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L’abbé Castel de Saint-Pierre (1658-1743), issu d’une famille de la noblesse normande protégée par la maison d’Orléans, ami de Fontenelle, de l’historien Vertot, du mathématicien Varignon, aumônier pendant quelques années de la duchesse d’Orléans, la Palatine, académicien français, est surtout connu pour son Projet de paix perpétuelle (1713) que l’intérêt de Rousseau, puis de Kant ont contribué à remettre à l’honneur dans la deuxième partie du xviiie siècle[1]. Son éviction de l’Académie Française, en 1718, cas rarissime, à la suite de la publication du Discours sur la polysynodie, ouvrage très critique à l’égard de la monarchie de Louis XIV, fit de lui un dissident. Les sarcasmes de Voltaire, après ceux de la Cour de France concernant son idée de paix perpétuelle, lui valurent une tenace réputation d’utopiste, alors même que l’auteur de Candide et les encyclopédistes l’enrôlaient à titre posthume dans le combat en faveur d’une religion naturelle[2].

La direction des moeurs par l’autorité politique

Les convictions déistes et absolutistes de l’abbé, l’influence qu’eurent sur lui ses contacts avec l’Allemagne, le rapprochent de la conception d’un État de bien-être qui se développe de l’autre côté du Rhin, subordonnant les institutions religieuses aux besoins du pouvoir séculier et qui sera théorisé dans ce qu’on appelle les sciences camérales[3]. Pour les représentants de ce courant, l’ordre public ne s’obtient pas uniquement par l’application des lois mais par l’influence que l’éducation et le discours public peuvent avoir sur les moeurs et l’esprit de la population[4]. Tandis qu’en pays protestants, l’autorité politique tend à devenir la source unique du pouvoir de régulation, en terre catholique, cet interventionnisme d’État empiète sur les prérogatives de l’Église, des ordres monastiques et des confréries, comme le montreront plus tard les réactions aux réformes menées en Autriche par l’impératrice Marie-Thérèse et par son fils Joseph II[5]. Saint-Pierre s’inscrit dans une tentative de conciliation originale entre recherche du progrès et inspiration chrétienne qui n’aura guère de suite dans les Lumières françaises[6].

Dans la pensée politique de l’abbé, l’État absolutiste doit mettre une autorité unifiée, sans partage, au service du perfectionnement de la société, d’une bonne police, mot dont la polysémie de l’époque souligne l’interpénétration des sphères politique et morale. La police ne désigne pas alors uniquement ce qui concerne la sûreté intérieure et l’ordre, mais tout ce qui a trait non seulement à la subsistance, à la santé, aux conditions du fonctionnement économique, mais aussi aux moeurs[7].

Saint-Pierre envisage l’éducation, la direction morale des populations comme objet de la politique. Cette conception de la police du royaume, qui se rapproche de la Polizei définie en Allemagne et en Autriche[8], explique la variété des domaines que concernent ses nombreux projets de réforme : économie, finances, fiscalité, relations interétatiques, droit, mais aussi éducation, religion, morale, médecine… Ces projets sont réunis dans une série en seize volumes intitulée significativement Ouvrages de politique et de morale, publiés depuis la Hollande entre 1733 et 1741[9].

Cartésien, partisan revendiqué des Modernes, Saint-Pierre vise à améliorer le gouvernement et la société en vue du « plus grand bonheur du plus grand nombre[10] ». Il imagine d’orienter le désir, moteur des actions humaines, vers le bien-être collectif ; le plaisir de se distinguer devient la pierre angulaire d’un dispositif qui attend du désir de considération, de l’émulation, une société active, harmonieuse et bienfaisante. L’éthique qui sous-tend cette pensée est fondée sur l’idée que les propriétés normatives dépendent uniquement des conséquences. Les actes se jugent par les résultats qu’ils produisent en termes de peine et de plaisir, en faisant intervenir un calcul du bien et du mal produit à l’échelle collective ; pour cette raison, on a pu voir en Saint-Pierre, avant Jeremy Bentham, l’un des premiers utilitaristes[11]. Sa position implique un rejet des morales du devoir et de l’intention. L’incertitude des intentions lui paraît une question sans intérêt à l’échelle de la société. C’est pourquoi il critique sans ménagement les morales d’inspiration augustinienne, le rigorisme janséniste et le quiétisme, qui méconnaissent l’utilité publique, en dévalorisant, avec l’amour-propre, les mécanismes d’incitation à servir l’intérêt commun[12].

Définir les critères de l’estime et de la supériorité sociale

La notion de distinction engage une réflexion sur la recherche de la gloire, de l’estime, de la gratitude, mais aussi de la confirmation d’une image de soi par autrui. L’idée de reconnaissance, récemment étudiée pour la période qui s’étend de la Renaissance jusqu’aux Lumières, chez des auteurs qui précèdent l’introduction philosophique du concept par Hegel et Fichte, permet de souligner combien l’entrée dans la modernité, la mise en cause du cadre traditionnel des sociétés, ont perturbé la coïncidence entre l’identité sociale et sa définition par des catégories collectives. La volonté de reconnaissance accompagne une modification des systèmes de domination et de légitimité, une évolution des catégories collectives à partir desquelles se définit l’identité[13].

L’importance qu’accorde l’abbé aux notions de grandeur, d’estime s’inscrit dans le cadre d’une réflexion engagée par la critique moraliste. Les critères de jugement social sont en débat depuis le milieu du xviie siècle[14]. La noblesse et ses valeurs (héroïsme, honneur, impôt du sang) qui justifiaient supériorité et privilèges, sont l’objet de redéfinitions : la destitution de la conquête et de la guerre, au profit du commerce et des sciences, la montée en puissance des robins, des financiers, au détriment d’une haute noblesse maintenue à la Cour de France dans l’oisiveté, l’évolution du faste charismatique vers un luxe étendu à diverses conditions, la critique de la tyrannie des modes et de la fureur du jeu, la réprobation du duel, autant de coups portés aux anciennes notions de grandeur, de gloire et d’honneur attachées à l’aristocratie et principalement à la noblesse d’épée. Comme le soulignent observateurs de la société et éducateurs, la folie de se distinguer conduit paradoxalement à l’imitation, au conformisme, à la futilité, tandis qu’une noblesse ignorante et inutile néglige les connaissances et les activités en faveur de la prospérité[15].

Estime et mépris, éloge et blâme dépendent de règles tacites, de lois d’opinion fondées sur des valeurs plus ou moins implicites que l’abbé de Saint-Pierre évalue au regard de l’utilité commune. Il entend redéfinir les critères du prestige et de l’estime afin de réorienter le désir de se distinguer vers des objets socialement bénéfiques. De façon similaire, l’idéal de perfection chrétienne dans la vie contemplative et dévote laisse place chez lui à une piété active au service de l’éducation et de l’assistance, suivant en cela des ordres fondés dans le cadre de la Contre-Réforme, qui avaient fait de l’utilité sociale un instrument de reconquête pour l’Église catholique[16].

L’abbé considère que la société de son temps est mal gouvernée à cause du poids de la faveur, des clientèles, de la vénalité des offices, qui, selon lui, consacre l’incompétence de leurs détenteurs. Il croit en la possibilité de construire un ordre conforme aux supériorités naturelles, par des modalités de sélection, de formation et de promotion des élites politiques, militaires et religieuses, contre la patrimonialisation des emplois, et par une attribution des titres, des dignités et des places sur des bases méritocratiques[17]. Grâce à ces élites compétentes et méritantes, édifiant et appliquant une science politique, on pourrait favoriser une bonne police, appuyée elle-même sur une science morale.

Diriger les passions vers le bien public

L’idée d’une science des passions ou des moeurs n’est pas nouvelle au moment où écrit l’abbé. Descartes préconisait de connaître les passions pour mieux les diriger. Locke affirmait que les conduites pouvaient faire l’objet d’une science aussi capable de démonstration que les mathématiques et la mathématisation du choix moral sera formulée par Shaftesbury et Hutcheson[18]. Dans les relations et dans l’entourage de l’abbé de Saint-Pierre, le jésuite Claude Buffier développe une « économie de la morale » et une « science de se rendre heureux », tandis que Lévesque de Pouilly travaille à la constitution d’une science des sentiments et des plaisirs[19]. Saint-Pierre trouve chez le théologien protestant Jacques Abbadie l’idée que l’amour de soi, l’attrait du plaisir, les passions, s’ils appartiennent à la nature, peuvent être non seulement innocents et légitimes, mais conduire, par la pensée de l’immortalité, à élever l’homme[20].

L’application du modèle scientifique, voire mathématique, aux moeurs accompagne une réhabilitation du plaisir et de l’amour de soi, qui, conçus de façon mécaniste comme des forces, des ressorts, doivent, bien dirigés par l’éducation et les lois, contribuer au bien commun par une mise en mouvement de la société, bien loin du retrait du sage et de l’exaltation de la vie contemplative. Saint-Pierre s’inscrit donc dans une conception contemporaine du plaisir comme mouvement, « moteur universel[21] » :

Les hommes n’agissent donc le long des jours et des années que poussés par quelqu’un de ces motifs ou de ces ressorts. Ce sont ces motifs qui les mettent en mouvement ; notre vie n’est qu’un tissu d’actions produites par l’un de ces différents ressorts, et il semble que l’on pourrait dire que l’homme est un être libre qui est dans un mouvement perpétuel plus ou moins vif, plus ou moins fort, plus et moins utile, plus et moins nuisible aux autres êtres libres. Ces ressorts désignent l’intérêt et la recherche du plaisir[22].

En 1730 l’abbé fait paraître un Projet pour mieux mettre en oeuvre dans le gouvernement des États, le désir de la distinction entre pareils qui présente le plaisir de se distinguer comme un des agréments de la société constituée et un élément déterminant du progrès[23]. Puissant motif d’action, c’est un facteur d’évolution, qui doit être renforcé et dirigé.

Saint-Pierre, qui se réclame volontiers de l’auteur du Discours de la méthode, s’éloigne sur ce point des positions cartésiennes : le sujet de Descartes se veut autosuffisant et appuie ses jugements sur la saisie claire et évidente de l’intuition ou sur la déduction conduisant à la certitude. Au plan moral, son guide n’est pas l’opinion des autres, mais le bon usage de son libre arbitre[24]. C’est à Hobbes que l’abbé emprunte une conception dynamique du désir de gloire[25]. Celui-ci est potentiellement destructeur car il se déploie dans un jeu à somme nulle, cherchant l’infériorité et la défaite d’autrui, conduisant aux conflits interpersonnels et à la guerre. L’artifice politique doit canaliser et orienter ce désir, et le souverain devient la source unique de l’honneur. La distinction sociale ne peut donc plus être une valeur flottante laissant aux sujets la liberté de s’estimer, mais elle devient reconnaissance publique, définie par la loi instaurant un système de récompenses, de gratifications, d’hommages, afin d’encourager à servir l’intérêt commun :

Enfin, étant donné la valeur que les hommes sont naturellement portés à s’attribuer, vu le respect qu’ils cherchent [à obtenir] des autres, vu le peu de valeur qu’ils accordent aux autres hommes, d’où résultent constamment entre eux des rivalités, des querelles, des factions, et finalement la guerre, jusqu’à se détruire les uns les autres, et diminuer leur force contre un ennemi commun, il est nécessaire qu’il y ait des lois de l’honneur et une estimation publique de la valeur des hommes qui ont mérité ou sont susceptibles de bien mériter de la République […]. Au souverain, donc, il appartient aussi de donner des titres d’honneur, de désigner le rang et la dignité de chacun, et les marques de respect que les hommes sont tenus de se témoigner les uns aux autres dans les rencontres publiques et privées[26].

Saint-Pierre, s’inspirant de l’auteur du Léviathan dans ce souci de diriger politiquement le désir de gloire, imagine comment perfectionner la distribution des honneurs publics et des dignités (duchés-pairies, maréchalat, grades de la carrière militaire), sur lesquels la haute noblesse a la mainmise et qui se transmettent dans un nombre restreint de familles[27]. Inscriptions, monuments doivent par ailleurs rendre hommage aux bienfaiteurs qui financent des infrastructures et des équipements publics, ou assistent les pauvres ; pensions et gratifications diverses doivent dédommager de leurs peines ceux qui oeuvrent pour l’intérêt général[28]. Saint-Pierre oppose une société vicieuse où règnent faveurs et recommandations à un royaume actif, prospère et juste grâce à la récompense du mérite qui est un facteur déterminant de progrès :

Tenez par des lois sages la porte ouverte à toute condition, à tout âge pour s’élever aisément à proportion de son travail au-dessus de ses pareils, il arrivera que ceux qui ne travailleront pas tomberont dans le mépris ; ainsi presque tous travailleront. Mais si le ressort de la gloire n’est bien fécondé par de sages lois, si la parenté, l’alliance, le sexe, le dévouement servile, la flatterie, la faveur décident plus souvent des emplois et des récompenses de l’État que les talents, que l’application, que la modération, que la probité, on abandonnera toujours ces bonnes qualités et l’État tombera peu à peu en décadence à mesure que les emplois et les récompenses seront mal distribués et se relèvera à mesure que tout commencera à se distribuer avec plus de choix et de justice[29].

Comme Leibniz, Saint-Pierre trouve dans la société savante, l’académie, un modèle institutionnel favorable à ce progrès et à l’émulation[30]. L’académie peut assurer, avec l’expertise, un mécanisme de reconnaissance de la supériorité, que l’abbé applique à différents domaines : politique, culturel, scientifique[31]. La société savante doit servir non seulement à la conception de règlements et d’établissements utiles, mais à l’encouragement, à l’évaluation et à la récompense des inventions et découvertes, en incitant ses membres à se dépasser.

Les élites seront recrutées à travers une élection par les pairs, système supposé sélectionner les meilleurs par leurs compétences et leur engagement, favoriser l’esprit de compétition. Saint-Pierre revient à de nombreuses reprises sur cette méthode du scrutin « perfectionné », c’est-à-dire prohibant les pressions sur les électeurs, pour pourvoir les emplois publics, remplacer la vénalité des charges, qui « anéantit toute émulation dans la jeunesse[32] », et supprimer toute forme de patrimonialisation des offices :

C’est l’espérance de monter au grade supérieur qui fait surmonter les peines, les incommodités, les ennuis du poste où l’on se trouve ; […] qui donne une émulation, une ardeur pour la distinction […]. Or diminuer cette espérance par la vénalité, par les survivances, par les brevets de retenue, par les recommandations de la cour : c’est diminuer considérablement le principal ressort de l’État[33].

Cette forme de consultation par vote emprunte à un modèle académique à la fois élitiste et égalitaire. Les préséances sont en principe laissées de côté et les membres, élus par leurs confrères, sont théoriquement dans un rapport d’égalité pour leurs travaux, ce qui permet d’attirer des personnes habiles et zélées[34]. Dans la noblesse, comme on l’a vu, les titres et les marques de distinction ne doivent pas être héréditaires mais personnelles, octroyées selon les services rendus à la patrie. Dans le clergé même, il conviendrait de pourvoir selon cette méthode les archevêchés, évêchés et cures, et de stimuler le zèle des curés et de tous les ecclésiastiques en leur permettant d’accéder à des cures plus lucratives, à des pensions ou des bénéfices toujours par scrutin, pour mesurer leur mérite[35]. Il faudrait même mettre les communautés religieuses en compétition pour que l’État obtienne le meilleur service au meilleur prix, privilégier ainsi les ordres se mettant au service des populations (Lazaristes, Filles de la Charité, Frères de Saint-Jean-de-Dieu, Eudistes, Frères des écoles chrétiennes…) :

Il est nécessaire que des communautés particulières de différents ordres peu coûteux à l’État aient un intérêt particulier de mieux gouverner leurs hôpitaux, leurs collèges, leurs séminaires que ne feront les autres ordres mendiants leurs rivaux, et que leur émulation, ou leur intérêt particulier tourne ainsi au profit du public[36].

Ce souci de favoriser l’engagement et les compétences au service de l’intérêt commun implique une attention particulière portée à l’éducation. Pour l’abbé, il faut encourager l’émulation chez les enfants et les jeunes gens, mais en les incitant à se distinguer à propos des bons objets. En effet, le désir d’être estimé, admiré, existe dans tous les états, toutes les professions, tous les âges, dans les deux sexes et on le reconnaît dans l’attention aux supériorités les plus futiles – parure, beauté, prouesses physiques, mobilier, parentèle – ces petites qualités extérieures que Saint-Pierre nomme glorioles, terme au suffixe péjoratif qu’il crée pour exprimer le mépris qui leur est dû et relever les vrais motifs de gloire[37]. Saint-Pierre désigne, avec certains de ses contemporains, les mauvais objets de cette recherche de supériorité et de gloire : le courage au service de la guerre, de la conquête ou du point d’honneur, le luxe, les prouesses inutiles, les sacrifices et mortifications des fanatiques[38]… La recherche de distinction n’est donc utile et bénéfique que lorsqu’elle favorise le bien-être du plus grand nombre.

Les réflexions de Saint-Pierre sur la grandeur et la sainteté, sur la différence entre grand homme et homme illustre sont conçues pour énoncer des vérités utiles « à l’augmentation du bonheur de la société » et donc « très importantes à enseigner », qui doivent se traduire en habitudes inculquées lors des neuf ou dix années de collège des futures élites[39]. Le rôle éducatif de l’émulation était déjà présent dans la pédagogie des jésuites, les anciens maîtres de Saint-Pierre, et s’opposait à la défiance à l’égard de l’ambition des éducateurs de Port-Royal[40]. L’établissement de prix et de marques d’honneur, l’organisation de scrutins pour que les élèves distinguent parmi eux les plus méritants, comme l’usage des punitions et du blâme, sont autant de moyens pour diriger le désir de se distinguer vers les meilleurs objets : ainsi on privilégiera la vertu, l’esprit de justice et la bienfaisance. Le port de l’uniforme imposera une égalité dans l’apparence afin de dévaloriser le souci de la parure au profit de la vraie supériorité[41]. Cette place accordée au désir de se distinguer dans la formation des élites conduit Saint-Pierre à privilégier et même à considérer exclusivement comme bénéfique l’éducation collective au sein des collèges. Le contact avec les condisciples permet de diriger la rivalité, la crainte de la honte et le désir de l’estime des autres vers des enjeux collectivement utiles. Cette conviction que l’émulation est indispensable à une formation accomplie conduit même l’abbé à une proposition très audacieuse : éduquer le dauphin dans un cadre collectif, au milieu de trente ou quarante camarades à qui il pourra se mesurer, en abandonnant la relation privilégiée entre le royal élève et son précepteur, à l’influence jugée parfois exorbitante, qui marquait une éducation d’exception[42]. Pour des raisons similaires, le séjour dans la capitale, lieu de confrontation des idées, est préférable à celui dans la province, car on a de multiples occasions de s’y comparer avec les autres[43]. Chez les filles de la noblesse, il faut aussi favoriser une émulation à la vertu par la création de collèges qui leur seraient réservés, sur le modèle de Saint-Cyr[44]. Saint-Pierre envisage de généraliser l’instruction du bas peuple surtout pour des motifs économiques, mais aussi pour rendre utiles à leur patrie « des enfants propres à exceller dans les arts, dans les sciences, dans les talents et dans les vertus[45] ».

Mesurer la valeur des actions et des oeuvres

La pensée quantitative, la définition de la valeur d’un homme chez Hobbes, l’arithmétique politique d’un William Petty irriguent cette éthique supposant de pouvoir mesurer ce qui fonde l’estime et la grandeur[46]. Pour l’abbé, seules les activités permettant de maximiser le bien-être du plus grand nombre, et non de servir l’agrément et la gloire du monarque ou d’un haut personnage, peuvent faire mériter le titre de grand homme. L’abbé énonce trois critères pour juger de la vraie grandeur justifiant la gloire : le motif du bien public, les avantages procurés, les difficultés surmontées.

Le désir de recueillir les louanges de la postérité, par-delà la mort, est un puissant facteur d’incitation à entreprendre des travaux utiles à la société pour les hommes dotés de talents exceptionnels[47]. Comment ceux que leur pouvoir ou leurs capacités placent en situation de s’illustrer, peuvent-ils choisir les entreprises les plus méritantes, celles qui peuvent procurer le plus de réputation et la plus durable ? C’est pour aider à ce choix que Saint-Pierre compose son Projet pour rendre les livres et autres monuments plus honorables pour les auteurs futurs et plus utiles à la postérité[48]. Dans cette évaluation utilitaire, l’abbé de Saint-Pierre considère comme des dépenses inutiles, avec les pyramides d’Égypte, exemple canonique du monument, la poésie, les romans, les comédies, les ouvrages d’érudition et ceux des beaux esprits. L’utilité étendue ou maximisée doit donc être privilégiée, en s’appliquant au plus grand nombre, qu’il s’agisse des lois, des règlements, des établissements, des fondations, des livres, et des constructions utiles à la multitude : ports, ponts, chemins pavés, écoles, hôpitaux. Mieux vaut soulager beaucoup de familles pauvres par une réforme fiscale que de composer une comédie ou une oeuvre musicale destinées à un public restreint d’amateurs. Empruntant à Petty son raisonnement, il considère d’une grande commodité de convertir en quantité monétaire, avec un multiplicateur correspondant au nombre de personnes concernées, la somme des plaisirs procurés ou des maux évités[49]. Ce conséquentialisme permet de concilier la critique des significations traditionnelles de grandeur et de gloire avec l’utilisation politique concertée de ces moteurs de l’action et du dépassement.

La bonne politique invite donc à conjuguer, à l’échelle collective, l’intention bienfaisante, les talents ou le pouvoir d’agir, et à encourager, par souci d’efficacité, le travail, l’exercice et l’application, pour augmenter les capacités dont la nature a doté certains hommes. L’ambition bien dirigée est donc un instrument de progrès dans une société conçue comme perfectible, où la concurrence favorise le désir du meilleur. Loin du discours des moralistes classiques et des prédicateurs fustigeant l’ambition[50], Saint-Pierre voit dans l’orientation des désirs un moyen d’améliorer la société et de ménager un facteur dynamique dans la hiérarchie sociale. Développer le commerce et l’industrie pour produire des richesses, augmenter les connaissances, inventer, composer des ouvrages d’esprit, se dévouer au service de l’État ou à celui des démunis et participer ainsi à l’ordre et à l’amélioration de la société sont des objectifs collectivement souhaitables.

La recherche de distinction et l’idéal d’émancipation des Lumières

Le rôle de la considération, de la distinction, de l’estime publique n’a pas laissé indifférents certains penseurs des Lumières qui écriront après Saint-Pierre. Si le matérialisme d’Helvétius l’éloignait d’une pensée accordant une place essentielle à la croyance en l’immortalité de l’âme comme source de moralité, il partage néanmoins avec l’abbé la même réduction des motifs des actions humaines à la recherche du plaisir et à la fuite de la douleur et appartient à une pensée utilitariste qui précède Bentham. Le plaisir paraît se réduire dans De l’esprit au seul plaisir physique, l’estime aux avantages qu’elle procure, l’estimable à l’estimé. Cependant, comme l’a montré Francesco Toto, Helvétius suppose, malgré ce positivisme moral, une vérité de l’action vertueuse, définie selon l’intérêt commun, « par rapport au public ». Comme Saint-Pierre, il refuse les présupposés du moralisme augustinien, qui ne considère les vertus que comme vices déguisés et illusions de l’amour-propre. Ce sont l’intérêt général, l’utilité commune, qui doivent servir de critère à l’estime publique. Ainsi l’amour de soi, par la recherche de cette considération du public, peut fonder une morale utile et produire de vraies vertus. Cette prise en compte de l’intérêt général n’a rien de spontané : elle doit être favorisée par le législateur qui punit et récompense ; l’État, comme chez Hobbes et chez Saint-Pierre, devient le dispensateur de l’estime ou du blâme publics[51].

Rousseau avait formulé un violent réquisitoire, dans son second Discours en particulier, contre les conséquences désolantes de l’aliénation de l’homme en société par le souci de l’opinion des autres, source du mal social. Il défendait un idéal d’authenticité, formulait une critique de la compétition pour obtenir l’estime publique, celle d’une existence sous le regard d’autrui, apparemment peu compatibles avec les idées de Saint-Pierre[52]. Mais, comme l’a souligné Théophile Pénigaud de Mourgues, le désir de reconnaissance n’en demeure pas moins pour lui une source de la conscience morale qui naît avec les premières interactions humaines dans l’état social d’origine. Cette recherche de l’estime se corrompt dans un stade avancé des sociétés lorsqu’elle est remplacée par celle des marques de considération sociale qu’il faut acquérir indépendamment de son mérite et en conquérant l’opinion. Quand Rousseau imagine de redresser l’opinion pour épurer les moeurs, désignant les préjugés de la naissance et de la richesse, l’arbitraire et la faveur comme motifs de perversion du désir de distinction, il rejoint Saint-Pierre dans sa volonté de leur substituer des qualités et mérites réels et d’envisager la traduction politique de cette exigence. Comme chez l’abbé, le désir de distinction peut se muer en « vertu civique ». Mais sans doute Rousseau est-il plus conscient que son aîné du danger d’hypocrisie que recèle une telle course à la vertu. Par ailleurs, dans son analyse des projets de l’abbé de Saint-Pierre, qu’il avait lus avec attention et bienveillance, il avait exprimé son scepticisme à l’égard d’une possible réforme de la monarchie dans le sens d’une méritocratie, ne croyant guère au désir de gloire éclairé des princes et des puissants[53].

C’est depuis l’Allemagne, où l’État de bien-être (Wohlfahrtsstaat), qui devait prendre soin sur le plan moral et par des voies contraignantes du bonheur de la nation, avait été théorisé dans le caméralisme, qu’il subit les plus sévères critiques, de la part des défenseurs de l’État de droit et particulièrement d’un détracteur du paternalisme politique, Kant, – qui voit le pire des despotismes dans le fait de vouloir prescrire aux sujets comment faire leur bonheur –, d’un partisan de la stricte limite de l’intervention étatique, Guillaume de Humboldt, qui considère le projet du bien-être commun développé par l’État comme une entrave à la liberté des citoyens[54].

Conclusion

L’abbé tente de trouver des moyens de faire évoluer les valeurs sociales et les sources de légitimité sur lesquelles repose la société d’Ancien Régime pour favoriser la prospérité économique et la paix. Il défend la conception d’une monarchie éclairée s’appuyant sur une science des moeurs, fondement d’une éducation civique. Il promeut, avant Helvétius, l’intérêt éclairé ou bien entendu et une harmonisation artificielle des intérêts particuliers assurée par l’intervention politique. Sa pensée témoigne, dans le cadre d’une pensée absolutiste marquée par le souci de l’efficacité administrative et de la prospérité économique, de la volonté de substituer une organisation rationnelle, méritocratique et dynamique, à la patrimonialisation, au jeu des recommandations, des clientèles, à la transmission héréditaire, qui structurait la société de son temps et qui jouait un rôle essentiel dans l’exercice du pouvoir[55]. Refusant explicitement l’abandon aux seuls intérêts privés, à l’appétit de profit dont Mandeville avait célébré les bienfaits dans sa Fable des abeilles, Saint-Pierre avait cependant perçu le rôle de l’émulation, de la concurrence et du marché dans la fixation de toute valeur, celle des biens, des connaissances et opinions, des réalisations humaines[56]. Pour autant, il concevait le jeu des intérêts dans un cadre très artificiel et très administré : s’il promouvait des institutions politiques et sociales favorisant l’initiative et libérant l’énergie, il préconisait par ailleurs un monopole d’État sur l’attribution de l’estime et du jugement social et un dressage des conduites par le conditionnement éducatif. L’« absolutisme éclairé », gage d’efficacité et de rationalité, qui séduisit dans les dernières décennies du xviiie siècle certaines monarchies autoritaires, entrait en tension avec les idéaux d’émancipation portés par le mouvement des Lumières[57].