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What’s Trending in Canadian Politics ?, sous la direction de Mireille Lalancette, Vincent Raynauld et Erin Crandall, a été publié en janvier 2020 chez UBC Press. Dans cet ouvrage abondant et richement documenté, une kyrielle d’auteurs est mobilisée autour de la problématique suivante : quelles sont les « tendances » en termes de communication et de comportement politiques dans la politique canadienne contemporaine ? La notion de « tendance » y est définie comme les directions dans lesquelles les attitudes, les valeurs et les préférences générales des consommateurs évoluent et, par extension, affectent la manière dont ces derniers perçoivent, évaluent et consomment les marques, les biens et les services (p. 6). De fait, l’ouvrage s’intéresse avant tout aux pratiques, opportunités et transformations issues de la mobilisation des réseaux sociaux dans la vie politique canadienne. Quelle est la nature des changements en matière d’utilisation des médias, de comportement et de communication politiques ? Comment ces changements transforment l’engagement politique et les répertoires d’action politique ? Dans quelles mesures ces tendances transforment-elles la relation entre acteurs politiques, institutions, et démocratie ? Quelles sont les conséquences pour les chercheurs intéressés par la politique canadienne ? Ce sont ces questions qui balisent les douze chapitres qui constituent l’ouvrage, volontairement pluridisciplinaire (sciences politiques, communication, management, sociologie…). L’ouvrage adopte trois angles différents sur les tendances qui font la politique canadienne : à partir des citoyens (l’engagement politique et les pratiques démocratiques), à partir des élus (stratégies de mise en visibilité, stratégies électorales) et à partir des structures institutionnelles et de gouvernement.

Dans la première partie, les auteurs s’intéressent aux impacts des médias sociaux sur la participation politique et sur leur mobilisation comme outils principaux de communication et d’organisation politique : par les environnementalistes (chap. 1), ou lors du Printemps érable (chap. 2). La massification des outils technologiques a réduit les « coûts d’entrée » en politique pour les mouvements sociaux : développement d’opportunités politiques, modalités de communication moins coûteuses. Les cas d’études du Printemps érable (chap. 2) et des résistances au projet de Pipeline Énergie Est (chap. 3) permettent de souligner que les citoyens avaient ici participé de la définition des termes du débat politique. En ce sens, les réseaux sociaux avaient facilité la participation démocratique. La numérisation a également conduit à une redéfinition des répertoires d’action politique, à de nouvelles formes d’expression de l’opposition politique. Les memes (chap. 5), dont la potentielle dommageabilité est élevée, font l’objet d’un traitement à part. Les auteurs insistent sur le fait que ces nouveaux médias s’articulent avec les autres moyens de communication (notamment la couverture médiatique traditionnelle) plutôt qu’ils ne les remplacent. Enfin, ces nouveaux mouvements sociaux ont permis de politiser un public jeune (chap. 4), désenchanté par les formes traditionnelles du politique, éloigné des formes classiques d’engagement citoyen.

Un second temps permet de présenter les tendances dans les pratiques des acteurs politiques : de l’utilisation de Facebook par les partis provinciaux dans l’élection de 2012 au Québec (étude de cas, chap. 7) aux transformations générales dans les stratégies de communication (la campagne permanente). La comparaison des utilisations de Twitter par une seule et même personnalité politique, selon sa position en tant qu’élu d’opposition ou ministre, permet de creuser la manière dont les conventions parlementaires se perpétuent sur les réseaux sociaux (chap. 8). Le chapitre 10 rappelle que les bases de données massives offrent aux candidats la possibilité de segmenter finement leur programme et leur électorat, en fonction d’éléments psychographiques – leurs attitudes, leurs aspirations, etc. –, ce qui a un impact important sur le débat et la construction des oppositions politiques. Ces outils réduisent aussi le champ du débat idéologique, des oppositions partisanes (un représentant politique peut se réduire à diriger des segments de population plutôt que travailler à la cohésion de l’ensemble du corps social).

Enfin, la troisième partie s’intéresse à la manière dont les institutions et les agences gouvernementales ont modifié la manière dont elles s’adressent aux citoyens. La notion d’acceptabilité sociale d’un projet, comprise comme jugement collectif basé sur des valeurs économiques, environnementales, sociales, est étudiée au chapitre 12. Les auteurs s’intéressent à son opérationnalisation comme outil démocratique, à partir du cas de Vision 2035, consultation publique conduite à Saint-Bruno.

Bien que les médias sociaux soient devenus une composante centrale de la vie politique canadienne, les travaux sur la notion de « tendances » dans le champ universitaire n’avaient jamais fait l’objet d’un travail rassemblé en un seul volume intégrant la dimension numérique. L’ouvrage répond à ce problème en adoptant une perspective transdisciplinaire, en sciences politiques, en management politique, en communication, en sociologie et en journalisme. Il mobilise des méthodologies diversifiées – de l’utilisation de mégadonnées aux sondages, en passant par les méthodes interprétatives, les entrevues, les observations de terrain et l’analyse de documents institutionnels ou de matériel en ligne. Si l’ensemble pourrait à première vue sembler éclectique, on comprend que le sujet même exige cette approche éclatée, ce déplacement entre les disciplines et les perspectives théoriques et méthodologiques. C’est là peut-être l’apport le plus important de cet ouvrage pour les chercheurs intéressés par la politique canadienne : un nombre impressionnant de questions théoriques. Comment étudier des publics politiquement engagés mais de manière fragmentaire ? Peut-on étudier les créateurs de memes comme des activistes ou non ? Quel seuil de soutien sur Internet doit-on favoriser dans l’analyse des nouveaux comportements militants ? L’engagement politique en ligne peut-il être analysé comme une forme de politique de l’identité ? L’ouvrage comporte également une utilité méthodologique pour qui cherche à creuser les possibilités offertes par les data pour l’analyse des comportements électoraux (ainsi du logiciel ASPIRA, développé par le Groupe de recherche en communication politique de l’Université Laval).

Sur le fond, l’ouvrage a le mérite de brosser un portrait nuancé des tendances qui traversent la politique canadienne. Les réseaux sociaux n’impliquent pas nécessairement une plus grande participation, une meilleure prise en compte des revendications sociales dans l’espace politique et partisan. En favorisant les connexions instantanées, les mobilisations en ligne peuvent rapidement décroître en intensité – l’intérêt du public se dissipe, les médias traditionnels ne suivent plus cette mobilisation. Le défi tient à la capacité de construction de communautés autour des enjeux soulevés en ligne, car ces nouvelles pratiques de l’engagement politique impliquent (mais aussi compliquent) la compréhension de la citoyenneté.

Les réseaux sociaux ont également permis d’éviter les partis, les politiciens ou les opinions politiques avec lesquels on est en désaccord. Cela contribue à l’enclavement, à l’entre-soi politique, à un délitement du débat. Comment atteindre tous les publics sans se contenter de ne parler qu’avec les convaincus ? Cette polarisation accrue dans le champ politique autour de valeurs ou de critères moraux – démonisation ou déification d’un politicien ou de son opposant – fait de l’analyse des réseaux sociaux un passage obligé de la compréhension des stratégies populistes contemporaines qui consolident un rapport antagoniste et moral du monde. Autre constat, les médias sociaux n’ont pas non plus permis un élargissement de la participation politique : ils sont avant tout mobilisés par les acteurs politiques établis pour communiquer directement avec leurs bases de soutien, sans passer par des intermédiaires ou une forme de contradiction.

Sur le fond toujours, l’ouvrage interroge la manière dont la révolution technologique a affecté les institutions qui nous représentent, et notamment le débordement des frontières politiques traditionnelles : l’élargissement de la sphère publique au-delà du cadre national, le floutage des frontières locales, provinciales, nationales. Les chercheurs et les activistes intéressés par les nouveaux mouvements sociaux, notamment en matière environnementale, trouveront matière à réflexion tout au long de l’ouvrage (voir notamment le chap. 6, sur les protestations de 2010 dans le cadre du G20 à Toronto). Cela vaudra également pour ceux et celles intéressés par la diffusion des pratiques politiques, les emprunts idéologiques d’un État-nation à l’autre.

L’ouvrage ne tombe pas non plus dans le « techno-optimisme » et n’évite pas la question des rapports de pouvoirs et de distribution des ressources. Oui, soulignent les auteurs, la structure politique qui a les moyens de financer la collecte et l’analyse de données de masses relatives aux électeurs potentiels aura davantage les moyens de capter leur attention et de les faire adhérer à un message donné. Oui également, la régulation des pratiques sur les réseaux sociaux se posera comme impératif démocratique. Oui enfin, si les mouvements « de terrain » se retrouvent moins dépendants des médias classiques, ils ne sont pas pour autant affranchis des choix des entreprises qui génèrent et régulent les algorithmes en ligne.

Avec ce travail de recherche interdisciplinaire, qui explore les évolutions de la communication politique et de la gouvernance démocratique dans un contexte de numérisation croissante, le livre ouvre une série de questions sur les bases théoriques et méthodologiques des études en sciences politiques canadiennes. Implicitement, What’s Trending in Canadian Politics ? d’une part confirme « la mort de la déférence et de l’expertise » (Salena Zito et Brad Todd, 2018, The Great Revolt : Inside the Populist Coalition Reshaping American Politics, Crown Forum), l’effritement des pouvoirs traditionnels, autant qu’il éclaire d’autre part de nouveaux rapports de force et de nouveaux possibles dans la politique canadienne.