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Même si l’intraduisible comme axiome avait longtemps été au coeur des débats traductologiques, l’« objection préjudicielle » à la traduction, pour employer l’expression de Jean-René Ladmiral, semblait avoir été répondue depuis longtemps : les mauvaises traductions ont ceci d’utile qu’elles donnent l’image de meilleures traductions à venir. Et pourtant, tant du point de vue linguistique que de celui de l’interculturalité, des doutes subsistent sur la nature de l’intraduisibilité. Ces doutes nous forcent à penser. C’est à cet objectif que répond le très gros ouvrage collectif L’intraduisible : les méandres de la traduction, sous la direction de Sabrina Baldo de Brébisson et Stephanie Genty, qui fait suite à un colloque tenu à l’Université d’Évry-Val d’Essonne les 3 et 4 décembre 2015.

L’ouvrage visait large : la qualité des contributions, certes indéniable, est proportionnelle à la très grande diversité des objets étudiés. Les traductologues s’y perdront peut-être, ou au contraire y découvriront des chemins qu’ils ne pensaient jamais emprunter. Si l’on voulait faire l’effort de systématiser les contributions, on pourrait les catégoriser comme suit : les traductions historiques (y compris des textes sacrés), les traductions techniques (en incluant le droit) et les traductions littéraires (en incluant les traductions interculturelles et audiovisuelles). Même dans un certain désordre, les contributions visent un même objectif : identifier l’intraduisible et y répondre. À cet égard, les premières contributions sont plus générales et ont pour but de définir la problématique.

Alors qu’il semble reprendre une aporie toute derridienne citée quelques fois dans l’ouvrage, « rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible »1, Ladmiral (Université Paris Nanterre et ISIT) présente une conceptualisation fort exhaustive du problème philosophique avec lequel se donne le concept d’intraduisible. L’occasion est bonne pour revenir sur Georges Mounin, présenté en « littéraire défroqué » (p. 41), et sur les questions théoriques qu’il avait posées. On se demandera peut-être, à la suite de la lecture de ce chapitre, si l’« intraduisible » est une problématique toute française, puisqu’elle est présentée là, comme ailleurs dans l’ouvrage, dans l’histoire intellectuelle de la réflexion sur la traduction telle qu’elle s’est faite en France (on notera quand même, çà et là, quelques références à Lawrence Venuti). Dans sa contribution, Lance Hewson (Université de Genève) réclame pour sa part à la traductologie de revoir sa manière de penser l’intraduisible pour la nuancer : la traductologie aurait intérêt à « construire sa réflexion non pas sur des impossibilités théoriques, mais sur des tentatives de solutions, certes imparfaites, mais porteuses de l’espoir de combler l’écart entre des réalités linguistiques et culturelles différentes » (p. 34-35). D’autres manières plus générales de penser l’intraduisible sont fournies par Mathilde Fontanet (Université de Genève), qui propose une définition objective basée sur la linguistique, où les solutions doivent se baser sur une hiérarchie des valeurs. De son côté, Catherine Anaïs Bocquet (Université de Genève) met plutôt l’accent sur une subjectivité du traducteur dans ses choix de traduction, en donnant un cas intéressant d’intraduisible à partir d’éléments métalinguistiques tirés d’un texte en traductologie (la contributrice ayant eu à traduire Katharina Reiss en français : il fallait traduire les exemples allemands en conservant leur exemplarité). Finalement, la contribution de Jean-Pierre Colson (Université catholique de Louvain), un peu inclassable dans le présent ouvrage, reprend le thème de l’intraduisible à partir d’un corpus étudié grâce à des outils informatiques.

On change radicalement de registre avec quelques contributions que je placerais, de manière un peu grossière, il est vrai, dans la catégorie « histoire de la traduction » (au sens où l’on met l’accent sur des cas de traductions dans l’histoire). La contribution de Jan Goes (Université Artois) porte sur le Coran, exemple paradigmatique de l’intraduisibilité du texte sacré. On le sait, le texte du Coran se constitue comme un intraduisible, parce qu’on le croit indissociablement lié à la langue arabe. Goes donne toutefois des pistes de réflexion pour aborder plutôt la traduisibilité du Coran : du point de vue de l’histoire du texte, le Coran a bel et bien été traduit, mais plus encore, ces traductions révèlent qu’un texte, peu importe lequel, nécessite d’être interprété : « L’évolution du monde musulman […] a finalement contribué à la prise de conscience que traduire le texte ne signifie pas le “désacraliser”, mais plutôt continuer dans le chemin de l’interprétation » (p. 115). La contribution de Khalil Baba (Université Moulay Ismaïl de Meknès) s’intéresse également à la langue arabe, mais cette fois pour un genre littéraire particulier du Xe siècle, les maqâma, qui se constitue comme une « mise en scène de la rencontre d’un héros lettré, rusé, multiforme et imposteur, et d’un narrateur cultivé, bourgeois et quelque peu naïf » (p. 125) et se caractérise par des « énigmes, métaphores, jeux de mots, contraintes et acrobaties verbales » (idem). On découvre dans cette contribution qu’on traduit cet Oulipo avant son temps depuis au moins le XIIIe siècle (dernière traduction en 2002 par James T. Monroe), souvent grâce à de longs commentaires explicatifs (prenant jusqu’aux trois quarts d’une page). Nahid Shaverdiani et Farideh Alavi (Université de Téhéran) s’intéressent également à la poétique, cette fois à celle du mystique persan du XIIIe siècle Farid ud-Din Abū Hāmid Mohammad ‘Attār Nīšābūrī. Encore une fois, c’est la conjonction de la forme et du fond qui crée une certaine intraduisibilité du texte. Utilisant les tendances déformantes d’Antoine Berman, les autrices donnent quelques exemples d’« appauvrissement qualitatif » dans des traductions contemporaines en français du poète. La dernière contribution qu’on pourrait ajouter dans cette catégorie de l’histoire de la traduction est celle de Ghislaine Tidjon-Djambong (Université des études internationales de Shanghai), bien qu’elle s’en éloigne un peu. L’autrice s’intéresse à la traduction des chengyu, des expressions figées composées de quatre caractères, un peu comme des proverbes, qui peuvent être réutilisées comme figure idiomatique. D’évidence, ces expressions sont propres à la langue chinoise, elles donnent en plus aux textes qui les citent une certaine profondeur historique et civilisationnelle, qui se transposent mal d’une langue à une autre. L’autrice conclut, un peu comme le faisait Baba, qu’une note de traduction explicative s’avère souvent essentielle pour bien rendre le contexte du proverbe.

On pourrait regrouper ensemble quelques contributions sur la traduction spécialisée, avec des contributions sur la traduction juridique, sur la traduction journalistique et sur l’interprétation communautaire, ou encore des problèmes très précis qui s’appliquent surtout à la traduction spécialisée, comme la féminisation des professions. Le sujet de deux contributions porte particulièrement sur la traduction juridique. Celle de Sylvie Monjeau-Decaudin (Université de Cergy-Pontoise) se présente comme une réflexion à partir du droit comparé et situe le problème de l’intraduisibilité de la langue juridique à l’intérieur d’une relation entre les différents types de droit : « [L]a traduction juridique est une partition à quatre mains où s’articulent le jeu de la première paire de mains correspondant à la combinaison linguistique (langue source et langue cible) et celui de la deuxième paire de mains correspondant à la combinaison juridique (droit source et droit cible) » (p. 155). On aurait quand même le goût de lui faire connaître la situation des systèmes juridiques québécois et canadien, qui se disent obligatoirement chacun dans deux langues alors même que les familles juridiques en présence, common law et droit civil, diffèrent quand même un peu. Isabelle Pingel (Université de la Sorbonne – Paris 1), qui connaît la situation canadienne, a pour sa part inscrit sa contribution à partir d’une réflexion sur l’intraduisible. La contribution a l’intérêt de nous rappeler qu’il y a une multitude de langages juridiques et que la question de l’intraduisibilité ou non d’un terme ne peut pas se trancher si aisément. Dans une certaine continuité avec la question de la traduction juridique, Élisabeth Navarro (Université Paris Diderot – Paris 7) propose une contribution sur l’interprétation communautaire, qui se fait lors d’échanges avec des migrants en demande d’asile ou en demande de soins. La spécificité de cette forme de traduction est son caractère oral, mais surtout immédiat : l’interprète doit agir rapidement. L’intraduisibilité se résout souvent ici, comme ailleurs, avec des commentaires explicatifs supplémentaires. Dans une contribution plus linguistique, avec pour corpus d’étude une année d’articles d’un journal francophone marocain (Au Fait Maroc), Najet Boutmgharine Idyassner (Université Paris Diderot – Paris 7) analyse les emprunts (souvent de l’anglais) dans les textes et leur « escorte métalinguistique » (p. 377), ces commentaires explicatifs supplémentaires au terme jugé intraduisible. L’objectif de l’étude est d’en faire la typologie complète : emprunts montrés, emprunts commentés, emprunts expliqués. Finalement, je situe la contribution de Joëlle Popineau (Université François Rabelais de Tours) dans ce regroupement de la traduction spécialisée. L’autrice s’intéresse à la traduction des métiers féminins, autre manière de parler de la féminisation des métiers. La contribution est intéressante en ce qu’elle fait le tour des principales problématiques liées à cette question (la neutralisation de l’anglais est souvent tout aussi problématique). On s’étonne quand même de l’absence de mentions du Québec, où l’on pratique la féminisation des métiers et des titres depuis bien plus longtemps qu’ailleurs.

Finalement, on pourrait regrouper dans un grand ensemble les contributions qui traitent de la traduction plus largement culturelle, comprenant la traduction littéraire plus contemporaine et la traduction audiovisuelle. Plusieurs contributions portent sur la traduction de la littérature étrangère en français. C’est notamment le cas de celle de Nathalie Barrié (Lycée international de Saint-Germain-en-Laye), qui propose une étude comparative de deux traductions d’un passage de « Circé » du roman Ulysse de James Joyce (traduction d’Auguste Morel et Valery Larbaud en 1929 et celle plus récente par un collège de traducteurs réunis autour de Jacques Aubert en 2004), un roman dont on sait l’extrême complexité, qualifié par l’autrice de « laboratoire expérimental » (p. 274). Corinne Wecksteen-Quinio (Université Artois) étudie quant à elle les accents dans Stars and Bars de William Boyd. Elle se questionne notamment sur les manières de traduire la différence entre les accents américain et britannique lorsque ceux-ci sont soulignés dans un roman. Mikaël Mariaule (Université de Lille 3) présente le réseau onomastique dans la traduction française du premier livre de la série jeunesse Harry Potter, où les noms propres les plus signifiants nécessitent d’être traduits tout en étant les plus difficiles à traduire. De ces contributions, il ressort très souvent une méthode particulière pour analyser les traductions : une critique qui vise à révéler des solutions concrètes pour les principales difficultés de la traduction littéraire. Dans le « sens » inverse, les traductions étrangères de la littérature française, on retrouve des contributions s’intéressant à de grands noms de la littérature française et parfois à leur réception dans d’autres pays. Celle d’Élodie Weber (Université Paris IV – Sorbonne) propose également des solutions données par des traducteurs vers l’espagnol à un trait essentiel de l’esthétique de Gustave Flaubert, le pronom à la fois personnel et indéfini « on » dans Madame Bovary. Troels Hughes Hansen (Université de Copenhague) décrit pour sa part sa propre traduction en danois de l’émotion dans les écrits de Louis-Ferdinand Céline. Cette émotion s’inscrit dans le style propre à l’écrivain, argotique et oral, vulgaire par moments, autant d’éléments qui forment une certaine intraduisibilité de l’oeuvre. On change un peu d’objet d’étude avec Marie-Christine Gay (Université Paris Nanterre et Université de Cologne), qui analyse la traduction en allemand de la pièce Les Paravents de Jean Genet. L’analyse est un peu différente, car on met ici l’accent sur la réception de l’écrivain libertin, alors censuré en France. Ce sont paradoxalement les nombreuses erreurs de traduction, voire la surcorrection du langage bigarré de l’écrivain par le traducteur Hans Georg Brenner, qui ont permis à Genet une plus large réception en Allemagne. Mentionnons également la contribution de Chiara Lusetti (Université de Milan), qui s’intéresse à la traduction cette fois du français vers l’italien avec nul autre qu’Italo Calvino traduisant Les fleurs bleues de Raymond Queneau. L’intraduisibilité de l’original, qualifié de néobabélien, doit être répondue par une créativité particulière donnant naissance à une nouvelle oeuvre. Encore vers l’italien, mais cette fois de la littérature américaine, on retrouve avec la contribution de Rita Filanti (Université de Bari) une explication de sa propre traduction de l’autobiographie Waiting for America : A story of Emigration de Maxim D. Shrayer (2007), où se mettent en relation hétéroglossie, récit d’immigration et traduction. Pour compléter ce type de traduction, on peut également inclure deux contributions qui touchent à l’audiovisuel. Sabrina Baldo de Brébisson (Université d’Évry-Val d’Essone) présente ainsi la problématique de la note de traduction, mais dans le cas de celle qui apparaît à l’écran. Elle donne plusieurs exemples (illustrés) visant à différencier les notes de traduction audiovisuelles tirées de films très diversifiés, des notes linguistiques dans les mangas pour expliquer la langue japonaise aux notes expliquant le monde de la finance dans le film The Big Short (Adam McKay, 2015). Dans cette catégorie, j’ai particulièrement apprécié, je dois le dire, la contribution de Stephanie Genty (Université d’Évry-Val d’Essonne), qui est originale à plus d’un titre. Le chapitre analyse le film Iranien de Mehran Tamadon (2014), un film de type cinéma direct dans lequel le réalisateur athée, lui-même originaire d’Iran mais ayant vécu son enfance en France, invite quatre mollahs iraniens chez lui pendant 48 heures pour discuter en farsi de vivre-ensemble dans un monde laïque. L’intérêt de cette contribution est d’analyser les échanges traductifs au sein même du farsi, puisque le réalisateur désire parler de concepts difficilement traduisibles comme « laïcité », mais aussi entre les langues, puisque les échanges sous-titrés en français incluent des termes propres à la religion musulmane comme « rakat » (un terme d’origine arabe difficilement traduisible par génuflexion). Il en ressort une certaine originalité de l’analyse (rares sont les études sur la traduction dans deux directions), mais surtout une certaine allégorie de la traduction interculturelle puisqu’ici, chacun doit parler la langue de l’autre, les mollahs de laïcité et l’athée de prière (p. 147). Il s’agit également d’un rare exemple où la traduction implique un transfert effectif des idées – à tout le moins un désir de transmettre des concepts.

Je termine avec une contribution qui m’avait semblé plus à part des autres, mais qui, plus j’y pense, permet une ouverture dans l’angle mort de la réflexion sur l’intraduisible. La contribution d’Annie Jisun Bae (Université Paris Vincennes Saint-Denis) raconte la participation de l’autrice à une recherche qui visait à traduire les témoignages d’anciennes « femmes de réconfort » coréennes, un euphémisme pour désigner les survivantes d’esclavage sexuel sous l’occupation japonaise de la Corée pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces témoignages touchent non seulement à l’intraduisible, mais bien souvent aussi à l’indicible. Reprenant la tripartition jakobsonienne, la chercheuse fait le constat que plusieurs couches de problèmes traductifs se superposent, y compris ceux relevant de la traduction intersémiotique : non seulement on y trouve un enjeu de traduction entre le coréen et le français, mais plus encore à l’intérieur même du coréen, à travers la transcription du témoignage, puisque celui-ci se fait à travers des gestes, des onomatopées qu’il faut interpréter, mais surtout de nombreux silences. La chercheuse, en fin de compte, s’intéresse moins aux « solutions » trouvées pour parvenir à dépasser l’intraduisible qu’à ce qu’elle nomme la « naissance d’une langue aimante » entre les survivantes et les chercheuses recueillant ces témoignages :

Le texte de témoignage des « femmes de réconfort » se construit à travers la traduction intralinguale qui ressemble à la traduction d’une langue à l’autre et qui constitue un rapprochement entre les générations. Ainsi la mémoire des « femmes de réconfort », qui a failli s’effacer, peut se transmettre. Cette traduction, un « autre nom de l’impossible » [Derrida 1996 :103], fait naître une autre langue dans le coréen.

p. 244-245

La première lecture de ce chapitre, comme plusieurs autres, m’avait fait penser qu’on s’éloignait peut-être un peu trop de la traductologie. Plus j’y repense, toutefois, plus je me rends compte que c’est bien souvent en s’éloignant de la discipline qu’on revient, paradoxalement, peut-être, au coeur même de son questionnement : la possibilité de la communication par-delà son impossibilité. Ainsi fallait-il peut-être rassembler des chercheurs et des chercheuses d’horizons disciplinaires parfois très éloignés pour retrouver ce qui fait que la traduction est une question essentielle. À cet égard, rappelons-le-nous, chacun y a un droit de parole.