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« Et quel avantage ne retirerait-on pas si jamais on parvenait à fixer ainsi le sens des mots et surtout de ceux qui servent à la branche éthique, y compris la politique et la religion politique ! Quelle source de doute, d’erreur, de discorde et même de dispute sanguinaire n’éviterait-on pas ! Il paraît bien que l’on a maintenant une tendance générale vers ce but désiré ; mais combien de siècles ne faudra-t-il pas avant qu’elle ait atteint toute sa perfection ![1] »

De nos jours, l’autonomie de sens de l’éthique ne fait plus guère problème ou, quand elle le fait, c’est avec la conscience délibérée de vouloir créer des difficultés et de confondre sciemment éthique et morale, éthique et religion, pas forcément avec de bonnes intentions ni sans arrière-pensées politiques. Nous admettons majoritairement, assez volontiers, que l’éthique n’est pas la morale en usant de l’argument que, si des gens entrent dans un conflit que la loi ne permet pas de résoudre – ou qu’elle ne résout pas assez vite –, il faudra pourtant y parvenir, car la société se sentirait menacée si on n’y parvenait pas en dépassant ces divergences morales par des positions éthiques qui satisferont le plus grand nombre ou du moins les acteurs importants du différend. L’éthique ne peut pas être la morale puisqu’elle règle les différends moraux et que, par-là, elle s’accommode des divergences morales. S’il n’est pas gênant de mettre les morales au pluriel, chacun pouvant avoir la sienne, il ne l’est pas non plus de mettre les éthiques au pluriel, mais pour une autre raison qui est que chaque situation conflictuelle appelle sa résolution et que ce qui a été résolu dans un cas ne convient pas forcément pour résoudre un autre cas, même semblable. L’éthique est devenue, pour la plupart d’entre nous, une affaire de diplomatie qui n’invoque plus, dans ses résolutions, aucune espèce de transcendance, qu’elle soit celle de Dieu ou celle de quelque loi naturelle monnayée selon des articles de droit naturel, et c’est à peine si l’on oserait invoquer le bien ou se référer à lui, comme s’il n’y en avait qu’un. On ne se réfère à un tel bien que pour désigner une des façons de garantir la paix sociale qui risquerait d’être envenimée si on laissait se développer les conflits. Ainsi, c’est dans une espèce de triade qu’elle constitue avec les morales et le droit que l’éthique trace son chemin : il est entendu que l’éthique est respectueuse du droit et que, dans des circonstances normales, elle ne songe pas à le contrecarrer, mais tout au plus à l’amender ; il est non moins entendu que l’éthique composera avec les morales sans accorder une suprématie à aucune et en cherchant une plate-forme qui permette à chacun de rester fidèle à ses options morales pourvu toutefois qu’il ne cherche pas à les imposer aux autres. Voilà à peu près ce que l’on appelle éthique dans les sociétés laïques et tolérantes qui sont les nôtres ou qu’elles s’efforcent d’être avec des hauts et des bas ; je veux dire dans des conditions paisibles ou lors de périodes de tension.

Le problème que je voudrais poser est de tenter de savoir comment cette configuration, admise aujourd’hui par le plus grand nombre, non sans accès de fièvre, s’est installée aux xviie et xviiie siècles chez des auteurs que nous prendrons pour points de repère – Locke, Shaftesbury, Hutcheson, Hume, Condorcet, Bentham. Nous convenons d’une prodigieuse injustice à l’égard d’une multitude d’autres auteurs, mais il faudrait un livre sur le sujet pour les citer en plus grand nombre. Que nous commencions notre série par Locke qui a attaché son nom à quatre Lettres[2] et à un Essai sur la tolérance et que nous la terminions par Bentham ne peut pas nous étonner, car le problème que nous posons d’une éthique qui se fraie un chemin sans transcendance à travers la diversité des positions religieuses et morales trouve, sinon sa solution, du moins son traitement, dans la conscience qu’il est impossible pour les morales de se poser autrement qu’en termes symboliques, sans passage à l’acte et sur un mode qu’il faut bien appeler utilitariste ; car c’est, qu’on en convienne ou non, en termes utilitaristes que nous approchons, posons et résolvons – quand c’est possible – les problèmes éthiques. Le risque que nous prenons est évidemment de téléologiser notre conception de l’histoire des rapports de l’éthique et de la morale, ou des éthiques et des morales ; et de projeter sur les quelques auteurs du passé que nous avons cités des problèmes et des conceptions qui sont davantage les nôtres que les leurs. Je voudrais observer comment l’éthique s’est graduellement décollée des morales et à travers quelles notions, quels déplacements de notions, s’est produite cette déconnexion.

Un des points qui nous ont le plus frappé au cours de cette recherche et d’où nous voulons partir, c’est la dissymétrie de ce qui s’est passé, sur ce registre de l’opposition de la morale et de l’éthique, en France et en Angleterre et, peut-être plus largement, en francophonie, dans la langue française, et en Angleterre ou, plus précisément – puisque ce serait vrai aussi en Allemagne –, dans les pays de langue saxonne. Les xviie et xviiie siècles se déroulent en francophonie dans une ignorance à peu près totale de la notion d’éthique. Ce n’est pas que l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert ignore le mot, mais elle ne lui fait jouer aucun rôle spécifique ; elle ne lui consacre qu’une ligne ou deux et renvoie, après avoir pris soin toutefois de citer le nom de Spinoza, le fameux auteur de l’Éthique, à l’article sur la morale qui, aux yeux de son auteur, lui est strictement synonyme[3]. Dans la Table encyclopédique de d’Alembert qui figure le Système des connaissances humaines, une place est réservée à la morale sous la rubrique « science de l’homme » en « philosophie » ; mais, que cette morale soit générale ou particulière, elle ne porte pas le nom d’éthique, laquelle est absente du tableau. Ces indices augurent assez bien de ce qui se passe chez les penseurs francophones dans la période qui nous intéresse : il est rarissime qu’ils parlent d’éthique et ils chargent le mot de morale de tout le poids de ce que nous appelons aujourd’hui, distinctement, éthique et morale. Alors que – même s’il ne faut pas exagérément forcer le trait – les dictionnaires anglais, qu’il s’agisse de Cyclopaedia de Chambers (1727) ou du Dictionarium Britannicum[4] (1721), distinguent plus nettement ce qui est éthique de ce qui est moral ; surtout, les auteurs anglais font une plus grande place à cette distinction dans leurs textes et expriment parfois, à travers ces termes opposés, un décollement déjà fortement à l’oeuvre dans leur pensée. Ethicks et Morals ne sont pas aussi généralement confondus qu’éthique et morale et l’opposition du premier couple est plus opérante que celle du second.

On peut voir là l’une des caractéristiques de l’anglais par rapport au français. Certes, dans la mesure où éthique et morale sont deux mots qui relèvent tous deux de la langue romane, en provenant respectivement du grec et du latin, et non pas l’un du saxon et l’autre du roman, l’analogie pourrait être mal venue. Mais l’anglais a l’habitude de la double désignation du signifié d’un francophone par deux signifiants parce que les mots de l’anglais ont une double origine, dont l’une d’elles est précisément le roman, le français, tandis que l’autre est le saxon. L’anglais joue magnifiquement de cette duplicité de commonwealth / Republic ; freedom / liberty ; strength / force ; wealth / value, etc.[5], là où le français n’en jouit nullement, traduit difficilement l’anglais sur des points cruciaux et ne sait que faire quand cette diplopie a lieu – ce qui est le cas d’éthique et de morale – parce qu’il se trouve rarement en situation d’en disposer. On ne s’étonnera donc pas que ce soit dans les textes anglais que l’on trouvera, inscrit dans l’opposition des termes ethicks et morals, le symptôme de la déhiscence, plutôt que dans les textes français et que c’est seulement tardivement que le français héritera de cette distinction qu’il n’énoncera d’ailleurs pas de la même façon puisqu’il préférera parler d’arithmétique morale ou d’arithmétique politique plutôt que d’éthique dont le terme nous semblerait pourtant mieux adapté de notre propre point de vue aujourd’hui.

Nous allons montrer, en traçant une voie qui est loin d’être tranquille et sans chaos, même si notre propos va l’aplanir nécessairement, comment s’opère, chez les auteurs anglais au cours du xviiie siècle, la séparation de l’éthique, de la morale, du religieux et du droit, qui est attestée dès la première oeuvre publiée en 1789 par Bentham, c’est-à-dire dans le chapitre XIX de la version que Bowring donne de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation. Si, aujourd’hui, nous pensons l’éthique dans les termes que nous avons commencé par énoncer, c’est en raison de ce mouvement profond qui traverse le xviiie siècle.

I. C’est dans l’oeuvre de Locke que l’on trouve l’ébauche d’une place de l’éthique prise dans le sens moderne

Locke ne répugne pas à user du terme d’éthique ; et si le terme de morals vient plus souvent sous sa plume, celui d’éthique ne lui est pas étranger. Ce que l’index de Coste, le premier traducteur en français de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, ne relève pas puisqu’il ne fait aucune mention de l’éthique[6].

Mais l’essentiel de ce qu’on peut apprendre de Locke est ailleurs, quand bien même il n’utiliserait pas directement le mot d’éthique dans cette opération. Peu importe que Locke ait cru, plus que Hobbes avant lui, ou que Rousseau après lui, en la possibilité d’un état de nature[7] ; il importe au contraire que, lorsque les lois sont instaurées dans le cadre d’un État, une part de liberté de chacun des contractants, individus ou groupes, soit préservée et que la loi compte, parmi ses fonctions majeures, celle de la préserver. Cela veut dire deux choses. La première est que, à la différence de ce qui se passe dans le contractualisme de Rousseau ou dans celui de Hobbes d’ailleurs, puisque les deux auteurs sont en harmonie sur ce point, l’aliénation de chaque contractant à la volonté du souverain, qu’elle soit celle de la volonté d’un seul ou qu’elle soit celle de la volonté générale, n’est pas totale. Le consentement de chaque individu ou de chaque groupe à la loi par laquelle la souveraineté exige d’eux une obéissance qui ne saurait être laissée à la discrétion de chacun doit être recherché et donné pour chaque loi. Ce qui implique une intelligence et une information exacte des citoyens, lesquels adhèrent à la loi pour des raisons qu’ils ont comprises, qui sont les leurs ou qu’ils ont faites leurs. Là-dessus Rousseau s’accordait avec Locke, non sans une importante divergence puisque Rousseau n’accordait pas à l’auteur du Second Traité du gouvernement civil que, quand bien même une loi recueillît une majorité et s’appliquât du coup à tous, l’individu ou telle ou telle brigue pouvait encore faire valoir, à ses risques et périls, une clause de conscience. Si l’État rousseauiste s’estime légitimé à forcer le rebelle ou le dissident à être libre, ce n’est pas le cas de l’État lockéen qui, certes, appliquera la loi de tous ou la loi majoritaire, mais qui devra aussi tenir compte, en l’appliquant, des raisons invoquées par ceux qui ne l’acceptent pas. Ceux-là n’ont évidemment aucune chance d’imposer à tous, dans les faits, leur refus d’obéir ; mais les États doivent aménager cette dissidence, en tenir compte, sans se contenter de la seule idée de la réduire en s’imaginant dans leur droit. En d’autres termes, Locke n’abolit nullement une autre source de légitimité que celle qui résulte de ce que l’on pourrait appeler la volonté du Souverain. Il y a plusieurs chemins – ni forcément divergents, ni forcément convergents – pour que la société se conserve. La loi qu’il appelle naturelle en est un[8] faute duquel il n’y aurait plus aucun point de vue pour juger les actions de la souveraineté. La volonté du Souverain, c’est-à-dire la source de la loi civile, peut être jugée selon un autre critère que celui de bénéficier de l’assentiment de la majorité, fût-elle très grande. L’État peut bien édicter des lois, les appliquer ; il ne saurait se targuer pour autant d’avoir raison de le faire ; il ne peut confondre cet acte de légiférer et d’appliquer la loi avec celui de faire le bien. Pour qu’un État existe, il faut que le système majoritaire fonctionne ; mais l’État sort de son rôle lorsqu’il prétend que son fonctionnement est conforme au Bien, au Vrai, ou au Juste. Il est sans doute souvent contraint de faire comme si c’était le cas, mais il doit comprendre qu’il s’agit là d’un pis-aller qui n’est pas le véritable fondement du consentement de chacun et de chaque groupe ; l’éthique qui résulte de la confrontation des points de vue moraux n’est pas mieux fondée dans cette ambition et le serait plutôt moins bien.

De là, le second point que nous voulions aborder qui est celui de la tolérance, concept-clé chez Locke, alors qu’il ne l’est ni chez Hobbes ni chez Rousseau. Selon Rousseau, on ne saurait invoquer une morale supérieure aux raisons sur lesquelles se fonde l’État et se soustraire ainsi à l’obéissance à la loi pourvu que celle-ci ait été conçue et édictée dans des conditions politiques et juridiques incontestables. Chez Locke, au contraire, l’invocation d’une morale qui n’est pas celle de l’État est possible pour la raison que l’État n’en a pas et n’en préconise aucune, de même qu’il n’a pas de religion puisqu’il s’agit pour lui de laisser sa chance à chacune, voire – ce que Locke n’admet pas encore – à l’absence de religion. L’État n’a pas besoin de requérir d’autres valeurs que celles de la paix publique et de la concorde, qui ne sont certes pas les seules valeurs morales possibles. Il peut admettre tout ce qui ne dérange pas son fonctionnement en vue des fins pour lesquelles il est réellement fait. Chacun, chaque groupe, peut faire valoir ses croyances dans cette limite, c’est-à-dire tant qu’il ne cherche pas à les imposer aux autres. Dans ce dernier cas, l’État est là pour protéger chacun contre cet excès, mais il n’indique à personne le chemin qu’il doit suivre pour son salut, pour ses recherches intellectuelles ou pour conduire sa vie.

Tant que l’État est assez puissant, tant qu’il est voulu par une majorité de citoyens, l’affrontement éventuel des morales et des religions reste symbolique et sans conséquence pratique. Chaque position morale et religieuse doit s’envisager elle-même du point de vue de ceux qui ne la partagent pas et qui doivent néanmoins vivre au sein du même État. Elle doit se symboliser, c’est-à-dire renoncer à s’imposer comme acte si l’autre n’y consent pas, fût-elle majoritaire. Mais l’État n’empêche aucunement la prolifération de ces positions morales et religieuses, ni individuellement ni collectivement. Il n’ignore pas que le problème se poserait, s’il n’était pas là, d’un équilibre naturel entre ces positions ; et qu’il n’est là que comme construction artificielle qui garantit cet équilibre ou cette balance, voire plus modestement que comme cautionnant la production d’un équilibre qui ne résulte guère que d’une confrontation de plaisirs et de douleurs, d’une langue commune pour les rendre commensurables, et d’une conviction qui ne se tourne vers aucun autre objet que la conservation d’un état paisible entre les citoyens. Simplement la loi naturelle, qui peut bien se développer en droit naturel, est absolument impuissante à se faire respecter par elle-même ; elle est incapable de résoudre le moindre conflit si la loi civile et les organismes d’État ne viennent à son secours. La morale naturelle, si on la laisse se développer, ne conduit qu’à la guerre. Ainsi, ce n’est que couplée à l’État qu’elle prend sens et valeur, car l’État, qui est sans doute limité par cette loi naturelle, a la légitimité et la force de son côté.

Les commentateurs ont parfois traité cette loi naturelle en faisant comme si elle émanait de Dieu et se distinguait des sources humaines de l’État et de ses lois. Nous ne saurions nier que Locke qualifie çà et là de « divine » cette loi naturelle, mais on peut aussi déplorer que les traducteurs qui ont exagéré cette théologisation[9] ont sous-estimé une idée majeure de Locke qui est qu’aucune de nos idées, celle de Dieu comprise, n’est innée et que toutes nos idées y compris celle de Dieu dérivent de l’expérience, d’une multitude d’expériences amalgamées ou entrecroisées. On peut bien dire que la loi naturelle est celle de Dieu ; on n’empêche pas par-là qu’elle soit construite comme les autres : par induction, qu’elle ait sa temporalité, différente de la temporalité des lois civiles. N’oublions pas que Locke est allé jusqu’à dire que l’idée même de Dieu pouvait être évitée et ne pas être rencontrée par ceux qui n’ont pas fait les expériences qui la rendent possible. Ainsi, même si Locke ne l’a pas désignée par ce nom d’éthique, une voie est ouverte pour l’éthique, en marge des lois civiles quoiqu’en rapport avec elles, et composant avec la pluralité des points de vue moraux[10] ; pas avec tous, bien entendu, mais avec quelques-uns qui importent selon les circonstances. Sans vouloir suggérer que Locke était athée ou crypto-athée[11], l’idée de Dieu est, chez lui, induite au point qu’elle en perd toute transcendance et que le chemin qu’elle trace est une sorte de géodésique qui s’élabore à travers les positions morales, religieuses, civiles. Si certains de nos contemporains n’ont pas voulu le comprendre[12], au moins les contemporains de Locke, qu’ils fussent ses ennemis[13] ou ses amis d’ailleurs, ont fort bien entendu le message. À la génération suivante, le jeune Hume a déclaré perdre la foi en lisant Locke ; et parmi les amis mêmes de Locke, Shaftesbury a cru apercevoir le nihilisme que comportait sa doctrine – si l’on m’autorise cet anachronisme qui s’applique si bien à la doctrine de Locke quand elle paraît compromettre toute transcendance du Bien, du Vrai, du Juste. « Que devient le Vrai ? », « Que devient le Bien ? » se demandait Shaftesbury à propos de Locke et il avait raison[14] ; il avait seulement tort, à nos yeux, de lui en faire le reproche, car Locke indiquait tout simplement le lieu de l’éthique moderne. L’intérêt de la doctrine de Locke tient à l’entrelacement de temporalités très différentes que représentent le droit, les morales, les religions et d’où résulte ce que nous appelons, nous, l’éthique[15]. Cette doctrine, qui n’est certes pas appelée ainsi par Locke, trace un chemin que nous qualifierions volontiers avec Leibniz d’aveugle, car elle ne livre aucune règle générale pour nous guider, instant par instant ou point par point[16] ; ce qui ne l’empêche pas – en dépit de la dépréciation qu’implique la cécité – d’être beaucoup plus importante que la méthode des idées claires et distinctes que nous pourrions avoir dans le domaine pratique.

II. L’apport de Hutcheson sur la question

Hutcheson n’est pas un philosophe aussi connu que Locke ou que Hume et pourtant, pour notre problème du devenir autonome de l’éthique par rapport aux morales et au droit, même si cet auteur ne parle pas directement beaucoup plus d’éthique – mais pas non plus moins souvent – que Locke, il marque une étape décisive en soutenant deux thèses qui vont servir à une grande stabilité dans la pensée de l’éthique : la première tient au jeu entre l’intérêt et le sens moral ; la seconde qui, à nos yeux, va se révéler la plus importante, est l’entrée du calcul dans sa notion. L’éthique est synonyme de réflexion sur la morale et de calcul plutôt que de morale ou de loi, même si cette réflexion et ce calcul supposent l’une et l’autre[17].

Pourtant, il faut le reconnaître, on paraît d’entrée de jeu, assez mal parti, avec la notion de sens moral promue par Hutcheson et qui subjectivise, individualise, psychologise le champ pratique, comme le lui reprochera Bentham avec beaucoup de vivacité[18]. Mais on s’aperçoit très vite que le problème de Hutcheson est sensiblement le même que celui de Hume : il ne s’agit pas de donner lieu à des pratiques irrationnelles. Poser un sens moral, c’est affirmer que la volonté de savoir ce que signifie « bien se comporter » ou « mal se comporter » n’a pas de solution rationnelle et que, comme l’établira Hume dès le troisième livre du Traité de la nature humaine, on peut montrer par la raison que le problème n’a pas de solution rationnelle, un peu à la façon dont un mathématicien peut montrer par la raison qu’un problème – comme celui de la quadrature du cercle – n’a pas de solution : ce qui revient à lui en donner une. Et c’est proprement faire un travail éthique que de montrer par la raison que les distinctions morales ne peuvent être dérivées de la raison. Hutcheson, qui est loin d’être naïf, problématise lui-même l’intersubjectivité du sens moral ; il voit très bien que le sens moral ne peut pas garantir à lui seul la vie pratique, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas identique en chacun de nous. Il faut encore construire une sorte de dénominateur commun des sens moraux qu’il n’y a pas lieu de croire spontanément à l’unisson. Cette plate-forme ne s’obtient que par réflexion à partir des sens moraux dont l’harmonie doit être construite. Cette construction, pour laquelle il n’y a pas d’intuition et qui, même si elle est indispensable, n’indique pas véritablement le bien, sinon un bien très local et valable pour une situation et des partenaires donnés, marque le lieu de l’éthique. Si Hutcheson s’en tenait là, il n’irait pas beaucoup plus loin que Locke ou que Hume. Or il nous paraît les dépasser sur certains points[19] et constituer les maillons indispensables pour passer d’une théorie des passions à un utilitarisme dont il semble pourtant extrêmement éloigné à première vue ; cet utilitarisme étant le véritable fondement de l’éthique moderne. Nous trouvons toutefois, chez lui, la formule dont il n’est certainement pas l’inventeur, mais qui sera, à coup sûr, la maxime phare de l’utilitarisme : « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre[20] ». Et il progresse si loin dans cette direction que, dans sa Correspondance avec Gilbert Burnet, Francis Hutcheson sera précisément questionné sur ce point : pourquoi « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » ne suffirait-il pas à définir l’éthique sans que nous n’ayons à nous attarder au choc des sens moraux dont il est difficile, en raison de leur pluralité, qu’ils indiquent où est le bien ? En d’autres termes, pourquoi ne pas s’en tenir à la notion de « plus grand bonheur » en laissant complètement de côté la notion encombrante de sens moral[21] ?

Quant à l’arithmétique qui sous-tend la formule, elle n’est pas une simple fioriture sous sa plume, puisque le bonheur, en toute créature sensible, est lié au plus grand développement des pouvoirs de son âme, qu’ils soient intellectuels ou moraux ; que les vertus intellectuelles – ce qu’il appelle ailleurs les capacités – sont entremêlées aux vertus morales et qu’il n’est pas si facile dans une action de savoir ce qui revient à la morale et ce qui revient à l’habileté, à l’intelligence, à la recherche des moyens[22]. Et pourtant, et c’est bien là le point : cette difficulté n’arrête pas Hutcheson dans son projet de calculer la valeur morale des actions.

Il s’était attaché à ce calcul dès la rédaction de l’Enquête de 1725[23] et Bentham s’est peut-être montré ingrat à son égard en ne reconnaissant pas ou en ne laissant pas paraître que ces éléments de calcul de la moralité étaient en quelque sorte les ancêtres de ses propres axiomes de pathologie, écrits un siècle plus tard. Il ne s’agit pas, pour nous, de rendre compte, ici, de l’ensemble de son travail dans ce domaine, mais de montrer le type de « propositions ou axiomes » auquel il aboutit. En nous en tenant à trois exemples, on trouve que : « si, en comparant la vertu de plusieurs agents, leurs capacités sont égales, la résultante en bien public produite par chacun est proportionnelle à la bonté de leur tempérament, ou à leur bienveillance ; et à tempéraments égaux, les quantités de bien correspondent aux capacités[24] ». Tel est son « deuxième axiome ». Le « troisième » établit que « la vertu ou la bonté du tempérament correspond directement à la résultante en bien lorsque les autres circonstances sont égales, et est en raison inverse des capacités. C’est-à-dire que plus les capacités sont grandes, moins la résultante en bien produite manifestera de vertu[25] ». Le « quatrième » pose que, « comme les conséquences naturelles de nos actions sont variables, les unes bonnes pour nous et mauvaises pour le public, d’autres mauvaises pour nous et bonnes pour le public, d’autres encore utiles ou nuisibles à la fois pour nous-mêmes et pour autrui, la seule bienveillance n’est pas toujours la source entière des bonnes actions, ni la seule méchanceté celle des mauvaises[26] ».

On voit aussitôt que Hutcheson ne s’en tient pas au moralisme qui transparaît dans les axiomes deux et trois et que laissait attendre la doctrine du sens moral : le quatrième dit nettement que ce n’est pas la seule bienveillance qui fait le bien public. On peut vouloir le bien, être bienveillant et ne pas parvenir à le faire. Il est clair que l’éthique se dissocie de la morale. L’éthique peut faire le bien sans que la moralité, dont l’autre nom est la bienveillance, ne soit son seul constituant. La bienveillance ne fait pas seule la bienfaisance. D’ailleurs, la notion même de calcul de la moralité qui tente, dans certains cas au moins, d’évaluer la part de la moralité dans la valeur des actions implique une dissociation de la moralité et de l’éthique : l’éthique pèse la moralité de nos actions, de même qu’elle peut peser l’intérêt qui compose avec celle-ci. Si l’éthique peut peser la moralité des actions, c’est qu’elle ne se confond pas avec elle ; la valeur éthique d’une action consiste à prendre en compte la valeur de moralité, mais pas du tout de s’assimiler avec elle. Cet élément décisif de l’éthique s’inscrit dans le projet de faire entrer la moralité dans les calculs et de commencer à effectuer ces calculs. Il y a éthique quand la moralité est comptée dans l’estimation de la valeur de nos actions ; l’éthique est ce comptage. Hutcheson parle des « counted virtues » qui font l’objet de l’éthique. On ne dirait pas que la moralité est un calcul : elle est, par l’éthique, objet de calcul, comme un paramètre qui constitue la recevabilité des actions ; d’autant qu’elle est nécessairement plurielle puisque la moralité de tel agent dans une situation n’est pas la moralité de l’autre. Notons ici que les degrés de moralité ne s’ajoutent pas les uns aux autres, mais qu’ils se composent quand bien même on les aurait réduits au même dénominateur ou à la même plate-forme. Hutcheson ne retient nullement, comme seule valable pratiquement, la moralité de nos actions : « Puisque, lorsqu’il s’agit de juger la bonté du tempérament de n’importe quel agent, les capacités doivent entrer en ligne de compte, […] et que personne ne peut agir au-delà de ses capacités naturelles, la perfection de la vertu, par conséquent, doit être atteinte quand la résultante en bien produit égale la capacité, ou quand l’être agit de toutes ses forces pour le bien public ; dans ce cas, la perfection de la vertu correspond donc à l’unité[27] ».

William T. Blackstone a bien vu ce point dans son Francis Hutcheson and Contemporary Ethical Theory[28] : « Stephen Toulmin and other contemporary ethical theorists who advocate what is called the “good reasons approach” in ethics maintain just this, namely that moral discourse has a logic all its own, that some moral judgments are valid and others are not, even though moral judgments are themselves non-descriptive[29] ». Ces jugements ne renvoient pas à une réalité à laquelle ils puissent se confronter et qui permettrait de les dire vrais dans le sens d’une conformité. Comme le suggère Bernard Peach :

Hutcheson’s position, as Bernard Peach suggests, is in some respects very much like the « good reasons » position. It is like it in this sense : that although moral judgments are non-descriptive and although moral reasoning does not fit the models of deductive or inductive reasoning, nonetheless reasons support and validate certain moral claims and invalidate others. The problem confronting this view is that of specifying in more detail the social logic of moral discourse or the special meaning of « valid » or « justified » when applied to moral claims[30].

Hutcheson nous place exactement dans la situation de Hume lorsqu’il croit pouvoir résoudre la question de l’appréciation morale par le seul sentiment en justifiant rationnellement ce sentiment :

Given Hutcheson emphasis upon the need to justify one’s moral approvals and his attempt to sharply distinguish « justifying » from « exciting » reasons, we certainly cannot classify him as an emotivist in the sense in which Ayer is an emotivist. Though moral judgments are non-descriptive – they do not designate or refer to a quality or property in the world – reasons, not merely causes, are relevant to them. With this in mind Hutcheson may be closer to the contemporary « good reasons » approach than to the position of the contemporary emotivist. The problem confronting Hutcheson’s view on this interpretation (and the problem confronting the contemporary « good reasons » approach) is that of making clear the nature of the logic peculiar to moral discourse and the way in which it differs from our ordinary logic[31].

On a désormais ici tout ce qu’il faut pour distinguer l’« éthique », prise dans le sens moderne, et les morales. On peut, à partir d’une morale émotiviste – préconisée autant par Hutcheson que par Hume –, produire une éthique rationaliste : peut-il d’ailleurs exister une éthique qui ne le soit pas[32] ? On peut même aller plus loin encore et c’est ce qui se passe chez Hume qui, ayant cherché à démontrer qu’une morale ne peut pas être autre que sentimentaliste, n’en promeut pas moins une éthique parfaitement rationaliste. L’éthique s’accommode en raison de morales qui ne se développent pas forcément sur ce mode ; loin de là.

On peut parfaitement conclure ces remarques avec William Blackstone que, « in the light of the account of justification which we interpret Hutcheson as holding, it is not inappropriate to label him as an ethical objectivist. It is true that moral judgments for him are non-cognitive or non-descriptive[33] ». Cependant, on doit aussitôt ajouter que, pour soutenir un tel paradoxe, il faut penser les rapports du rationnel et du passionnel, non pas comme des relations d’opposition, comme dans une dialectique de termes antinomiques, mais comme un schématisme – comme une machine à faire du liant, du lien – entre les passions et ce avec quoi on entend les relier et les faire travailler.

Il est, en effet, chez Hutcheson, un point qui conduit très directement à l’éthique prise dans son acception moderne et qui revêt l’allure d’une pièce manquante quand on se contente de la théorie de Hume pour passer d’une conception passionnelle de la morale à une conception utilitariste de l’éthique. Ce point, qui peut paraître minime, est peut-être plus important encore que le précédent car il complète la théorie humienne des passions, parfois en la précédant d’une quinzaine d’années – l’Enquête concernant l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu date de 1725 –, parfois en suivant d’à peine dix ans la parution du second livre du Traité de la nature humaine en 1739 – puisque les « Éléments d’éthique » de la Brève introduction à la philosophie morale datent de 1745 et de 1747. Hume avait transformé le jeu des passions en un jeu structurel, afin de le rendre radicalement disponible pour l’explication de tous les secteurs de l’activité humaine : les questions esthétiques sans doute, mais aussi les questions morales, les lois civiles, le droit, l’économie, le religieux. Chaque passion a sa structure propre, quand bien même elle serait fondamentalement quelque chose de senti. Et chaque structure, dont la stabilité est évanescente puisqu’elle ne cesse de passer dans d’autres structures, ne marque qu’un instant dans un processus évolutif, que l’on pourrait dire cyclique, mais qui, dans la mesure où les cycles ne se ferment pas et laissent toujours une béance, décrit plutôt une sorte de spire. Les structures passionnelles s’inscrivent dans une double ou peut-être une triple association : celle des sensations, de plaisir et de douleur en particulier, des idées, et du langage[34]. Hume ne dispose certes pas de mathématiques qui permettent de décrire exhaustivement ces structures et leur mouvement, mais certains fragments du processus empruntent à la façon dont Newton mathématisait les mouvements des cieux, avec sans doute des degrés de probabilité plus humbles quand il s’agit du mouvement des passions que lorsqu’il s’agit du jeu des planètes, encore que celui-ci ne se ferme pas mieux que le cycle des passions. C’est ainsi que le calcul infinitésimal, le calcul des probabilités, l’esquisse d’un calcul vectoriel sont conviés pour rendre compte des mouvements passionnels. L’idée que l’on retient lorsqu’on lit le second livre des passions du Traité de la nature humaine, c’est que, quand bien même les passions ne seraient pas par elles-mêmes d’essence rationnelle, il y a une rationalité des passions que l’on peut conceptualiser. On peut en traiter rationnellement et acquérir un certain pouvoir symbolique sur elles.

La perspective que Hutcheson vient ouvrir et que Hume ne fera qu’effleurer, peut-être après une lecture d’Hutcheson, puisqu’il reprend[35] les arguments de l’Enquête de 1725 sans les développer – ce qui marque assez qu’il n’en voit pas suffisamment l’intérêt –, c’est que, si l’on peut conceptualiser les passions et donner ainsi à leur structure l’allure d’un algorithme, d’un schème ou d’un objet mathématiques, on peut aussi, inversement, faire correspondre aux schèmes ou aux propositions mathématiques – théorèmes ou axiomes singuliers – des affects singuliers[36]. Hutcheson descend dans le détail de ce point de vue et il montre quel type d’axiomes est susceptible de nous faire jubiler quand nous nous en servons et de quelle façon la chose se passe. Ce qui rend moins incongru de demander aux mathématiques de prendre en compte le fonctionnement des passions, et leur articulation avec une réalité juridique, économique, voire religieuse : il existe un schématisme affectif qui permet le passage dans les deux sens. Hume n’a pas vu le parti qu’il aurait pu tirer des arguments de Hutcheson ; il semble que Hutcheson aperçoive mieux que lui que le travail de réflexion sur la volonté et sur les affections est très exactement l’objet principal de l’éthique[37].

Certes, on trouverait bien des passages qui se laisseraient interpréter en un sens moraliste et qui sonneraient agréablement à des oreilles kantiennes : que le bien moral se distingue de l’intérêt, apportât-il le bonheur au plus grand nombre ; que l’on peut avoir plus de mérite moral en luttant par la vertu contre un mauvais naturel qu’en étant porté à des conduites morales par un bon naturel. Hutcheson tomberait alors sous les mêmes sarcasmes que Kant lorsque Schiller lui décoche la terrible épigramme sur le scrupule de conscience[38]. Mais ce n’est pas par ce moralisme, même s’il est encore présent dans son oeuvre[39], que Hutcheson intéresse notre problème. Il est beaucoup plus intéressant en dénouant les fils du tressage complexe et composite repéré par l’auteur entre le sens moral et ce qu’il classe généralement sous la rubrique de l’intérêt ; en les séparant, certes, mais sans rester toutefois dans cet état analytique qui débouche sur une opposition dialectique stérile et sans horizon, et en regardant au contraire comment recomposer et tresser de nouveau les fils.

Sous les apparences du moralisme, Hutcheson se livre à des calculs arithmétiques et géométriques qui permettent de voir ce qui se passe dans leur confrontation, sans se contenter de les séparer, de les opposer et de les purifier. Hutcheson fait travailler l’opposition non pas comme s’il y avait un gouffre qui en séparait les termes, mais comme s’il inspectait un pli ou une zone de friction bord à bord entre des notions peut-être hétérogènes, mais complices :

L’intérêt, lorsqu’il concourt avec la bienveillance à quelque action susceptible d’accroissement ou de diminution, doit produire une plus grande quantité de bien que la bienveillance seule avec les mêmes capacités. Et, par conséquent, lorsque la résultante en bien d’une action entreprise en partie en vue du bien de l’agent est seulement égale à la résultante en bien de l’action d’un autre agent qui n’a, lui, été influencé que par la bienveillance, la première est moins vertueuse que la seconde ; dans ce cas, l’intérêt doit être déduit pour trouver le véritable effet de la bienveillance ou de la vertu. De la même manière, lorsque l’intérêt s’oppose à la bienveillance, et que celle-ci le surpasse néanmoins, cet intérêt doit être ajouté à la résultante en bien pour augmenter la vertu de l’action, ou la force de la bienveillance. Par intérêt, on entend, dans ce dernier cas, tout l’avantage que l’agent aurait pu obtenir en omettant d’agir ; cet avantage constitue donc un motif négatif d’action qui, quand on le soustrait, devient positif.

Mais on doit observer ici que l’avantage qui rejaillit sur nous d’une action, fortuitement ou naturellement, sans que nous n’en ayons eu le dessein, n’affecte en rien sa moralité et ne la rend pas moins aimable ; de même, une difficulté ou un mal imprévus, et auxquels on ne s’est pas résolu, ne rendent pas une bonne action plus vertueuse, puisque, en ce cas, l’amour-propre ne concourt pas plus à la bienveillance qu’il ne s’y oppose. Et l’intérêt personnel ne diminue la bienveillance que si l’action n’eût pas été entreprise sans cette visée de l’intérêt, ou si l’agent n’avait pas produit autant de bien ; et il n’atténue le vice d’une mauvaise action que si celle-ci n’eût pas été commise par l’agent sans cet intérêt, ou si celui-ci n’eût pas produit un si grand mal[40].

Ainsi le grand apport de Hutcheson sur la question de l’éthique dans ses rapports avec la morale tient dans le travail sur les plis que constituent entre elles les structures affectives et les structures de l’intérêt. Hutcheson travaille sur leur bordure, sur leur articulation ; pas plus que chez Locke, chez Hume ou chez Bentham, il n’y a chez lui de brutales oppositions comme on en trouve chez Kant dans les antinomies ou dans les abîmes qui séparent les réalités dont on cherche la rationalité.

On aurait tort de se gausser de cette structuration par les mathématiques du domaine de l’éthique ; il faut la prendre comme une ébauche : l’éthique devient un calcul. Les biens et les maux lui sont apportés par les considérations morales ; il s’agit pour elle de les rendre compatibles entre elles et avec les lois. Mais il est hors de question qu’elle définisse un bien. La structuration de l’économie est toujours en même temps un traité qui symbolise les passions.

III. La théorie des bords et des plis est particulièrement développée chez Bentham

C’est sans doute chez Bentham que l’on trouve, dès le début des années 1780 avec Limits (l’ouvrage que les Collected Works du Bentham Project ont traité comme un livre à part entière alors que la vieille édition Bowring le considérait comme le xixe et dernier chapitre de l’Introduction aux principes de la morale et de la législation, paru en 1789), la clé du rapport le plus équilibré de l’éthique avec les morales, les religions et le droit. Bentham définit, en effet, l’éthique, au sens large comme « l’art de diriger les actions humaines vers la production de la plus grande quantité possible de bonheur de la part de ceux dont on considère l’intérêt » ; au sens plus resserré comme « l’art du gouvernement de soi <the art of self-government>[41] ». C’est une « limit », une ligne de partage entre ce qui est considéré comme privé et ce qui est public.

Il a fallu à Bentham le travail de toute une vie pour parvenir à ce résultat, par-delà Locke, Shaftesbury, Hume, et Hutcheson qui parlait déjà d’axiomes ou de propositions d’allure mathématique en ce domaine. Essayons de définir les moments importants de ce travail.

Le premier est de transformer les passions en fictions, c’est-à-dire de faire dans le domaine affectif ce que Berkeley avait fait dans le domaine perceptif ; de la même façon que c’est le langage qui transforme mes sensations en qualités de l’objet que je pose à tort comme ayant une existence en soi, on donne à la passion une sorte de substantialité qu’elle n’a pas ou qu’elle n’a que parce que le langage la lui confère – et cette consistance n’est pas la même pour un anglophone que pour un francophone ou pour un germanophone[42]. Il vaut mieux retenir, dans une passion, le signifiant passionnel qui est réellement opérant que le signifié passionnel qui correspond au senti mais qui ne donne pas prise sur les situations. Une fois que l’on a isolé cet élément logique, linguistique, on peut l’articuler de toutes sortes de façons et le réduire à un discours susceptible d’être non seulement logique, mais aussi mathématique et, de toute façon, calculable. Ce qui veut dire très concrètement qu’il ne faut pas se fier à ce que l’on sent pour faire un bon droit ou une bonne éthique ; le dégoût que l’on ressent pour certaines actions peut ne pointer que des fautes imaginaires[43].

Le second rejoint ce que savaient parfaitement faire Hume et Hutcheson. Hume articulait les passions les unes aux autres de telle sorte qu’elles aient leur logique propre, même si elles tressaient et composaient ensemble plusieurs lignes de lectures. Il essayait même de montrer que les passions s’associaient par leurs « tunes », par leurs saveurs. Les passions peuvent bien requérir des sensations, d’une part, des idées, d’autre part : leur conjonction, leur corroboration produisent des lois propres. Ce gain d’autonomie de la structure passionnelle, Hutcheson l’avait amené bord à bord avec la logique des intérêts telle qu’on la trouve en droit ou en économie. Ce « bord à bord » semble caractériser le travail des philosophes anglais, lorsqu’ils ne séparent pas le religieux du financier, le moral de l’intérêt, le prétendu bien du non moins souvent prétendu mal. C’est la séparation et la position en soi de ces notions que l’on oppose qui fait les plus grands dégâts et non pas leur proximité, leur friction, leur mélange. Bentham n’écarte ni ne fracture les notions ; il les fait se jouxter, il les plisse. C’est sur leur pli lui-même qu’il fait travailler les oppositions.

Son problème est le suivant : il faut trouver l’écrit intermédiaire[44] qui permette à la fois d’avoir une lecture économique et une lecture morale ; économique et religieuse ; économique et juridique ; religieuse et juridique. Cette ligne est fictive ; construite, elle n’a pas de réalité, à proprement parler : elle n’en est pas moins, par son caractère intermédiaire, la ligne même de l’éthique. Il s’agit de bâtir cette ligne comme les mathématiciens en construisent une pour venir à bout de certains calculs sous le nom de courbe accompagnatrice, par exemple[45] ; ou comme les spécialistes de la taille des pierres déterminent des lignes de ce genre qui circulent à travers les bâtiments qu’ils construisent, à la fois absolument invisibles et omniprésentes, faute de quoi rien ne s’ordonnerait[46]. L’immense avantage de la théorie des fictions sans laquelle l’éthique ne fonctionne pas, c’est que, si, en prenant comme socle un ensemble de notions qu’elle tient pour réelles, elle peut faire apparaître comme fictif un autre ensemble de notions, elle peut aussi inverser le processus, tenir pour réel ce qui était fictif et comme fictif ce qui était réel. En d’autres termes, au lieu de bloquer le système en le rendant irréversible, l’introduction de la méthode des fictions ne pose et ne résout jamais un problème direct sans aussi poser et tenter de résoudre le problème inverse ou réciproque comme l’appellent les mathématiciens.

Parmi les deux modèles dominants qui permettent d’écrire l’éthique et que nous allons considérer ici du seul point de vue philosophique, sans entrer dans la technique mathématique[47], nous trouvons évidemment, en premier lieu, le calcul bayesien-pricien de la fameuse règle que l’on appelle règle de Bayes et qui est exactement la formulation du problème inverse de celui que se posait Jacques Bernoulli pour produire sa loi des grands nombres. On ne passe pas d’une considération de style statistique à une considération de style probabiliste aussi spontanément qu’on peut l’imaginer. Pour dire les choses de manière encore elliptique mais plus imagée : si les trois quarts d’une population qui présente tel symptôme développent telle maladie, on n’est nullement autorisé à dire que tel individu prélevé au hasard sur cette population a trois chances sur quatre de développer ladite maladie. On ne passe pas de l’individu au collectif comme on passe du collectif à l’individu. Mais cette disparité est assez difficile à comprendre pour que les mathématiciens et scientifiques français ne l’aient pas saisie aussi vite que les Britanniques ; il a fallu du temps pour que le problème bayesien impose sa rationalité en France où elle n’a pas été aussitôt prise en compte. On pourrait même dire qu’elle a fait scandale pour la raison qu’elle est arrivée à une date qui coïncidait avec celle du traitement des questions liées à l’inoculation. Diderot ne comprendra jamais le point de vue de d’Alembert qui a osé suggérer, sans s’aventurer dans les calculs – il est vrai[48] –, que l’inoculation d’un individu ne posait pas les mêmes problèmes que l’inoculation d’une population. Cette remarque a suffi pour déclencher les foudres d’un discours moralisateur de Diderot à l’adresse de d’Alembert, accusé d’être un mauvais citoyen, là où le grand mathématicien tient un discours parfaitement éthique, que Condorcet est à peu près le seul à entendre en France et à savoir rattacher à l’Essai de Bayes[49].

Il est un autre aspect selon lequel la règle de Bayes peut servir de schème à l’éthique. Elle permet, non pas – comme l’a cru Laplace – de déterminer quelle est la cause la plus efficace quand une pluralité de causes semble concourir à la production d’un phénomène, mais de calculer la chance d’avoir raison en prenant telle décision plutôt que telle autre, sans qu’elle ne nous force à la lecture morale qui nous contraindrait à prendre la décision qui a le plus de chances en sa faveur. Elle ne renvoie à aucune situation comme à un objet[50]. L’agent est laissé, par la règle de Bayes, absolument libre de prendre l’option qu’il estime la plus avantageuse, mais son option passe évidemment par les fourches caudines du réel qui lui indiquent la probabilité du choix qu’il a fait parmi les options qui étaient à sa disposition. L’intelligence de cette règle tient dans son extrême souplesse qui permet à l’acteur de ne pas avoir de reproche à se faire ou à subir des autres pour avoir tenté une option qui, bien qu’elle fût la plus avantageuse, n’était pas la plus probable. Sa portée est éminemment pratique et elle relève de ce que les Grecs appelaient opinion droite plutôt qu’épistémé ; toutefois elle ne l’est pas seulement et elle peut se tourner vers le passé, qui n’est pas un bloc hermétique et clos sur lui-même, mais un ensemble ouvert dans lequel il est possible de sélectionner des éléments comme ayant probablement telle influence sur la situation présente. Comprenons que, dans cette règle, il ne s’agit pas seulement, pour l’acteur, de se servir de tous les éléments pertinents d’une situation pour prendre une décision[51] – qui est souvent le postulat élémentaire sur lequel se fonde le droit pour juger si un acteur avait raison – ; mais il s’agit d’évaluer le droit, pour un acteur qui s’est enquis de tous les paramètres constituant une situation, de prendre ou d’avoir pris une option qui n’avait même pas pour elle d’être la meilleure probabilité quoiqu’elle fût la plus heureuse ou la plus avantageuse. Il s’agit aussi, si l’on va au bout du paradoxe, de ne pas condamner trop vite un acteur auquel les faits auront donné tort d’avoir choisi telle option plutôt que telle autre, celle-là eût-elle un degré de probabilité plus petit que celle-ci, pourvu qu’il ait eu au moment où il a pris sa décision de bonnes raisons de la prendre[52].

Il est un second modèle dominant de l’éthique en cette fin du xviiie siècle qui verra son plein épanouissement dans les Axiomes de pathologie posés au terme des Pannomial Fragments[53] de Bentham, et que leur auteur a constamment travaillés jusqu’en 1831 en les laissant inachevés. Il s’appuie sur quelques éléments affectifs simples posés par les classiques où ils prennent une première tournure mathématique[54]. L’idée est que, possédant la somme S, on a plus de peine à perdre la somme ∆S que de bonheur ou de joie à la gagner, puisque, rapporté à S, le dénominateur (S – ∆S) donne lieu à une fraction dont le résultat est plus grand que le dénominateur (S + ∆S) ; alors que le gain et la perte d’intérêt paraissent s’enregistrer de la même façon par la fraction ∆S/S. L’affectivité appelle le léger correctif dont nous venons de parler. Il s’ensuit que, lorsque vous écrivez des rapports de cet ordre qui peuvent désigner des intérêts de tout genre, des taux d’imposition, des partages d’avantages et de pertes, des assurances, des rentes, des remboursements, des chances d’avoir raison en prenant telle option plutôt que telle autre, et toutes sortes d’autres entités économiques, on peut accompagner cette lecture de la ligne d’intérêts d’une lecture affective de la même ligne ou d’une lecture de la ligne affective qui corrige légèrement la première ; le texte financier ou économique devenant un texte de symbolique des passions. La même ligne d’écriture peut expliquer des phénomènes conjoints, quoique fort hétérogènes, à la fois dans leur diversité, dans leurs rapports et dans le cours ou l’évolution de ces rapports. L’éthique se pourvoit d’un instrument dont Hutcheson rêvait et qui, à coup sûr, est mieux élaboré que le sien. Sans doute aussi, la remarque a-t-elle été faite dans le passé par Maupertuis et d’autres penseurs des passions, parfois même sous la forme d’un théorème[55] ; mais l’allure mathématique des Axiomes de pathologie va plus loin ; elle ne prend pas l’allure d’une affirmation assez lourdement métaphysique sur le monde – comme on la trouve chez Hume ou chez Schopenhauer[56] – et surtout elle ne se referme pas sur elle-même puisqu’elle s’ouvre à des productions nouvelles.

Cette nouvelle façon de penser et d’installer l’éthique à laquelle l’âge classique nous paraît être parvenu non sans difficulté implique une structuration entre les cheminements des diverses instances du droit, des morales, des religions, des façons de produire, d’échanger, de consommer ; une structuration qui permet une souplesse indéfinie et qui se briserait sans cette souplesse. Il est clair que, pour s’accorder les uns avec les autres, les principes doivent se modifier et ne pas se présenter les uns pour les autres comme des abrupts en solution de continuité. La loi ne peut plus être le produit idéal de la souveraineté, sans être aussi l’intégrale des consentements des citoyens, les désaccords en étant défalqués. Est-ce un hasard si la définition – ou plutôt la redéfinition – de la loi suit presque aussitôt, dans Limits, la délimitation du terrain de l’éthique que nous avons repérée[57] ? Et l’attachement aux morales et aux religions ne saurait comporter de référence à quelque transcendance que ce soit sans la symboliser et sans la priver de tout passage à l’acte susceptible d’entraver les convictions des autres. Mais, à rebours, la confrontation du législatif et de l’éthique ne consiste pas à rendre opposable à toute recherche partielle ou individuelle la recherche collective du plus grand bonheur du groupe social. Celle-ci ne peut opérer sans faire une place à celle-là.

Il est vrai que c’est bien à une sorte d’opposition du collectif et du partiel ou de l’individuel que se résume l’enquête benthamienne, qu’on la situe à la fin de l’Introduction aux principes de la morale ou de la législation ou au début des Limits :

To conclude this section, let us recapitulate and bring to a point of difference between private ethics [private ethics est, sous la plume de Bentham, un pléonasme], considered as an art or science of legislation, on the one hand, and that branch of jurisprudence which contains the art or science of legislation, on the other. Private ethics teaches how each man may dispose himself to pursue the course most conducive to his own happiness, by means of such motives as offer of themselves : the art of legislation […] teaches how a multitude of men, composing a community, may be disposed to pursue the course which upon the whole is the most conducive to the happiness of the whole community, by means of motive to be applied by the legislator[58].

Simplement, la quête du bonheur par chaque individu ne saurait être la même chose que la recherche totale du bonheur par l’ensemble du peuple souverain ; ce que schématise magnifiquement la règle de Bayes. L’individu n’est pas une simple fraction du collectif, ni le collectif une simple addition des individus. Que l’on divise l’individu par le social ou le social par l’individu, il en résulte toujours un reste inassimilable. Il ne suffit pas, comme l’imaginait Socrate, de comprendre comment fonctionne la cité pour savoir comment s’organise une âme[59]. Il n’y a pas de passage direct de l’individu au collectif ; le collectif n’est pas fait pour réduire l’individu et les parcours individuels ne comptent pas pour rien dans la façon dont se constitue le collectif.

Conclusions

Certes, la conception que Bentham se fait de l’éthique reste encore un peu fermée puisqu’elle est essentiellement envisagée en relation avec le pénal et elle est surtout encore fragile dans la réalisation de détail ; mais l’axe fondamental de l’éthique moderne est désormais défini. Ni la morale ni la religion ne sauraient se substituer à l’éthique ; les actes sont simplement pesés sous l’angle du bonheur ou du malheur qu’ils apportent sans s’aviser de leur donner une finalité morale ou religieuse qui transcenderait ces calculs[60].

On voit que, là où, en langue anglaise, les auteurs ont préparé le terrain pour l’éthique, aux xviie et xviiie siècles, les penseurs de la langue française y ont été moins disposés, à cause d’une réticence difficile à expliquer à l’encontre de l’utilitarisme, qui nous paraît le passage obligé pour accéder à une conception moderne de l’éthique. En France, s’amorce seulement, depuis quelques décennies, en éthique médicale, une timide et presque involontaire référence à l’utilitarisme dans les questions traitées par le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE). On peut être satisfait de constater que son conseil de voir s’étendre la Procréation Médicalement Assistée (PMA) aux couples d’homosexuelles et aux femmes seules a été justifié par des raisons de style utilitariste[61]. Cette évolution manifeste une certaine rupture avec la répugnance très française à l’égard de cet utilitarisme ; ce dégoût commence à être vaincu dès lors que, depuis maintenant un demi-siècle, on expérimente qu’il n’est pas souvent possible de résoudre les problèmes éthiques avec la morale, un certain « personnalisme » ou en impliquant une transcendance ; et qu’il faut des conditions très particulières pour y parvenir par ces moyens.

On peut encore déplorer que certains adeptes de quelques religions persistent dans leur volonté d’entretenir la confusion entre morale et éthique ; que certains parlent d’éthique chrétienne comme d’autres parlent d’éthique musulmane ou d’éthique juive[62]. Or il n’y a pas plus d’éthique chrétienne que d’éthique musulmane, juive ou athée d’ailleurs, sauf dans un État très improbable où il n’y aurait que des chrétiens et où la question, du coup, perdrait toute importance, car, de fait, les problèmes éthiques ne recevraient que des solutions en accord avec la morale chrétienne, si du moins celle-ci peut s’interpréter en un seul sens – ce qui n’est pas tout à fait sûr.

Ma dernière remarque sera pour m’étonner du jeu et de l’entrelacement des emprunts réciproques que se sont faits la langue française et la langue anglaise sur notre sujet. Le Dictionary of Etymology de Chambers de 2001 note que le mot d’éthiqueethicks – a été introduit, avec ses dérivés, au début du xviie siècle à partir du français ; alors que le mot moralmorals –, venu du français lui aussi, est apparu depuis beaucoup plus longtemps, au xive siècle. Or si le français n’ignore pas le mot éthique, les francophones n’en font pas beaucoup d’usage au cours de la période que nous avons considérée et ils lui préfèrent le mot de morale. Les auteurs français semblent n’avoir pas travaillé cet écartèlement des deux mots qu’ils ont laissé aux anglophones, lesquels ont su ouvrager la différence. On aurait pu compter sur un retour de l’éthique, une fois celle-ci devenue indispensable dans les débats pratiques en Angleterre, d’autant que la « loi de Hume » – comme nous l’avons parfois appelée – avait établi que des notions peuvent s’approfondir sur des terres qui ne les ont pas vu naître, parfois mieux que sur ces terres mêmes, mais, curieusement, c’est beaucoup plus tard que l’éthique va devenir opérante ; l’équivalent de l’éthique vient bien en francophonie d’Angleterre, mais c’est plutôt sous le nom de Political Arithmetic, vocable qui, exprimé ainsi, fut d’abord le titre d’un livre de William Petty et dont le savoir qu’elle désigne restera longuement à l’avantage de l’Angleterre[63]. Et c’est aussi bien au prix de commettre un contresens, au moins à nos yeux, sur ce qu’est la morale que les francophones préféreront longuement parler de calcul moral ou d’arithmétique morale alors que calcul éthique eût été plus pertinent. C’est en tout cas sous la rubrique éthique que Bentham classe la statistique et l’économie politique[64].

Addendum

Il est clair que la Cyclopaedia d’E. Chambers, qui connaît sa première édition en 1728 et qui connaîtra de nombreuses autres éditions au cours du xviiie siècle[65], doit beaucoup à Locke dans la distinction qui est faite entre l’Ethics et la Morality. Le développement concernant l’Ethics n’est pas négligeable en comparaison de celui qui touche à la Morality, même si celui-ci est plus long. Certes, la Morality est nettement référée, quoique sans trop appuyer, à Dieu – dans une formule où la nécessaire relation de notre vie à Dieu est tenue pour équivalente à celle que nous entretenons avec l’humanité ; ce que ne fait pas l’Ethicks, qui renvoie strictement à notre individualité privée, à la conduite de soi ou au gouvernement de soi. Et c’est bien là deux des caractéristiques de l’éthique moderne : elle ne requiert pas de référence à la religion autre que celle de son existence dans une structure où elle entre comme composante ; elle se distingue du droit en ce qu’elle concerne une situation privée. Il est vrai que l’un des traits que nous avons mis en avant concernant l’éthique, son lien avec le calcul, est versé chez Chambers au compte de la morality ; il n’empêche que c’est en référence à Locke que la calculabilité de la moralité s’effectue dans la Cyclopaedia ; au moyen des deux fameux exemples de propositions que Locke jugeait aussi bien démontrées que des propositions chez Euclide (« là où il n’y a pas de propriété, il ne peut y avoir d’injustice ; il n’est pas de gouvernement qui permette une liberté absolue[66] »). S’il apparaît alors clairement que les mathématiques mises en jeu sont très insuffisantes ou, du moins, très insuffisamment déterminées[67] pour fournir une méthode digne de ce nom en éthique, c’est toutefois en termes lockéens que Chambers défend la méthode mathématique en philosophie pratique. La distorsion du signifiant et du signifié est plus facile en cette dernière qu’en mathématiques : personne n’a spontanément en tête ce qui compose précisément les idées morales ou éthiques ; mais c’est exactement le travail de la philosophie morale ou de l’éthique de décomposer et de recomposer les idées complexes en des définitions précises qui permettent que l’on traite des termes avec la même rigueur qu’en mathématiques. Il est un signe qui ne trompe pas à propos du rattachement philosophique de Chambers à la doctrine de Locke, c’est que l’auteur de la Cyclopaedia n’oublie pas de mentionner son nom à la rubrique des idées innées pour montrer combien il prend ses distances avec la notion[68] ; quand bien même, fort honnêtement et comme il se doit dans un dictionnaire encyclopédique, il laisse une part non négligeable aux adversaires de Locke. Mais, précisément, il semble que la doctrine des idées chez Locke constitue le centre du jeu avec l’appui d’un de ses partisans majeurs, Hume.

Enfin, il est un point qui, sans démarquer nettement chez Chambers l’éthique de la morale, sera bientôt versé entièrement au compte de l’éthique, qui ne peut guère avoir un autre contenu qu’hédoniste ou eudémoniste : « ethics may be defined, a right manner of thinking, in order to attain human felicity ; or a science whereby man is directed to conduct his will, and the actions thereof, so as to live well and happily[69] ». De ce point de vue, l’éthique ne se distingue guère de la Morality, laquelle « is also used for the science or doctrine of morals, or the art of living well and happily[70] ».