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La pandémie de COVID-19 accélère des phénomènes informationnels et communicationnels déjà marquants dans le champ de la santé : informationnalisation du système de santé, autonomisation des patients, luttes entre différentes formes d’expertise ou instrumentalisation stratégique de la parole scientifique. Dans ce contexte, les sciences de l’information et de la communication (SIC) sont un poste d’observation et d’analyse privilégié des transformations, permanences et spécificités de la communication en santé.

S’il ne traite pas directement de la situation sanitaire actuelle, Communications numériques en santé (ISTE Editions) entend enrichir le débat scientifique. L’ouvrage dirigé par Benoit Cordelier et Olivier Galibert réunit huit contributions qui interrogent la communication numérique en santé au prisme des mécanismes d’insertion sociale des technologies de l'information et de la communication (TIC). Cette démarche s’inscrit dans un contexte où s’entremêlent discours d’accompagnement visant « l’adoption rapide d’outils numériques » (p. 6) et analyses pessimistes « pointant tous les risques inhérents à l’écosystème sociotechnique » (p. 6). À bonne distance de ces deux pôles, l’ouvrage aborde la communication numérique en santé comme « l’ensemble des phénomènes de communication en santé véhiculés par des dispositifs sociotechniques d’information et communication (DISTIC) » (p. 5).

Ce projet se nourrit d’un regard croisé sur les systèmes sanitaires français et québécois, qui se manifeste en premier lieu dans la co-direction de l’ouvrage. Benoit Cordelier, dont les recherches portent sur le changement organisationnel et la relation marchande dans les communautés en ligne, est professeur à l’Université du Québec à Montréal et Olivier Galibert, dont les recherches portent sur les stratégies d’animation et de gestion de communauté en ligne, est professeur à l’université de Bourgogne Franche-Comté. L’ouvrage s’inscrit également dans le sillage d’échanges scientifiques internationaux, dont les journées d’étude « Organisation, Santé numérique » en 2017 [1] .

Ces collaborations se concrétisent ici autour de trois thématiques. La première partie de l’ouvrage aborde les limites organisationnelles et professionnelles de la communication en santé (p. 29-92). La deuxième partie interroge la relation entre communication numérique en santé et éthique du care(p. 93-150) et la troisième partie concerne les médiations des savoirs en santé (p. 151-230). Cette note de lecture rendra compte des huit chapitres qui appuient ces thématiques avant de revenir sur l’ouvrage, sa structuration et sa contribution aux dynamiques de recherche en SIC.

Travailleurs du soin, éthique du care et médiations des savoirs

Les trois premières contributions se concentrent sur les « nouvelles formes de rationalisation technologique de la production du soin » (p. 24). Benoît Cordelier, Hélène Romeyer, Laurent Morillon et Olivier Galibert s’intéressent aux agencements organisationnels suscités par le « projet » d’implantation d’un « dossier patient numérique » (DPN) dans un Centre de soins et de services sociaux montréalais. La recherche montre que le « changement organisationnel fait peser sur les individus qui y contribuent des tensions que l’organisation aimerait voir résolues par ceux-là mêmes à qui elles s’imposent » (p. 43). Au-delà de cette injonction à la « médiation interne », c’est également une injonction à la « disparition » qui est pointée (p. 42). Les professionnels sont invités à utiliser une technologie contribuant à l’effacement de leurs propres activités au sein de l’organisation. Dans le deuxième chapitre, Pénélope Codello, David Morquin, Ewan Oiry et Roxana Ologeanu-Taddei, s’intéressent à un dispositif similaire, le « dossier patient informatisé » (DPI) dans le contexte d’un « grand hôpital universitaire français » (p. 56). L’analyse se concentre sur les pratiques et usages de l’outil par le personnel clinique. Cette contribution, à la croisée des SIC et des sciences de gestion, pointe également les paradoxes organisationnels de ce type de projet. L’implémentation d’un DPI peut déstabiliser, voire « détruire » certaines pratiques et « diminuer l’efficacité des équipes soignantes » (p. 68). Les critiques de l’outil portent alors sur des dimensions techniques mais traduisent aussi « la relation de l’utilisateur à son activité » (p. 69), ouvrant de nouvelles perspectives de recherche. Le troisième chapitre, d’Anne Mayère, prolonge l’interrogation autour de l’équipement numérique du soin en déplaçant la focale sur « l’empowerment »des patients à partir de l’étude d’un dispositif de « télésurveillance non médicale à domicile » de personnes atteintes d’insuffisance cardiaque (p. 83). Le chapitre montre que le « travail de santé des patients » repose sur un « pouvoir pastoral » à la fois contraignant (il faut faire adhérer, enrôler dans le dispositif) et habilitant (le dispositif convoquant des formes de relations particulières, notamment avec les équipes infirmières).

Dans la deuxième partie, l’analyse porte sur les dimensions affectives et relationnelles des DISTIC en santé. Géraldine Goulinet-Fité interroge la mise en œuvre du caredans le cadre d’une plateforme d’e-coordination des soins et de l’aide à domicile. Après avoir posé les bases d’une approche communicationnelle du careen santé, l’autrice montre que le « travail d’articulation des professionnels autour d’un patient » appelle une formation des professionnels comme des patients à la « culture numérique » (p. 118). En ce sens, le dispositif numérique étudié « potentialise l’éthique et la pratique du care » (p. 118) plus qu’il ne la réalise effectivement. Dans le cinquième chapitre, Dorsaf Omrane et Pierre Mignot remettent également en cause la vision techno-déterministe de la communication numérique en santé. Leur contribution témoigne d’un prolongement atypique des discours de prévention. Sur la page Facebook étudiée, celle de l’association Le cancer du sein, parlons-en !, les publications porteuses d’une parole institutionnelle deviennent le support d’un soutien social auto-organisé. Les internautes se saisissent de cet espace pour remettre en cause les discours « de la promesse médico-technique et de la responsabilisation individuelle » (p. 114). Face à l’avènement d’un usager qui « valorise une expertise profane basée sur des savoirs expérientiels » (p. 144, l'italique est de l'auteur), cette recherche invite à repenser les stratégies de communication des acteurs de la prévention.

Enfin, la troisième partie explore les reconfigurations de l’expertise en santé au prisme de la démocratisation des dispositifs de communication numérique. Hélène Romeyer se penche sur l’institutionnalisation de la figure du patient expert. Cette dernière émerge à la faveur de mutations sociotechniques et économiques dans lesquelles la communication numérique tient un rôle central. Le chapitre montre que les patients experts sont « intégrés au milieu associatif et connectés de longue date » (p. 173). La massification des pratiques expressives en ligne a ainsi accompagné la diffusion de leurs récits de vie, mais aussi le développement du conseil en ligne comme de la formation et de la professionnalisation des patients experts. Ces mutations témoignent plus généralement « de la diffusion de valeurs démocratiques et néo-libérales dans le système de santé » (p. 174). Stéphane Djahanchahi, Olivier Galibert et Benoit Cordelier abordent quant à eux l’expertise en santé à partir d’une perspective davantage située et alternative. Il s’agit de comprendre le processus de construction et de reconnaissance de l’expertise au sein de communautés en ligne, à travers l’observation de forums rassemblant des acteurs du cannabis thérapeutique. Cette recherche débouche sur une catégorisation info-communicationnelle de trois processus de légitimation des savoirs experts en ligne : institutionnel, académique et ésotérique. La « carrière [2]  » des experts étudiés se nourrit ainsi de ces processus de légitimation, imbriqués et parfois contradictoires. Damien de Meyere propose également d’entrer dans une catégorisation de l’expertise au sein des communautés de santé en ligne en se concentrant sur les profils d’expertise profane à travers les méthodes du traitement automatique du langage (TAL). La recherche, menée sur la base d’un corpus d’interactions tiré des forums santé de Doctissimo, montre que ces communautés couvrent des aspects de l’information de santé qui ne sont que « partiellement abordé[s] par les experts médicaux » (p. 212). Partager son vécu et ses savoirs en tant que patient, échanger avec des personnes ayant un parcours similaire ou animer un groupe sur une question particulière constituent autant d’activités caractéristiques des communautés de santé en ligne. L’expertise à l’œuvre dépasse alors une seule dimension médicale pour être aussi envisagée comme émotionnelle, interactionnelle ou profane.

Quid des acteurs numériques de la communication numérique en santé ?

À travers ces huit contributions, l’ouvrage parvient à tenir ensemble les questions d’organisation, de relation de soin et de médiation des savoirs en santé autour des DISTIC. Si l’on peut regretter que cette notion soit peu discutée, elle oriente l’ensemble dans une même direction, celle d’une critique des discours techno-déterministes en santé. Le fait de situer l’analyse à un « méso-niveau », articulant « prise en compte des tensions macro-sociales » et « logiques d’action individuelles » (p. 8), permet de confronter les regards autour de certaines notions problématiques. C’est notamment le cas avec l’empowerment,qui traverse l’ouvrage de façon explicite [3] ou implicite [4] . Ce niveau d’analyse autorise également la mise en œuvre de démarches très diverses (critiques ou pragmatiques, avec des contributions proches de la recherche-action) et la prise en compte d’observables variés (discours, processus, pratiques, usages, interactions). La focalisation sur les DISTIC joue ainsi dans le sens d’une richesse méthodologique et empirique, soutenue par des ouvertures disciplinaires stimulantes (notamment vers les sciences de gestion et la linguistique)

Cet ouvrage témoigne ainsi de la pertinence sociale et scientifique du champ de la communication en santé, qui plus est à l’heure de la pandémie de COVID-19. À ce titre, il faut souligner l’intérêt de la contextualisation proposée par les co-éditeurs dans l’avant-propos qui montre que les différents textes réunis sont utiles pour analyser la situation sanitaire actuelle. Avec les quelques mois de recul supplémentaire dont nous disposons, il semble possible de prolonger cette discussion. En effet, si cette situation révèle bien des « cultures sanitaires » différentes en France et au Québec, elle met aussi en valeur la transversalité des logiques gestionnaires. À ce niveau, il semble urgent d’interroger le rôle des industries de la communication numérique dans le champ de la santé. Ces dernières, qui apparaissent en filigrane dans l’ouvrage, se sont en effet imposés comme des acteurs majeurs de la gestion de la « crise ». Songeons aux visualisations simplifiées des « informations sur l’épidémie » de Google, au « centre d’information COVID-19 » proposé par Facebook ou encore à l’institutionnalisation des plateformes de prise de rendez-vous médicaux, pour ne retenir que les exemples les plus connus. La crise sanitaire semble ainsi accélérer la diffusion d’un modèle de dispositif, la plateforme numérique, à la santé et au soin. Cette dynamique concentre un faisceau de questions en lien avec les phénomènes abordés dans l’ouvrage et dont les SIC doivent se saisir : comment ces industries dites de la « désintermédiation » inséminent-elles des organisations de santé sous tension ? Dans quelle mesure participent-elles, ou non, d’une précarisation des professionnels de santé ? Ou encore, dans quelle mesure les nouvelles médiations à l’œuvre affaiblissent-elles ou renforcent-elles les logiques du care ou le potentiel émancipateur des communautés de santé en ligne ? En somme, Communications numériques en santé arrive à point nommé et constitue une base pour interroger les reconfigurations de la communication en santé actuellement à l’œuvre.