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Il est des oeuvres qui semblent dépasser l’ambition de leurs auteurs. Le livre « Comprendre la condition handicapée » de Henri-Jacques Stiker en fait assurément partie. En tentant de décrire et d’analyser la condition handicapée, en faisant une référence directe aux notions de condition noire (Ndiaye, 2009), de condition féminine (de Beauvoir, 1986) ou de condition ouvrière (Weil, 2002), l’auteur nous amène à penser au-delà même de cette notion. Il esquisse alors ce qui pourrait être une nouvelle façon de penser la participation sociale, les formes de mobilisation ou la contributivité des personnes ayant des capacités différentes.

Le livre en lui-même, comme souvent chez H-J. Stiker (2013, 2017), est extrêmement riche, trop parfois. Il est articulé autour d’une réflexion théorique documentée et fouillée autour de la notion de condition, d’une part, et d’un matériau d’observation et d’analyse emprunté à un corpus important de livres biographiques, autobiographiques ou de témoignages de personnes présentant des incapacités, d’autre part. L’ambition annoncée par l’auteur dès le début est de tendre vers une « phénoménologie du handicap », considérer le handicap comme un phénomène pour mieux dépasser les clivages habituels entre nature et culture, entre individuel et social. L’usage du concept de condition renvoie en ce sens à une volonté de prendre en compte les caractéristiques processuelles et contextuelles du phénomène handicap.

« [La condition] ne définit pas, n’attribue pas d’identité, encore moins n’essentialise, mais elle est importante pour cerner les manières d’être et d’être ensemble »

p. 19

Dans ces « manières d’être et d’être ensemble », nous pouvons lire une proximité avec le travail de François Laplantine sur la notion d’un sujet qui se définit à travers son rapport aux autres (2007). C’est ce rapprochement qui nous permet de situer cet ouvrage dans une perspective d’anthropologie politique. En faisant de la notion de condition la description d’une expérience sociale minoritaire, H-J Stiker fait du handicap une modalité d’être au monde qui dépasse les questions identitaires. Mais en évoquant les tensions que cette réflexion fait émerger entre les identités prescrites ou choisies, il montre également l’ambiguïté que les personnes dites handicapées peuvent nourrir face à la question des normes et de la normalité, la rejetant en même temps qu’elles peuvent la rechercher. Le handicap est donc à la fois un fait anthropologique touchant un individu au plus profond de ce qui le constitue, tout comme un fait politique qui influence son rapport aux autres ainsi que le rapport des autres à lui.

Le livre est découpé en fonction de différentes vies, comme des moments contigus mais pas confondus. La « vie brisée » fait état de la régularité dans les biographies ou témoignages de ce moment qui a basculé, de l’accident, de l’annonce du handicap. Cette expérience de la limite, de la liminalité, du seuil, du moment où la vie se transforme. Ce moment fait du handicap un phénomène à part, difficile à qualifier lorsque l’on s’attache à une tradition rationaliste et cartésienne. Il ne s’agit pas d’un simple changement d’état, mais bien d’un changement de rapport au monde. Le handicap inaugure alors des « vies nouvelles » comme autant de nouvelles perspectives qui ne sont ni moins bonnes ni meilleures qu’avant, simplement et radicalement différentes. Cette condition handicapée ne peut pas être simplifiée en un rapport entre effondrement et redressement. La condition handicapée, bien plus qu’une catégorie, est une constante variation difficile à saisir ou à photographier mais que l’on peut situer dans une histoire. La condition s’inscrit et inscrit l’individu ou le sujet dans des séries de continuités et discontinuités qui la rendent complexe.

« Toute normalité craque. L’évènement du handicap instaure une relation entre le passé, le présent et l’avenir »

p.55

En considérant la notion de condition handicapée, nous pouvons penser avec H-J. Stiker qu’une situation de handicap n’est plus seulement produite par une société (Oliver, 1995), plus seulement le résultat d’une interaction entre des facteurs individuels et des facteurs environnementaux (Fougeyrollas, 2010), le temps y est déterminant. Le temps, dans la situation de l’individu face aux changements de vies qu’il va affronter. Mais également le temps comme historicité du handicap, la façon dont les identités prescrites vont se déployer en prenant racine dans le passé.

La situation de handicap serait alors le résultat d’une interaction entre un individu, son environnement et le passage du temps qui affecte l’un et l’autre.

Si ce livre est assurément une contribution essentielle à une approche politique du handicap, cependant plusieurs points méritent d’être interrogés ou discutés, des témoignages littéraires, en passant par la convocation du Goffman de Stigmate, ou l’étude de la migration des termes.

Comment la notion de condition peut-elle nous aider à penser l’existence de ceux qui n’ont pas accès au langage, de ceux dont les incapacités intellectuelles ou psychosociales rendent le processus de socialisation difficile?

« Les personnes qui ont écrit, celles qui écrivent et vont écrire disent ce que les autres pourraient dire. »

p.54

Cette idée pose problème selon nous. En effet, en centrant son raisonnement sur un matériau de livres écrits par ou avec des personnes en situation de handicap, l’auteur semble penser que cette parole traduite éditorialement pourrait être celle de toutes les personnes ayant des incapacités. Mais lorsque le signe et le symbole ne « veulent » rien dire, ne disent rien, pour une personne, comment imaginer sa parole? Son avis sur sa propre identité? Sur les déterminants sociaux et historiques qui la conditionnent? L’auteur évoque cela en se demandant si ces personnes en ont seulement conscience, mais selon nous la question mériterait d’aller plus loin. Comment cette notion de condition peut leur permettre de prendre la parole? Dans le chapitre 6, l’auteur explique « qu’il faut parler en termes de capabilités » (p. 71). Mais faut-il seulement parler en termes de capabilités ou bien agir également en termes de capabilités? Dans une perspective pragmatiste, nous pourrions dire que la séparation de l’action et de la pensée n’a pas de sens. La transformation de l’environnement passe, tout à la fois, par des façons de dire et des façons de faire. Il aurait été, dès lors, intéressant de ne pas inférer une parole à ceux qui ne parlent pas, ou pas encore. Cette remarque n’invalide en rien le raisonnement de l’auteur. Elle nous permet de considérer que si la notion de condition est mise en lumière à partir de témoignages et de récits, il serait intéressant d’imaginer comment elle peut se traduire chez ceux qui sont absents de ce corpus. Après tout, H-J. Stiker lui-même, en appelle à un retour à l’expérience dans le chapitre 7.

Le deuxième point de discussion que nous souhaitons soulever fait également référence à ce chapitre 7, dans lequel l’auteur mobilise Erving Goffman. Dans ce chapitre, il présente deux théories du handicap en opposant la théorie du stigmate de Goffman (1975) et celle de la liminalité de Murphy (1990). Goffman traite du handicap comme d’une déviance alors que pour Murphy, l’expérience du handicap est avant tout celle d’un seuil, jamais vraiment franchi. Ce point de discussion, très théorique, peut sembler anecdotique, mais il existe plusieurs Goffman (Cefaï et Perreau, 2012). La critique de Murphy à l’encontre du Goffman de Stigmate, nous semble moins tenir face au Goffman de Frame analysis (1974). Si l’on considère le handicap comme un cadre social, nous ne sommes plus uniquement dans une approche sociologique de la déviance. Le cadre social définit la situation que vivent les acteurs et rassemble des éléments qui font culture. La liminalité de Murphy pourrait donc facilement se comprendre comme un hors-cadre permanent, ou un pas-tout-à-fait-dans-le cadre. Ce qui nous semble intéressant avec le concept de cadre de Goffman, c’est la métaphore cinématographique qu’elle autorise : le cadre crée le champ et le contre-champ, la perspective et le possible. Le seuil n’existe que par le passage qui le caractérise, un peu comme ces non-lieux décrits par Marc Augé (1992) qui ne le sont plus dès qu’on les occupe. La condition handicapée serait-elle un perpétuel entre-deux qui n’en serait plus vraiment un, en fonction de l’angle que l’on choisit pour l’observer?

Le troisième point de discussion, qu’il nous semble important d’évoquer ici, est celui du langage. H-J. Stiker poursuit dans ce livre son oeuvre indispensable qui étudie la migration des termes autour du handicap, dans l’histoire et dans la société.

« [La] notion de handicap convenait mieux que toute autre pour réunir le domaine de l’enfance et celui des adultes, et pour accorder des droits sociaux à une population « empêchée » plutôt qu’inadaptée »

p.59

Le mot handicap porte donc les traces d’une volonté politique de recouvrir toutes les catégories d’infirmités et d’invalidités. Cette logique extensive de l’usage du terme en expliquerait, selon H-J. Stiker, le rejet par les personnes concernées. Son caractère englobant nie les singularités. Chez C.S. Peirce, un concept peut nous aider à penser cette question, celui d’indexicalité (Peirce, 1998). Dans la philosophie pragmatiste, dont il est un fondateur, les signes langagiers prennent leur sens dans des contextes donnés. L’indexicalité renvoie à une caractéristique de ces signes et des réalités différentes qu’ils pointent en fonction des acteurs. L’indexicalité du mot handicap peut être illustrée par une discussion imaginaire entre plusieurs personnes. Tout le monde parlerait du handicap, mais chacun ferait référence à une réalité qui lui serait propre, évoquant des incapacités, des déficiences particulières, ou bien encore des problèmes d’accessibilité. Le mot en lui-même n’épuise pas les différentes significations, en revanche son usage permet d’éviter les discussions, de faire se rencontrer les singularités.

Cette notion d’indexicalité montre que même s’il y a un choix politique de faire du mot handicap un terme en recouvrant d’autres, dans un contexte historique donné, le mot ne recouvre pour autant pas toutes les réalités vécues. Quel mot le pourrait d’ailleurs?

Nous nous permettons une conclusion sous forme de question. Comme nous l’avons évoqué au début de cette recension, cet ouvrage est indispensable, précieux. Mais au regard des points de questionnement soulevés, nous nous questionnons quant au risque de l’usage du terme de « condition handicapée ». En effet, malgré toutes les mises en garde de l’auteur, malgré ses explications, n’y a-t-il pas un risque que ce concept soit reçu comme une forme d’essentialisation, de naturalisation de la façon de vivre le handicap? En d’autres termes, la portée politique de la notion ne risque-t-elle pas d’être minorée par une lecture qui ferait de cette notion une approche globalisante des expériences des personnes concernées?

Nous sommes bien conscients que le risque que nous évoquons ici irait à l’extrême opposé de la volonté de l’auteur. Nous ne lui prêtons, à aucun moment, une volonté de forger un concept globalisant. Tout le raisonnement qui est le sien au fil du livre montre le contraire, mais la question mérite d’être posée selon nous.