Corps de l’article

Introduction

Les personnels navigants commerciaux (PNC) sont des travailleurs postés, évoluant dans un lieu de travail éloigné de la partie managériale et reposant à bord sur un système d’autorégulation par les pairs autour de procédures opérationnelles standardisées (Barnier, 1999 ; Gueudar-Delahaye, 2012). Leur travail consiste avant tout à assurer la sécurité des passagers, procédant à des vérifications poussées de l’appareil avant l’embarquement, identifiant les passagers potentiellement perturbateurs au sol et contrôlant les comportements menaçants de ces derniers en vol (Chen et Chen, 2014 ; Barnier, 1999 ; Berkley et Ala, 2001). Leur charge de travail s’est trouvée augmentée au fil des années avec une diminution progressive de l’effectif à bord et la maximisation de leur temps de travail grâce à l’informatisation des services de planification des trajets (Shalla, 2004). Le 1er août 2015, le ministère des Transports canadien autorisait la réduction de l’effectif minimal de personnel navigant commercial à bord des avions du pays, passant d’un ratio d’un agent de bord par 40 passagers à un par 50. Bien qu’elle venait d’une norme internationale, cette mesure a été contestée par le Syndicat canadien de la fonction publique, signalant cette réduction d’effectif comme un danger pour la sécurité en vol (Desjardins, 2017). Comme le souligne Davezies (2007 : 30), « les nouvelles méthodes d’organisation du travail sont susceptibles d’entraîner une dégradation de la qualité du service, du produit et, plus globalement, du travail ». Dans un contexte où les conditions de travail n’ont cessé de se dégrader, il est important de se demander dans quelle mesure les PNC ressentent une intensification du travail et comment celle-ci influe sur leur travail, le service à la clientèle et la sécurité des passagers, ainsi que sur le collectif de travail. Cette question est importante dans les secteurs mettant en jeu la sécurité du public. Ainsi, comment les changements (réduction d’effectif, changements technologiques, nouvelles normes de sécurité), a priori sources d’intensité accrue dans le travail des PNC, affectent-ils leur rapport au travail ?

Intensification et fragilisation du travail

« Dans l’univers du travail plus qu’ailleurs, l’action est marquée par des contraintes nombreuses » (Grosjean et collab., 1999 : 56). De plus en plus complexes, les organisations modernes sont le lieu de diverses sources d’intensité pour les travailleurs, requérant de ces derniers des efforts selon des logiques et injonctions plurielles, parfois contradictoires (Gollac, 2005). À l’essor du secteur tertiaire s’est ajoutée une contrainte industrielle « taylorienne », une contrainte marchande nouvelle, soit l’exigence de satisfaire les besoins du client, accroissant les interruptions dans le travail et créant souvent des « cercles vicieux de l’urgence », ou, autrement dit, une intensification du travail (Gollac, 2005). Cette intensification arrive, selon Gollac (2005), là où l’intensité présente du travail empêche la possibilité de faire face adéquatement à une intensité de travail futur, notamment en ne laissant pas de temps à l’apprentissage, la réflexion, l’assimilation. Ainsi, l’intensification du travail renvoie à une augmentation du niveau d’effort qu’un employé doit fournir au cours d’une journée de travail, et se caractérise par la nécessité de travailler plus vite, par une réduction du temps libre et la nécessité de mener un certain nombre de tâches simultanément (Green, 2004 ; Kubicek, Paškvan et Korunka, 2015 ; Paškvan et Kubicek, 2017). Subjectivement, elle tend à être vécue comme « un sentiment de pression temporelle diffus, l’impression de ne pas pouvoir bien faire son travail dans un cadre temporel trop contraint » (Gaudart, 2015 : 196).

On trouve parmi les causes communes d’intensification du travail les restructurations de personnel, les stratégies de réduction de coûts, ou alors les changements technologiques accélérant la cadence de travail des employés (Green, 2004 ; Héry et Levert, 2017). Les entreprises recourent de manière croissante à divers modes de gestion impliquant beaucoup de changements rapides pour les employés, exigeant de ceux-ci une flexibilité et adaptabilité croissantes (Gollac, 2005). Au sentiment négatif de faire du mauvais travail s’ajoute un sentiment de découragement, de culpabilité et de perte d’identité professionnelle parmi les salariés (Melchior, 2008 ; Raveyre et Ughetto, 2002). Cette augmentation des intensités du travail est également associée à un accroissement de la pénibilité physique, psychologique et une augmentation des risques professionnels (Gollac, 2005 ; Héry et Levert, 2017). Elle tend à causer l’épuisement des travailleurs ainsi qu’à miner leur satisfaction au travail (Korunka et collab., 2014), menant des recherches récentes à se pencher sur les processus de fragilisation au travail, « pour explorer ensemble des processus liant travail, santé et parcours, dont les voies de prévention rest[ent] encore largement à construire » (Delgoulet et collab., 2020 : 30). Au fil des ans, les politiques organisationnelles ont poussé à l’individualisation et au suivi en continu des tâches, ce qui, en combinaison avec la diminution des effectifs, l’externalisation des tâches et la flexibilisation des horaires et contrats de travail, a affaibli les collectifs de travail en entreprise (Héry et Levert, 2017). Dans une analyse du cas des ouvriers aéroportuaires, Brugières (2014) décrit comment les politiques de libéralisation du transport aérien et le durcissement des réglementations de contrôle sécuritaire ont provoqué la déstabilisation de ce groupe professionnel et l’effritement de la solidarité de métier. Les travaux sur la fragilisation des processus de travail dans le milieu aérien mentionnent que les restructurations organisationnelles ont « sensiblement reconfiguré le champ des compétences attendues, restreint les horizons professionnels à moyen et long terme de ces personnels, tout en appauvrissant leur travail quotidien vers les tâches les plus pénibles » (Delgoulet et collab., 2020 : 33).

Les intensités excessives du travail ont en retour des répercussions sur le travail effectué. Lorsqu’ils se trouvent « sous la pression de l’urgence », les travailleurs « se protègent moins » (Davezies, 2007 : 32). La situation est particulièrement préoccupante en ce qui concerne les professionnels de la santé et sécurité ; une étude récente auprès de gestionnaires et d’ingénieurs de la sécurité de divers secteurs montre l’influence négative de l’intensification du travail sur la propension de ces professionnels à respecter les normes de sécurité et à adopter des comportements sécuritaires (Bunner et collab., 2018). On observe des conséquences similaires dans le secteur aérien parmi les agents de bord (PNC) qui, aux prises avec de trop fortes exigences compte tenu des ressources à leur disposition (Gillet et Tremblay, 2021), sont moins susceptibles de communiquer avec le personnel technique du cockpit et vont être portés à oublier certains principes sécuritaires essentiels (Chen et Chen, 2014). Cela ne va pas sans affecter le service au public ; ainsi, dans le secteur hospitalier, l’augmentation des intensités et contraintes du travail, résultant des nombreuses « politiques d’intensification du travail » (Héry et Levert, 2017 : 16), a mené à une détérioration de la qualité des soins dans de nombreux pays (Davezies, 2007 ; Montgomery et collab., 2013 ; Willis et collab., 2015). Ces situations résultent, selon Davezies (2007 : 32), de l’impossibilité pour les travailleurs de réconcilier les attentes de la hiérarchie avec les exigences du terrain, se trouvant devant la nécessité de privilégier certains objectifs par rapport à d’autres dans un contexte d’effritement des repères communs du travail bien fait, le tout entraînant des conséquences « désastreuses » sur les relations de travail.

Bien que cela soit largement observé dans les faits, les intensités croissantes du travail ne deviennent pas forcément synonymes de conditions de travail plus mauvaises et d’augmentation des risques professionnels (Héry et Levert, 2017). Dans un article sur l’intensité du travail, Michel Gollac (2005) conclut que c’est surtout la mauvaise gestion de la complexité par les organisations qui est source de mauvaises conditions de travail, considérant qu’un travail plus intense peut même être source de plaisir, sous certaines conditions. Il souligne ainsi que « le lien n’est pas simple entre l’implantation d’innovations managériales et l’intensité du travail vécue par les salariés » (Gollac, 2005 : 198), d’autant que l’expérience est parfois vécue de manière différente d’un individu à l’autre (Gollac, 2005). Héry et Levert (2017) affirment que l’automatisation des tâches, retenue comme facteur d’intensification du travail, peut dans les faits entraîner une réduction des charges physiques et répétitives, ainsi qu’un enrichissement des tâches. Toutes les sources d’intensité au travail ne sont donc pas nécessairement vécues de manière négative. Ainsi, dans le milieu hospitalier, la fréquence des interactions avec les patients et la gestion de leurs difficultés émotionnelles – qui s’intensifient avec la complexité des cas – sont parfois perçues comme un défi positif par les infirmières, constituant pour elles une source de gratification et de valorisation du coeur de métier, aux conséquences bénéfiques sur leur bien-être (Bakker et collab., 2013). Il semble donc que toutes intensités ne mènent pas nécessairement au sentiment négatif de mal faire son travail (Gaudart, 2015). Ainsi, dans quelles circonstances les intensités du travail sont-elles vécues si ce n’est positivement, à tout le moins n’entraînent-elles pas chez les travailleurs un sentiment négatif d’intensification du travail ? Nous nous intéressons au cas du PNC, un collectif faisant face à de nombreuses intensités du travail.

Demandes-ressources du travail et organisation capacitante

Dans la recherche quantitative, l’intensité du travail est communément abordée sous l’angle des demandes et ressources du travail (Bakker et Demerouti, 2007 ; Franke, 2015 ; Paškvan et Kubicek, 2017). Comme le soulignent Raveyre et Ughetto, plus qu’une « structure purement contraignante », l’organisation est un soutien de l’action collective « fournissant, plus ou moins bien, des ressources pour affronter les différentes épreuves qui constituent l’activité de travail » (2002 : 4). Les demandes du travail sont les aspects physiques, psychologiques, sociaux et organisationnels du travail qui requièrent des efforts ou des compétences physiques ou psychologiques (cognitifs et émotionnels) soutenus. En conséquence, elles sont associées à certains coûts physiques ou psychologiques (Bakker et Demerouti, 2007). Par exemple, les PNC sont exposés à de nombreuses demandes physiques (déplacement de chariots et d’objets lourds dans un espace restreint, allers-retours en cabine, rester debout, éveillé et alerte sur une longue durée), psychosociales (demandes émotionnelles des passagers, stress causé par les passagers perturbateurs ou situations d’urgence) et organisationnelles (respect des horaires stricts et atypiques, respect des normes de sécurité, mandat d’effectuer l’ensemble des services requis en dépit des contraintes de terrain). La recherche indique qu’ils souffrent de nombreux problèmes de santé physique liés à la fatigue et d’épuisement professionnel lié aux exigences émotionnelles du travail (Boyd et Bain, 1998 ; Chen et Kao, 2012). Les ressources du travail sont quant à elles des aspects physiques, psychologiques, sociaux et organisationnels qui permettent l’accomplissement fonctionnel des objectifs de travail, la réduction des demandes du travail et des coûts physiologiques et psychologiques associés, la croissance personnelle, l’apprentissage et le développement (Bakker et Demerouti, 2007). Des études suggèrent qu’un certain nombre de ressources, comme un degré d’autonomie et d’encouragement à la prise de décision, un esprit d’équipe entre collègues, ou encore des groupes d’aide aux problèmes vécus par les employés, encouragent les PNC à offrir un service de qualité supérieure aux passagers (Karatepe et Vatankha, 2015 ; Hur, Moon et Jun, 2013 ; Xanthopoulou et collab., 2008). Selon la théorie des demandes et ressources, l’intensité renvoie à la mesure dans laquelle les employés font face à de fortes demandes les poussant à faire usage de leurs propres ressources mentales et émotionnelles. Ainsi, c’est en effectuant un travail émotionnel consistant à exercer un contrôle sur leurs ressentis, en manifestant des émotions souhaitables auprès de la clientèle (Hoschchild, 1983), que les agents de bord « récupèrent » les passagers insatisfaits et promeuvent l’image de marque de la compagnie (Erkmen et Hancer, 2015 ; Hur, Moon et Jun, 2013 ; Jeon, 2016). Franke (2015) souligne que l’intensification du travail constitue une demande du travail à part entière en ce qu’elle requiert continuellement des ressources mentales et émotionnelles supplémentaires, non sans lien avec les « cercles vicieux de l’urgence » décrits par Gollac (2005). L’intensification du travail ne constitue donc pas seulement une expression de travail intense, mais un stress supplémentaire (Franke, 2015). La recherche insiste par ailleurs sur la distinction entre les demandes représentant un défi (challenge demands) et celles représentant une contrainte (hindrance demands) (LePine et collab., 2005). En effet, les premières ont un effet positif sur la performance et réduisent les tensions, tandis que les secondes produisent l’effet inverse (LePine et collab., 2005). Cela appuie les constats empiriques selon lesquels toutes les sources d’intensité ne sont pas forcément vécues négativement par les travailleurs, et peuvent être source de développement positif (Bakker et collab., 2013 ; Gollac, 2005 ; Héry et Levert, 2017). Par exemple, on pourrait penser que le durcissement et la multiplication des réglementations aériennes de sécurité sont source d’intensification du travail pour les PNC. Pourtant, un sentiment de fierté peut résulter du fait de bien remplir son rôle de professionnel de la sécurité et cela peut fournir un certain enrichissement ou plaisir au travail. De même, répondre aux besoins des passagers et offrir un service à la clientèle de haute qualité peut être vécu comme un défi positif, comme on l’observe dans le contexte infirmier (Bakker et collab., 2013).

Cela dit, certaines conditions semblent nécessaires pour ce faire. Hobfoll avance le concept de « caravanes de ressources » (Hobfoll, 2011), autrement dit un ensemble de ressources de multiples natures mises à la disposition des employés par les organisations de manière à favoriser la santé et productivité au travail. L’organisation dite capacitante « propose un cadre […] habilitant qui fournit des ressources et des possibilités pour chacun » (Arnoud, 2013 : 139-140). C’est une « organisation pluraliste, participative, développante, juste et responsable » prônant la liberté d’agir et la responsabilité des travailleurs (Vero et Zimmerman, 2018 : 133). La qualification d’organisation capacitante serait conditionnelle à la présence de deux types de libertés. D’une part, la liberté-opportunité qui non seulement permet aux employés un accès à des ressources, mais leur fournit la possibilité de les convertir en réalisations de valeur à leurs yeux. D’autre part, elle dépend de la présence de mécanismes permettant « aux personnes de se déterminer, d’exprimer et de faire valoir ce qui compte pour elles » (Vero et Zimmerman, 2018 : 138), il s’agit de la liberté-processus. Celle-ci suppose que les superviseurs et les gestionnaires ont connaissance de ce qui est important pour un employé donné, et qu’en cas de désaccord ce dernier puisse trouver du soutien auprès d’autres interlocuteurs. L’organisation capacitante est enfin une organisation « propice à la définition des collectifs », donnant « aux opérateurs la possibilité de construire leur propre activité collective » (Arnoud, 2013 : 140).

Entre travail collectif et collectif de travail

Héry et Levert rappellent en ce sens que c’est au niveau du collectif que « le soutien social, les tâches réelles, les interactions entre opérateurs, tout ce qui fait le métier et le travail s’expriment le plus efficacement » (2017 : 16). Il est ainsi important d’aborder le PNC comme collectif de travail, et non comme série d’individualités (Gueudar-Delahaye, 2012 ; Poirot-Delpech, 2016). Bien que les équipages changent à chaque vol, les agents de bord sont soudés autour d’une identité, de rituels et d’un historique professionnel communs (Barnier, 1999 ; Dubey et Martin, 2001 ; Gueudar-Delahaye, 2012 ; Poirot-Delpech, 2016) et partagent un référentiel opératoire, autrement dit « des buts, des objectifs et missions de production communes pour mettre en oeuvre des régulations collectives » (Caroly, 2010 : 89). Ainsi, plus qu’un travail collectif se limitant à l’accomplissement de tâches données dans une simple coordination, le PNC relève davantage d’un réel collectif de travail en raison d’un système d’appartenance, d’une culture de métier et de relations intersubjectives dans l’activité (Caroly, 2010 : 100). Le collectif requiert à la base « un travail de réélaboration collective des règles, afin que chaque membre du collectif cesse d’être isolé face à la diversité des sources de prescription et à leur caractère contradictoire » (Caroly, 2010 : 2). Le PNC est en effet particulièrement sujet à diverses sources d’interruptions de travail et d’injonctions contradictoires (Gollac, 2005), notamment de par sa « double contrainte » sécuritaire et commerciale (Barnier, 1999), à laquelle on peut encore ajouter une contrainte industrielle imposant une cadence de travail soutenue (Gollac, 2005), déterminée en grande partie par les programmes informatiques d’optimisation des itinéraires (Shalla, 2004). On relève dans ce contexte la position délicate du directeur de vol ou « chef de cabine », leader des équipages en cabine et acteur transversal à l’interface entre plusieurs groupes de travailleurs du monde aérien – principalement les personnels navigants techniques (pilotes) et commerciaux (agents de bord), mais aussi les agents de rampe, services de traiteur, nettoyeurs de cabine, agents au carburant, superviseurs, entre autres – sur qui repose la responsabilité du bon déroulement du vol en tenant compte de multiples paramètres (Nogues et Tremblay, 2019). L’étude des fragilisations du travail met l’accent sur le rôle de l’encadrement de proximité dans la préservation de la santé des travailleurs, notamment chez le personnel au sol dans le milieu aérien qui « arbitre entre différentes sources d’informations » (Delgoulet et collab., 2020 : 33). Considérant que soixante-dix pour cent des accidents aériens découlent d’erreurs humaines, des études ont montré l’importance d’une communication constructive, ouverte aux suggestions et aux remarques entre les membres de l’équipage (Kanki et collab., 2010 ; Tjosvold, 1990) d’autant plus que celui-ci se reforme à chaque rotation dans la plupart des compagnies aériennes, poussant les agents à s’adapter et à communiquer efficacement avec de nouveaux collègues, autrement dit à « faire équipe » (Gueudar-Delahaye, 2012). En cela, le cas des agents de bord, en particulier celui des directeurs de vols, semble précisément correspondre aux constats de Grosjean et Lacoste (1999) dans leur ouvrage sur la communication et l’intelligence collective : « l’agent au contact avec le public n’agit pas seul, il est lié à des collègues par des interdépendances en réseau, et, de proche en proche, à toute l’organisation ; il exerce une véritable fonction d’interface entre les demandes du public et les logiques des services techniques » (1999 : 50). Cela nécessite toutefois des situations de communications collectives, telles que les réunions, pauses et relèves dans le milieu infirmier (Grosjean et Lacoste, 1999). Parmi les PNC, on pense à la séance d’information précédant chaque vol assurée par le chef de cabine ou, de manière plus informelle, aux discussions et confessions parfois intimes qui se partagent en office, à l’abri du regard des passagers, ou encore lors des escales autour d’un pot (Poirot-Delpech, 2016).

C’est donc dans cette logique d’interdépendance et de collectif de travail que l’organisation doit fournir des ressources, car « les individus exposés isolément aux contraintes de travail se trouvent empêchés dans la réalisation de leur activité, d’autant plus si les entreprises ne contribuent pas à leur donner les moyens d’une organisation collective du travail » (Caroly, 2010 : 1). Les PNC canadiens ont-ils les moyens d’assurer leur mission collective de sécurité et de service auprès des passagers ?

Méthode

Nous utilisons pour cet article des données qualitatives d’une recherche sur les conditions de travail du PNC menée au Canada, en partenariat avec les syndicats canadiens (la recherche a aussi été menée en parallèle avec des PNC et syndicats européens, mais nous n’en traitons pas ici, faute d’espace). Nous avons préconisé une approche qualitative pour capturer l’aspect dynamique et subjectif de l’intensification du travail (Franke, 2015 ; Gaudart, 2015). Nous avons voulu saisir les perceptions relatives aux changements survenus dans la profession, en particulier la réduction d’effectifs (ratio de 40 à 50 passagers) intervenue en 2015. À la suite de la récolte de données quantitatives au moyen d’un questionnaire distribué à l’ensemble du PNC par l’intermédiaire des syndicats, les participants ayant mentionné leur intérêt à participer à un entretien semi-directif ont été contactés pour les inviter à participer à une entrevue. Les entrevues, d’une durée moyenne de 75 minutes, se sont déroulées entre août et décembre 2016 auprès de 41 agents de bord et directeurs de vol canadiens (tableau 1), comportant une majorité des femmes (83 %). Lorsqu’un sentiment de saturation ou de redondance (Glaser et Strauss, 1967) a été atteint, les entrevues ont été retranscrites. Les données ont été analysées selon la technique de l’analyse de contenu qualitative, en repérant les thèmes ou les schémas communs émergeant du discours des participants (Drisko et Maschi, 2015) et en analysant la perception des demandes et ressources physiques, psychosociales et organisationnelles du travail (Bakker et Demerouti, 2007). Nous nous plaçons ainsi dans une approche interprétative et constructiviste de la recherche, en ce sens que nous visons une « compréhension riche d’un phénomène, ancrée dans le point de vue et dans le sens que les acteurs sociaux donnent à leur réalité » (Savoie-Zajc, 2003, p. 337). Le fait de passer par les syndicats pour joindre les participants pourrait être source de biais, comme le fait de passer par l’employeur d’ailleurs, mais nous avons pu constater que les personnes s’exprimaient en toute liberté, au téléphone, par visioconférence ou dans les locaux de l’université, d’autant plus que l’anonymat était assuré.

Tableau 1

-> Voir la liste des tableaux

Analyse des résultats

Deux compagnies aériennes canadiennes sont représentées : une ligne régulière employant plus de 7 000 PNC (Cie 1) et une compagnie spécialisée dans le voyage vacances employant environ 1 800 PNC (Cie 2). Les PNC sont tous syndiqués. Au moment des entrevues, le ratio d’un agent de bord par cinquante passagers autorisé par le ministère des Transports avait été appliqué sur l’ensemble des petits porteurs pour les vols intérieurs et sur certains gros porteurs de la Cie 1, et sur deux porteurs outre-mer chez la Cie 2. Bien que ce changement n’était pas généralisé à l’ensemble de la flotte des compagnies, il constituait un objet de préoccupation chez la majorité (34/41) : en l’espace de six ans, trois agents de bord ont été retirés des avions. D’autres changements perturbateurs ont été rapportés : changements de direction, détérioration du matériel, changements technologiques avec optimisation des itinéraires, clientèle de plus en plus difficile. Les participants s’entendaient sur le fait que leur travail est à la base intense et exigeant sur le plan de la disponibilité physique et mentale, et de la vitesse d’exécution des tâches. Cela dit, ces changements ont entraîné un sentiment d’intensification du travail, avec des changements trop rapides du jour au lendemain, un manque de ressources pour atteindre les objectifs, la difficulté croissante à offrir un service de qualité aux passagers et à assurer la sûreté et la sécurité. Nous présentons maintenant notre analyse des perceptions de demandes (tableau 2) et ressources (tableau 3) du travail.

Demandes du travail

Sur le plan physique, à la suite de la réduction d’effectif à bord, les agents de bord se retrouvent davantage isolés face aux contraintes physiques du travail. Laura, agente de bord (Cie 1), décrit la perte d’une collègue pour l’aider à fermer un coffre de rangement difficile à déplacer en raison de son poids et de son emplacement en hauteur dans la cuisine, et Sylvie (Cie 2) décrit la pénibilité à manipuler du matériel défectueux dans un espace peu ergonomique, qui tend à entraîner des blessures. Le retrait d’une personne à bord a également réduit les temps de pause. Il est de plus en plus difficile de se retrouver ensemble et de s’isoler des passagers. Une participante observait une réduction générale de vingt-cinq minutes de pause sur les longs courriers. Outre la réduction d’effectif, l’optimisation des itinéraires de vol permise par le progrès technologique entraîne pour les PNC des changements plus draconiens sur le plan du sommeil et des rythmes circadiens (Rose, Cie 1). Les vols sont non seulement plus rapprochés avec moins de temps d’escale, mais ils sont également plus pénibles et segmentés. Selon Kate, directrice de vol (Cie 2), les récents changements de direction et les compressions ont entraîné un épuisement généralisé des équipages, mentionné comme un problème majeur au sein de la compagnie. Chez la Cie 1, Veronica, qui travaille majoritairement sur de petits porteurs où le nouveau ratio a été appliqué, explique que l’alourdissement général de la charge de travail qui résulte de ce changement, auquel on est par ailleurs mal préparé, nuit à l’état de vigilance collective que le PNC doit maintenir en permanence pour assurer la sûreté de la cabine, menant à des situations dangereuses pour l’ensemble des personnes à bord. Cela mène les directeurs de vol à conclure que le manque de sommeil et la fatigue, accentués par l’isolement des agents face aux contraintes physiques accrues du travail, constituent un danger majeur sur le plan de la sécurité.

Sur le plan psychosocial concernant la contrainte marchande, pour certains, la clientèle empire avec les années et est donc source de contraintes supplémentaires avec des passagers de plus en plus impolis ou agressifs. La diminution d’effectif dans ce contexte est un problème : on n’est plus assez d’agents de bord pour nous concerter collectivement et assurer la sécurité face aux passagers potentiellement perturbateurs ou dangereux. Le manque de personnel à bord constitue pour Marianne (Cie 1) une raison qui, combinée à l’épuisement, a mené son équipe de travail à ne pas repérer un passager en fort état d’ébriété. De son côté, David se sent moins en sécurité face à la menace terroriste depuis la réduction d’effectif. Outre l’aspect sécuritaire, l’épuisement constant fait que l’on est moins apte à offrir un service aimable aux passagers. La précipitation engendrée par le manque de temps et la charge de travail accrue détériore le contact avec les passagers. Comme le décrivent Ayman (Cie 1) et Blanche (Cie 2), sourire devient plus difficile. Bien qu’offrir un service de qualité leur tienne à coeur, cela tient de plus en plus de l’ordre de la pénibilité que du plaisir au travail. Nos participants avaient ainsi l’impression de ne pouvoir effectuer le service comme il se doit dans un contexte d’augmentation de la charge de travail (« service plus élevé ») et de diminution des ressources (« moins de gens »), comme le décrit Justine, directrice vol chez la Cie 1. Cela augmente leur stress. La fatigue émotionnelle fait que l’on est, par ailleurs, moins enclin à échanger avec ses collègues et de plus en plus « dans sa bulle », comme l’indique Cassandre (Cie 2).

Concernant les aspects organisationnels, la diminution du personnel à bord a en effet entraîné un alourdissement perçu de la charge de travail, particulièrement pour certains postes, notamment la position en cuisine et le poste de directeur de vol. Face à la perte d’agents de bord, le directeur de vol doit « redistribuer le travail » et participer encore davantage au service, comme le décrit Bruno (Cie 2). En conséquence, son rôle de supervision est diminué : il va souvent rester à l’avant de l’appareil pour effectuer ses tâches et n’a pas toujours idée de ce qui se passe à l’arrière de la cabine, longtemps après le décollage. Par ailleurs, la mauvaise gestion de l’organisation entraîne des réactions en chaîne qui se répercutent in fine sur les directeurs de vol. Chez la Cie 2, Kate décrit une situation chaotique liée au manque de personnel durant l’été, où les équipages avaient été appelés à travailler très fréquemment sans préavis. Combiné à une piètre gestion des services de traiteur à la suite d’un récent changement de direction, cela entraîne du travail supplémentaire, là où Kate doit gérer le fait que les agents de nettoyage n’aient pu faire leur travail. Par ailleurs, l’ajout d’une procédure sécuritaire requérant la présence d’un agent de bord dans le cockpit à chaque absence de l’un des pilotes augmente les contraintes pour les PNC et nuit à l’atmosphère « familiale » à bord, comme le décrit Françoise (Cie 1). Ayman (Cie 1) décrit une augmentation des interruptions de tâches pour servir les pilotes, tout en étant pris dans la nécessité d’effectuer de multiples tâches simultanément en cuisine pour la classe affaires, dans un contexte de stress accru. Cette nouvelle exigence sécuritaire, combinée à la réduction d’effectif, crée une frustration supplémentaire et nuit à une communication optimale entre cabine et cockpit. Par ailleurs, les changements organisationnels et technologiques entraînent des exigences d’adaptation toujours plus intenses, comme l’expliquent Jeanne et Elisa (Cie 1). Enfin, on observe chez la Cie 2 un sens de perte d’identité professionnelle autour du service à la clientèle en raison de l’ajout de tâches liées à la vente d’articles à bord, comme le rapportent les directeurs de vol Bruno et Flavie, qui n’apprécient pas ces nouvelles exigences. Certains participants rapportaient toutefois des demandes-défis et trouvaient toujours un plaisir et un enrichissement positif au travail grâce au contact avec la clientèle, à la résolution de situations d’urgence complexes ou encore au fait de s’adapter à de multiples personnalités (tableau 2).

Tableau 2

Demandes du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Demandes du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Tableau 2 (suite)

Demandes du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Tableau 2 (suite)

Demandes du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Tableau 2 (suite)

Demandes du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

-> Voir la liste des tableaux

Ressources du travail

Sur le plan matériel, l’attribution de tablettes i-Pad aux directeurs de vol de la Cie 1 réduit dans une certaine mesure les coûts psychosociaux associés à la contrainte marchande et la montée du terrorisme, comme le décrit David, qui se sent davantage en sécurité avec cet outil lui permettant de joindre différents interlocuteurs de la compagnie à tout moment. En revanche, on observe un manque de ressources matérielles global dans les deux compagnies, que ce soit en matière de produits à servir aux passagers, de matériel de travail défectueux, de flottes en moins bon état et posant des problèmes mécaniques et des réactions en chaîne négatives, comme le décrit Claire (Cie 2), ou encore des solutions de la direction pour adapter le service à la réduction d’effectif qui se traduisent en réalité par « plus d’ouvrage », comme le décrit Sylvie (Cie 2).

Au niveau psychosocial, les ressources mises à disposition pour assurer le bien-être des employés du côté de la compagnie ne sont pas jugées satisfaisantes. Chez la Cie 1, Cédric décrit une mauvaise expérience lors de ses interactions avec la compagnie au moment où il était en épuisement professionnel. C’est surtout du côté des collègues que l’on trouve du soutien social, que ce soit auprès des syndicats, comme le décrit Blanche (Cie 2) ou auprès des directeurs de vol, qui pour certains prennent un soin particulier à assurer bien-être de leur équipage. Par exemple, Justine (Cie 1) compense la détérioration des conditions de travail et ses effets négatifs sur le moral des troupes en s’enquérant du bien-être de son équipage, en leur posant des questions, entre autres attentions. Cela dit, la réduction des temps de pause a un effet sur l’ambiance au sein de l’équipage et la capacité des directeurs de vol à offrir ce soutien aux agents. En effet, Jeanne de son côté n’a plus le temps de s’assoir pour boire un café avec son équipage et faire le tour pour s’assurer que tout le monde va bien. L’équipage dans son ensemble peut constituer une ressource psychosociale en matière de solidarité, comme le décrit Laura (Cie 1) ; chacun qui choisit un vol sait à quoi s’attendre et les efforts sont concentrés vers le même objectif. Par contre, comme le décrit Claire (Cie 2), c’est surtout le hasard qui détermine si l’on aura un bon équipage ou non. Clémence (Cie 2) rapporte qu’il est difficile de composer lorsqu’on ne connaît pas les habitudes de ses collègues, présentant les changements d’équipage comme une nuisance aux liens entre PNC. L’équipage ne constitue donc pas toujours une ressource psychosociale à travers le collectif de travail. Jeanne regrette notamment un effritement de la culture professionnelle du PNC en observant les nouvelles générations qui préfèrent passer leur temps sur leur téléphone plutôt que d’échanger avec les collègues.

Enfin, sur le plan des ressources organisationnelles, on observe à la Cie 2 que les demandes liées à la clientèle difficile ne sont pas nécessairement vécues comme contraignantes grâce à une augmentation des ressources au fil du temps, qui combinée avec l’expérience et la passion du métier, fait que la gestion des passagers perturbateurs est « facile » pour Olivier, directeur de vol. Bruno affirme quant à lui que les formations en leadership offertes par la compagnie ont été une « révélation ». De son côté, Nancy se montre particulièrement satisfaite d’un ensemble de ressources proposées par la Cie 2 pour favoriser l’enrichissement et le développement personnel des employés ainsi que les liens collectifs. Chez la Cie 1, Jason rapporte avoir bénéficié d’une formation encourageant les PNC à faire part de leurs préoccupations, dans l’optique d’atteinte des objectifs de travail sur le plan de la sécurité. Jeanne constate toutefois une dégradation de la formation sur le plan du service à la clientèle. En matière de supervision, si Hélène trouve qu’on lui laisse de l’autonomie et que l’on reconnaît sa capacité à bien gérer les vols, Jay ne perçoit pas de telle reconnaissance et voit l’annonce récente de nouveaux postes de superviseurs comme minant sa légitimité en tant que directeur de vol. Par ailleurs, comme le décrit Blanche (Cie 2), le système de recrutement des directeurs de vol n’est pas basé sur le mérite ou les capacités à exercer ce rôle, en raison de la pénurie de personnel, avec un système qui laisserait passer des personnes essentiellement motivées par le gain en salaire. Certains se retrouvent même obligés de devenir directeurs de vol, sans l’avoir choisi. Au sein des deux compagnies, on ne sent pas de réceptivité de la part de la direction et on a le sentiment d’une animosité croissante entre la direction et le PNC qui perçoit des injustices, comme le rapporte Megan (Cie 1). On note un passage d’une supervision-soutien à une supervision « punitive », particulièrement chez la Cie 2 où, comme le souligne Rose, on regrette la gestion « humaine » de la précédente direction.

Tableau 3

Ressources du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Ressources du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Tableau 3 (suite)

Ressources du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

Tableau 3 (suite)

Ressources du travail perçues par le PNC de deux compagnies aériennes

-> Voir la liste des tableaux

Discussion

Nos résultats s’ancrent dans la recherche sur l’intensification et les intensités du travail (Davezies, 2007 ; Gollac, 2005), croisent les théories des demandes et ressources du travail (Bakker et Demerouti, 2007, LePine et collab., 2005), d’organisation capacitante (Arnoud, 2013 ; Vero et Zimmermann, 2018) et d’études sur les collectifs de travail (Caroly, 2010) pour documenter les travaux émergents sur la fragilisation des processus de travail (Delgoulet et collab., 2020) à travers le cas du PNC, personnel en vol dans le milieu aérien. Notre approche théorique pluraliste et intégrative offre plusieurs apports en ce qui concerne les pôles santé et production des récentes études sur la fragilisation des collectifs de travail (Delgoulet et collab., 2020 ; Héry et Levert, 2017).

Nos résultats montrent clairement une augmentation de l’intensité du travail au fil des ans avec la réduction progressive de l’effectif à bord. Les agents de bord se trouvent de plus en plus isolés face aux contraintes du travail (Caroly, 2010). Plusieurs participants décrivaient des « cercles vicieux de l’urgence » (Gollac, 2005) : au-delà de l’expression de travail intense (Franke, 2015), notre analyse montre que l’intensification du travail exprimée à la fois en matière de ressenti (« la tête dans le guidon », « on le ressent », « beaucoup trop », « énorme ») et en termes plus objectifs avec la réduction des temps libres, des interruptions croissantes dans les tâches, la nécessité de travailler plus vite et la nécessité d’effectuer de multiples tâches en même temps (Kubicek, Paškvan et Korunka, 2015 ; Paškvan et Kubicek, 2017) ont des répercussions négatives sur le service à la clientèle. On note, d’une part, l’impossibilité d’accomplir l’ensemble des tâches requises et une perte d’amabilité auprès de la clientèle et, d’autre part, un effet sur la sécurité, avec une perte de vigilance et la négligence de certaines tâches sécuritaires, corroborant les constats antérieurs parmi les PNC (Chen et Chen, 2014) et démontrant comment l’intensification du travail augmente les risques professionnels (Héry et Levert, 2017).

Nous observons un sentiment persistant et négatif de mal faire son travail (Gaudart, 2015), malgré une augmentation des efforts fournis. Les demandes-défis (LePine et collab., 2005), sources d’enrichissement pour les employés, se font plus rares et penchent de plus en plus vers les contraintes dans un contexte d’épuisement généralisé et de réduction des ressources pour offrir un beau service à la clientèle. Notre étude apporte des éléments importants sur la manière dont l’intensification du travail perturbe les collectifs de travail, ce que nous n’avons vu nulle part ailleurs dans la littérature. Nous observons une importante réduction des situations de communication collective (Grosjean et collab., 1999), pourtant essentielles au fonctionnement des collectifs, due à la réduction d’effectif qui entraîne un amenuisement des temps de pause. Cela fait que les agents sont trop fatigués pour avoir envie de discuter avec leurs collègues et préfèrent rester « dans leur bulle », et s’ajoute à un aspect générationnel et sociétal où les nouvelles recrues sont perçues comme plus individualistes et davantage sur leurs téléphones intelligents, contrairement aux précédents constats sur la vie collective du PNC (Barnier, 1999 ; Dubey et Martin, 2001 ; Poirot-Delpech, 2016). L’érosion de ces rituels à bord, favorisée par l’intensification du travail, combinée à une réduction des temps d’escale, contribue donc à un bouleversement identitaire dans la profession, rejoignant d’autres constats qualitatifs antérieurs parmi d’autres professionnels (Melchior, 2008 ; Raveyre et Ughetto, 2002) incluant dans le milieu aéroportuaire (Brugières, 2014 ; Delgoulet et collab., 2020).

Par ailleurs, nous nous sommes intéressés au rôle du directeur de vol, acteur transversal (Nogues et Tremblay, 2019), et mettons l’accent sur les dangers associés à la fragilisation de leur travail en particulier, documentant ainsi le rôle de l’encadrement de proximité face aux processus de fragilisation du travail (Delgoulet et collab., 2020). Nous observons une fragilisation particulière du travail des directeurs de vol, dans la mesure où c’est en premier sur eux que retombent les effets de la mauvaise gestion de la complexité par les organisations (Gollac, 2005), dans le sens où ils doivent réorganiser et redistribuer rapidement le travail, et même effectuer le travail supplémentaire pour compenser l’alourdissement de la charge de travail, dans leur souci de préserver la santé de leurs équipages. Par ailleurs, nous observons la mise en place de nouvelles pratiques en ressources humaines allant à l’encontre d’une liberté-opportunité (Vero et Zimmerman, 2018), en passant d’une supervision-soutien à une supervision de plus en plus punitive et, dans certains cas, perçue comme minant l’autonomie des directeurs de vol. Il y a donc une détérioration des conditions de travail sur ce plan.

Nous contribuons à la recherche sur les fragilisations du travail dans le milieu aéroportuaire (Delgoulet et collab., 2020) en montrant que, outre leur mission d’assurer les standards de production, les directeurs de vol sont aussi garants de la santé et du bien-être des agents. Ce sont également eux qui, en fonction de leur identité professionnelle, de leur sens souvent très développé du service à la clientèle, vont par exemple refuser de soumettre leur équipage aux injonctions organisationnelles allant dans le sens contraire de ce qu’ils estiment à contresens de la culture de leur métier (p. ex. : concours de vente). Ils sont ainsi garants de ce qu’il reste d’un collectif de travail (Caroly, 2010), dont on s’éloigne de plus en plus pour constituer un simple travail collectif, voire une série d’individualités. Les pratiques en ressources humaines récemment observées ne semblent pas favoriser le recrutement de nouveaux directeurs de vol axés sur les valeurs du métier, notamment en raison de la pénurie de personnel. La fragilisation du poste de directeur de vol est donc un enjeu important en ce qui concerne la mission collective de sécurité et de service auprès du public.

Certaines ressources se sont toutefois développées au fil du temps et l’on a observé chez la Cie 2 une « caravane de ressources » (Hobfoll, 2011) mettant l’accent notamment sur la favorisation des liens et la solidification des collectifs de travail, comme le fait de changer de poste et d’observer le travail au sol ou la possibilité de nommer un employé du mois parmi les agents comme les directeurs de vol. Est-on pour autant en présence d’organisations capacitantes (Arnoud, 2013 ; Vero et Zimmerman, 2018) ? Non. Nous observons partout une régression en matière de libertés, avec des perceptions d’injustices. La volonté de recevoir ce que les employés ont à dire se limite au strict accomplissement des objectifs professionnels, et encore. Par ailleurs, il peut y avoir des ressources à disposition, mais on n’ose pas les utiliser, par peur de représailles. On est ainsi en manque de liberté-opportunité qui, outre de mettre à disposition des ressources aux employés, leur donne la possibilité de les convertir en objets de valeur à leurs yeux (Vero et Zimmerman, 2018). Comme solutions, les travaux sur les processus de fragilisation du travail proposent des ateliers coopératifs de co-production (Delgoulet et collab., 2020), ce qui serait favorable dans un contexte où l’on n’observe pas de réappropriation collective des règles de travail et où les PNC sont de plus en plus isolés face aux contraintes du travail (Caroly, 2010).

Conclusion

S’il est difficile de prévoir exactement la manière dont l’industrie aérienne changera à la suite de la crise de COVID-19, on peut s’attendre à de nouvelles stratégies de réduction des coûts et, par conséquent, l’intensification du travail des PNC ne risque pas de disparaître, bien au contraire. Notre recherche a montré en quoi l’intensification du travail, dans un contexte pré-pandémique, semble déjà perturber la dynamique d’équipe à bord et entraîner des conséquences négatives sur la capacité à assurer le service commercial et la sécurité. Les entreprises doivent donc réfléchir à ces enjeux, car, si les clients sont très sensibles aux prix, ils sont aussi attentifs à la qualité du service et de plus en plus à la dimension sécuritaire, surtout dans le contexte post-pandémie, où le secteur aérien a subi un recul important, qui l’amène à réfléchir sérieusement à son offre de service. Les questions de santé et de sécurité sont au coeur des réflexions en cours, tout comme les questions de service à la clientèle, de stress des PNC, ainsi que les questions environnementales (réduction possible de la consommation des nouveaux avions et élimination des aéronefs trop consommateurs de pétrole). Notre recherche contribue à la réflexion sur la reconnaissance des collectifs assurant des tâches de sécurité et de service dans des secteurs d’activité souvent stressants, outre l’aérien, la santé, mais aussi le tourisme, la restauration, l’hôtellerie.

Comme tous les articles, le nôtre comporte des limites. Nous sommes passés par les syndicats pour obtenir des répondants, ce qui pourrait introduire des biais, tout comme de passer par l’employeur par contre. Aussi, une étude quantitative permettrait de compléter certains éléments avancés ici. Par contre, vu les limites d’espace de l’article, nous n’avons pas pu traiter ces données dans le même article. Aussi, nous pourrions faire une comparaison internationale, ce que nous n’avons pu faire ici, mais ferons ailleurs sur ce thème.