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Le livre de Pierre Crétois arrive à point dans un contexte de croissance des inégalités économiques entre nantis et appauvris. Cet écart occupe une partie du propos tout en s’ancrant dans l’histoire concrète des différentes formes de la propriété privée depuis la Renaissance. Ce qui est dénoncé ce n’est pas l’idée de l’appropriation de biens par des individus à des fins d’usage personnel à l’intérieur de certaines limites, mais ce que l’auteur attribue à l’idéologie possessive. En fait, Crétois nous demande de suspendre en quelque sorte les notions préconçues que nous avons de la propriété privée à l’ère du capitalisme avancé. Telle qu’elle s’est développée depuis les derniers siècles, la généalogie de la propriété privée ne devrait pas être comprise comme un fait social immuable. C’est que les luttes sociales et les compromis politiques ont dû limiter le prétendu absolu de la propriété des individus et même des institutions publiques, voire des entreprises privées.

Crétois rappelle que la doctrine qui prône une certaine ligne de continuité quasi ininterrompue entre la notion de propriété privée, depuis l’Antiquité romaine jusqu’à nos jours, relève plus du mythe que de la réalité historique. En fait ce mythe a servi à renforcer certaines idéologies bourgeoises protectrices du droit absolu de propriété privée, alors que l’Europe du capitalisme naissant n’a cessé de mener un combat acharné contre le féodalisme. Comme l’explique l’auteur, la notion de propriété privée telle que l’idéologie capitaliste moderne l’entend suppose l’existence d’un certain type d’individu prétendument détaché de la Cité et des autres rapports sociaux, un être indépendant qui jouit en toute liberté de ses biens. Cette naturalisation d’une certaine compréhension de la propriété privée relève aussi, affirme-t-il, d’un certain mythe social tenace. Dans plusieurs chapitres, l’auteur dénonce « l’absolutisme propriétaire » qui a été remis en question par différents acteurs (classes sociales, l’État, la société civile, etc.) qui cherchent à ré-encastrer le marché à l’intérieur des rapports sociaux globaux. En fait, on ressent une affinité entre cet ouvrage de Crétois et les écrits de Karl Polanyi. Cet auteur notamment du célèbre livre La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (Farrar & Rinehart, 1944 [1re éd.]) a contribué à élargir les horizons de la pensée économique moderne. En réalité, il serait tout indiqué de lire les deux ouvrages en ordre chronologique, Crétois apportant certains éclairages sur la question de la propriété privée qui complémentent celles, bien connues, de Polanyi. De plus, Crétois a l’avantage de pouvoir explorer, dans la seconde moitié de son livre, des évolutions plus récentes concernant la remise en question de l’absolutisme propriétaire dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est un aspect qui rend son ouvrage d’une grande actualité, surtout en ce moment qui laisse prévoir de nouvelles remises en question de l’idéologie possessive typique du capitalisme contemporain. Crétois va plus loin encore en proposant une série de critères qui permettraient d’envisager un nouveau rapport à la propriété privée. En fait, si on allait jusqu’au bout des propositions de Crétois, il s’agirait d’une véritable révolution qui transformerait radicalement notre rapport à la nature, aux rapports socioéconomiques et à la vie communautaire en général. Au lecteur de décider à quel point l’argument est convaincant et le projet esquissé réalisable. Une chose est certaine, c’est que la généalogie critique et l’ouverture sur la crise du moment présent dans son ouvrage est une brise rafraîchissante qui va à contre-courant de l’idéologie dominante favorisant le statu quo profondément inégalitaire et destructeur de la nature.

Pour les férus d’histoire de la philosophie politique et de science économique, cet ouvrage offre plein d’éléments pour nourrir la réflexion. Des penseurs aussi différents que Locke, Proudhon, Nozick, Marx, Pigou, Coase et Galbraith, pour n’en nommer que quelques-uns, sont présentés magistralement. Leurs théories sont examinées de près et Crétois retient surtout les aspects des différents penseurs qui peuvent nous permettre de réfléchir au-delà des limites de la division internationale de la propriété privée qui domine la planète en ce moment. L’ouvrage a aussi le mérite de présenter avec rigueur les arguments des auteurs qui ont contribué à nourrir « l’absolutisme propriétaire ». Que ce soit Locke ou Nozick, les forces et les faiblesses philosophiques ou logiques de leurs arguments sont examinées en suivant le fameux principe de charité développé par Willard Van Orman Quine (Word and Object, 1964, MIT Press) et Donald Davidson (Inquiries into Truth and Interpretation, 1984, Oxford University Press). En d’autres termes, Crétois n’invente pas des hommes de paille pour facilement les démolir par après. Le rapport du travail et du mérite personnel à l’accumulation de biens privés est aussi exploré soigneusement. Il analyse la quasi-totalité des arguments en faveur de tisser un lien entre l’effort, le travail personnel et l’accumulation de richesse. En outre, il expose la part de vérité et de mystification de telles doctrines. Encore une fois c’est au lecteur de décider à quel point il a fait le tour de la question et si ses contre-arguments sont entièrement convaincants. Dans tous les cas, nous pouvons dire que Crétois s’appuie sur une bonne connaissance historique, théorique ainsi que les paradigmes économiques les plus importants pour bien asseoir son argument. Ses thèses ont le mérite de faire réfléchir le lecteur et de le pousser à remettre en question ses préjugés idéologiques.

De surcroît Crétois explore le volet moral en tant qu’un aspect de la propriété privée. La doctrine économique libérale détache parfois les questions de la propriété des enjeux moraux de la société sans pour autant faire intervenir des principes moraux externes dans le bon fonctionnement du libre marché. Ce sont évidemment des arguments que l’on retrouve aussi sous la plume d’auteurs libertariens qui croient généralement que tout interventionnisme est dommageable à la meilleure distribution économique possible, garantie par les lois du marché. Encore une fois, l’auteur analyse à la loupe les présupposés de telles doctrines, déterre leurs origines lointaines dans l’histoire et dans la théorie, et offre au lecteur quelques contre-arguments aux thèses libertariennes. Ce qui est rafraîchissant c’est qu’il n’est pas seulement au courant des textes classiques fondamentaux, mais il fait preuve d’une maîtrise impressionnante de la littérature contemporaine à ce sujet et des débats qui font actuellement rage entre économistes, sociologues et politicologues. Dans la plupart des ouvrages traitant de problèmes comme ceux auxquels s’attaque Crétois, nous avons généralement affaire à un expert des sources contemporaines ou anciennes.

Tout en étant intéressant à plus d’un égard, le principal avantage de La part commune. Critique de la propriété privée est potentiellement en même temps son défaut. En fait, l’ambition même de traiter d’un sujet aussi vaste que celui que Crétois a décidé d’aborder est un défi colossal pour n’importe quel auteur. On a parfois l’impression qu’un sujet aurait pu être approfondi davantage et que l’auteur avait tout en main pour le faire. Il s’agit possiblement aussi d’un choix stratégique de l’auteur qui a voulu résumer son argument de manière concise en moins de 250 pages. Nous ne pouvons qu’espérer que Pierre Crétois se lancera de nouveau à l’assaut de l’idéologie capitaliste contemporaine et sa vision absolutiste de la propriété privée dans d’autres ouvrages à venir. Si jamais il y a un temps propice pour le faire c’est précisément en ce moment.