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Introduction

En Mauritanie, la mort survient plus souvent au domicile qu’à l’hôpital. Cette situation, liée à une faible médicalisation de la fin de vie, s’accorde avec le souhait des malades de finir leurs jours entourés de leur famille. Cette dernière décennie, l’offre de soins s’est sensiblement développée à Nouakchott, avec la récente ouverture de quatre hôpitaux doublant la capacité d’hospitalisation dans la capitale. Le premier centre spécialisé dans la prise en charge des cancers, le Centre national d’oncologie, a été inauguré en 2009. Par conséquent, des malades de plus en plus nombreux se voient diagnostiquer une pathologie non transmissible et sont pris en charge dans des services spécialisés. Cette offre de soins hospitaliers, fortement centralisée dans la capitale et coûteuse, génère d’importantes inégalités d’accès aux soins et de nombreux renoncements. Ceux qui reçoivent le diagnostic de leur pathologie — cancers, notamment, mais aussi cardiopathies, accidents vasculaires cérébraux ou diabète — en sont fréquemment à un stade avancé de la maladie. À l’image de ce qui est observé dans les autres pays de la zone saharienne, le taux de survie pour les cancers reste faible du fait de leur évolution avancée au moment du diagnostic et des moyens limités pour les traiter (Kingham et al. 2013).

Alors que ces services spécialisés confrontent les médecins à l’incurabilité de certaines pathologies ainsi qu’à l’échec de certains traitements, l’accompagnement de la fin de vie est encore peu investi comme un rôle professionnel (Castra 2010). Les soins palliatifs — qui se définissent comme l’approche holistique des soins de patients atteints d’une maladie potentiellement mortelle et mettent l’accent sur la qualité de vie considérée dans ses aspects physiques, sociaux, spirituels et psychologiques — sont balbutiants, comme dans les autres pays de la zone subsaharienne (Ajayi et al. 2014). Ils ne figurent pas au programme des formations médicales, et il n’existe aucune structure offrant spécifiquement des soins palliatifs. Aussi, les malades pour lesquels la poursuite de soins curatifs n’apparaît plus pertinente sont plutôt encouragés à rentrer chez eux. Parmi eux, des malades issus des régions rurales décident de retourner dans leur village, se trouvant alors éloignés des services hospitaliers. L’accompagnement et les soins du malade en fin de vie échoient aux membres de la famille au domicile, aidés parfois d’infirmiers et de médecins exerçant dans des centres de santé ruraux aux moyens limités. Ceux-ci se trouvent confrontés à une épreuve particulière, celle d’un moment de la fin de vie révélé par des moyens diagnostiques permettant de définir qu’une personne est atteinte d’une pathologie grave et incurable, en phase avancée ou terminale. Ces situations entraînent de nouvelles conditions du mourir : accompagnement familial dans un contexte de renoncement aux soins médicaux curatifs, charge émotionnelle et de soins pour les familles de malades maintenus plus longtemps en vie, désarroi des agents de santé ruraux face aux souffrances de malades dont l’état clinique est compliqué. Ce contexte particulier n’est certes pas celui de tous les Mauritaniens succombant à l’issue d’une maladie non transmissible, mais représente un angle impensé du développement de l’offre de soins médicaux. Aussi, cet article propose d’étudier l’expérience des familles face à ces fins de vie, leurs conduites et les valeurs qui les guident.

Soins médicaux et accompagnement de la fin de vie

Les soins et l’accompagnement de la personne en fin de vie, notamment en cas de cancer, ont fait l’objet de travaux en sciences sociales dans les pays du nord. L’accent a été mis sur les multiples dimensions de cet accompagnement, qu’il s’agisse des formes de communication devant la perspective de la mort (Glaser et Strauss 1992), des modes d’expression des émotions (Marche 2006), des soins prodigués par la famille au malade en situation de dépendance (Gagnon et Saillant 2000). Ces recherches ont examiné divers processus de « médicalisation » de la mort, et plus globalement l’impact du développement des soins médicaux sur les conditions de la mort. Certains sociologues se sont en particulier intéressés à l’émergence et au développement des soins palliatifs (Castra 2018), montrant comment ils engageaient un changement du regard sur la mort, véhiculaient une vision de la fin de vie comme accomplissement individuel (Rossi 2010). Pour l’Afrique subsaharienne, les études qualitatives sur les soins de la fin de vie demeurent relativement rares (Mtalane et al. 1993 ; Gysels et al. 2011), de même que les travaux portant sur les soins palliatifs (Ajayi et al. 2014 ; Powell et al. 2014). La majorité de ces recherches proviennent de pays anglophones pionniers dans le champ des soins palliatifs et concernent souvent le VIH (Harding et al. 2013). Ces travaux font notamment ressortir que, dans des contextes de ressources limitées, la douleur physique du malade et les contraintes financières de l’entourage constituent des difficultés majeures de l’accompagnement de la fin de vie. D’autres travaux se sont intéressés aux diverses conceptions locales de la « bonne mort » et à leur redéfinition face à l’apparition de nouvelles pathologies telles que le VIH et les cancers (Grant et al. 2003 ; van der Geest 2004 ; Graham et al. 2013). En outre, l’anthropologie de la mort a fourni de nombreux apports aux conceptions de la mort et aux rites qui l’accompagnent. Outre l’oeuvre majeure de Louis-Vincent Thomas (1982), quelques exemples peuvent être cités parmi les plus récents comme les travaux de Charles-Henry Pradelles de Latour (1996) ou Joël Noret (2004). Ces anthropologues se sont intéressés en particulier à la dimension symbolique de la mort et aux rites funéraires, montrant comment les conduites face au mourant ne pouvaient être comprises sans se référer aux conceptions locales de la mort. Ces études dans diverses sociétés laissent apparaître une labilité culturelle des expériences de la fin de vie, bien qu’un ensemble d’invariants des conceptions de la mort puisse être recherché (Godelier 2014). À l’instar de ces travaux, nous appréhendons l’accompagnement familial de la fin de vie comme une construction sociale, reposant non seulement sur des exigences de soins mais étant aussi guidé par des conceptions culturelles de la mort.

Concernant la Mauritanie, nous nous référons à Corine Fortier (2005, 2006), qui a documenté les comportements prescrits face à la mort et au cadavre, démontrant l’influence majeure de l’islam. Aussi, afin de comprendre l’accompagnement de la fin de vie en Mauritanie, il apparaît pertinent de mobiliser la littérature scientifique s’intéressant à la compatibilité de la théologie musulmane avec les principes des soins palliatifs (Al-Shahri 2016). Quelques articles documentent le développement des soins palliatifs au sein de pays musulmans, précisant les formes particulières qu’ils peuvent prendre en accord avec les préceptes de l’islam (Al-Awamer et Downar 2014 ; Mendieta et Buckingham 2017). Les pratiques d’accompagnement de la fin de vie apparaissent articulées de manière souple aux principes religieux, les rites musulmans étant influencés par divers contextes sociaux (Venhorst 2012). Notre étude entend contribuer à ce questionnement en analysant les valeurs sociales et religieuses attribuées à l’accompagnement de la fin de vie en milieu rural, dans un contexte de faible accessibilité aux soins médicaux.

Méthodologie d’enquête

Relevant d’une approche anthropologique, notre étude était associée à un programme de formation en soins palliatifs[1] d’agents de santé exerçant en milieu rural. L’objectif était d’analyser les modalités de l’accompagnement de la fin de vie en milieu rural afin de réfléchir aux conditions dans lesquelles les professionnels de santé pouvaient intervenir par le biais de soins s’apparentant à une approche palliative. Aussi, la perspective qui nous a guidés était de cerner les valeurs et exigences attribuées localement à cet accompagnement. En collaboration avec les agents de santé travaillant localement, il s’agissait de participer à la construction d’une culture des soins palliatifs cohérente avec les ressources disponibles en milieu rural et adaptée au contexte culturel. Ce travail relevait d’une recherche impliquée mobilisant l’anthropologie (Desclaux et Benoist 1996) et engageant les professionnels de santé dans une réflexion sur leur rôle (Jaffré 2003) afin de contribuer à l’amélioration de la qualité des soins.

Les enquêtes ont été réalisées en milieu rural, entre juin 2016 et février 2017, dans plusieurs villages de la vallée du fleuve Sénégal au sud de la Mauritanie, mais aussi à Nouakchott, profitant de la venue d’infirmiers exerçant dans diverses localités rurales. Du fait de cet ancrage territorial, l’étude concerne principalement la fin de vie en milieu haal pulaar, population majoritaire dans la région.

La méthodologie d’enquête a combiné des entretiens de groupe (EG) et des entretiens individuels approfondis (EI). Le protocole d’enquête a obtenu l’approbation éthique du Comité du département maladies non transmissibles du ministère de la Santé. Huit entretiens de groupe ont été réalisés avec des professionnels de santé mauritaniens exerçant en milieu rural, des membres de familles ayant accompagné un malade en fin de vie, des imams ainsi que des notables (tableau 1). Ils ont réuni de deux à dix personnes pour un effectif total d’une soixantaine de participants. Ces entretiens de groupe ont été privilégiés afin d’animer des discussions partant de la variété des situations vécues. Cependant, dans une perspective plus personnelle et réflexive, des entretiens individuels ont été menés avec des professionnels de santé, ainsi qu’avec quelques autres membres de familles endeuillées (tableau 2).

Les professionnels de santé sont presque tous des infirmiers, puisque ce sont eux qui occupent les postes de santé, les médecins étant beaucoup moins nombreux en milieu rural. Bien que ces infirmiers n’eussent jamais entendu parler de soins palliatifs, tous avaient fait l’expérience d’apporter des soins à des malades en fin de vie. Les membres de familles endeuillées, les imams et les notables ont été repérés en collaboration avec les agents de santé impliqués dans l’étude. Les imams des villages, qui ont une influence locale au moyen de leurs prêches, ont été écoutés en tant qu’interlocuteurs ressources permettant d’expliciter les valeurs religieuses guidant les pratiques d’accompagnement de la fin de vie. Quant aux notables, leur statut leur confère certaines responsabilités dans le domaine de la santé, allant du conseil dans les recours thérapeutiques à la gestion de cotisations pour financer les soins des malades. Chaque groupe a réuni des habitants d’un même village, pour un total de six villages concernés. Ces entretiens ont été menés dans les langues choisies par les participants — français, pulaar ou hassanya — avec l’appui d’un interprète.

Tableau 1

Entretiens de groupe (EG)

Entretiens de groupe (EG)

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Tableau 2

Entretiens individuels (EI)

Entretiens individuels (EI)

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L’autorisation des participants a été requise préalablement aux enregistrements audio, qui ont ensuite été traduits et transcrits en français. L’analyse s’est déroulée selon un processus itératif. Un arbre pour l’analyse thématique a conjointement été élaboré par les deux chercheurs signant cet article, qui ont ensuite décomposé et codé toutes les transcriptions à l’aide du logiciel NVivo. Cet article s’intéressant spécifiquement à la fin de vie à l’issue d’une prise en charge médicale, seuls les récits présentant cette trajectoire ont été analysés. Les diagnostics n’étant pas toujours connus des familles et des infirmiers, le critère de sélection était la survenue d’un décès à la suite de la prise en charge hospitalière d’une longue maladie.

Des formes singulières d’accompagnement de la fin de vie

L’analyse fait ressortir trois dimensions constitutives de l’accompagnement familial de la fin de vie : faire face à l’interruption des soins hospitaliers, entourer le malade et préserver sa dignité, et préparer la mort sans la dire.

Faire face à l’interruption des soins hospitaliers

Le retour du malade en milieu rural, à l’issue d’une prise en charge hospitalière coûteuse, représente souvent pour l’entourage une forme d’échec malgré les moyens mobilisés. L’interruption des soins spécialisés apparaît difficile à assumer pour ceux qui ont accompagné le malade dans les hôpitaux, qui, souvent, doutent de la qualité des soins reçus et craignent de ne pas avoir accédé à ce qui aurait pu guérir leur malade. Même lorsqu’ils sont convaincus de l’incapacité de la médecine à guérir la maladie, ils sont gênés et redoutent d’être perçus comme méchants (moƴƴani), comme si le fait d’avoir arrêté les soins hospitaliers laissait transparaître une insuffisance de souhaits de guérison. Dans ce contexte, la méchanceté évoque une surdité à la souffrance d’autrui et un manque de dévouement dans les soins d’un parent. Les imams insistent, à ce propos, sur la dimension religieuse de l’obligation d’assistance et de poursuite des soins à visée curative : « Nous devons user de tous les moyens possibles pour prolonger la vie du malade ; d’ailleurs, ses jours sont limités. Normalement, ça devrait être obligatoire pour toute personne de prolonger sa vie par n’importe quel moyen. » (Imam, Maure, EG 8.)

Du fait de ce principe religieux selon lequel tout doit être fait pour guérir le malade, les familles musulmanes ont tendance à privilégier le recours à toutes formes de soins, y compris les plus agressives (Al-Awamer et Downar 2014). Certains parents endeuillés expliquent ainsi comment ils se sont sentis contraints de s’engager dans de longues et improbables prises en charge à Nouakchott, sans oser mettre ouvertement en doute leur utilité, et souvent sans être informés du diagnostic de la maladie :

C’est un problème, quand tu amènes ton malade à l’hôpital : le médecin vient, le consulte et ne te dit pas exactement ce qu’il a, mais te donne l’ordonnance à acheter. Quelquefois il te donne les mêmes ordonnances [les mêmes prescriptions], et tu es obligé de payer, dans l’espoir que son cas va s’améliorer.

Homme, après la mort de son frère d’une cause inconnue, Pulaar, EG 3

Face à la rareté des informations médicales, c’est essentiellement l’altération persistante de l’état de santé malgré les soins obtenus qui interpelle sur la gravité de la maladie. Les récits font apparaître que l’interruption de la prise en charge médicale est rarement concertée et intervient plutôt de manière conjoncturelle. Les professionnels de santé, face à l’évolution défavorable d’une maladie grave, se montrent de plus en plus évasifs, espacent les rendez-vous. Les familles épuisent leurs économies et ramènent le malade au domicile. Le diagnostic et l’aggravation de l’état de santé sont certes parfois énoncés aux accompagnants, mais une communication implicite est privilégiée, décourageant la poursuite des soins. Par exemple, les médecins donnent un rendez-vous lointain, prescrivent des analyses excessivement chères dont la famille ne peut s’acquitter ou conseillent que le malade se repose chez lui. L’annonce explicite de la fin de vie est jugée inutile et cruelle. L’entourage étant tenu par l’obligation morale et religieuse de faire soigner son parent, ce peut être le malade lui-même qui, se sentant faiblir, fait en sorte de rentrer au domicile :

J’avais même pris une voiture pour l’amener, mais elle a dit : « Non, on rentre premièrement au village, et je vais voir mes enfants. » J’ai eu pitié d’elle et j’ai décidé de la ramener au village pour qu’elle voie ses enfants comme elle [l’]a demandé. Mais une fois au village, elle dit qu’elle ne part plus à Nouakchott. J’ai essayé de la convaincre et elle a fini par accepter, mais elle a dit : « Attends jusqu’à lundi. » Je ne sais pas si elle avait compris qu’elle allait partir [elle est décédée avant lundi].

Jeune homme après le décès de sa mère d’une tumeur gastrique et de la tuberculose, Pulaar, EI

La tension liée à la responsabilité de diriger le malade vers les soins est palpable, comme dans d’autres récits que nous avons recueillis. Les membres de l’entourage se justifient d’avoir déployé tous les efforts possibles, et ce, jusqu’aux derniers instants. L’obligation morale d’accompagner dans les soins s’oppose cependant au désir du malade de mourir sur « ses terres » et entouré des siens, conditions considérées par nos interlocuteurs plus favorables sur les plans affectif, symbolique et social. Ainsi tiraillé, le jeune homme en deuil de sa mère précise : « Elle me disait toujours : “Je ne veux pas décéder à Nouakchott, être glacée[2] et ramenée au village.” » La volonté de poursuivre les soins peut aussi se traduire par la sollicitation d’autres options thérapeutiques au retour au village. Cela permet de montrer qu’on ne baisse pas les bras et d’entretenir jusqu’au bout un certain espoir de guérison.

L’interruption des soins spécialisés confronte également la famille à un malade dont l’état général est altéré, dont les soins quotidiens sont pesants, dont les symptômes peuvent s’avérer anxiogènes. Certains accompagnants regrettent la sécurité conférée par la prise en charge hospitalière, craignant de se retrouver impuissants ou de ne pas être en mesure de donner à leur malade les conditions les plus confortables pour mourir :

On est reparti encore à l’hôpital, on a vu que sa situation devenait encombrante ; le docteur a dit que si elle reste, elle risque d’attraper d’autres maladies. […] Mais, moi, j’aurais préféré qu’elle reste à l’hôpital parce qu’au moins il y avait des médecins, car j’avais peur de la garder à la maison. J’avais vu que les gens avaient perdu tout espoir ; ils ne voulaient pas me le dire, ils disaient : « Mieux vaut l’amener. » Finalement, lorsqu’on est revenu, c’est ici qu’elle a perdu la vie. Mais c’était difficile. […] Je me disais que quand elle serait à l’hôpital, je serais un peu tranquille, et quand elle fait une crise, au moins, il y aurait des infirmiers qui pourront s’occuper d’elle.

Homme, après le décès de sa mère d’un accident vasculaire cérébral, Pulaar, EG 3

Bien que les soignants des postes de santé ruraux soient peu sollicités au moment du retour au village — les accompagnants considérant qu’ils ne pourront réussir là où les spécialistes de Nouakchott ont échoué —, ils le sont plutôt dans un second temps, lorsque l’entourage se sent dépassé par certains symptômes comme les douleurs, les difficultés respiratoires, les escarres, le refus de s’alimenter. Mais le sentiment diffus d’être éloigné d’une offre de soins susceptible de soulager le malade reste prégnant : « On ne peut rien faire pour eux. Est-ce qu’il faut les laisser mourir petit à petit ou est-ce qu’il faut les soulager ? Généralement, on n’a pas les moyens de le faire, c’est pourquoi nos morts sont douloureuses. […] Nous voulons savoir comment pallier à ce genre de cas. » (Homme endeuillé, enseignant retraité, Pulaar, EG 5.)

Les infirmiers semblent partager ce sentiment d’impuissance face à la gravité de ces situations et être tentés d’évacuer en urgence le malade. Ils n’ont pas été formés à la prise en charge des malades en fin de vie et se heurtent à l’indisponibilité de certains médicaments pour soulager le malade. Certains infirmiers témoignent d’une intolérabilité de la douleur d’autrui, amplifiée par le fait de savoir qu’ailleurs des solutions antalgiques existent : « C’est important d’assister les malades qui sont en fin de vie et qui ont des maladies incurables, pour éviter qu’un malade puisse mourir comme une bête, c’est-à-dire de soulager ses douleurs même s’il est en fin de vie. » (Infirmier, Pulaar, EI.)

De surcroît, chacun craint que sa responsabilité soit engagée, d’avoir in fine « laissé mourir » le malade sans rien tenter, et d’apparaître indifférent ou négligent au regard des autres. Une manifestation ostensible de l’intention de recourir aux soins, la mobilisation des professionnels de santé et des notables locaux au moment de l’agonie constitue ainsi une situation caractéristique relatée dans plusieurs récits. Lorsque la mort apparaît imminente, une dernière vague de tensions traverse l’entourage familial, partagé entre la volonté de tout tenter et l’acceptation de la mort à domicile. Le développement des soins médicaux exacerbe ces tensions, car bien que l’accompagnement familial de la fin de vie à domicile soit valorisé, les membres de l’entourage craignent que le malade ne puisse bénéficier des soins susceptibles de le soulager et de le maintenir plus longtemps en vie.

Entourer le malade, préserver sa dignité

Face à la crainte d’une mort prochaine, éveillée en particulier par l’interruption des soins médicaux, les membres de la famille proche s’efforcent d’être présents auprès du malade. Il s’agit d’aider et de soutenir le malade, de l’assister, de répondre à ses moindres souhaits, mais aussi de ne pas manquer ses derniers instants. Cela représente un mode d’expression de l’attachement et de réaffirmation des liens familiaux dans ces moments critiques. Les proches qui habitent loin se rapprochent du malade pour « l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure » : « Quand elle était [dans le] coma, j’ai téléphoné ; ma grande soeur est venue, mes frères, mes soeurs. L’un était à Nouakchott ; il est venu, puis tout le monde est venu. Elle a huit enfants, tous sont venus le même jour. On est resté jusqu’au jour où elle est décédée. » (Femme, après le décès de sa mère de cause inconnue, Pulaar, EI.)

Unanimement, nos interlocuteurs accordent une grande importance à cet entourage familial lors de la fin de vie, condition d’une mort apaisée : « Mourir auprès de sa famille, c’est soulageant, réconfortant : c’est ça, la vraie mort… », s’émeut un vieil homme. « La famille doit rester soudée », affirme un infirmier. Le fait de mourir seul, loin de chez soi ou pire, abandonné des siens, fait en contrepoint figure de mauvaise mort, voire de déchéance : « La mauvaise mort, c’est quelqu’un qui meurt avec des douleurs, avec des odeurs. C’est quelqu’un qui meurt et qui ne voit personne s’occuper de lui, qui ne voit personne parler avec lui. Cela, c’est une mort terrible. » (Infirmier, Pulaar, EI.)

La mort solitaire paraît indigne. Elle signifie au malade encore en vie une « mort sociale ». Le malade en fin de vie dépend de son entourage pour être propre. Les soins d’hygiène visent son confort et démontrent qu’il est aimé et respecté. Il s’agit aussi de le maintenir dans un état de « pureté » religieuse. Afin qu’il puisse accomplir ses prières, ses vêtements ne doivent pas être souillés par l’urine, des fèces ou du sang. L’hygiène vise enfin à préserver de la souillure, la fin de vie représentant un état liminaire, générateur de désordre et d’impureté (Douglas 2001 [1967]). L’absence de la famille lors de la mort est pointée du doigt telle une hérésie. Religieusement, la non-assistance en fin de vie est irrespectueuse d’un principe de solidarité face à la maladie et la mort. L’agonie passe d’ailleurs pour être un moment sacré où, selon nos interlocuteurs, « Dieu est proche et voit tout ».

Pour nos interlocuteurs pulaar, le fait d’entourer un parent gravement malade ou mourant apparaît associé au fait de l’isoler. Tandis que les membres de la famille les plus proches — conjoint, ascendants et descendants directs, frères et soeurs[3], notamment — entourent le malade, celui-ci est isolé des autres parents et connaissances, qui manifestent certes leur soutien en rendant visite à la famille, mais sans rencontrer le malade. Ainsi, la famille proche « fait écran », considérant qu’elle seule peut assurer la dignité du malade qui ne doit pas être exposé à des regards moins familiers :

On reste avec le patient, on s’occupe de lui, on lui donne à manger, on lui donne à boire, puis on l’encadre jusqu’à la fin. S’il guérit, c’est bien ; s’il meurt, c’est la volonté de Dieu. […] On l’encadre à la maison ; s’il est gravement malade, ce n’est pas n’importe qui qui le voit. Si tu viens, tu rencontres ses enfants qui te donnent de ses nouvelles.

Homme endeuillé, Pulaar, EG 5

Cet isolement vise à éviter que le malade soit vu dans un état où il ne se trouve pas à son avantage et, symboliquement, à le protéger, puisque son état le rend vulnérable aux regards et paroles malveillantes. Il répond à d’impératives exigences de pudeur (gacce), selon lesquelles certaines parties du corps ne doivent pas être vues et certaines odeurs, ne pas être senties. La non-maîtrise des orifices, qui a trait aux gaz et aux excréments, est extrêmement déshonorante. La langue pulaar use d’un ensemble d’euphémismes servant à évoquer les besoins et l’hygiène intime sans « minimiser » la personne (famɗiŋde), c’est-à-dire faillir au respect qui doit lui être témoigné. Aussi, les récits des parents endeuillés tendent à taire ce qui a trait aux soins corporels. L’état de dépendance et de non-maîtrise de soi survenant en fin de vie est de la sorte dissimulé et indicible. « Il est fatigué », se contente-t-on de dire aux visiteurs. Encore faut-il ajouter qu’il existe au sein des systèmes de parenté pulaar un ensemble de règles régissant la distribution sociale des pudeurs. Un homme sera assisté dans sa toilette par son épouse, tandis qu’une femme le sera par sa fille, sa soeur ou sa mère. La nudité ne doit surtout pas être exposée à des membres de la belle-famille. La dignité d’une mort entourée prend ici le sens d’une certaine pudeur de la fin de vie : « Un malade qui souffre devant tout le monde, il n’a plus de dignité. Un malade qui ne peut pas mettre ses habits, s’il n’a pas quelqu’un qui lui met ses habits, ça veut dire qu’il a perdu sa dignité. Il va mourir dans une grande souffrance. »  (Infirmier, Pulaar, EI.)

Dans certaines situations, cependant, ce confinement peut avoir pour conséquence de laisser le malade à la charge de quelques parents, coupé du monde extérieur. Du fait des migrations liées au travail, l’entourage se retrouve dans certains cas en nombre réduit pour assister le malade. Les femmes, à qui revient en premier lieu la charge de soins, font face à de multiples obligations qui peuvent compromettre leur disponibilité. La charge de soins peut alors déborder les proches, dont la bonne volonté risque de s’émousser face aux contraintes des soins d’une personne dépendante.

Se préparer à la mort sans la dire

Soignant, entourant et réconfortant, l’entourage entend aussi aider le malade à se préparer à la mort. Ce rôle se dessine sous fond d’une tension paradoxale entre acceptation de la mort et espoir de vivre. En tant que musulman, le croyant doit toujours être prêt à mourir et à faire face au jugement dernier. De nombreux versets coraniques soulignent que l’homme doit garder à l’esprit qu’il n’est que de passage. En même temps, la foi musulmane engage à ne jamais perdre l’espoir d’une guérison (Al-Shahri 2016). Devant ce paradoxe, un ensemble d’expressions sont fréquemment employées : « Ce n’est pas la santé qui fait la vie et ce n’est pas la maladie qui fait la mort » ; « Tout le monde va mourir, mais [cette fois] tu peux ne pas mourir ». Ces expressions permettent d’évoquer la crainte d’une mort prochaine tout en restant dans des formes d’incertitude et d’humilité prescrites par la religion. L’annonce directe de la mort au malade est en revanche jugée inutile et cruelle : « On ne peut pas regarder notre mort et lui dire qu’il va mourir ; à chaque fois, on va lui donner de l’espoir. Même si on sait qu’avec cette eau qu’on va lui donner, il va mourir, on lui dira : “Bois cette eau et tu vas guérir.” La famille sait qu’il est en train de partir. » (Femme, après le décès de sa mère, Wolof, EG 3.)

Aussi, afin de ne pas décourager le malade, les accompagnants passent sous silence les informations parfois reçues des professionnels de santé. L’annonce du diagnostic d’une maladie létale apparaît d’ailleurs peu acceptable puisque, selon nos interlocuteurs, l’incertitude prime, seul Dieu connaissant l’heure, la place et la manière du mourir. Une jeune femme pulaar ayant récemment perdu sa mère à la suite d’une longue maladie affirme ainsi : « Nous ne savions pas, nous ne parlions pas [de] si elle allait mourir ou pas. Un malade et un bien portant sont pareils devant Dieu. » (EI.) En outre, nos interlocuteurs arguent que l’annonce d’un diagnostic défavorable peut aggraver l’état du malade et précipiter sa mort. Comme le souligne un proverbe pulaar, « il vaut mieux donner l’espoir que la vérité qui coupe[4] ». L’occultation de la mort est aussi une pudeur ou une réserve visant à contenir des émotions trop vives, s’apparentant en milieu pulaar à des formes de dissimulation des émotions privilégiées par le pulaagu[5].

Le rôle de la famille est ainsi de réconforter et d’entretenir une feinte mutuelle (Glaser et Strauss 1992) qui apparaît comme une attitude socialement valorisée. Parler de la mort dans le cadre de relations affectives risquerait d’entraîner des réactions indignes religieusement telles que la colère ou le désespoir. Les croyants s’efforcent de se plaindre modérément et n’expriment jamais de sentiment d’injustice, ce qui reviendrait à contester la volonté de Dieu (Al-Awamer et Downar 2014). Afin d’aider le malade à se préparer à la mort, celui-ci doit être accompagné vers des formes d’acceptation spirituelles. En ce sens, le rôle de l’entourage est d’encourager une dignité religieuse entendue comme attitude face à la souffrance et la mort (Fortier 2005). Comme l’explicitent les imams rencontrés, les musulmans ont le devoir de soutenir le malade dans les souffrances qu’il ressent afin de l’aider à endurer patiemment l’épreuve divine : « Louange à Allah, Seigneur de l’univers. Ici, nous pratiquons cette religion et c’est ce qui est notre fierté, et pour cela, si on a un malade, la chose à faire est de l’aider psychologiquement afin qu’il soit toujours en situation de grâce par rapport à Dieu. » (Imam, Maure, EG 5.)

Ainsi, les parents au chevet du malade égrènent leur chapelet en prononçant la shahâda[6] « pour qu’il puisse entendre ou répéter » et mourir « dans la satisfaction de Dieu ». La préoccupation qui guide ces conduites est d’attirer au mourant les faveurs de Dieu en perspective de son passage dans l’au-delà :

Dans ces conditions [maladie incurable], le malade doit être bien entouré, par des gens qui savent le traiter avec beaucoup de douceur, de moralité, qui ne le découragent pas, et qui lui parlent de tout ce qu’il veut entendre religieusement. Lui parler de sa famille, de lui-même, de la foi, c’est ce qui pourra encourager le malade, renforcer sa foi, quelles que soient les difficultés des accompagnants.

Homme âgé, Pulaar, EG 4

Ainsi, la mort est peu mise en mots par l’entourage, mais l’investissement familial auprès du malade en fin de vie est éloquent. Communication non verbale, de multiples attentions expriment le soutien familial, l’attachement, lors d’une épreuve dont on fait semblant de ne pas pressentir l’issue :

Ils [les membres de la famille] doivent approcher la personne et ne pas trop lui montrer qu’elle est malade et incapable, [et] l’aider à considérer que ce qui lui arrive, c’est le destin de Dieu et que l’on n’y peut rien. Ils doivent montrer que c’est toujours la même personne qui est là, qu’on l’aime, que l’on continue de l’aimer et que la maladie ne diminue rien de cela.

Infirmière, Maure, EI

Ce réconfort familial engageant la foi religieuse et un ensemble de paroles et de gestes attentionnés est équivoque : il révèle l’appréhension de la mort qu’il entend faire oublier. Il constitue un certain idéal d’accompagnement familial, à la fois respectueux de l’identité sociale du malade et compatible avec des conceptions religieuses. L’accompagnement familial n’est cependant pas exempt de discorde. Malades et accompagnants sont en particulier tiraillés par des émotions qui échappent aux conventions sociales et dont ils craignent l’irrecevabilité d’un point de vue religieux. L’expression de la peur de la mort, d’intolérables douleurs ou d’un sentiment de révolte face au destin peut notamment faire l’objet de désaccords, sur fond de crainte de contrevenir à la volonté divine et aux exigences de bienséance. En outre, des tensions intrafamiliales peuvent se révéler au travers de critiques réciproques dénonçant des négligences ou manques de délicatesse à l’égard du malade. Ces différentes appréhensions de la situation construisent des variations dans les souhaits d’accompagnement du malade.

Du reste, la préparation de la mort se nuance en fonction des individus. Selon certains de nos interlocuteurs, les personnes ayant une foi profonde comme les dignitaires religieux sont prêtes à entendre le rappel du Créateur, de même que les personnes très âgées, qui achètent chaque année leur linceul et consacrent le plus clair de leur temps à la prière. On considère que les chefs de famille devraient être amenés à comprendre la gravité de leur état car, ayant des responsabilités familiales, ils doivent formuler leurs recommandations afin que la cohésion perdure :

C’est généralement le malade lui-même qui parle de la mort, qui appelle ses enfants, son entourage et donne des conseils : « Il faut vous unir, il faut faire ça, il faut que toi, tu t’occupes de ça car tu es l’aîné. » […] Son testament de dernières volontés concerne la vie ultérieure des enfants… Il leur demande vraiment de s’unir, de s’entraider.

Infirmier, Pulaar, EG 2

L’entourage tente également de favoriser le règlement des dettes que le malade aurait contractées, sachant que, selon un hadith, le non-remboursement des dettes peut retarder la libération de l’âme après la mort. Là encore, l’entourage a recours à des subterfuges pour préparer sans dire. Ces quelques variations, qui n’épuisent pas la multiplicité des situations, montrent comment les contours de la communication relative à la mort, arrimés à un ensemble de principes génériques, se déclinent dans la complexité des tissus sociaux et des relations singulières.

Conclusion : accompagnement familial de la fin de vie et demande de soins médicaux

Cette étude trace les traits singuliers de situations d’accompagnement de la fin de vie fortement investies par des valeurs sociales et religieuses, mais aussi mises en tension par de nouvelles attentes à l’égard du système de soins biomédicaux. Elle illustre les difficultés des membres de l’entourage et des professionnels de santé ruraux face aux malades en fin de vie, révélant les avatars d’une organisation des soins axée sur le curatif et le renvoi aux structures centrales.

L’étude des conduites et des valeurs associées à l’accompagnement familial de la fin de vie montre la prépondérance de la référence au religieux dans l’accompagnement de la fin de vie. Cependant, l’enchevêtrement de la culture locale et de l’interprétation du texte sacré témoigne de la flexibilité sociale des pratiques répondant aux préceptes de l’islam (Venhorst 2012). Il est remarquable que les agents de santé fassent davantage référence au religieux qu’au médical pour parler de la mort, comblant un impensé de l’offre de soins ainsi qu’un certain vide déontologique (Jaffré 2003). S’agissant des états liminaires de la fin de vie, l’activité médicale ne semble concevable qu’inscrite entre les lignes tracées par l’islam (Al-Awamer et Downar 2014). En plus du soutien religieux, de fortes attentes se dessinent à l’égard du système de soins médicaux. Ces attentes se traduisent premièrement par une réticence à renoncer à la poursuite de soins curatifs, comme cela a été observé dans de nombreux autres contextes. Se sentant blâmables si elles n’en font pas autant que possible pour obtenir des soins, les familles peuvent dans certains cas avoir besoin qu’un professionnel de santé leur confirme que, médicalement, la guérison n’est plus une perspective réaliste. Il ne s’agit pas de renoncer à toute forme d’espoir, mais de permettre à la famille de désinvestir une prise en charge curative aussi coûteuse qu’inutile.

De plus, à l’issue de longues prises en charge et du fait de la discontinuité des soins induite par le retour au village, les familles se sentent démunies et injustement abandonnées face à certains symptômes. La douleur tend à se présenter comme une dimension exigeant des réponses médicales. Sachant que des solutions antalgiques existent mais restent inaccessibles, les douleurs deviennent plus intolérables, augmentant « la souffrance qui est le degré de pénibilité de la douleur » (Le Breton 2016). Certes, nous retrouvons la trace de conceptions religieuses véhiculant l’idée que la douleur est rédemptrice (Al-Shahri 2016). Quelques interlocuteurs précisent que c’est par amour que Dieu met à l’épreuve le croyant, la douleur permettant à la personne d’expier ses péchés. Cependant les imams penchent en faveur de l’antalgie et arguent que tout ce qui est autorisé doit être utilisé. Ils reconnaissent l’importance du soulagement de la douleur afin que la fin de vie se déroule paisiblement et qu’ils puissent accompagner spirituellement le malade.

Fréquemment exposés à la fin de vie, les agents de santé perçoivent le soulagement de la douleur comme devant être le coeur de leur rôle face à la fin de vie. Fournir des médicaments antalgiques apparaît comme l’un des fondements légitimant l’investissement d’une approche palliative par les professionnels de santé ruraux. En outre, l’approche palliative affirme la pertinence de soins de confort qui ne sont pas forcément de haute technicité. Afin d’échapper à la propension d’évacuer les malades à l’agonie dont le souhait est de mourir au village, il faudrait que les professionnels des structures sanitaires rurales puissent être conseillés par les médecins spécialistes de Nouakchott, dans une démarche de contre-référence les rassérénant par rapport à la décision de ne plus rechercher des soins curatifs.

Entourer le malade et l’isoler sont considérés, en milieu pulaar, comme les conditions d’une mort digne. De ce fait, les agents de santé ruraux sont souvent tardivement informés de la présence de malades en fin de vie au village. La famille qui « fait écran » peut apparaître comme un obstacle à l’intervention des agents de santé. Dans les situations de fin de vie, les familles préfèrent souvent faire venir un parent exerçant dans le domaine de la santé plutôt que de solliciter l’infirmier du poste le plus proche. Aussi les infirmiers rencontrés s’avèrent être en première ligne en cas de maladie grave dans leur entourage. Tous ou presque ont fait part de leurs expériences en tant que parents appelés au chevet d’un membre de leur famille en fin de vie. Conciliant l’exigence d’intimité familiale avec de nouvelles attentes vis-à-vis des soins médicalisés, le « parent-soignant » représente une amorce de médicalisation de la fin de vie échappant à toute planification. Nous pouvons y voir une forme spontanée d’émergence des soins palliatifs qui atteste des besoins dans le domaine tout en se distinguant des approches reposant sur l’autonomie de l’individu face à la mort (Castra 2018). En effet, c’est l’intimité familiale qui est considérée comme garante de la dignité. Compte tenu de cette préférence pour l’isolement à domicile, mais aussi des moyens limités de la famille, l’apport de soins palliatifs ne peut être envisagé que de façon ambulatoire et en soutien des familles, et non comme une prise en charge intégrale au sein de structures de santé.

Notre étude renseigne sur le contexte de communication relatif au malade en fin de vie. Quelques exceptions mises à part, nos interlocuteurs considèrent que le diagnostic d’une maladie incurable ou un pronostic défavorable ne doivent pas être révélés au malade, mais plutôt signifiés aux membres de l’entourage. Cette position se retrouve dans d’autres sociétés musulmanes où l’annonce d’un diagnostic terminal au malade est jugée inappropriée et douloureuse, et où l’information, lorsqu’elle est transmise, est préférentiellement communiquée à la famille (Al-Awamer et Downar 2014). Les plus réticents s’opposent à l’idée que la médecine puisse établir des pronostics qu’ils jugent blasphématoires. Cela apparaît de prime abord incompatible avec les principes des soins palliatifs promouvant l’ouverture du dialogue sur la mort, l’expression des émotions et encourageant la lucidité du malade quant à sa fin proche (Castra 2010). Cependant, nous avons identifié la valorisation des attitudes d’acceptation de la volonté divine qui peuvent être rapprochées de formes d’anticipation et d’accueil de la fin proche (Rossi 2010), ainsi qu’un ensemble d’actions visant à réunir les meilleures conditions symboliques et sociales de la mort. La possibilité d’offrir des soins palliatifs réside donc dans une adaptation de la manière de signifier la mort proche, allusive et spirituelle plutôt que directe et concrète.

Cette étude met en évidence la façon dont se déploie une attente de soins médicaux relativement à la fin de vie dans un contexte rural en marge d’une offre de soins globalisée. Elle illustre la pertinence de repenser localement une culture des soins palliatifs compatible avec les conceptions religieuses et la préférence pour la mort à domicile.