concernée. Les horizons de pensée et d’action que les contextes culturels définissent conjointement — que certains appellent « modèles culturels » (Shore 1996) et d’autres, « grands ordonnancements [grand schemes] » (Schielke 2010) — jouent un rôle considérable dans la définition du pensable et de l’impensable dans les processus de mourir et les idéaux de fin de vie. En Allemagne, par exemple, il est pratiquement impensable de souhaiter mourir sans dignité. Mourir dignement est un modèle parapluie si fort et si inclusif (parce qu’il est si vague) qu’il n’existe en réalité aucune possibilité de souhaiter un processus de mourir qui ne mériterait pas l’étiquette « mourir dans la dignité » (voir Menzfeld 2018 pour des informations plus détaillées).

Les émotions font partie des modèles culturels, et cependant elles ne leur sont pas égales. Si nous les conceptualisons comme des processus bioculturels (Röttger-Rössler et Markowitsch 2009), nous admettons que les sentiments sont façonnés par la culture autant que par la Leiblichkeit (corporéité), qu’ils existent au sein des paysages d’attentes et qu’ils surgissent parfois tout simplement, même s’ils ne sont pas du tout inclus dans les paysages émotionnels culturellement attendus. C’est vrai également pour le mourir pré-exital en Allemagne : il existe en toute certitude des modèles traditionnels de ce que les personnes mourantes sont censées éprouver (par exemple, une phase de tristesse, de colère et de désespoir suivie, dans l’idéal, par un état de calme et de sérénité auquel on pense parvenir en passant consciemment par la tristesse, qui à son tour est censée provoquer l’acceptation si la personne a suivi ce processus de façon optimale). Et cependant, les mourants ressentent aussi des émotions qui ne font pas partie intégrante des modèles culturels, qui ne sont pas régulées par les rôles spécifiques qui régissent les sentiments, mais qui ne constituent tout simplement pas une partie importante des modèles allemands contemporains du mourir (Menzfeld 2018). Les émotions qui sortent ainsi du cadre, en quelque sorte, peuvent être ressenties comme « troublantes », à la fois par les personnes mourantes elles-mêmes et par les non-mourants qui les entourent. Deux ensembles de sentiments paraissaient particulièrement troublants pour mes interlocuteurs mourants : la sphère de la gaieté et de l’humour et la sphère de l’envie et de la jalousie à l’égard des personnes non mourantes. Dans les paragraphes qui suivent, je voudrais aborder la façon dont sont contrôlées ces émotions déconcertantes.

Gaieté et humour

En général, en Allemagne, les personnes en état de mourir pré-exital n’ont pas l’intention de mourir (à l’exception de celles qui sont suicidaires ou de celles dont les souffrances sont impossibles à atténuer, par exemple). En fait, l’ensemble du processus leur est imposé par un diagnostic ou un pronostic, établi par un expert biomédical, au sujet de leur condition physique dans un avenir proche. Puisque le mourir comporte des menaces existentielles à de nombreux niveaux pour les personnes en situation de mourir pré-exital qui sont conscientes durant la plus grande partie du processus de fin de vie et qui réalisent les conséquences fatales qui lui sont associées, les modèles populaires de la façon de mourir « comme il faut » n’impliquent pas intrinsèquement un comportement humoristique ou joyeux envers la personne qui meurt ou de la part de cette personne elle-même.

Et cependant, pour de nombreuses personnes mourantes que j’ai appris à connaître, le mourir n’était pas toujours ressenti comme pesant ou triste[7]. Pourvu que le soulagement de la douleur, l’allègement des difficultés respiratoires et d’autres facteurs fondamentaux soient respectés, il n’est pas improbable que s’amuser ou dire des bêtises puisse devenir une partie intégrante des processus de mourir individuels. Martin Fegg (2015 : 8-9) nous rappelle que les deux tiers des personnes recevant des soins palliatifs décrivent des situations de bien-être intense durant leur fin de vie, et qu’elles ne sont pas peu nombreuses à considérer l’humour comme une source essentielle d’allègement de leur état d’esprit, surtout durant le processus de fin de vie. Non seulement on peut se fier intuitivement au fait que les personnes qui vivent des moments difficiles chérissent quelques moments de rire et de joie (les personnes non mourantes savent cela aussi), mais l’importance de l’humour et de la gaieté devient encore plus évidente si l’on se souvient de l’argument de Henk Driessen (2015) selon lequel on recourt plus fréquemment aux blagues dans les situations liminales ou particulièrement difficiles. Si nous suivons Driessen ici (c’est-à-dire si nous convenons que les « bonnes » blagues ont souvent pour thème les frontières floues ou imprécises entre soi et les autres, les ambiguïtés, les malentendus, les tragédies et les dilemmes, les décisions fatales, et autres), il devient manifeste que le fait de mourir soi-même, en tant que processus liminal et insoluble par excellence, peut entraîner une certaine attirance pour le rendre humoristique.

J’ai constaté que l’humour dans les établissements cliniques (de soins palliatifs) ou au domicile des personnes mourantes se présentait sous de nombreux aspects. Bien sûr, la quantité de plaisir que peut éprouver une personne en train de mourir varie selon les individus et la façon dont se déroule leur processus de fin de vie particulier, ainsi qu’en fonction de leur situation courante (le désir de plaisanter peut changer de jour en jour). En outre, les individus en train de mourir ne reçoivent pas toujours d’encouragements lorsqu’ils sont d’humeur légère. Le personnel soignant et les aidants naturels m’ont dit plus d’une fois qu’ils trouvaient « étrange » de devoir se mettre au diapason d’une situation humoristique déclenchée par une personne mourante (fille de I.) ou qu’ils « refusaient » catégoriquement (Dr A.) de partager les cinq minutes de gaieté quotidienne d’une personne en fin de vie. Lorsque je leur ai demandé pourquoi, certains soignants m’ont répondu qu’ils trouvaient déplacé de plaisanter dans une situation si pénible. Parfois même, des blagues dites de bon coeur étaient tenues pour une « hypocrisie, puis on fait comme si de rien n’était » (soeur de W.). Dans ce cas particulier, le mourant (W.) était accusé d’hypocrisie parce qu’il semblait refouler la réalité de la mort qu’il était censé « accepter au lieu de la repousser » ; à une autre occasion, la soeur de W. m’a expliqué qu’elle avait aussi « l’impression de le laisser seul avec toute cette merde chaque fois qu’[elle se] content[ait] de rire avec lui et qu’[ils se taquinaient] un peu ».

Les personnes en fin de vie elles-mêmes paraissent différencier de manière plus pointue les moments joyeux ou drôles qu’elles considèrent comme appropriés ou inappropriés en présence de personnes mourantes comme elles. Apparemment, elles connaissent le modèle implicite de comportement à adopter devant des personnes mourantes, qui restreint les moments de gaieté. Par exemple, le fait d’entamer explicitement une conversation au sujet de l’humour déclenchait presque toujours un commentaire facétieux tel que : « Non, personne ne va rire d’un malheureux comme moi ; qui oserait m’en faire subir encore plus ? [Souriant et clignant de l’oeil.] » (H.) ou bien : « Vous ne savez pas ? Il est strictement interdit de rire près d’une victime du cancer ! Comporte-toi bien, Mira ! [Riant.] » (K.) Cependant, de nombreuses personnes mourantes ont développé un catalogue plus raffiné des comportements souhaitables à adopter envers les personnes mourantes. Cette idée plus précise des émotions qu’il est souhaitable de manifester à l’égard des mourants ne s’est pas développée avant que ces individus ne deviennent des malades en phase terminale et qu’ils ne « changent de camp[8] », pour ainsi dire — c’est-à-dire pas avant qu’ils ne deviennent les récepteurs d’un comportement « adapté » à observer devant les gens en phase terminale, au lieu d’être des personnes non mourantes devant penser au « bon » comportement à adopter.

Tandis que les personnes mourantes que j’ai rencontrées étaient tout à fait conscientes des insécurités des non-mourants et de la façon dont ceux-ci doivent se comporter en présence d’individus en phase terminale (ce qui implique généralement un minimum d’humour), elles appréciaient le sérieux généralisé dans certains contextes précis :

Bien sûr, si mon médecin entre dans la pièce et que nous devons parler de médicaments [contre la douleur]… non, il serait impoli de commencer cette conversation sur le mode de la plaisanterie, du moins si je ne connais pas bien ce médecin. Mais quand je regarde un film drôle, où est le problème de le regarder avec moi ? Personne ne devrait avoir peur que nous oubliions quelle calamité nous afflige. Crois-moi, je ne risque pas de l’oublier. Et je suis pas mal sûre que mon frère ne l’oublie pas non plus. Alors pourquoi est-ce qu’il ne peut pas, juste pour une fois, renoncer à son air profondément concerné [dieses Betroffenheitsgesicht] ?

B.

Un facteur implicite important pour que l’humour soit le bienvenu est que la personne non mourante abordant un individu en phase terminale en plaisantant doit réellement connaître la gravité de la condition de ce dernier (l’humour ne devrait jamais traduire l’ignorance ou prendre une maladie grave à la légère) et qu’elle devrait partager aussi les moments douloureux et tristes avec la personne mourante. Lorsque, par exemple, un parent éloigné est venu rendre visite à T. et que, mal à l’aise dans cette situation, il est entré dans l’unité de soins palliatifs en plaisantant, T. en a été offensé :

Ce n’est pas que je n’aimerais pas un peu de détente ou une bonne blague. Mais, je veux dire : c’est qui, lui ? Est-ce qu’il était ici pendant ma dernière chimio [qui a été un échec] ? Non. Alors il pourrait au moins faire semblant de s’inquiéter avant de se comporter comme un comédien. Je ne suis pas sur un bateau de croisière [Vergnügungskreuzfahrt], ici. Je viens d’apprendre que tout est fini pour de bon, et puis ça [cette blague].

T.

Si l’on se place du point de vue de T., on peut comprendre que le moment approprié est également un facteur important dans l’appréciation de l’humour : si le processus de mourir vient tout juste de commencer aux yeux de la personne en fin de vie (« juste » ou « récemment » sont des estimations complètement subjectives de ce point de vue), les individus devraient commencer par partager le fardeau au lieu d’en plaisanter. Cependant, le mourir est un processus qui implique une certaine régularité du quotidien à laquelle on peut s’habituer, et si ce mourir dure assez longtemps pour que la personne mourante s’y habitue quelque peu, elle pourrait aimer retrouver un peu de légèreté et de gaieté dans son existence. D’après mon expérience, il ne s’agit pas tant du fait de « traverser l’épreuve » (fille de B.), ainsi que l’ont formulé de nombreux soignants et proches des personnes mourantes (en se référant à un modèle d’appréhension des émotions négatives — au sens de « passer à travers elles » avant de s’en débarrasser — qui est ancré dans la psychologie et la psychanalyse), que d’un phénomène plus simple et plus mécanique que ne le définit la psychologie.

En contraste, même les personnes que l’on dit exigeantes et qui ne parviennent jamais à « passer à travers » leur colère et leur désespoir pendant plus d’une heure ou deux (par exemple mon interlocutrice E.) ont des accès d’humour de temps à autre, pourvu que leur processus de mourir dure assez longtemps pour qu’elles s’y accoutument. Sitôt que cela se fût produit dans le cas de E., le désespoir teinté d’introversion partielle qu’elle manifestait s’interrompait de temps à autre, surtout lorsqu’elle avait assez d’énergie pour regarder un peu la télévision : « Ah, vous savez, on ne peut pas toujours ne penser qu’à la destinée, et tout ça. Quelquefois c’est mieux pour tout le monde de juste regarder le Heute Show [l’Émission du jour, une émission satirique conçue pour ressembler à une véritable émission d’information] » (E.). Au bout d’un certain temps, elle a mentionné que cela l’aidait de rire avec les autres (peu importe avec qui précisément), c’est-à-dire avec les quelques amis qui venaient regarder la télévision avec elle : « Il faut partager quelques bons moments, sinon on passe le peu de temps qui reste uniquement à pleurer, et à qui cela pourrait-il profiter, exactement ? » (E.) Cependant, elle trouvait difficile de demander à d’autres personnes de l’accompagner : « Elles penseraient probablement que je suis devenue folle parce que je pleure pendant des heures et qu’après je regarde la télé. » Beaucoup de personnes non mourantes de leur entourage avaient du mal à comprendre ces ambivalences de l’humeur de certains individus en fin de vie. Il semblait que, en cas de doute, prendre un ton grave dans les conversations, en tant que base de communication, mettait les non-mourants davantage à leur aise, tandis que les personnes en fin de vie elles-mêmes étaient, du moins quelquefois, davantage d’humeur à plaisanter qu’à discuter de sujets sérieux.

En fonction de leur niveau d’énergie, les personnes en fin de vie se livraient à des blagues acerbes et savouraient la légèreté d’esprit qu’entraînait le fait de plaisanter et d’avoir provoqué elles-mêmes des situations ironiques ou amusantes. L. était particulièrement friande de plaisanteries, disant : « Vous savez ce qu’il y a de mieux dans tout ça ? Pour la première fois de ma vie, je suis absolument sûre que je n’aurai plus jamais à faire le ménage à fond dans la maison ! Maintenant vous êtes jaloux, vous deux, ouais ! [Adressant un grand sourire à son mari et à la chercheure.] »

J., un autre interlocuteur, adorait les Monty Python. Le film La vie de Brian restait l’un de ses préférés, surtout durant ses dernières semaines : « Dernière scène. Quand ils sont suspendus et qu’ils se mettent à chanter la chanson. C’est comme ça que tu dois partir » (J.). Il avait aussi développé un sens aigu des blagues sarcastiques, ce qui n’avait été rendu possible que par sa condition terminale. Il faisait parfois des plaisanteries que lui seul pouvait comprendre : en se caricaturant comme un « accro à la caféine », il s’amusait beaucoup à demander aux infirmières de verser son café directement dans son tube gastrique tous les matins. Pour lui, se comporter comme les clichés qu’il avait en tête à son propre sujet était la preuve d’un brillant sens de l’humour et de sa capacité de disposer de lui-même, et il pouvait sourire tous les jours de sa petite blague du café dans le tube gastrique.

Tout naturellement, J. avait un faible pour I., qu’il rencontrait rarement, mais qu’il entendait de temps en temps faire jouer la chanson « Highway to Hell [Autoroute vers l’enfer] » d’AC/DC dans sa chambre à l’unité de soins palliatifs : cela correspondait tout à fait à son propre sens de l’humour. En une autre occasion, I. déclara, à propos de sa préférence pour cette chanson ironique et drôle : « C’est épuisant [d’avoir une maladie terminale], alors on ne peut pas se permettre d’avoir le coeur lourd toute la journée. Pour moi, quelquefois rire est plus facile que pleurer. » Je crois que cette phrase exprime parfaitement ce à quoi correspond cet ajout que font les personnes en fin de vie aux modèles de comportement sérieux des non-mourants à l’égard des personnes mourantes : les individus en fin de vie détiennent le privilège de savoir à quel point il est difficile de vivre comme une personne mourante. Ils savent à quel point c’est dur, et plusieurs d’entre eux ne veulent pas le dissimuler — par conséquent, les personnes non mourantes qui n’ont pas encore fait l’expérience de la fin de vie sont invitées à tenter au moins de faire un effort pour comprendre le fardeau que portent les mourants.

Cependant, et aussi parce que mourir est épuisant et exigeant, les personnes en fin de vie ont besoin de moments de répit de temps à autre. Tandis qu’une perspective émique donnerait probablement, en premier lieu, à la gaieté et à l’humour un cadre instrumental, les concevant comme un mécanisme d’adaptation ou une façon de prendre de la distance pour éviter la surcharge émotionnelle, les perspectives émiques tendent à les concevoir comme des changements d’humeur, voire comme des décisions conscientes de ne pas consacrer toute la journée à la tristesse et la colère. Les moments d’humour délibérément créés se révèlent dans l’humour privé et non dialogique, mais aussi dans les efforts conjoints d’humour partagés avec des personnes non mourantes. Bien que le fait d’être traitées respectueusement et d’être prises au sérieux est en général apprécié et exigé par les personnes mourantes en tant que mode par défaut de la façon dont elles souhaitent être approchées par des personnes non mourantes, elles peuvent se trouver de temps à autre d’humeur à désirer des moments de soulagement et de légèreté. Et cependant, lorsque tel est le cas, et si elles invitent une personne à se joindre à elles dans leur accès de bonne humeur, il est judicieux de les prendre au sérieux en ne prenant pas la situation trop au sérieux pendant une minute ou deux.

Envie et jalousie

Bien qu’il puisse paraître inusité — sans que ce soit nécessairement perturbant ou inconfortable — aux yeux de certaines personnes de trouver leurs proches mourants en train de plaisanter et de rire, le cas peut s’avérer très différent lorsque l’on en vient à un autre ensemble de sentiments qui ne fait pas partie des modèles culturels des paysages émotionnels des personnes mourantes en Allemagne : l’envie et la jalousie. La colère envers les proches a déjà été mentionnée par Elisabeth Kübler-Ross dans Interviews mit Sterbenden [Entretiens avec des mourants] (1973), son ouvrage devenu un classique, et cependant c’est un sujet qu’il n’est ni facile de discuter ni d’embrasser et d’accepter, du moins pour certaines personnes non mourantes. Si l’humour et la gaieté peuvent irriter, voire parfois entraîner l’accusation de « n’être pas passé à travers [l’épreuve] émotionnellement » (mari de U.), c’est encore plus vrai lorsqu’on en arrive aux sentiments qui ont clairement des connotations négatives et qui ne sont pas considérés comme habituels pour des mourants dans le cadre des modèles culturels du mourir pré-exital en Allemagne (voir aussi Menzfeld 2018).

U. avait un jour exprimé devant son mari à quel point elle était jalouse qu’il continue à vivre et qu’il lui survive tandis qu’elle devait « renoncer au monde entier » (U.). Cela avait provoqué chez lui un véritable effondrement émotionnel, car il se sentait injustement accusé de ne pas être aussi malade que sa femme : « Je veux dire, qu’est-ce qu’elle voudrait ? Je lui rends visite tous les jours, j’arrange tout pour que tout soit au mieux pour elle, et maintenant je devrais me sentir coupable de ne pas être gravement malade ? » Après que U. eut réalisé qu’elle avait révélé un sentiment auquel son mari ne s’attendait pas et pour lequel il ne pouvait éprouver d’empathie, l’ayant plutôt ressenti comme une offense, elle cessa de mentionner son sentiment d’envie devant lui. Bien qu’elle fût parfaitement consciente que ni son mari ni elle-même ne devaient être blâmés pour cette situation tragique, elle s’accordait néanmoins en privé quelques moments de rancune :

Non, il n’est pas à blâmer ; il subirait tout cela [mourir] lui-même si cela pouvait me l’épargner. Je lui suis reconnaissante, je veux dire : je suis horriblement faible et fatiguée depuis un moment, mais il est toujours là. Et pourtant, pourquoi moi, et pourquoi pas n’importe qui d’autre ? Littéralement tout le monde profitera de l’été prochain, sauf moi ; je serai partie à ce moment-là ; pouvez-vous imaginer ce que cela signifie ? Ce n’est pas seulement que je serai morte, c’est aussi que tout continuera encore, et pour tous les autres !

U.

Le potentiel qu’ont les personnes mourantes envieuses de blesser les autres lorsqu’elles expriment leur rancoeur est indéniable. Néanmoins, elles ne restent pas toujours silencieuses lorsqu’elles éprouvent de la jalousie envers leurs proches non mourants. Bien que l’envie et la jalousie ne fassent pas partie intégrante des modèles culturels du mourir et que, s’ils sont exprimés, ces sentiments provoquent en général la consternation, voire un choc, chez les non-mourants, il n’en demeure pas moins qu’à certains moments les personnes mourantes trouvent approprié d’exprimer leur sentiment d’envie. Ces moments où l’envie se révèle peuvent s’interpréter comme une façon inattendue de concevoir une norme tout à fait effective, dont le rôle dans le façonnement des processus de mourir en Allemagne contemporaine a déjà été mentionné plus haut — une norme qui est rarement considérée en relation avec des émotions telles que l’envie par les non-mourants : l’idéal de surmonter les émotions en en faisant la démonstration de façon « authentique ». Les personnes mourantes se sentent souvent, du moins jusqu’à un certain point, obligées d’« affronter la vérité » (V.) et d’« accepter » (ibid.) qu’elles sont en train de mourir. Les mourants sont généralement incités à se plier à la norme par les soignants et leurs proches, qui se l’imposent aussi à eux-mêmes.

Si nous imaginons l’énormité de cette tâche, « surmonter » sa propre mort, et si nous tentons de saisir à quel point cette tâche est encore plus monstrueuse lorsque l’on se trouve en situation de faiblesse physique et psychique, nous pouvons comprendre à quel point la norme qui consiste à surmonter ses émotions peut devenir si contraignante que les personnes mourantes osent la prendre encore plus au sérieux que ne le font les non-mourants. Si les personnes mourantes la prennent au sérieux, ce qui semble faire possiblement partie de leur rôle en tant que personnes consciemment en train de mourir — parce qu’elles sont encouragées à partager leurs sentiments, non pas pour les repousser, mais pour les affronter et les vaincre —, elles peuvent aller jusqu’à l’impératif inhérent à la gestion des émotions (partagez vos sentiments, ressentez vos sentiments, alors vous pourrez leur faire face !) au point d’accueillir jusqu’à ces sentiments que peu de gens s’attendraient à les voir exprimer — l’envie, par exemple.

Bien que dans ce domaine les modèles culturels du mourir les plus courants considèrent le chagrin, la tristesse, la colère (contre le sort, et non contre les proches) et le désespoir comme des émotions convenables pour les personnes mourantes, et que celles-ci doivent surmonter pour atteindre un autre ensemble d’émotions comprenant également d’autres sentiments (la gratitude, la sérénité, l’apaisement), l’envie et la jalousie ne semblent pas incluses dans les modèles les plus répandus. Il était tout simplement inimaginable, pour de nombreux proches, de voir une personne mourante méchante et jalouse diriger sa jalousie contre eux. Puisque toutes les personnes mourantes avaient été auparavant des personnes non mourantes, les premières n’étaient pas non plus familiarisées avec la sphère émotionnelle de l’envie et de la jalousie ; pour nombre d’entre elles, il était tout à fait irritant de voir à quel point leur jalousie pouvait s’accroître — elles n’avaient « jamais eu la moindre idée d’une chose pareille [dans des moments d’intense jalousie] » (H.).

Si l’on ressent des émotions qui ne sont attendues par personne, qui ne sont pas partagées par la plupart des personnes de référence les plus proches et qui sont généralement considérées comme défavorables, tant subjectivement que socialement, il est probable que les individus ne les manifesteront pas souvent. C’est ce qui est arrivé à A. : « Que diable puis-je faire à propos de ça et [comment diable] en parler ? Bien sûr, on peut toujours dire que ce serait un soulagement d’en parler. Mais cela résoudrait-il quelque chose ? [Non, ça ne ferait] que blesser. » Pourtant, le modèle culturel consistant à travailler sur les émotions et, par conséquent, à les surmonter, pourrait également entrer en jeu lorsque les mourants ont réfléchi à ce qu’ils devaient faire de ce sentiment inattendu : « C’est étrange, mais je ne peux pas imaginer que l’on doive cacher quoi que ce soit. Refouler ses sentiments est le pire, toujours. Et surtout quand on est déjà abattu » (E.).

Pour résoudre cette émotion troublante qu’était l’envie, la solution de E. fut d’en parler à ses amis. Sur ses trois amis, deux s’étaient sentis blessés par ses sentiments, bien qu’apparemment ils lui aient dit qu’ils la comprenaient personnellement aussi. L’un de ses meilleurs amis l’avait félicitée d’avoir parlé « franchement [ehrlich] » et sincèrement. Cet ami avait commenté cette situation de la façon suivante : « Au moins elle ne ment pas. Quand j’essaie d’imaginer comment je me sentirais si j’étais à sa place… Pour le dire carrément, je ne peux pas garantir que je ne détesterais personne. [Rires.] Alors, qui suis-je pour juger ? » Apparemment, cet ami avait compris l’idée de E. sur la nécessité de travailler sur les émotions et de les exprimer, même en ce qui concerne les émotions difficiles comme l’envie. Il respectait une valeur qui est étroitement liée au fait de travailler impérativement sur ses propres émotions (à savoir être honnête et nommer précisément les sentiments), et en même temps il essayait de montrer de l’empathie pour la condition de mourante de E., trouvant tout à fait compréhensible la façon dont elle gérait sa jalousie. Cependant, cette façon de donner un sens aux sentiments de E. et à la manière dont elle les exprimait oralement n’était apparemment pas l’interprétation partagée par tout le monde : les deux autres amis ont vécu l’envie de E. comme un affront, comme une colère mal dirigée contre son destin et comme une incapacité à faire face à la mort d’une manière qui lui permettrait de faire le deuil de son propre avenir perdu au lieu de ne pas apprécier le privilège de vivre accordé aux autres.

Lorsque ces personnes, de temps à autre, éprouvaient une envie amère, mais ne voulaient pas la laisser voir à leurs proches, elles pouvaient décider de ne pas passer de temps avec leurs parents ou amis si cela devait être lors d’« un jour de jalousie », parce qu’elles pensaient « devoir la garder sous… contrôle. On ne devrait pas embêter les gens avec des geignardises ridicules » (M.). Certaines d’entre elles se contentaient de garder ces émotions troublantes par-devers elles en les interprétant comme un signe de discipline et de contrôle (positif) de leurs propres sentiments.

D’autres voyaient les choses différemment. B., par exemple, qui avait offensé la plupart de ses proches après leur avoir fait remarquer ce dont elle serait bientôt privée (tandis qu’ils en jouiraient toujours après sa mort), décida de limiter très soigneusement les personnes à qui elle montrerait un quelconque signe de jalousie. Cela ne la satisfaisait pas, cependant. En certaines occasions, elle se plaignait à son plus jeune frère que tout le monde lui demandait sans arrêt comment elle se sentait, mais que si elle leur parlait de l’envie, ils se montraient incapables de supporter le fait de savoir qu’elle était quelquefois jalouse des gens qui n’étaient pas en train de mourir. Elle blâmait la plupart des autres d’être incapables d’accepter le fait qu’elle puisse être jalouse

parce qu’ils croient qu’une vieille dame en soins palliatifs doit se comporter comme ci et comme ça… Peut-être qu’ils en sont incapables, tout simplement ; peut-être qu’ils sont tout simplement incapables de me comprendre. Peut-être que ce serait mieux s’il y avait quelqu’un comme moi [c’est-à-dire une personne mourante], en plus de vous tous. Vous savez, [quelqu’un] qui partage cela avec moi, une personne qui ne soit pas si pleine de vie [contrairement à vous, non-mourants].

B.

Ici B. semble imaginer implicitement une façon différente d’aborder les sentiments d’envie troublants et épineux des personnes mourantes : une idée de fraternité ou de communauté de situation qui pourrait se manifester entre personnes mourantes en raison de la similitude de leur ressenti, et qui pourrait l’aider à gérer des sentiments que les non-mourants ont du mal à maîtriser, alors que les personnes mourantes pourraient mieux les comprendre. Ainsi que je l’ai expliqué ailleurs (Menzfeld 2018), il y a de bonnes raisons de penser qu’une association plus étroite de personnes ayant en commun la situation de fin de vie pourrait en fait perpétuer de nouveaux aspects des modèles culturels de l’approche de la mort, élaborés à partir du ressenti et du vécu des personnes mourantes au lieu d’être basés sur les idées vagues que se font les non-mourants sur ce qu’est le mourir et sur ce qui est « normal » pour une personne mourante. Cependant, pour cet article, nous nous contenterons de souligner que la gestion des émotions des personnes mourantes implique des dimensions qui ne sont pas facilement accessibles aux individus non mourants, mais qui n’en sont pas moins celles avec lesquelles les personnes mourantes doivent composer, et avec lesquelles elles composent de façon tout à fait créative. L’envie n’est pas nécessairement une émotion problématique pour toute personne en fin de vie, mais il est important de reconnaître qu’elle existe[9].

Conclusion et remarques finales

Tout d’abord, je voudrais d’abord revenir sur la terminologie utile pour analyser les différents concepts du mourir en anthropologie culturelle, qui reflètent la pluralité à la base de toute expérience de fin de vie. Le mourir pré-exital recouvre ces concepts de la fin de vie qui impliquent un point de départ du mourir avant (et non après) que l’on ait admis qu’une personne s’est détachée de son incorporation habituelle, en quelque sorte. Il implique également qu’une personne soit estimée en train de mourir selon son propre jugement ou celui des personnes qualifiées qui l’entourent, et selon les idées propres à une culture au sujet de ce qui fait que quelqu’un est considéré comme mourant (à savoir une maladie en phase terminale et un diagnostic correspondant, un projet précis de suicide ou une simple évaluation de la situation de mort prochaine par des proches concernés par un traitement différent de la personne que l’on pense être en train de mourir[10]. Les morts pré-exitales, c’est-à-dire finir de mourir en laissant derrière soi un corps agissant et en mouvement, sont également possibles (voir par exemple Sanders 2001 ; Blindt 2009). Souvent, cependant, on pense que le mourir pré-exital s’achève en même temps que l’exitus physique ou après.

En contraste, le mourir post-exital concerne des processus de dissolution d’une personne et de son incorporation dans son corps habituel qui commencent en même temps que l’exitus physique ou après. Le mourir pré-exital et le mourir post-exital peuvent se combiner, plus précisément, lorsque l’on pense qu’une personne a commencé son processus de mourir avant son exitus physique et qu’elle continue de mourir après son exitus physique. Une personne en situation de mourir post-exital se détachera de son incorporation physique de telle manière qu’elle ne pourra contrôler son corps durant l’intégralité du processus de mourir, car l’exitus physique initie le mourir ou se produit durant le processus de mourir et restreint les capacités de la personne mourante de ce point de vue. Ainsi, elle n’aura plus la capacité d’agir physiquement durant le processus de mourir de la façon dont elle le faisait lorsqu’elle était pleinement vivante, contrairement aux personnes en état de mourir pré-exital. Cependant, la personne peut néanmoins toujours occuper son corps, même après l’exitus physique, et même encore faire partie de la société et posséder une présence post-exitale non corporelle durant son mourir post-exital (pour des exemples, voir Gluckman 1937 ; van der Geest 2004 ; Kosack 2009 ; Krasberg 2009b ; Reppel 2009). Les personnes en situation de mourir post-exital sont souvent loin d’être inactives, même lorsque leur corps a subi l’exitus physique ; en fonction des concepts culturels entourant le mourir, l’esprit d’une personne en situation de mourir post-exital peut devoir passer par certaines étapes ou accomplir certaines tâches liminales tout en mourant afin d’achever idéalement son propre processus de mourir par la mort ou la réincarnation (voir, par exemple, Lambek 2016).

Le mourir pré-exital et le mourir post-exital peuvent très bien être totalement absents lorsque survient une mort subite, qui était imprévisible et se produit en très peu de temps. Dans ce cas, il se peut tout simplement que l’on ne puisse attribuer un moment au processus de mourir d’une personne et que celle-ci passe du statut de vivante à morte sans passer par la phase de transformation du mourir.

Puisque ni la gaieté et l’humour ni l’envie ou la jalousie ne font partie de la gamme des sentiments que l’on associe spontanément et communément au mourir pré-exital en Allemagne contemporaine (Menzfeld 2018), il a fallu un certain temps à plusieurs de mes interlocuteurs en fin de vie pour exprimer ces émotions devant les autres ; ils ont parfois même choisi de restreindre les manifestations de ces émotions troublantes. J’ai rencontré des personnes qui ont nié pendant un certain temps tout sentiment d’envie envers les personnes non mourantes, pour ensuite se raviser timidement après que nous ayons appris à beaucoup mieux nous connaître.

Bien que je n’apprécie guère les commentaires normatifs, voire critiques, au sujet d’une possible suppression du mourir et de la mort et des sentiments qui les accompagnent (voir Menzfeld 2017, 2018), je reconnais que le processus liminal du mourir pré-exital tel qu’il se conçoit en Allemagne en ce moment ne semble pas englober d’idée explicite et établie au sujet de la façon d’aborder les émotions « troublantes » de quelqu’un. Cela permet à chaque personne mourante d’exprimer ou de réprimer ces sentiments en fonction de ses propres préférences ; et cependant, cela a aussi comme résultat qu’il est plus difficile de ne pas lutter contre ces émotions apparemment inappropriées. Ces sentiments particuliers, qui étaient souvent de très forte intensité, zum Schreien, pouvaient rester inexprimés puisqu’ils ne correspondaient pas à ce que mes interlocuteurs jugeaient être le bon comportement dans l’expression des émotions ; mais ils pouvaient aussi être jugés comme étant si intenses qu’ils devaient être criés, peu importe ce que les autres — ou soi-même — aient pu en penser au préalable. Après tout, la façon dont toutes les personnes en phase terminale doivent gérer concrètement des sentiments qui échappent aux modèles communs du mourir nous en dit beaucoup sur la manière dont ces modèles culturels inspirent profondément et cependant ne déterminent jamais le ressenti d’un individu en fin de vie : cela constitue l’autre pluralité cruciale du mourir, en plus des pluralités culturelles du mourir pré-exital ou post-exital. Porter attention aux multiples façons de mourir nous aide à comprendre comment nous nous sentons et ce que nous sommes en tant qu’êtres humains — des êtres profondément culturels, profondément incarnés, et profondément individuels à la fois.