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1. INTRODUCTION

En Suisse, la communication du Conseil fédéral retient surtout l'attention lors des votations et des élections. Les ministres sont appuyés dans leur communication par leur parti. Les campagnes sont pensées et pilotées au niveau national, mais implémentées aux niveaux régional et local. En dehors de ces rendez-vous démocratiques, sa communication est limitée et balisée par les règles formelles et informelles. La pandémie de COVID-19 met l'exécutif dans une situation rare. Les mesures de semi-confinement mettent un terme à la session de printemps du parlement et privent le pays des rassemblements politiques, syndicaux et associatifs. L'exceptionnalité de la situation place le Conseil fédéral, plusieurs jours durant, seul au centre de l'espace politique, les oreilles des autres acteurs du processus politique tendues vers ses annonces politiques et ses discours publics. Notre étude porte précisément sur les discours tenus sur Twitter par le Conseil fédéral, entre le 11 et le 18 avril 2020, un moment clé de la politique de limitation de la pandémie de la COVID-19 en Suisse. Un mois plus tôt, le pays était entré, sur décision de l'exécutif, en semi-confinement.

Dans cet article, on posera d’abord la question de savoir comment les Conseillères et Conseillers fédéraux fondent leur recevabilité et leur légitimité d’action aux yeux des publics dans un contexte de crise sanitaire et de recours aux réseaux socionumériques. On s’interrogera aussi sur le type de liens établis par les Conseillers fédéraux avec les citoyens, à travers l’examen de l’activité énonciative des premiers sur la plate-forme de micro-blogage Twitter. En situation de crise sanitaire inédite, on présumera que les messages des Conseillers fédéraux convoquent des identités et des statuts participatifs bien particuliers (citoyenneté, appel à l’unité de la nation, etc.), dès lors que les citoyens à qui s’adressent ces tweets sont partie prenante d’une communitas (Turner, 1969). La période de semi-confinement peut en effet s’envisager comme un moment de suspension des hiérarchies et de la structure sociales, bref un moment de liminalité — ou de marge — dans lequel est plongée toute la société civile, dans l’attente d’une renormalisation attendue de la situation sanitaire. Ce temps de la liminalité peut ainsi aller de pair avec une mobilisation des normes et des valeurs présumées partagées, telles que la solidarité à l’égard des aînés et la préservation de la santé de ses concitoyens. 

Pour répondre à ces questions, on se propose d’analyser les messages du Conseil fédéral publiés sur Twitter pendant la période-cadre évoquée. Ce matériau a l'avantage de rendre compte de la communication des ministres à l'attention d'un public large (parlementaires, citoyennes et citoyens, membres des organisations de la société civile, journalistes, etc.) et de dégager les stratégies énonciatives des acteurs politiques clés, que furent les Conseillères et Conseillers fédéraux pendant ce premier temps de la pandémie de la COVID-19.

2. CADRAGE THEORIQUE

2.1 Communication et santé publique

La santé publique, définie par Winslow en 1920 comme « la science et l’art de prévenir la maladie, de prolonger la vie et de promouvoir la santé humaine […] » (cité par Fontanet, 2019, p. 8), a partie liée avec la communication. Les principes de base et la recherche en santé publique doivent être adressés au législateur dans son travail d'élaboration des normes et de financement des politiques, et aux autres acteurs de la santé publique, parmi lesquels le public, pour qu'ils puissent adapter leurs conduites en fonction de la communication des autorités compétentes. Le public est exposé à des programmes de prévention primaire (telle une campagne de vaccination), secondaire (comme l'identification d'une maladie dont la présence précède les symptômes) et tertiaire (quand une maladie est présente et cause des symptômes, par exemple), ainsi qu'à des données exploitables, et à des métriques qui rendent compte du développement des pratiques de santé publique (Birkhead, Morrow et Pirani, 2014). Aussi, portées par le mouvement de science citoyenne (Hand, 2010), des personnes et des organisations interviennent dès la phase de production et de collecte des données en fournissant et en reliant des informations (Tulchinsky et Varavikova, 2014). 

Le champ des études sur les liens entre santé publique et communication couvre plusieurs domaines exposés suivant le modèle de communication basique. Un premier ensemble de travaux traite de l'émetteur de la communication de santé publique et analyse son statut, qu'il soit question d'un gouvernement ou d'une administration publique, des prestataires de soins, ou encore d'une troisième personne, tel un interprète (Flores, 2005) ou un compagnon du patient (Eggly et al., 2006). Des recherches prenant acte de l'imparfaite compréhension des instructions médicales (Caren, 1997) se dédient aux stratégies et techniques de communication utilisées pour améliorer la réception des messages, en particulier auprès des personnes dotées d'une littéracie sanitaire faible (Rudd, 2007). Les pratiques misent en avant recouvrent alors le choix des termes et des informations statistiques communiquées, la participation du récepteur du message, etc. (Wolf et al., 2011). Tout en admettant l'efficacité de certaines pratiques (livrer des conseils concrets, etc.), les auteurs pointent des limites relatives au patient, telle l'anxiété ou la mauvaise compréhension de la langue (Sudore et al., 2009).

Les problématiques concernant le canal de diffusion des messages de santé publique sont parmi les plus présentes dans la littérature scientifique. Considérant que le type de canal de diffusion du message influe sur sa réception, nombre de chercheurs se sont penchés sur les rôles et effets des différents canaux en distinguant, par exemple, les canaux synchrones et asynchrones (Coiera, 1996). D’autres chercheurs ont discriminé les atouts et limites des nouveaux médias en fonction de leur agentivité. De nombreuses études ont examiné comment les principales organisations de santé utilisent les réseaux socionumériques pour diffuser des informations et établir des relations (Park, Reber et Chon, 2016). En parallèle, plusieurs travaux se sont focalisés sur l'abondance de contenus, sur les fausses informations, et sur les pratiques en ligne déviantes, tel le trolling, et les menaces qu'elles font peser sur la communication de santé publique (Broniatowski et al., 2018). 

Les recherches portant sur le contenu médiatisé s'appuient sur plusieurs types d'analyse (discours, contenu, image, etc.). Dans leur étude sur les messages de promotion de la consommation quotidienne de fruits et légumes, Kristensen, Jacobsen et Pihl-Thingvad (2018) montrent comment les chiffres (« 6 par jour ») créent une légitimité et une autorité scientifiques auprès des publics. D'autres chercheurs ont considéré les potentielles perturbations dans la diffusion. Ainsi, dans leur travail sur le milieu hospitalier, Solet et al. (2005) remarquent les effets négatifs du niveau élevé de bruit ambiant. Aussi, un ensemble de travaux porte sur l'exposition et la réception de la communication de santé publique. Inspirés, entre autres, par l'évolution de plusieurs maladies et traumatismes, des chercheurs s'intéressent aux effets de l'exposition des messages de santé publique. Ils éclairent le changement ou la persistance de comportements, le tabagisme par exemple, en lien avec l'exposition aux messages de santé publique (Schroeder, 2007). De nombreuses recherches portent sur la réception des messages de santé publique en prenant appui sur les notions d'adhésion et de non-adhésion. Très diffusées dans la documentation de l'OMS (Sabate, 2001), ces notions permettent d’évaluer l'influence des facteurs qui amènent les patients à suivre, ou non, les recommandations des prestataires de santé (DiMatteo, Reiter et Gambone, 1994). Une lecture des méta-analyses sur ce sujet amènent DiMatteo, Haskard-Zolnierek et Martin (2010) à plaider pour une approche qui intègre l'information — et plus largement la communication — ainsi que le patient, en étudiant sa motivation et sa stratégie pour suivre les recommandations de traitement.

2.2. Santé publique et énonciation gouvernementale

Dans une situation de crise sanitaire aigüe, à l’aune donc d’une pandémie (celle de la COVID-19) impliquant des mesures édictées à l’échelle nationale, la communication gouvernementale ne peut se contenter de faire acte d’informativité. Que cela soit par le truchement du rituel de la conférence de presse, mais aussi, comme on le verra, par l’usage de Twitter, le pouvoir exécutif inscrit ses mesures et actions dans une stratégie de gouvernance qui procède, entre autres, par des actes de communication. Ces derniers doivent satisfaire plusieurs fonctions : une fonction de régulation d’abord, puisqu’il s’agit de gérer globalement une situation médicale d’ordre pandémique pour assurer notamment la capacité d’accueil des places hospitalières; une fonction de prédiction ensuite, inhérente au genre délibératif (Aristote, 1991), rattachée à la préconisation d’un « devoir-faire » où lorsque prédire, c’est faire état « d’une production collective de connaissances portant sur le devenir d’un collectif. » (Hatchuel, 2000, p. 17) Ainsi, toute communication gouvernementale en situation de crise sanitaire doit parier sur la concordance entre les mesures prises et l’anticipation d’une situation à venir.

Enfin, la communication gouvernementale en matière de santé, qui plus est dans un contexte de crise pandémique, doit remplir une fonction normative destinée à « créer un imaginaire collectif qui favorise la coopération et renforce la légitimité » (Constandriopoulus, 2008, p. 196). C’est bien dans le prolongement de cette production de normes, que la communication du Conseil fédéral, lorsqu’elle transite par les réseaux socionumériques, misant donc sur l’horizontalité, escompte créer les liens qui interpellent cet imaginaire collectif et citoyen, qui a partie liée avec une « communauté imaginée » (Anderson, 1996), avec qui il s’agit de partager des normes et des valeurs pour fonder son consentement.

Sur le plan de sa communication et des discours produits, le pouvoir exécutif se présente comme le garant et le porte-voix d’un État-providence en matière de santé publique (dans la perspective d’un contrat social), une providence à l’égard de citoyens qui encourent le risque de devenir infectés, voire malades. Cet État-providence va autant s’engager dans la promotion d’actions de politique de santé publique destinées à réparer (le soin), c’est-à-dire à prendre en charge la caritas, que mettre en place des actions de prévention et de légitimation de conduites individuelles à adopter ou non. In fine, il peut s’agir pour la communication gouvernementale, et cela est le cas lors de la pandémie de COVID-19, de rendre « acceptables » toute une série de restrictions de liberté (regroupements, déplacements, pratiques liées au culte, etc.).

En accord avec une visée de bienfaisance au cœur du discours justificatif de la santé publique (Last, 1992), les gouvernants qui se déploient dans un espace public élargi, composite, se fondent sur un projet de moralisation publique (Massé, 2003). En effet, la santé, marqueur s’il en est de moralité à l’échelle de l’individu (la responsabilisation de chacun pour le maintien de son « capital santé »), est sous-tendue par un prosélytisme (Peterson et Lupton, 1996) que rendent compte des pratiques et un lexique largement promus par les médias d'information (« gestes barrières », « distanciation sociale », etc.). Lors de la pandémie de la COVID-19, mais cela vaut pour toute crise sanitaire d’envergure, un ensemble de droits et de devoirs, le fait notamment d’être protégé et de protéger autrui, a été exacerbé, en plus d’être l’objet d’incantations. Si un gouvernement parle « au nom » et en vertu d’un principe de santé publique, c’est qu’il doit essayer de faire coïncider une activité de communication, qui porte sur des décisions politiques, et un devoir de préservation de la population afférent à un principe de santé publique. À travers ses discours, un gouvernement peut être tenté d’assurer la production, la dissémination et le respect de normes (sanitaires, comportementales) auprès de la population. L’acceptabilité et le consentement de mesures prises par ledit gouvernement deviennent l’objet d’une quête, elle-même tributaire d’un dispositif de communication élargi, où les réseaux socionumériques jouent un rôle non négligeable, en raison de l'autonomie communicationnelle qu'ils consentent et leur taux de pénétration élevé au sein de la population.

2.3 La communication gouvernementale en temps de pandémie 

En Suisse, le premier cas de COVID-19 est signalé le 25 février 2020 lors d'une conférence de presse faite depuis la salle de presse du Palais du parlement par les dirigeants de l'Office fédéral de la santé publique (OFSP). Le lendemain, le Conseiller fédéral en charge de la Santé, Alain Berset, communique un renforcement des mesures visant à contenir la propagation du nouveau coronavirus. La communication gouvernementale sur la COVID-19 débute dans un contexte de crise inédit où l'attention des Suisses sur l'exécutif fédéral est maximale. II faut savoir que ce dernier se distingue des autres exécutifs européens par deux principes constitutionnels et une règle informelle : respectivement, la non-hiérarchie entre ses membres ; la non-responsabilité vis-à-vis du parlement ; et la concordance (les plus grands partis sont cooptés au gouvernement). Il compte sept membres, élus par l'Assemblée fédérale (constituée d'une chambre basse, appelée Conseil national, et d'une chambre haute, appelée Conseil aux États), et sa présidence est assumée par un membre différent chaque année. Inspirée du modèle directorial de la Révolution française (Portmann, 2009), cette conception du gouvernement vise à décentraliser et déhiérarchiser le pouvoir exécutif au profit d'un corps collégial qui doit toujours rechercher un consensus (Fleiner-Gerster, 1987).

La communication gouvernementale sur la pandémie de COVID-19 est portée en premier lieu par le nombre croissant, à partir du 12 mars, des cas confirmés et des malades hospitalisés en Suisse (145 hospitalisations le 12 mars ; 174 le 13 mars ; 200 le 14 mars ; 303 le 15 mars), ainsi que par l'évolution de la pandémie en Europe et en particulier en Italie, devenue un des épicentres du nouveau coronavirus à cette période.

En second lieu, elle est déterminée par la division du travail politique induite par l'application d'une loi. Pour régler « la protection de la population contre les maladies transmissibles », la loi fédérale sur les épidémies prévoit deux contextes : les situations particulières, dans lesquelles le Conseil fédéral prend des mesures (annulation d'une manifestation, etc.) après avoir consulté les cantons, si ces derniers ne peuvent pas (ou plus) « prévenir et combattre l’apparition et la propagation d’une maladie transmissible », et les situations extraordinaires dans lesquelles « le Conseil fédéral peut ordonner les mesures nécessaires pour tout ou partie du pays » (LEp, art.6, al.1, let.a et LEp, art.7). En définissant, le 16 mars 2020, la situation comme extraordinaire, le Conseil fédéral est fondé à prendre par série des décisions urgentes, qui visent l'ensemble du pays et ses voisins (interdiction des activités présentielles dans les écoles et les instituts délivrant des formations, fermeture de divers établissements ouverts au public, déploiement de l'armée, rétablissement des contrôles aux frontières, etc.).

Cette situation constitue une exception dans un État fédéral caractérisé par un processus politique qui diffuse le pouvoir entre plusieurs acteurs et niveaux de compétences, c'est-à-dire la Confédération, les cantons, les communes (Kriesi, 1995). Les études comparatives sur le système de santé suisse (Leu et al., 2009) et sur le modèle suisse de bien-être (Bütschi et Cattacin, 1994) témoignent de la coopération entre les trois niveaux de compétences dans l'implémentation des politiques de santé. Celle-ci se révèle également dans la diversité du système médiatique suisse, composé de médias d'information suprarégionaux, régionaux et locaux (Künzler, 2013), ainsi que dans les contenus des nouvelles des médias imprimés et audiovisuels, jamais focalisés sur un unique niveau de compétence ou un acteur central. Or, l'effet visible de la centralisation des décisions au niveau du Conseil fédéral est la diminution des prérogatives politiques et de la place médiatique des autres acteurs politiques — et inversement l'augmentation de celle du gouvernement, en particulier Alain Berset, ministre de la Santé, et Simonetta Sommaruga, présidente du Conseil fédéral.

Une seconde disposition contenue dans la même loi agit sur la communication au sujet de la COVID-19. L'article 9 assigne à l'Office fédéral de la santé publique la mission de diffuser « à intervalles réguliers des relevés et des analyses relatifs à la nature, à l’apparition, aux causes et à la propagation des maladies transmissibles » (LEp, art.9, al.2), ainsi que des recommandations adaptées « régulièrement à l’état de la science » (LEp, art. 9, al. 3). Cette disposition porte l'OFSP, et au-delà, l'ensemble du département dirigé par le Conseiller fédéral Alain Berset, à diffuser des messages de prévention, livrer des renseignements, fournir un rapport quotidien sur la situation épidémiologique, etc. Les responsables de l'OFSP, ainsi que le ministre de la Santé, communiquent en ayant recours à des données statistiques et, conformément à la LEp, à des études scientifiques. 

Deux difficultés, communes à tous les dirigeants appelés à informer régulièrement sur la COVID-19, se présentent devant les responsables de l'OFSP, en plus des fake news. La première consiste à ce que les conclusions sur lesquelles ont été fondées leurs décisions de santé publique se révèlent, quelque temps après, contredites par de nouvelles études (Scheufele et al., 2020) — on pense au port du masque dans les lieux publics. La seconde réside dans les entrevues en direct accordées aux journalistes et dont les questions quelquefois mettent en « crise » leurs décisions. Ainsi, dans le téléjournal du 3 avril 2020 de la Radio Télévision Suisse, le présentateur interroge Alain Berset sur l'extension du port du masque à un moment où ces protections sont réservées aux patients et au personnel médical et soignant : « est-ce qu'on peut imaginer, on le voit en Autriche, un usage plus large des masques ? »

La communication gouvernementale au sujet de la COVID-19 s'appuie aussi sur le degré de confiance de la population vis-à-vis des institutions du pays. Une baisse de confiance s'est faite sentir en Suisse, en 2019, envers plusieurs institutions et même dans une grande ampleur pour certaines d'entre elles (l'Union européenne, les Églises). Toutefois, le taux de confiance envers les institutions est supérieur à celui des pays voisins (police 72 %, Tribunal fédéral 66 % selon une étude du gfs.bern en 2019). Le Conseil fédéral obtient un taux de confiance de 50 %, contre 45 % en moyenne dans l'ensemble des pays de l'OCDE (OCDE, 2019). Notons qu'un constat similaire se dégage quant à la confiance portée aux canaux à travers lesquels la communication institutionnelle s'opère.

3. MÉTHODOLOGIE ET DONNÉES

Cette étude se fonde sur des publications émises sur le réseau socionumérique Twitter par le Conseil fédéral, et spécifiquement par deux Conseillers fédéraux : Simonetta Sommaruga et Alain Berset. Ces deux membres du collège gouvernemental se trouvent au cœur de la politique de limitation de la pandémie en Suisse en raison des postes qu'ils occupent. La première assume la présidence tournante de la Confédération en 2020 ; le second est chef du Département fédéral de l’intérieur, et, à ce titre, est responsable de la politique nationale de la santé. Les publications sur Twitter des deux membres de l'exécutif ont été extraites sur une période-cadre allant du 11 au 18 avril 2020. Près d'un mois après l'entrée de la Suisse en semi-confinement, cette période est décisive dans l'implémentation des mesures prises pour réduire les chiffres des nouveaux cas confirmés, des hospitalisations et des décès. 

Le recueil des messages des Conseillers fédéraux s'est fait par le logiciel NodeXL. Les tweets postés dans les trois langues nationales (allemand, français, italien), en plus de l'anglais, ont été réunis. La même publication traduite en plusieurs langues (une option choisie par Alain Berset) a été comptabilisée une fois seulement. N'ont pas non plus été gardés pour l'analyse, les (rares) retweets des Conseillers fédéraux. 

Sur cette période, la présidente Simonetta Sommaruga poste six (6) messages et le ministre de la Santé Alain Berset trois (3). Pour estimer ce volume, nous avons comparé leurs activités respectives sur Twitter avec trois autres acteurs. Parmi eux, deux acteurs nationaux et un acteur international : il s'agit du président ou de la présidente de l'Assemblée fédérale, de l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) et de l'OMS. La comparaison a été menée sur la même période, du 11 avril au 18 avril, durant les années 2020, 2019 et 2018. Précisons qu'en 2018, la présidence de la Confédération était assumée par Alain Berset. 

Le graphique 1 montre que la COVID-19 a un effet contrasté sur les différents acteurs sélectionnés. Le compte Twitter de l'OMS (en anglais WHO) est très sensible à la pandémie. Sur les 69 messages publiés par l'organisation (contre 47 en 2019 et 39 en 2018), 54 concernent la COVID-19. Le compte de l'OFSP (BAG-OFSP-UFSP) est moins sollicité, 16 tweets en 2020 (contre 7 en 2019) ; mais tous les messages de l'OFSP portent sur la COVID-19. Les acteurs politiques sont moins sensibles à la pandémie. La présidente de l'Assemblée fédérale pour l'année 2020, Isabelle Moret, qui possède un compte Twitter, ne poste aucun message durant cette période. Le volume d'activité des deux Conseillers fédéraux est différent. Le ministre de la Santé publie le même nombre de tweets en 2018 et en 2020 durant la période retenue ; Simonetta Sommaruga fait un usage plus intensif en 2020 qu'en 2018, 6 tweets, tous liés au nouveau coronavirus, sont visibles sur son compte.

Figure

Graphique 1 : Tweets du 11 avril au 18 avril 2018, 2019 et 2020

-> Voir la liste des figures

Dans la suite de cet article, et sur la base de la même période-cadre, on se propose de mener une analyse de discours portant sur les tweets publiés par les deux Conseillers fédéraux portant sur la COVID-19, à savoir Alain Berset et Simonetta Sommaruga. Chacun des tweets analysés représente un enjeu fort de construction d’une position particulière du gouvernement par rapport à  la gestion de la crise sanitaire, et à l’établissement d’une relation avec les citoyens, destinataires génériques de cette communication.

Pour mener cette analyse de discours, l’approche privilégiée sera celle de la linguistique de l’énonciation. Cette discipline envisage le locuteur, promu au statut de sujet à part entière, comme impliqué et responsable dans une activité énonciative librement choisie. Alors que les structuralistes prônaient un « Ça parle pour moi », la linguistique de l’énonciation voit en la personne du sujet parlant, un tacticien faisant acte de réflexivité sur sa pratique langagière. Rappelons que si l’examen du discours peut donner lieu à des recensements thématiques et à des analyses de contenu toujours utiles pour dégager le sens « manifeste » d’un texte, la linguistique de l’énonciation, à la suite du travail inaugural de Benveniste (1966), envisage les mises en fonctionnement de la langue par l’acte individuel de son utilisation : à l’aune de son appropriation de la langue, le sujet parlant tend alors à laisser des marques formelles dans ses énoncés. L’opposition entre dictum (le contenu propositionnel) et modus (l’opérateur de modalité) évoquée par Benveniste traduit la distinction qu’il s’agit d’établir entre le résultat de l’énonciation (l’énoncé) et l’usage de la langue par un sujet parlant, dans une situation de communication donnée (l’énonciation). 

Dès lors, pour la linguistique de l’énonciation, le fondement de la subjectivité en jeu dans un discours passe par l’examen d’un ensemble d’indicateurs ou de traces laissées par le sujet parlant. Pour cette approche donc, dire c’est « se dire et dire sur l’autre », dans la mesure où le locuteur est appelé à établir une relation, d’une part, avec son énoncé (implication vs désengagement, prudence vs catégorique), et, d’autre part, avec son interlocuteur ou son destinataire. De telle sorte, la linguistique de l’énonciation envisage notamment les indicateurs suivants :

  • embrayeurs de personnes;

  • déictiques spatiaux et temporels;

  • modalisations de l’énoncé et de l’énonciation.

Dans les travaux contemporains (Kerbrat-Orecchioni, 2002 ; Charon, 2006 ; Rabatel, 2004), les marques de subjectivité présentes dans un discours sont aussi examinées en tenant compte des usages des substantifs, des appréciatifs (épithètes), des termes d’adresse (opérateurs de catégorisation de la figure de l’autre), mais aussi des embrayeurs de personne, voire des déictiques spatiaux et temporels (adverbes de temps et de lieu). Dans la mesure où l’on souhaite rendre compte du lien instauré par les Conseillers fédéraux avec les citoyens, on repérera certaines catégories de modalités, notamment épistémiques (degré de certitude dans les assertions émises) ou volitives (la manifestation d’un « vouloir-faire »), mais aussi des embrayeurs de personnes, qui déterminent l’implication vs l’effacement du locuteur vis-à-vis de son discours, tout comme les éventuels ralliements à une communauté de parole (ex. : le « nous inclusif » des citoyens, du genre humain, etc.). On présume, en outre, que même dans un discours monologique (la rédaction d’un tweet), se met en place un niveau communicationnel (Charaudeau, 1995) qui se subdivise en un « espace thématique » (le fait de dire et de gérer des thèmes de discussion), en un « espace de locution » (légitimer le fait de dire) et en un « espace de relation » (états socioaffectifs établis entre les partenaires d’une interaction). Ce sont ces deux derniers espaces qui nous occuperont, d’autant que dans l’espace de relation, c’est moins la plus-value de la transmission d’informations qui est en jeu — informations d’ailleurs reprises et souvent relayées par les médias d’information — que la construction de cette dimension relationnelle propre à toute communication, et mise en avant notamment par l’École de Palo Alto (Watzlawick, Jackson et Beauvin, 2014).

Dans le prolongement d’une pragmatique des actes de langage (Searle, 1982), on tiendra aussi compte de l’hétérogénéité des actes proférés par les Conseillers fédéraux dans leurs tweets. Ces actes mettent en rapport le locuteur d’une part avec un univers référentiel, à savoir avec la réalité de la crise sanitaire, et d’autre part avec la figure d’un tiers (opposants, alliés, mais surtout la figure des destinataires-citoyens dans notre recherche). On procèdera au repérage de ces actes de langage, on pense ici notamment aux assertifs qui décrivent, évoquent, voire expliquent, la réalité de la crise (assertifs déictisés vs « assertions généralisantes », Ali Bouacha, 1992), aux directifs destinés à infléchir la conduite des citoyens, ou encore aux expressifs qui manifestent un état psychologique des Conseillers fédéraux. Dans un contexte où des mesures politiques et sanitaires vont à l’encontre de nombre de libertés individuelles, les recommandations, conseils ou mises en garde sont autant des marqueurs de normes de conduite que l’on cherche à faire adopter à l’autre. 

Plutôt que de quantifier ces actes (Saint Pierre, 1989), on déterminera la posture énonciative adoptée par les Conseillers fédéraux. On ciblera les rôles discursifs (Charaudeau, 2013) et partant, les places qui se construisent ou sont revendiquées par les Conseillers fédéraux dans leurs tweets. L’approche pragmatique offre ainsi des clés d’entrée utiles pour saisir comment les politiques établissent, voire rétablissent, des liens — appel à une auctoritas, liens de sympathie via des actes expressifs — avec les citoyens, dans des circonstances pandémiques où ces liens sont menacés et doivent être réaffirmés. En filigrane, notre interrogation portera sur la façon dont le pouvoir politique parvient à donner force de légitimation aux mesures sanitaires édictées.

4. ANALYSE

4.1 Le Conseil fédéral : vers une recherche de consentement ?

Dotés d’un capital de popularité au sein des membres du pouvoir exécutif suisse, Alain Berset et Simonetta Sommaruga sont les deux Conseillers fédéraux ayant publié sur Twitter lors de cette période. Ces derniers sont d’ailleurs directement concernés par la crise de la COVID-19, puisque le premier est ministre de la Santé et la seconde, présidente de la Confédération. Si le genre « conférence de presse » fut un mode de communication gouvernementale institutionnalisée, largement usité en Suisse, lorsqu’il s’est agi de faire l’état des lieux pendant le climax de la crise, il n’en demeure pas moins que les messages sur Twitter, publiés avec parcimonie par les Conseillers fédéraux, présentent des traits remarquables.

En effet, contrairement à des communiqués ou à des conférences de presse, formats monologiques par excellence, les tweets de ces deux Conseillers fédéraux s’exposent davantage à un dialogisme et appellent une responsabilité énonciative plus individuelle. En cela, si la cursivité attendue d’un tweet permet de condenser l’« esprit » du message émis — a fonction péritextuelle du tweet lorsque la conférence de presse est le texte (cf. Genette, 1967) — elle rend encore plus essentielle la relation à établir avec les citoyens : la faible plus-value informative qu’autorise Twitter va de pair avec une priorisation de la dimension relationnelle. Ainsi, quand bien même les tweets sont rares lors de cette première séquence de crise de la COVID-19, chacun d’eux fonctionne aussi comme mode de légitimation privilégié de l’action gouvernementale. Les contraintes du micro-blogage, tout comme la « vividicité » (Niesbett et Ross, 1980) escomptée des messages qui y sont publiés, prédisposent à la construction de rapports de places (Kerbrat-Orecchioni, 1991) particulières entre ces deux Conseillers fédéraux et les citoyens, rapports qu’il va s’agir d’étudier à présent.

Ainsi, pour les représentants du pouvoir exécutif suisse, et contrairement à leurs homologues, par exemple Donald Trump (Boczkowski et Papacharissi, 2018) aux États-Unis, Twitter n’advient pas comme une plateforme d’induction ou de relais d’opinions. Les messages y sont davantage initiatifs que réactifs, plus informatifs qu’évaluatifs ou polémiques. Si Twitter fait caisse de résonance, c’est d’abord auprès de certaines niches de la population (CSP+ et classe d'âge 20-35 ans). Alain Berset publie ainsi trois tweets, alors que Simonetta Sommaruga en publie quatre, dont trois consacrés à la COVID-19. 

In der Krise kommen viele unserer Stärken besonders zur Geltung: Dazu gehört die gegenseitige Unterstützung, wir schken Zeit und spenden Hilfe. #CororaInfoCH #SwissSolidarity[1] (Tweet #1, le 16 avril 2020)

Die Bevölkerung trägt unsere Massnahmen mit und sie wirken. Nun können wir die Einschränkungen lockern, das gibt uns eine Perspektive. #CoronaInfoCH[2] (Tweet #2, le 16 avril 2020)

En conformité avec le principe constitutionnel de collégialité, Simonetta Sommaruga, ni cheffe des armées, ni porteuse de la voix de la Nation, endosse plutôt le rôle de cheffe d’orchestre dans ses deux tweets : elle donne le « la » des mesures sanitaires. Elle publie des tweets, les 16, 17 et 18 avril 2020, soit un peu plus d’une semaine avant l’application du plan de réouverture des commerces et, partant, la fin annoncée du semi-confinement (26 avril 2020). Prônant une vision irénique de la communauté sociale, la présidente entend nouer une relation de « proxémisation » avec les citoyens. L’assertion généralisante non-déictisée que la présidente énonce dans son premier tweet, « dans la crise, bon nombre de nos forces prennent tout leur sens », se constitue comme un énoncé à consonance proverbiale (Maingueneau et Gresillon, 1984). S’y joue une opération de captation de l’autorité conférée aux énoncés de la vox publica, celle rattachée à un « on-dit » ou un « on-sait » : cette captation de genre (Maingueneau, 1991, p. 117) consiste en un effacement d’un locuteur « derrière un genre de discours déterminé » (ibid.), à savoir derrière la structure apparente d’un énoncé proverbial dont la valeur de vérité tend à avoir une portée universelle, à tout le moins générale. Apparentée à un énoncé clos, cette phrase devient difficilement contestable. Dans les faits, l’emprunt à une énonciation proverbiale inscrit la présidente de la Confédération de plain-pied dans un discours qui élude la présence de la figure d’un tiers (adversaire, autorité citée et alliée). Alors que les récits politiques mis en scène dans les médias d’information et sur les réseaux socionumériques font le plus souvent intervenir des actants (Greimas, 1966), dans le tweet #1 de Simonetta Sommaruga, le seul horizon demeure la victoire face au virus de la COVID-19. Si dans nombre de séquences de récits en lien avec une situation de crise sanitaire ou médicale, le binôme d’actants « adjuvant(s) et opposant(s) », permet notamment de légitimer les épreuves auxquelles font face des acteurs (instance médicale, population), en revanche, dans ces tweets, ce binôme figure d’abonné absent. A titre d’exemple, dans des actes narratifs se rapportant à une épreuve de don d’organes (Amey et Hammer, 2010) les liens entre un donateur, une équipe médicale (chirurgien et personnel soignant) et un patient sont largement mobilisés. De tels adjuvants et opposants sont cependant rarement convoqués dans les tweets des Conseillers fédéraux lors de cette séquence de crise de la COVID-19 : les épreuves traversées par la population, entendue comme un collectif, appellent plutôt un idéal de soutien, un altruisme, bref se fondent sur des valeurs de bienveillance pour autrui (Schwarz, 1996).

Au prisme de la posture énonciative adoptée par la présidente de la Confédération, l’assertif prédomine. La puissance descriptive, évocative ou explicative de cette catégorie d’acte de langage vise à rendre les mots conformes au monde (Searles, 1982) et donc à faire en sorte que ces mêmes mots soient en mesure de « dire » la situation sanitaire au temps T, à défaut de prédire la situation future. En revanche, les directifs destinés à modifier le réel (les conduites notamment), avec leur lot de recommandations, d’injonctions et d’interdits, sont in absentia, au sens où toute la communication politique du Conseil fédéral en matière de gestion de la crise sanitaire repose sur une mobilisation par le consentement. Autrement dit ici, l’absence de « devoir-faire » vs « devoir-ne pas faire » dans les publications de Simonetta Sommaruga, plus particulièrement dans le tweet #1, n’est pas surprenante eu égard à la relation plus horizontale, et moins surplombante, qu’elle semble vouloir nouer avec les citoyens.

En proposant des mesures pour faire face à la situation de crise sanitaire, le Conseil fédéral, par la voix de sa présidente, a donc fait le pari de promouvoir un lien de consentement vertueux avec la population. Cet appel à la vertu procède d’abord de l’usage d’un lexique (aide, temps) et par la répétition d’un verbe oblatif qui souligne les efforts déployés par la collectivité (« nous donnons du temps », « nous donner de l’aide »). Ensuite, l’appel au consentement passe aussi par le choix des marqueurs de personne qui permettent d’associer la population à cette action commune : ainsi, dans le tweet #1, l’embrayeur de personne prédominant est un « nous » inclusif large, dit aussi « nous générique » (Labbé, 1998; Ladegen et Wagerner, 2020), dont l’usage traduit non pas un rapport d’opposition vis-à-vis d’une figure d’adversité, mais un appel au ralliement de la population aux mesures gouvernementales. Dans une conjoncture où peuvent prévaloir des réflexes de repli sur la sphère privée, les politiques entendent resserrer les liens d’une communauté nationale. Alors que la societas est en suspens, menacée, affaiblie même dans son mode d’organisation, la communitas (Turner, 1969) peut s’installer durant une séquence de plusieurs semaines, étape de « liminalité » donc, avant que la societas ne reprenne ses droits. En cela, la période de semi-confinement (16 mars - 26 avril) s’envisage bien comme un état transitionnel où les dispositions à l’égalité (des droits et des devoirs, de condition) et la solidarité (intergénérationnelle, envers le personnel soignant) sont revalorisées.

Sur le plan des substantifs vs syntagmes utilisés, et au regard des « opérations d’identification » (Charaudeau,1995) ou de désignation du réel, signalons que le substantif « crise », mentionné par la présidente de la Confédération dans son tweet du 16 avril 2020, a une portée générique qui ne s’applique pas spécifiquement à la COVID-19 : Simonetta Sommaruga évite de facto de faire appel au très couru syntagme « crise sanitaire », privilégiant plutôt une montée en généralité et une normativité de la gestion de toute situation de crise. Avec l’énoncé, « dans la crise, nombre de nos forces prennent leur sens » l’appel à une valeur commune — ici, les efforts déployés durant toute épreuve sont pourvoyeurs de sens — est de mise, et s’accompagne d’une absence de déictiques spatiaux ou temporels.

4.2 Temporalité de l’action du gouvernement 

Reste qu’à travers ces fragments discursifs constitués par les laconiques tweets des Conseillers fédéraux, se dessine un enjeu essentiel : les liens d’adhésion que le gouvernement entend nouer, par son discours, avec les citoyens. L’énoncé « la population soutient nos mesures », vœux pieux ou réalité attestée, se conjugue à l’instar d’une prophétie autoréalisatrice — ou quand dire X, c’est faire advenir X — et revient à affirmer et surtout à (pré)dire cette communauté de destin à laquelle le citoyen devrait adhérer, gage de réussite des mesures gouvernementales (arrêt des activités scolaires en présentiel, maintien de la distanciation sociale, etc.). Un tel énoncé n’a cependant de recevabilité dans l’espace public que si un consensus préalable ou présumé se dessine autours de ces mesures. Le verbe « soutenir », bien que décliné au présent, participe à cimenter une croyance en ce lien de confiance : la prophétie, sans être ici une projection vers un avenir (temps du futur simple), engage une normalisation d’un rapport fiduciaire avec la population. Sur le plan rhétorique et argumentatif, les travaux sur les prophéties autoréalisatrices ont été légion. Ils tendent à montrer que l’évocation d’une conséquence, positive ou non, préside à la croyance et constitue un levier persuasif non négligeable, indépendamment des conduites suscitées par ladite croyance (Gosselin, 1998). A cet égard, ce sont souvent les attentes et la force de conviction que manifestent ceux qui énoncent un état de croyance qui conditionnent l’acceptabilité de ladite croyance. Asserter le soutien de la population à l’action gouvernementale apparaît, cela dit, peu prudentiel, sujet à réfutation pour certains, mais la présidente, en faisant fi de toute modalisation, fait le pari que « le dire, c’est y croire déjà ».

Malgré l’auctoritas dont peut se targuer la présidente de la Confédération dans le tweet #1, celle-ci prend soin de se distancer de la verticalité pédagogique observable auprès d’autres gouvernements. Quant à la scénographie (Maingueneau, 1987) en jeu, cet horizon de l’avenir, ou temps parfois idéalisé du passé, postérieur ou antérieur à l’action, on dira qu’elle inscrit l’agir sur le court terme — la réouverture autorisée des commerces — dans un calendrier, lui-même soumis à l’incertitude de la situation sanitaire à venir. Un jour après la publication des deux tweets du 16 avril, Simonetta Sommaruga publie un troisième message sur Twitter :

Le Conseil fédéral a choisi une voie médiane et un processus par étapes. Son but : protéger tout d’abord la santé, mais aussi limiter les dégâts économiques. (Tweet #3, le 17 avril 2020)

Dans cette dernière publication prévaut une recherche de compromis, mais aussi une volonté affichée de concilier à la fois la préservation de la santé publique et le maintien d’une activité économique, une conciliation qui se traduit par le choix du semi-confinement. L’action politique s’inscrit alors bien dans une visée téléologique. La progressivité des mesures et le principe de prudence sont énoncés dans le tweet #4 publié de la présidente du Conseil fédéral : 

Wir machen keine Versprechungen ins Blaue hinaus, sondern planen einen Schritt nach dem anderen.[3] (Tweet #4, le 18 avril 2020) 

Cette politique du « petit pas » s’inscrit dans une disposition prudentielle (la phronésis aristotélicienne), faite de modération et de précaution. L’autre Conseiller fédéral en première ligne lors de la crise de la COVID-19, Alain Berset, lui aussi présent sur les réseaux sociaux, n’est pas en reste. II obtient même un momentum de célébrité sur les réseaux socionumériques en publiant le tweet suivant : 

L'assouplissement progressif crée une sécurité et des perspectives de planification. Ce sont les premiers pas que nous pouvons faire dans la situation actuelle. Les règles d'hygiène et de distance continuent de s'appliquer. Notre objectif : la normalité. Aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire. (Tweet #5, le 16 avril 2020) 

Dans le tweet #4, l'exhortation de la population n’est pas de rigueur. Le recours au déictique collectif (« nous ») permet de marquer la voix d’un chœur, celle d’un pouvoir exécutif fondé sur un principe de collégialité, legs des institutions du Directoire français (Portmann, 2009). Ce « nous » suppose ainsi que le gouvernement, qui, bien que composé de plusieurs Conseillers fédéraux, s'exprime d’une seule voix. À l’instar de la présidente de la Confédération, le Conseiller fédéral en charge de la Santé manifeste une faible agentivité dans ses phrases (cf. tweet #5) : il invisibilise les sujets agissants, n’interpelle pas le citoyen, construit ses énoncés autour de tournures passives (ex. : « les règles d’hygiène et de distance continuent de s’appliquer », cf. tweet #5).  

Mais Alain Berset est surtout parvenu à faire passer à la postérité l’un de ses énoncés, a priori oxymorique, destiné à exprimer un « vouloir-faire », à savoir le désir de retourner à la normalité d’une situation pré-crise, « aussi vite que possible mais aussi lentement que nécessaire ». Cet énoncé va être abondamment repris, cité, pastiché, cristallisant une certaine sympathie sur la personne même du Conseiller fédéral : sur les réseaux socionumériques, nombre de reprises et de parodies virent le jour et cet énoncé fût même à la source d’initiatives plus individuelles, tels ces tee-shirts imprimés à l’effigie de ce slogan. 

Réinstaurer au plus vite, mais par paliers successifs et graduels, la normalité après la période de semi-confinement est le credo soutenu par Alain Berset. Jonglant tant bien que mal avec les modalités du possible vs nécessaire, usant d’évaluatifs adverbiaux a priori antinomiques (« Aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire », cf. tweet #5), Alain Berset parvint à faire mouche avec ce slogan. L’inscription de cette phrase dans la temporalité du présent confère une continuité d’action en cours, et évite par là même la tentation de recourir à un argument pragmatique (Plantin, 1996). L’argument pragmatique aurait en effet pu consister ici à faire état des conséquences indésirables d’une non-adoption des mesures édictées, mais pareille menace n’a été formulée par aucun des Conseillers fédéraux. Lors de cette crise sanitaire inédite, le gouvernement suisse a voulu parier sur le retour à la normalité — une visée de réassurance attendue — et a préféré dire l’action en cours par une stratégie d’euphémisation (« Les règles d'hygiène et de distance continuent de s'appliquer », cf. tweet #5), en évitant les appels à la peur ou à la culpabilité. 

À cela s’ajoute le fait que, dans l’optique de cautionner l’action du gouvernement, Alain Berset mise sur la valeur de l’exemple et la « vérité » du terrain où se déploie la lutte contre la COVID-19. Dans un message (tweet #6) publié le 14 avril 2020, le ministre de la Santé exhibe une série de photographies, avec un texte qui remplit la fonction d’ancrage de l’image iconique, et fait office de légende. Ces photographies exhibent des scènes de la vie « sanitaire » quotidienne. 

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Image 1 : tweet #6 d’Alain Berset

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Dans ce dernier tweet, l’adjectif subjectif non-axiologique « Eindrücklicher », traduit par « impressionnant » (Kerbrat-Orecchioni, 2002), utilisé pour qualifier les réalités montrées s’envisage comme une modalité d’autocélébration des efforts déployés par les autorités suisses. Celles-ci valorisent, par l’image, l’efficacité d’une partie du dispositif médico-sanitaire mis en place : tests, recherche scientifique pour la découverte d’un vaccin anti-COVID-19 et activités de relai par la communication publique des acteurs politiques participent d’un processus en chaîne dont les photographies se veulent la « preuve ». L’évocation d’une situation sanitaire géographiquement localisée — proche de Berne (Köniz) — a valeur d’exemple, et fonctionne comme un token révélant les efforts réalisés par l’ensemble des cantons suisses. Ces photographies ne montrent cependant ni le personnel hospitalier, pourtant en première ligne lors de l’épisode de pandémie de mars et avril 2020, ni la figure des malades, évitant en cela toute charge pathémique qui y serait associée. Sur ces images, on voit l’action, certes figée, menée par des acteurs officiels, à savoir les politiques en lien étroit avec le terrain, et par une chercheuse en laboratoire qui participe aux tests de la population ou à la recherche d’un vaccin. 

Un dernier tweet (#7) du ministre de la Santé publié le 11 avril mérite notre attention. Publié, quelques jours plus tôt, ce message est l'occasion pour Alain Berset de se poser comme incitateur d’un jeu en ligne (Bunny Madness), aux vertus pédagogiques, jeu qui fut proposé à l’époque par l’Office fédéral de la santé publique : 

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Image 2 : tweet #7 d’Alain Berset

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S’essayant dans cette publication (tweet #7) de rendre compatibles des recommandations sanitaires et les aspirations vidéoludiques d’une partie de la population, notamment les plus jeunes, Alain Berset surfe sur une logique séductive. Apparenté aux nudges (Thaler et Sunstein, 2012), ce procédé crée les conditions d’un choix librement consenti par un public confronté à deux options de conduite. Ici, il s’agit d’inciter au téléchargement d’un jeu mesurant, dans l’univers virtuel, la maîtrise des critères de distanciation sociale. À cet égard, et comme le rappelle Cambon (2016), « les leviers mobilisés dans le nudge sont le choix par défaut, l’incitation forte à suivre la norme (sociale, morale), l’accentuation de la perte, la mise en collectif d’engagements pour favoriser l’émulation et le recours aux jeux ». Le recours à une apocope (« télécharger l’app ») en phase avec le « parler jeune », tout comme la profération d’un acte de langage indirect (« Amusez-vous bien »), marquent un réinvestissement du ludique dans un climat social, à l’époque, plutôt anxiogène. 

5. CONCLUSION

Au sortir de notre recherche, on relèvera que les publications sur Twitter d’Alain Berset et de Simonetta Sommaruga lors de la semaine du 11 au 18 avril 2020, obéissaient à des logiques discursives stabilisées. Lors de cette séquence de crise exceptionnelle, la présidente de la Confédération a intensifié le nombre de ses publications sur Twitter en assumant un rôle plus affirmé, alors que l’Office fédéral de la santé publique a fait un focus sur la crise, en se positionnant comme instance de médiation entre la population et le gouvernement. L’OFSP a ainsi priorisé sa communication autour de la thématique de la crise — 54 tweets sur 69 s’y rapportent — tenant un rôle d’ordonnateur des moyens et mesures à prendre dans cette situation extraordinaire de pandémie. 

L’analyse de discours portant spécifiquement sur les tweets des deux Conseillers fédéraux, aux avant-postes de la communication gouvernementale, Alain Berset et Simonetta Sommaruga, est riche d’enseignement. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le gouvernement aurait un intérêt fort à légitimer ses actions, à recourir à la parole d’experts et à prendre appui sur des résultats ou études scientifiques — qui étaient et restent soumis à l’incertitude— pour légitimer son action, on constate que les tweets des deux Conseillers fédéraux évoquent davantage l’action en cours avec, en point de mire, une focalisation sur les objectifs de normalisation d’une situation de crise. S’exprimant au diapason, les deux Conseillers fédéraux évitent toute forme d’appel pathémique (appel à la peur, discours de déploration) en s’adressant à la population, et ne produisent pas d’actes directifs (recommandations, incitations, mises en garde). Chapeautant la communication gouvernementale, la présidente privilégie l’appel à la solidarité, la convocation d’un « nous inclusif », et manifeste une volonté de cimenter un lien propre à une communauté de citoyens pour restaurer la societas dans des conditions de prudence toute helvétique. De plus, en souhaitant solliciter la confiance de la population, Alain Berset valorise l’efficacité du dispositif médico-sanitaire et légitime les mesures prises par le gouvernement. Tout laisse à penser que l'exécutif tend à établir une relation de proximité avec les citoyens, sans pédagogie superfétatoire, sans adopter non plus une posture en surplomb. Qu’Alain Berset, ministre de la Santé, tout de même, puisse promouvoir un jeu vidéo en ligne traduit bien l’orientation pragmatique d’un gouvernement qui fait l’économie, sur Twitter, des connaissances scientifiques, qui justifieraient, à juste titre ou non, les mesures prises. Est privilégié plutôt le déroulé des étapes à mener pour renormaliser la situation.

Cette recherche augure d’une continuité qui pourrait mener à orienter l’analyse sur les publications des autres acteurs, non-institutionnels ceux-ci, et qui ont largement pris possession de l’espace public lors de cette période de crise. Car, si la communication gouvernementale semble obéir à des régularités compositionnelles en termes d’énonciation et d’actes de langage proférés, avec une prédominance d’actes assertifs qui délimitent la programmatique à venir de l’action politique, il est vrai que des intellectuels, des associations, etc. investissent aussi cet espace de parole, selon des registres de parole hétérogènes. L’intérêt serait alors de rendre compte des formations d’opinions, des discours marqués par la controverse, notamment eu égard à l’origine du virus et à l’efficacité — ou non — des traitements face à la COVID-19. Au-delà d’une mobilisation par le consentement à laquelle opère la communication gouvernementale, il existe aussi, sur Twitter, une large place pour la polémique et la discorde.