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« [L]a morale ne doit tendre qu’à rendre les hommes heureux[2] »

Du 16 au 19 octobre 2019 s’est tenu à l’hôtel Château Laurier à Québec le 45e congrès annuel de la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle (SCEDHS), organisé conjointement avec la Northeast American Society for Eighteenth-Century Studies (NEASECS). Le thème en était « Éthique(s) des Lumières ». Si le mot « éthique » est aujourd’hui omniprésent dans le discours public[3] – qu’il soit scientifique, juridique, économique, politique ou encore philosophique – et semble avoir supplanté celui de « morale » dans les interrogations sur les rapports du sujet à ses actions, ce n’est certes pas le cas au siècle des Lumières. De fait, au xviiie siècle, le mot signifie « morale et n’a d’usage que dans le didactique[4] », dans la mesure où il renvoie surtout à l’une des parties de la philosophie aristotélicienne qui était enseignée dans les collèges jésuites ou à l’Université[5]. Aussi, à l’entrée « éthique », la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1762) donne-t-elle pour exemple les trois grandes parties de la philosophie qu’étaient « la logique, l’éthique, la physique[6] » ; quant aux Éthiques d’Aristote, elles désignent ses « ouvrages moraux[7] ». C’est ainsi qu’au xviie siècle, le philosophe français Scipion Dupleix[8] (1569-1661) – conseiller du roi Henri IV et maître des requêtes de Marguerite de Valois – compose et publie pour son élève, le comte de Moret, le premier cours de philosophie en langue française, intitulé Cours de philosophie contenant la logique, la physique, la métaphysique et l’éthique[9] (1623), attestant une fois de plus l’usage essentiellement didactique et scolaire du terme « éthique » à l’époque moderne. Près d’un siècle plus tard, l’Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et d’Alembert définit « l’éthique » comme la « science des moeurs », précisant par ailleurs que le mot « n’est plus usité » et ne « sert que très rarement pour désigner certains ouvrages comme l’Éthique de Spinoza[10] ». Ainsi, comme le constate Jean-Pierre Cléro, dans l’un des articles de ce numéro de Lumen, les « xviie et xviiie siècles se déroulent en francophonie dans une ignorance à peu près totale de la notion d’éthique », les penseurs français lui préférant largement celle de « morale ».

Atteste également de cette préférence une recherche bibliographique dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (BnF), qui n’est sans doute pas exhaustive, mais qui semble corroborer le constat de J.-P. Cléro. Entre 1700 et 1799, le catalogue de la BnF ne recense aucun titre français comprenant le mot « éthique », alors que, pour la même période, il dénombre 1645 titres de textes imprimés et livres numériques[11] comprenant celui de « morale », avec une augmentation significative de ces titres à compter de 1780 (229 titres entre 1780 et 1789, 320 entre 1790 et 1799, contre une moyenne de 161 pour les décennies précédentes). L’événement historique majeur que constitue la Révolution française en cette fin de siècle explique sans doute cette recrudescence d’imprimés à vocation morale, la Nation française, ses législateurs et ses penseurs s’efforçant alors d’asseoir les fondements de la République naissante sur des principes de « régénérescence morale ».

Dès lors, le mot « morale », s’il apparaît à l’époque moderne comme l’exact synonyme d’« éthique[12] », semble avoir bien plus la faveur que ce dernier chez les penseurs français du xviiie siècle, qui multiplient les ouvrages sur cette question. Pour ne citer que quelques exemples parmi les plus connus, mentionnons l’Essai de philosophie morale (1749) de Maupertuis, La Morale universelle, ou les Devoirs de l’homme fondés sur sa nature (1776) du baron d’Holbach, ou encore les Principes de morale (1784) de l’abbé Mably, sans oublier l’oeuvre entière de Diderot et Rousseau, qui est également traversée par cette question morale[13]. En regard de la recherche contemporaine, cette dimension de leur pensée est d’ailleurs d’actualité puisqu’à l’été 2020, s’est tenu à Cerisy un colloque sur « Les Morales de Diderot[14] ».

En fait, au xviiie siècle, la notion d’« éthique » invite d’abord à une réflexion qui interroge les rapports qu’elle entretient avec des notions apparentées – pour ne pas dire synonymes – comme celle de « morale ». En témoigne une étude de Jacques Domenech, L’Éthique des Lumières. Les fondements de la morale dans la philosophie française du xviiie siècle[15], dont le titre montre, d’une part, l’étroite imbrication des deux notions – « éthique » et « morale » – que l’auteur semble employer indifféremment[16], et, d’autre part, leur acception proprement philosophique, qui va irradier dans toute la littérature et la peinture du siècle des Lumières. Synonymes peut-être, mais force est de constater qu’au xviiie siècle, l’« éthique » s’efface derrière l’usage pléthorique de « morale » que l’on retrouve aussi bien dans « morale religieuse », « morale spéculative et théologique » que dans « morale expérimentale », « morale naturelle » et « morale sensitive », ou encore dans « morale universelle ».

Toutefois, toujours selon J.-P. Cléro, les « dictionnaires anglais, qu’il s’agisse de la Cyclopaedia de Chambers (1728) ou du Dictionarium Britannicum (1721), distinguent plus nettement ce qui est éthique de ce qui est moral ; surtout les auteurs anglais font une grande place à cette distinction dans leurs textes et expriment parfois, à travers ces termes opposés, un décollement déjà fortement à l’oeuvre dans leur pensée ». D’après l’entrée « Ethicks » de la Cyclopaedia, qui est particulièrement développée, l’éthique serait « the first Part, or Branch of Moral Philosophy[17] », ce qui signifie que l’« éthique » serait une sous-catégorie d’une catégorie plus générale qu’est la philosophie morale. Son objet serait « the Exercice of right Reason », sa fin, « to make him [Man] good and happy », et ses principaux thèmes, « Happiness and Manners[18] ». Et de ceux-là découleraient enfin deux branches de l’éthique que sont « moral Happiness » et « Moral Virtues, or good Manners[19] ». Dès lors, comme dans les dictionnaires français, « ethicks » et « moral » paraissent étroitement associées l’une à l’autre ; mais, en même temps, comme l’a bien vu J.-P. Cléro, les penseurs anglais insistent davantage que les penseurs français sur l’importance de l’exercice de la raison[20] et, d’une certaine manière, sur celui du calcul des actions humaines. Tel est également le cas du Dictionnarium Britannicum qui définit l’« ethicks » comme « a science which shews those rules and measures of human actions, which lead to true happiness[21] ». À la différence du Dictionnaire de l’Académie française et de l’Encyclopédie de Diderot où la définition d’« éthique » est réduite à peau de chagrin, ce qui témoigne de l’acception resserrée de cette notion reléguée principalement à un usage étroitement didactique au profit de celle de « morale », les penseurs anglais, eux, mettent l’accent sur la raison pratique, comprise comme une sorte de mathématique appliquée aux comportements humains.

En somme, cette brève étude sémantique de la notion d’« éthique » au xviiie siècle met d’abord en évidence le débat que suscite cette notion même, notamment en raison des liens qui l’unissent à celle de morale, ou des aspects qui l’en distinguent. Elle rappelle aussi l’intérêt et l’importance, pour les études sur le xviiie siècle, d’élargir les perspectives épistémologiques et nationales, de manière à échanger, dans le cadre du congrès annuel de la SCEDHS, sur les divers points de vue que procurent, sur ce même objet d’étude, les Lumières françaises et anglaises.

Congrès de la SCEDHS : « Éthique(s) des Lumières »

L’histoire elle-même des congrès de la SCEDHS apporte un nouvel exemple de ces relations complexes et tumultueuses entre éthique et morale. C’est ainsi que le congrès annuel de 1991, qui avait eu lieu à l’Université de Calgary, s’était donné pour thème « Moralité, amoralité, immoralité des Lumières/Morality, Amorality, Immorality of the Enlightenment ». En revanche, s’il s’agissait également, avec un thème comme celui d’« Éthique(s) des Lumières », d’interroger le xviiie siècle dans l’historicité de ses concepts et de ses pratiques, il nous importait aussi de montrer en quoi nos débats contemporains procèdent de ce qui s’invente alors, cette préoccupation expliquant, du reste, le choix du mot « éthique », préféré à celui de « morale ». Rappelons en effet que, si le xviiie siècle a valorisé l’expérience personnelle et sensible, avec ses désirs, ses plaisirs et ses rêves, il n’a pas négligé pour autant les rapports qu’entretient chaque individu avec les autres et le monde. Par exemple, lorsque la philosophie, la littérature ou les arts des Lumières insistent sur l’importance de la sensibilité, c’est souvent pour décrire la capacité de chacun à partager les sentiments d’autrui. En d’autres termes, souci de soi et souci des autres ont partie liée. Or cette dimension éthique qu’acquiert le souci de soi au xviiie siècle requiert d’autant plus l’attention aujourd’hui que notre époque s’interroge avec insistance sur les fondements du lien social, sur ce qui unit les êtres entre eux et, par-delà, à la nature et au monde, comme le montrent d’ailleurs les différents articles que nous avons réunis dans cette livraison de Lumen.

Entre éthique(s) et morale(s)

Au xviiie siècle, entendue dans son acception la plus large, l’« éthique » invite d’abord, on l’a évoqué, à une réflexion qui interroge les rapports qu’entretient cette notion avec celles qui lui sont apparentées et, en premier lieu, celle de « morale ». C’est même ce vaste domaine des rapports complexes unissant éthique(s) et morale(s) qu’explore l’article de J.-P. Cléro qui, d’emblée, affirme que l’« éthique ne peut pas être la morale puisqu’elle règle des différends moraux ». J.-P. Cléro cherche alors à montrer « comment s’opère, chez les auteurs anglais au cours du xviiie siècle, la séparation de l’éthique, de la morale, du religieux et du droit », s’appuyant tour à tour sur Locke, Hutcheson, Hume et Bentham. Si Locke ouvre d’abord la voie à l’éthique, conçue comme ce qui permet de composer « avec la pluralité des points de vue moraux », Hutcheson, pour sa part, « marque une étape décisive » dans le « problème du devenir autonome de l’éthique par rapport aux morales et au droit », notamment avec la volonté de « calculer la valeur morale des actions ». Chez lui, en somme, « l’éthique devient un calcul ». Chez Bentham, enfin, elle renvoie, au sens strict du terme, au gouvernement de soi, dans un contexte où « ni la morale ni la religion ne sauraient se substituer à l’éthique », puisqu’il s’agit ici d’évaluer et de mesurer les actes « sous l’angle du bonheur ou du malheur qu’ils apportent ».

Éthique, calcul raisonnable et politique

Éthique, calcul raisonnable, bonheur : c’est aussi cette voie qu’explore la pensée politique française, comme le montre à son tour Carole Dornier dans son article sur l’abbé Castel de Saint-Pierre. Auteur d’un Projet de paix perpétuelle (1713) et de nombreux projets de réforme réunis dans les seize volumes qui composent ses Ouvrages de politique et de morale (1733-1741), cet homme de lettres aspirait à améliorer la société en vue du « plus grand bonheur du plus grand nombre ». Pour ce faire, il cherche avant tout à conduire le désir et, plus particulièrement, le désir de se distinguer, d’être estimé, autrement dit de s’illustrer par ses qualités et ses mérites, vers le « bien-être collectif ». Il s’agit alors de substituer à un système inique, fondé sur les privilèges de la naissance et de la fortune, un système méritocratique qui valorise les notions d’estime et de grandeur. L’éthique qui est au coeur de cette pensée repose sur l’idée que l’on doit juger des actes à partir des « résultats qu’ils produisent en termes de peine et de plaisir, en faisant intervenir un calcul du bien et du mal produit à l’échelle collective ». Saint-Pierre propose alors de « redéfinir les critères […] de l’estime afin de réorienter le désir de se distinguer vers des objets socialement bénéfiques ». Toutes les institutions politiques, militaires, religieuses, scientifiques, culturelles, éducatives sont concernées. Aussi les communautés religieuses, par exemple, doivent-elles préférer une vocation éducative, hospitalière ou d’assistance à une vie contemplative. Par ailleurs, l’« application du modèle scientifique, voire mathématique, aux moeurs accompagne une réhabilitation du plaisir et de l’amour de soi » qu’avaient condamnés les moralistes classiques du siècle précédent. Ainsi le « plaisir de se distinguer [devient] un des agréments de la société constituée » et n’est « utile et bénéfique que lorsqu’[il] favorise le bien-être du plus grand nombre ». Dans ce contexte, une telle éthique suppose de pouvoir mesurer « ce qui fonde l’estime et la grandeur », que Saint-Pierre suggère d’évaluer à l’aune de « l’intérêt général » et de « l’utilité commune » ; et dans ce système, qui oeuvre au service de l’intérêt général, l’État a un véritable rôle de régulateur à jouer en accordant blâmes ou récompenses.

C’est ce même rôle régulateur de l’État et, plus particulièrement, du système pénal, qu’interroge Sophie Rothé dans son article consacré à Mirabeau et à Sade. Il s’agit alors pour elle d’examiner le « problème éthique » que soulève leur correspondance carcérale et qui concerne la « réparation [que] peut apporter le système pénal lorsqu’il [se rend] lui-même coupable de cruautés envers les détenus ». Incarcérés au même moment au donjon de Vincennes, ces deux aristocrates ont en commun une expérience douloureuse de ces années carcérales à une époque où s’élabore justement une « réflexion [qui vise] à réformer le droit pénal ». La correspondance qu’ils entretiennent avec leurs interlocuteurs prône une « éthique pénale » destinée à dénoncer l’arbitraire de la justice et la pratique des lettres de cachet, « l’illégitimité des motifs d’incarcération », l’inadéquation entre la gravité du délit commis et la peine infligée, l’absence de procès, ou encore les sévices subis en prison. Dès lors, l’écriture épistolaire tient lieu de « tribunal » et offre au condamné non seulement une tribune pour sa propre plaidoirie, mais aussi le moyen de « dévoiler » ou de dénoncer la perversion morale de l’institution et de ses agents (administrateurs, gardiens, etc.) dont l’abus de pouvoir empêche de rendre une « justice équitable et [de] conduire le détenu à l’amendement ».

Éthique et morale du sentiment

Cette éthique qui devient calcul en proportionnant les peines et les délits n’est pourtant pas la seule voie dans laquelle se sont engagées les Lumières. Voilà, du moins, ce que montre ensuite Zeina Hakim qui s’est intéressée à la morale du sentiment et, plus particulièrement, à ce qu’elle appelle « l’éthique des larmes », celles-ci étant d’ailleurs étroitement « associées […] aux modes de sociabilité » du xviiie siècle. Ce goût des larmes imprègne, rappelle-t-elle d’emblée, la théorie et la pratique théâtrales du siècle des Lumières, le but étant de multiplier les scènes attendrissantes susceptibles d’émouvoir le spectateur jusqu’aux larmes. En même temps, il s’agit bien d’une « éthique des larmes » puisqu’au théâtre, le genre larmoyant se propose d’éduquer le public par la sensibilité. Se développe alors une nouvelle forme de sociabilité ou de rituel social où, ensemble, on pleure, ce qui démultiplie les effets moraux qu’occasionnent les phénomènes de contagion des affects et de sympathie. Verser des larmes devient ainsi, au xviiie siècle, constitutif de la sociabilité. Au reste, ces pleurs témoignent d’un « sentiment d’humanité » qui garantit la valeur morale de tout à chacun. Mais si la plupart des dramaturges du xviiie siècle reconnaissent la vertu moralisatrice du théâtre, Rousseau, on le sait, refuse de conférer à l’émotion jouée sur scène la capacité de mener l’homme au bien et de susciter chez lui tout sentiment moral.

L’éthique et le sentiment de nature

Si l’éthique des Lumières met progressivement en relief l’impératif du souci de soi et des autres, Lucinda Cole souligne la gravité des conséquences auxquelles on s’expose en négligeant cette interdépendance. Dans l’article qu’elle a tiré de sa conférence plénière « What Is an Animal ? Contagion and Being Human in a Multispecies World », elle explore la question de la propagation des maladies zoonotiques en Occident au cours de la première modernité. Elle s’emploie alors à retracer les tentatives pour endiguer les contaminations entre les différentes espèces dans les oeuvres « d’écrivains et de médecins qui ont cherché à concevoir les liens biophysiques et mentaux unissant la santé des humains à celle des animaux[22] ». Elle passe en revue les réponses apportées à la question de la propagation pestilentielle dans plusieurs sociétés européennes. Ce faisant, elle porte un regard réflexif sur notre propre époque, aux prises avec un virus qui a franchi la barrière entre une espèce animale et la nôtre, conséquence vraisemblable du processus qui conduit l’humanité à envahir sans cesse les différents règnes de la nature.

Dans « “Wise passiveness” : Wordsworth, Spinoza, and the Ethics of Passivity », Jérémie LeClerc explore, quant à lui, le respect de la nature en tant qu’impératif éthique, contribution qui lui a d’ailleurs valu le prix Mark Madoff pour le meilleur article étudiant. Il prolonge alors l’intérêt récemment manifesté par la critique pour la description par Wordsworth de la « diversité des formes dans lesquelles s’incarnent les êtres » et qui sont autant de formes alternatives susceptibles de diverger d’un « spectre normatif qui se réduit à des corps humains masculins, parvenus à maturité et sains ». Par-delà la seule critique socio-économique, il cherche ainsi à approfondir l’étude de la fascination qu’éprouve le poète anglais pour les « corps en mouvement », de manière à mieux en appréhender les enjeux éthiques. En lisant Wordsworth à travers la lentille que lui procure la philosophie de Spinoza, il voit dans les deux auteurs « une préoccupation aigue en faveur d’un processus de développement éthique où corps et esprit s’épanouissent de concert » et défend ainsi la thèse d’une nécessaire prise en compte de « leur intérêt commun pour le panthéisme et leur engagement envers un souci radical d’équité dont le fondement est ontologique ».

Culture visuelle et éthique de l’adaptation

Quelques contributions à ce numéro de Lumen explorent l’influence qu’exerce une activité culturelle et littéraire qui se réinvente, dans le domaine des arts visuels, chez les artistes qui vont s’en inspirer, et ce, à la faveur d’un processus qui implique des enjeux éthiques. L’article de Loren Lerner, « The Ethical Development of Boys in Jean-Jacques Rousseau’s Émile and Jean-Baptiste Greuze’s Artworks », met en évidence l’ascendant du célèbre roman de Rousseau sur l’oeuvre picturale de celui que l’on peut considérer comme le premier peintre de l’ethos du sentiment. Au fil d’une série de fines lectures des toiles de Greuze, L. Lerner concentre son regard critique sur des oeuvres représentant l’existence de deux frères et destinées à « figurer de manière précise les théories pédagogiques de Rousseau ». Elle montre ainsi comment les tableaux de Greuze « illustrent des principes moraux analogues à ceux que revendique Rousseau », mettant l’accent sur une éducation capable d’inspirer à des enfants de la compassion et de les doter d’une bonne conscience. Elle en conclut que « cette approche interprétative permet de voir en quoi l’artiste et le philosophe partagent un ensemble de valeurs qu’informe la même réalité sociale ».

Tout en s’intéressant à un médium différent, deux autres articles de ce numéro explorent également l’éthique et l’esthétique à l’oeuvre dans le travail de transposition intermédiale. Dans une étude intitulée « Legacies of Enlightenment : Diderot’s La Religieuse and Its Cinematic Adaptations », Amy Wyngaard examine les récentes adaptations cinématographiques de l’un des romans les plus controversés publiés en France au xviiie siècle, de manière à montrer comment les représentations que Diderot donne de la religieuse n’ont eu de cesse de remettre en question les conventions sociales et les moeurs. Elle porte plus particulièrement son attention sur les adaptations de Jacques Rivette (1966) et de Guillaume Nicloux (2013) : à la lumière d’un commentaire du script et des réactions du public, il en ressort que son « analyse de la postérité de La Religieuse souligne la pertinence et l’actualité de la pensée des Lumières françaises », notamment dans sa défense des libertés individuelles contre l’hypocrisie morale des institutions religieuses établies. Elle défend ainsi la thèse suivant laquelle ce roman représente un héritage pour aujourd’hui, dans la mesure où il « met en relief non seulement des vérités difficiles qui concernent aussi bien les abus de pouvoir et la corruption des institutions que la vulnérabilité des femmes, mais souligne aussi la possibilité de résister et la capacité de la narration – notamment celle des tableaux pathétiques – à toucher le public et à inciter au changement ».

Il en va de même de Guy Spielmann qui examine lui aussi l’intérêt persistant des cinéastes pour le xviiie siècle dans son article intitulé « Academe vs. Hollywood : Sweet Liberty, or the Dilemmas of Historical Representation on Film ». Il s’y donne comme objet d’étude Sweet Liberty, comédie hollywoodienne d’Alan Alda produite en 1986, et, alors qu’il s’intéresse aux questions de l’authenticité et de la représentation de vérités historiques dans la culture populaire, il cherche à établir les caractéristiques d’un « genre cinématographique qui, d’une façon ou d’une autre, prend en compte une vision historique ». Ce film raconte l’histoire d’un historien professionnel engagé comme consultant pour un film d’époque qui se déroule pendant la Révolution américaine. Ce faisant, il « met en scène – peut-être malgré lui – le processus de métamorphose d’une étude scientifique en un film hollywoodien, de manière à souligner ses complexités et à en proposer finalement une méta-analyse d’un niveau rarement atteint dans le cinéma non expérimental ». Dans ce long métrage qui porte sur la fabrique d’un film, il en dénoue les fils narratifs parfois entremêlés au point d’en donner le vertige, tandis que le lecteur est amené à se questionner sur les obligations éthiques du chercheur universitaire qui se retrouve entraîné dans un projet centré sur le profit et les satisfactions d’amour-propre, mais qui lui offre la promesse d’une plus vaste diffusion auprès du public.

Éthique de la recherche

C’est également une « éthique de la recherche », destinée à « éviter les pièges du lieu commun », qu’invite à considérer Maxime Cartron dans son article sur les anthologies de poésie française. Rappelant le constat suivant lequel ces anthologies ont contribué pour une large part à l’invention du topos historiographique d’un « xviiie siècle apoétique », M. Cartron explique que ce topos résulte d’une « instrumentalisation stratégique », où le siècle des Lumières – présenté communément comme un « désert poétique » – permet en fait de construire et de faire valoir la notion de baroque par les anthologies. Sur le modèle de « l’antinomie classicisme-xviiie siècle » qu’avaient utilisée les anthologies classicistes, les anthologies baroquistes exploitent à leur tour l’opposition entre baroque et xviiie siècle, présentant alors le classicisme comme étant à la source de la dégénérescence d’un genre qui ne pouvait mener – en raison d’un « culte de la perfection » qui prône « l’épuration linguistique » – qu’à un appauvrissement de l’inspiration poétique.

Éthique de la foi

Le siècle des Lumières a vu surgir plusieurs questions relatives à la tolérance religieuse et à l’éthique interculturelle, dans un contexte où l’accroissement de la mobilité internationale et du commerce mondial a multiplié les rencontres – et souvent les conflits – entre les cultures. Dans son article intitulé « Defoe’s Unchristian Colonel : Captivity Narratives and Resistance to Conversion », Catherine Fleming revient sur les voies qu’emprunte la foi religieuse dans le Colonel Jack de Defoe, récit picaresque qui raconte les aventures du héros depuis l’esclavage jusqu’à la rédemption spirituelle sur laquelle se conclut l’histoire. Elle met en parallèle ce roman avec d’autres « récits européens portant sur l’esclavage et la captivité », montrant comment « Defoe reprend délibérément le genre très populaire des récits de captivité dans le monde barbaresque ». Elle en conclut que « la place centrale qu’occupe, dans ce type de récit, le refus d’une religion étrangère rend compte de la réticence de Jack – autrement étrange – à embrasser le christianisme ». Alors que Jack affirme lui-même qu’il a été « élevé […] en ignorant tout de la religion ou de la morale », il finit par se convertir, après avoir appris, comme il le raconte, l’importance de la vertu grâce aux « moeurs simples et religieuses de la compagnie dans laquelle [il s’est] retrouvé ». Dans ce récit comme dans bien d’autres, le rôle essentiel qu’accorde Defoe à l’introspection et à la liberté de conscience en matière de foi constitue la meilleure illustration qui soit de l’idéal des Lumières : celui d’une vie que guide le libre examen.

Comme on peut aisément le constater, les articles que nous avons réunis illustrent à quel point, pour qui veut bien comprendre le xviiie siècle et sa postérité, les questions éthiques touchent de multiples sujets, disciplines et auteurs. En ce sens, nous espérons qu’ils sauront rendre compte à la fois de la diversité des thèmes qui ont été abordés lors de ce 45e congrès annuel de la SCEDHS, et de la richesse des discussions collégiales qui en ont découlé et qui constituent une part importante de ce que la Société représente pour ses membres. Des larmes versées lors de représentations théâtrales du xviiie siècle aux réflexions suscitées par les adaptations cinématographiques d’oeuvres de la première modernité, de la tolérance religieuse aux interactions biophysiques entre espèces animales, des anciens débats philosophiques sur la distinction à opérer entre « morale » et « éthique » à nos propres démarches scientifiques en tant qu’éditeur ou chercheur, le présent volume témoigne en définitive de l’actualité sans cesse renouvelée des enjeux éthiques complexes que ces journées auront permis d’aborder.