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Paru pour la première fois en 1971 aux éditions Parti Pris, cette édition revue et augmentée de l’ouvrage On n’est pas des trous-de-cul inclut le texte original, une postface rédigée en 1984 pour un projet de réédition abandonné et une entrevue menée par Moult Éditions avec Marie Letellier et son compagnon, Jean-Pierre Sauvé. Cinq décennies après sa première publication, le livre constitue toujours une référence pertinente pour l’étude de la pauvreté et des inégalités en contexte urbain. On y découvre, par l’entremise d’un récit à mi-chemin entre l’analyse ethnographique et le genre romanesque, la vie des Bouchard, une famille démunie résidant au Centre-Sud. Les deux parents, Ti-Noir et Monique, ont respectivement 41 et 36 ans. Le premier a pour principale occupation de « faire les vidanges avant les vidangeurs pour y trouver des objets qu’il réparera et vendra », tandis que la seconde est « une femme qui se replie sur la vie d’intérieur et pour qui ne compte plus que le bien-être de ses enfants » (p. 31). Parmi leurs différentes sources de revenus, nous pouvons mentionner le travail de Ti-Noir, les allocations familiales, les primes données avec certains achats et un recours ponctuel à l’assistance sociale et aux organismes de charité (p. 91-92). Les disputes entre Ti-Noir et Monique sont courantes, le livre comprenant en effet des chapitres dédiés à deux crises de ménage, puis à la séparation légale demandée par Monique et à la réconciliation du couple quelques semaines après cette rupture.

Une part importante de l’ouvrage est composée de citations de Ti-Noir et de Monique, dans lesquelles les deux protagonistes racontent leur quotidien. Des situations récurrentes dans leur ménage et leur entourage mettent bien en lumière le lourd fardeau que la pauvreté fait peser sur leur vie : la violence conjugale, les déménagements fréquents et la cohabitation dans des logements trop petits et insalubres, des taux de morbidité élevés (diabète, tuberculose, etc.), des hommes qui se parlent seuls à voix haute après avoir bu, et plus largement un sentiment que la misère et la violence sont vouées à se reproduire entre les générations. Comme l’avance Ti-Noir en parlant de son couple : « dans c’temps-là j’avais l’kick su’ Monique : a paraissait ben… Pis ch’pensais que ch’pouvais faire différent de chez nous en me mariant. Chez nous c’tait rien qu’des chicanes. Mais j’me su’s trompé, ça été la même maudite affaire que chez nous. » (p. 48) Plusieurs de ces situations sont liées entre elles. Nous pouvons mentionner, par exemple, l’entassement des membres d’une famille dans un appartement de taille inadéquate, ce qui entraîne « un net manque d’intimité et des relations interpersonnelles souvent marquées de violence » (p. 176), ou encore la violence conjugale, qui mène souvent les femmes fuyant leur partenaire à perdre accès à leur logement (p. 68).

Au-delà des différentes situations présentées dans le livre, certains thèmes importants le traversent et méritent d’être soulignés ici. Nous pouvons d’abord noter la place occupée par le logement en tant que support de l’identité personnelle et source de dignité pour les Bouchard (p. 54). Bien que la famille ne parvienne pas à s’établir dans un appartement qui réponde à ses besoins, cet objectif joue un rôle décisif dans les représentations qu’elle se fait d’elle-même et dans ses aspirations : « Tu vas voir mé qu’on déménage c’que c’est un beau logement. Tu vas voir on est pas des trous d’cul. Quand on va déménager on va prendre un logement qui a d’l’allure, on va l’arranger que tu le créras pas. Icitte on fait rien mais c’est parce que c’est temporaire. » (p. 61) Un autre thème central est le système de justice pénale, avec lequel les Bouchard sont régulièrement en interaction : Ti-Noir va souvent en cour pour des contraventions (p. 111) et il est allé brièvement en prison après une dispute avec Monique (p. 57-58). Les Bouchard détestent la police (p. 120) et leurs voisins et voisines demandent parfois à celle-ci d’aller à leur domicile pour se venger après un conflit ou pour les contrarier (p. 63-64). Dans un passage saisissant, Letellier soutient en outre que le monde politique de Ti-Noir et de Monique « est bien plus celui de la pègre et de la police que celui des politiciens » (p. 119-120). La famille élargie et les tensions entre ses membres occupent aussi une place considérable dans l’ouvrage. Letellier souligne ainsi l’ambivalence des relations familiales, ces dernières étant caractérisées chez les Bouchard à la fois par plusieurs services échangés et par de nombreux conflits (p. 125). Ces conflits mènent parfois à une profonde lassitude, comme l’indique cette citation de Monique : « Mais moé mon rêve, ça s’rait d’faire un gros party pis d’inviter toute le monde que ch’connais mais personne d’la famille. Pis si y’n avait un qui viendrait chez nous, j’y dirais : “J’m’excuse mais j’ai des invités pis toé ch’t’ai pas invité”. Sec de même. Ah qu’j’aimerais ça ! Rien qu’pour leur montrer qu’on est pas des trous d’cul. Y’n aurait pas un maudit qui viendrait. Sont tout l’temps en train d’bavasser pis d’se manger entre eux-aut’. Y ont pas d’coeur, qu’y mangent d’la marde ! » (p. 137-138)

L’ouvrage ne se limite toutefois pas à exposer les difficultés avec lesquelles les Bouchard doivent conjuguer. Il met aussi en lumière l’ingéniosité dont cette famille fait preuve pour assurer sa subsistance (p. 86-87), l’ensemble des pratiques de « bricolage » (p. 202) qui lui permettent d’affronter les défis du quotidien. Letellier montre également les formes de résistance et les stratégies utilisées par Ti-Noir, Monique et leur entourage afin de lutter contre la violence matérielle et symbolique de la pauvreté, contre le manque de ressources et la privation de reconnaissance sociale qui l’accompagne (p. 199). Non seulement la famille Bouchard parvient à « joindre les deux bouts », mais elle tient aussi fermement à bénéficier des mêmes égards que les ménages plus nantis. Comme l’affirme le sociologue Jean-Philippe Warren dans son avant-propos, « vivre dignement, c’est vivre sans avoir à répéter qu’on n’est pas des trous-de-cul » (p. 10-11).

Dans la conclusion de l’ouvrage, Marie Letellier établit un lien entre les épreuves vécues par les Bouchard et trois facteurs, soit la culture de la pauvreté, les classes sociales et la colonisation : « Dans une société qui change comme le Québec ils sont doublement exploités, ils font partie à la fois de cette ancienne classe qu’on appelle sous-prolétariat, caractérisée par l’absence de participation à la production et l’exploitation, et de la nouvelle classe, qui elle recrute ses membres dans diverses couches de la population, caractérisée par sa non-participation au pouvoir et son aliénation […] Enfin ils sont aussi citoyens d’un pays qui ne s’appartient pas et à ce titre ils sont les plus colonisés de tous. » (p. 186) Comment cette analyse, partagée il y a de cela un demi-siècle, peut-elle contribuer aux recherches contemporaines sur la pauvreté et les inégalités ? Nous pouvons d’abord noter que de nombreuses personnes continuent à mener leur vie dans l’ombre du travail salarié. Plusieurs concepts ont été proposés en sciences sociales au cours des dernières décennies pour désigner cette réalité : travail informel, précaire, non standard, parmi bien d’autres exemples. Nous pouvons ensuite relever que pour plusieurs personnes à faible revenu, le système de justice pénale continue à être le visage de l’État avec lequel elles interagissent le plus régulièrement, et que cette réalité a des répercussions particulièrement graves pour les communautés racisées les plus démunies (lire à ce propos Joe Soss et Vesla Weaver, 2017, « Police Are Our Government : Politics, Political Science, and the Policing of Race–Class Subjugated Communities », Annual Review of Political Science, vol. 20, p. 565-591). Il vaut finalement la peine de souligner que le discours anticolonial porté par Letellier, qui s’inspirait des mobilisations nationalistes menées au Québec dans les années 1960 et 1970, a perdu de sa force comme manière d’interpréter les enjeux auxquels les francophones font face dans la province. Nous pouvons espérer que des recherches à venir s’inspireront de l’approche mi-ethnographique, mi-littéraire promue par Letellier afin d’analyser les ressorts de la pauvreté et ses diverses conséquences, tout en proposant des concepts et des grilles de lecture adaptés au contexte actuel.