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Par les films, la musique ou les jeux vidéo, la culture populaire reflète et renforce les perceptions de l’Autre et de soi. Son influence teinte la politique internationale, que ce soit par la popularisation, la contestation ou la reproduction de discours politiques (Robinson, 2015). Elle combat ou propage les stéréotypes de lieux ou de personnes (Sugawa-Shimada, 2015 ; Weatherby et Vidon, 2018). Elle renforce ou annihile le sentiment de sécurité (Macleod, 2016), assoit ou déboulonne le jugement sur les mœurs d’une nation (Sugawa-Shimada, 2015). La valence, positive ou négative, qu’elle induit renforcera ces représentations, qui réalimenteront à leur tour la culture populaire. Ainsi, les enjeux sociaux et politiques d’un pays se répercuteront sur les thématiques des productions cinématographiques (Robinson, 2015). Par exemple, à sa sortie, Star Trek a engendré un vaste soutien à l’égard des projets de la NASA en développant un imaginaire associé à la « conquête » de l’espace et en permettant à la population américaine de rêver de carrière d’astronaute (Edwards, 2014). La culture populaire influence également le tourisme, ce qui nous intéresse ici, par la propagation d’images, de représentations et d’émotions qui donnent le goût du voyage (Beeton, 2006 ; Roesch, 2009).‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬ Et à son tour, le tourisme alimentera la culture populaire.‬‬

La culture populaire véhicule donc des images issues de situations réelles ou fictives qui s’ajoutent à l’image d’une destination, la modifiant parfois. Elles contribuent au « cercle des représentations » (Jenkins, 2003). Ce phénomène se produit lorsque les mêmes images sont diffusées et reprises par divers publics, à tel point qu’elles finissent par devenir la seule représentation du lieu. Ces images deviennent un véritable reflet de la destination, parfois même le seul qu’une personne connaîtra (Garrod, 2009 ; Adams et Jansson, 2012 ; Gyimóthy, 2018). En arrivant à destination, le touriste voit le paysage, le reconnaît « et le considère comme authentique, car il correspond à l’image qu’il en a déjà, par extension, il pensera que les expériences qu’il y vivra le seront aussi » (St-Pierre, 2018 : 18). Le touriste ajoute alors ses images à ce cercle en les partageant dans son réseau. Si les ciné-touristes reproduisent les images qu’on leur propose, ils ont aussi la capacité de transformer ce cercle des représentations en cherchant les lieux de la fiction, même lorsqu’ils sont non touristiques.

En 2016, Goblin. The Lonely and Great God (Goblin pour la suite), une série télévisée sud-coréenne, est tournée en partie dans la ville de Québec. À la suite de la diffusion, la ville connaît une réelle effervescence de la fréquentation touristique de la part de la clientèle asiatique, notamment sud-coréenne, qui désire explorer les lieux où la série s’est déroulée et a été tournée. La fréquentation de certains établissements et sites touristiques visibles dans la série a ainsi largement augmenté. Reste à savoir si cette tendance se maintiendra dans le temps. Si ce phénomène de tourisme de contenu est fréquent et bien documenté (Beeton, 2006 ; Roesch, 2009), il a également donné lieu à un comportement beaucoup moins étudié, celui de la fréquentation de sites non touristiques et excentrés par rapport aux centres touristiques.

C’est ainsi qu’il est intéressant d’étudier le phénomène du ciné-tourisme en utilisant l’influence de la série Goblin sur la fréquentation de différents sites de la ville de Québec. Trois objectifs sont donc visés par cet article : 1) évaluer l’impact de la venue de touristes à la suite d’une production cinématographique ; 2) démontrer comment une œuvre de culture populaire peut influencer l’aménagement et la consommation d’une destination ; 3) analyser la façon dont les ciné-touristes influencent le cercle des représentations par le recours aux médias sociaux et en diffusant des images de lieux non touristiques.

Pour y arriver, plusieurs méthodes ont été mobilisées. L’évaluation des impacts a été réalisée par la consultation des statistiques officielles. L’analyse de données issues de Google Trends, des points de vue spatial (Corée du Sud) et temporel (de 2016, année du tournage, au moment de la rédaction de cet article, juin 2020), visait à comprendre l’évolution de l’attachement à la série ainsi que l’intérêt envers les lieux de tournage[1].

L’évaluation des impacts et l’analyse de l’influence de la série sur l’aménagement et la consommation de la destination ont été réalisées à la suite d’entretiens auprès d’acteurs de l’industrie touristique de Québec.

L’observation non participante sur les lieux de tournage de la série à Québec a par ailleurs permis de cerner la consommation de la destination à travers les différentes interactions et habitudes des ciné-touristes sud-coréens sur les sites majeurs de la série et les aménagements créés pour les recevoir. Soulignons que l’observation non participante est fréquemment utilisée dans les études en tourisme de contenu (voir entre autres, Roesch, 2009 ; Sung, 2014 ; Johinke, 2018 ; Sabre, 2019). Enfin, l’analyse des images publiées par les ciné-touristes sur Instagram a permis d’analyser la transformation des représentations.

Avant de présenter l’étude de cas, les principaux concepts mobilisés dans cet article sont présentés (ciné-tourisme, cercle des représentations, médias modernes). Par la suite, l’étude de cas donne, en trois temps, les clés pour répondre aux objectifs : la popularité de la série télévisée en Asie, son impact sur la fréquentation touristique à Québec et la transformation de la destination, notamment à travers sa représentation auprès des ciné-touristes coréens.

Le tourisme de contenu

Le tourisme de contenu est défini comme « l’ensemble des activités liées à l’industrie [culturelle] auxquelles participe un touriste dans le cadre d’un voyage » (Grenier, 2011 : 80). Les liens entre la culture populaire et le tourisme sont nombreux et directs. La culture populaire produit et véhicule un imaginaire qui donne envie de visiter les lieux vus ou cités dans les productions culturelles.

Le phénomène touristique lié à la culture populaire est circulaire : il débute par la consommation du contenu d’une production (appuyée sur des récits, personnages, lieux et autres éléments créatifs [musique et design graphique]), suivie d’un déplacement vers un lieu connu ou « consommé » à travers cette production, et se termine par un retour sur l’expérience vécue par une nouvelle consommation de la production qui l’a induite au départ (Seaton, 1999 ; Roesch, 2009 ; Reijnders, 2016). En d’autres termes, le contenu d’un vecteur médiatique (qu’il prenne la forme d’une œuvre littéraire, cinématographique, d’une série télévisée, d’un jeu vidéo ou autre) et l’engagement du consommateur envers son contenu créent un monde imaginaire chez cet individu. Ce dernier peut alors souhaiter que ce monde devienne « réalité » en visitant les lieux qui lui sont associés (comme un lieu de tournage pour un film). Le but du visiteur est de toucher quelque chose d’intouchable, de rendre réel l’imaginaire créé par la production (Seaton, 1999 ; Roesch, 2009 ; Reijnders, 2011 ; 2016). Pour certains touristes de contenu, les productions et les lieux qui y sont reliés sont sacrés, à l’instar d’une église pour un croyant. L’expérience touristique vécue prend la forme d’un pèlerinage réalisé par des fervents à la recherche d’artéfacts et de souvenirs (photos, objets ou reliques d’une production) ou de rencontres avec des personnalités emblématiques (personnages, acteurs, auteurs) (Roesch, 2009 ; Grenier, 2011 ; Sugawa-Shimada, 2015 ; Sabre, 2019). Le touriste veut voir l’ensemble du décor, non seulement celui présenté dans la culture populaire (Roesch, 2009). Visiter les destinations de la culture populaire revient ainsi à visiter une partie de sa propre imagination, tout en étant confronté au terrain qui la transforme (Waysdorf et Reijnders, 2017). L’imaginaire évolue donc lors de la visite et il prendra une nouvelle forme après le voyage. Ce « nouvel imaginaire », une fois partagé, pourra être mobilisé par d’autres touristes, s’inscrivant ainsi dans un cercle des représentations (Gravari-Barbas et Graburn, 2012 ; Salazar, 2012).

Du point de vue touristique, cela va dans le sens des observations de Szilvia Gyimóthy (2018) pour qui une destination est un palimpseste, se configurant et se reconfigurant constamment par l’ajout de couches de significations générées par différentes sources, dont la culture populaire.

Le ciné-tourisme

« Les productions cinématographiques et télévisuelles braquent les projecteurs sur des récits, des artistes, des lieux, des modes de vie, des coutumes et des façons de faire, réelles ou fictives. [Ce] faisant, elles sont capables de séduire des millions de spectateurs. » (Lizotte et Grenier, 2011 : 73) Cette séduction des spectateurs peut, par la suite, induire différentes actions : revoir l’œuvre, acheter des produits dérivés ou expérimenter l’univers du film en tant que touriste. Dans ce dernier cas, le ciné-tourisme (tiré de l’anglais film location tourism ou film-induced tourism) survient à l’issue de visionnements de films, de séries télévisées ou de dessins animés par l’entremise d’un média audiovisuel (télévision, cinéma ou Internet). Ces médias sont le langage privilégié de la transmission contemporaine de la culture populaire (Macleod, 2016 ; Bernard, 2019). L’archivage de la fin des années 1970 et du début des années 1980 donne aux films et aux séries télévisées une place dominante dans la société (Grenier, 2011). Depuis la fin des années 1990, le développement de nouvelles technologies et les changements dans la façon de les utiliser (disponibilité temporelle et spatiale) rendent ces productions accessibles rapidement et facilement, par exemple par les sites en flux et les géants de la distribution (ex. le streaming, Netflix, Amazon) (ibid., 2011 ; Macleod, 2016).‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

Les écrits scientifiques foisonnent d’exemples de hausses de fréquentation de sites touristiques à la suite de leur parution dans des productions populaires. Roger Riley, Dwayne Baker et Carlton S. Van Doren (1998) traitent, entre autres, du Dernier des Mohicans (hausse de 25 % des visites à Chimney Rock l’année suivant la sortie du film), de Rencontres du troisième type (hausse de 74 % des visites de la Devils Tower dans le Wyoming), de la série By the Sword Divided (hausse de 93 % en deux ans au Rockingham Castle dans le Northamptonshire). L’effet du Seigneur des anneaux (série de films produits entre 2001 et 2003) sur la fréquentation touristique de la Nouvelle-Zélande, lieu du tournage, est de loin le plus documenté. Le nombre de touristes internationaux y a doublé (Roesch, 2009 ; Lapompe-Paironne, 2011 ; Reijnders, 2016) et le tourisme y est devenu le second pôle économique du pays (Reijnders, 2016). Certains sites ont connu une telle hausse de fréquentation que des mesures de restrictions ont dû être imposées aux amateurs. C’est le cas de l’île de Phi Phi avec sa plage Maya Bay, lieu de tournage de The Beach (2000), qui a été fermée aux visiteurs en raison des impacts environnementaux négatifs générés par l’affût de touristes (Lentz, 2018). Le succès d’une œuvre ne garantit toutefois pas une hausse automatique de fréquentation (Riley et al., 1998 ; Beeton, 2006 ; Roesch, 2009 ; Grenier, 2011), tout comme une hausse de fréquentation ne signifie pas que l’œuvre passera à l’histoire. À cet égard, certains auteurs avancent qu’un film n’ayant pas d’énormes recettes au box-office n’engendrera pas de manière significative de ciné-tourisme (Riley et al., 1998), d’autres abondent dans le sens contraire, en citant par exemple le château Eilean Donan en Écosse, vu dans le film Highlander (1986), qui générait toujours une hausse de fréquentation une dizaine d’années plus tard, bien qu’il n’ait pas été bien classé au box-office (Roesch, 2009). Cette controverse révèle donc que la variation de la fréquentation d’un site peut certes être associée à une œuvre, mais également à un ensemble d’autres facteurs, ou à d’autres œuvres utilisant le même « décor ».

En effet, les déplacements touristiques peuvent être tributaires des productions, c’est-à-dire de leur qualité, de leur propension à transmettre des émotions et de l’empathie à l’égard des personnages, de leur popularité (Roesch, 2009 ; Seaton, 2015 ; Sugawa-Shimada ; 2015, Yamamura, 2015). Mais les déplacements peuvent également être motivés par les sites eux-mêmes, soit par la présence d’objets ou de reliques d’une production, par leurs qualités attractives (ex. une architecture ou des paysages remarquables), par leurs icônes mises en valeur dans la production, comme la formation rocheuse de Chimney Rock en Caroline du Nord dans le Dernier des Mohicans (1992).

Certaines destinations adaptent leur offre touristique afin d’attirer les ciné-touristes, de façon parfois mineure – avec l’ajout de marqueurs, d’objets ou de signes tirés de la culture populaire –, parfois majeure – avec des aménagements physiques comme un décor de production, la construction de musées, de parcs à thème, l’érection de statues… (Roesch, 2009 ; Sabre, 2019). Cependant, pour tirer profit du tourisme de contenu, une région doit avoir la capacité d’accueillir les touristes et d’offrir tant une diversité d’infrastructures que de bonnes conditions socioéconomiques (Seaton, 2015).

Encore une fois, le Seigneur des anneaux est un exemple probant. La Nouvelle-Zélande a bonifié son offre de services et a construit des sites touristiques à la suite de la popularisation des films. Avant même le tournage de la trilogie Le Hobbit, saga du même univers cinématographique, une entente a été signée entre les producteurs et les acteurs du territoire afin de conserver les décors à des fins touristiques (Roesch, 2009 ; Lapompe-Paironne, 2011 ; Reijnders, 2016).

Un marqueur toponymique peut également renforcer les liens entre la destination et la culture populaire, et incidemment l’attrait touristique du site. Le rocher de James Bond en Thaïlande (Khao Phing Kan) dépeint ce genre de changement officieux de la toponymie. Le site est lié au film L’Homme au pistolet d’or (1974) et est, depuis sa sortie, reconnu sous son nom populaire comme une icône touristique (Bourgeat et Bras, 2014). Ces images de la culture populaire créent des marqueurs dans le paysage et peuvent engendrer de nouvelles destinations touristiques attirantes (Roesch, 2009).

Les paysages, par leur beauté sublimée dans les films ou par effet métonymique, vont également induire la visite des ciné-touristes, les sites devenant une forme de représentation des œuvres. La vallée Glen Coe, en Écosse, où est situé le manoir familial de James Bond dans le film Skyfall, ou le viaduc de Glenfinnan, où circule le train à vapeur jacobite, alias Poudlard Express (Harry Potter), illustrent ces cas. Les spectaculaires vues aériennes ou en plongée présentées dans les films ne pourront pas être réellement expérimentées par les visiteurs, mais les ciné-touristes auront l’impression de les voir telles quelles. Il est d’ailleurs important que le ciné-touriste reconnaisse le paysage vu dans la production lorsqu’il visite les lieux. La présence de marqueurs (éléments de la production, panneaux fixes, éléments transportables, etc.) facilite aussi la reconnaissance du lieu fictif dans le lieu réel (Roesch, 2009 ; Grenier, 2011 ; Bourgeat et Bras, 2014). Ainsi, le village Hobbiton rassemble les maisons des hobbits du Seigneur des anneaux comme reliques du film. Il est même possible de pénétrer dans celle de Frodon Sacquet (personnage principal), une visite qui rend la fiction réelle. Un guide touristique peut également faciliter l’identification des lieux, en précisant leur localisation ou encore en s’appuyant sur un extrait ou une image pour renforcer le lien entre le paysage réel et celui des productions (Roesch, 2009).

Les lieux réels sont parfois transformés ou mis en scène pour être identiques à l’univers présenté, pour être reconnaissables. Ils changent alors d’identité et de nom. De lieux anodins, ils deviennent une attraction touristique. L’insertion d’un écriteau « Platform 9¾ » ainsi qu’un panier qui pénètre dans le mur à la gare de King’s Cross de Londres pour représenter une scène célèbre de Harry Potter sont révélateurs (Bourgeat et Bras, 2014 ; Robinson, 2015).

Le rôle des médias modernes

Les « nouveaux médias » ou médias modernes se propagent sur le Web dans un agencement de langages – écrit, visuel et auditif – remplaçant largement les médias traditionnels (Guillermet, 2018). Ils diffusent entres autres des productions de la culture populaire ou de l’information les concernant. Ils jouent un rôle central dans l’accès à la culture et aux différents flux culturels permettant à l’utilisateur de choisir, dans une certaine mesure[2], ce qu’il consomme. Les faibles coûts et la facilité d’accès des productions populaires partout dans le monde renforcent la globalisation des flux culturels (comme l’internationalisation de la culture asiatique) (Jung et Shim, 2014). Leur fonctionnement est toutefois beaucoup plus complexe que celui des médias traditionnels. Ils atteignent un vaste public, tout en permettant de cibler des segments en fonction de leur intérêt, et en leur permettant d’interagir. Ces médias comptent de nombreux sites qui peuvent être regroupés comme suit : 1) les sites de diffusion de contenu comme YouTube (vidéos), Instagram (photos), Bandcamp (musique) ou Twitch (jeux vidéo et vidéos en direct) ; 2) les réseaux sociaux d’échange comme Facebook, MySpace, ResearchGate ou LinkedIn ; 3) les sites d’évaluation de produits (TripAdvisor ou Booking.com) ; 4) les médias de publication comme Wikipédia ainsi que les différents forums et blogues. Leur très forte influence contribue à forger les opinions personnelles, allant jusqu’à combattre ou à consolider des stéréotypes, changer l’image d’une destination et construire l’identité d’individus (Schulzke, 2016 ; Weatherby et Vidon, 2018). Pour les fans et les fandoms[3], les médias modernes permettent à la communauté de se regrouper dans un contexte de sécurité socioaffective fondé sur le partage de codes et de signes, ainsi que par des relations parasociales intenses et unidirectionnelles avec les vedettes et les personnages qu’ils admirent (Courbet et Fourquet-Courbet, 2014). Ces médias sont utilisés par les fans afin d’acquérir et d’échanger rapidement de l’information tout en partageant leurs émotions par rapport à leur objet de passion (Robinson, 2002 ; Courbet et Fourquet-Courbet, 2014, Jung et Shim, 2014).

Dans le cas du tourisme de contenu, les médias interviennent de deux manières distinctes : par la possibilité de faire du tourisme virtuel (visites virtuelles de sites) ; et par l’accès à des informations précises diffusées par les ciné-touristes sur les plateformes numériques et dans lesquelles le contenu informatif est amené de manière plus esthétique et ergonomique. Ces informations, considérées comme beaucoup plus crédibles que la publicité, peuvent avoir une influence majeure auprès de fans qui ont la volonté de visiter une destination (Seoane, 2013 ; Evans, 2019). Ces images et ces informations sont souvent partagées en direct ou la journée même, car les touristes n’ont plus à attendre la fin du voyage pour les diffuser. Cette immédiateté accélère le cercle des représentations, tandis que la multitude d’images et d’informations partagées agrandit sa sphère d’influence.

Les images diffusées peuvent conforter celles des organisations de marketing de destination et renforcer le cercle des représentations (Stepchenkova et Zhan, 2013). Elles peuvent toutefois aussi « inverser ce cercle », puisqu’elles peuvent différer de celles diffusées par les organisations touristiques officielles (Iglesias-Sánchez et al., 2020).

L’utilisation des médias modernes peut s’avérer fort utile pour documenter les productions populaires, mais également la manière dont les fans interagissent avec les différents aspects de ces productions (créateurs, artistes, discours, représentations) et lors de leur visite (lieux de tournage, angles de vue, produits dérivés). C’est ainsi que le réseau social et de diffusion d’images Instagram a été utilisé dans la présente étude. Celui-ci est particulièrement utilisé par le milieu touristique, car les photos prises par les visiteurs participent à l’appropriation du territoire visité (Piganiol, 2017). Le terme « instagrammabilité » est d’ailleurs maintenant intégré dans le vocabulaire des gestionnaires du milieu touristique. L’instagrammabilité « s’applique à un objet, un décor ou un lieu qui peut potentiellement très bien rendre dans le cadre d’une photo publiée sur la plateforme Instagram » (Bathelot, 2019 : n.p.). Aujourd’hui, nombreux sont les offices de tourisme qui utilisent ce moyen de diffusion pour attirer les visiteurs, susciter leur implication à l’égard de la destination et en même temps augmenter leur visibilité sur les réseaux sociaux (Iglesias-Sánchez et al., 2020).

Le cas de la série Goblin

« La série raconte l’histoire d’un amour transcendant le temps et l’espace entre un ancien général du royaume de Goryeo, Kim Shin, victime de la jalousie de son roi et transformé en goblin immortel, et sa fiancée Ji Eun Tak qui, 900 plus tard, est la seule à pouvoir mettre un terme à sa vie. » (Lavoie, 2017 : n.p.) La série a engagé un budget total de 44,6 millions CAD, assumé majoritairement par des fonds sud-coréens, ainsi qu’un partenariat canadien entre Destination Canada, Air Canada, Fairmont Le Château Frontenac et l’Office du tourisme de Québec se chiffrant à plus de 1 million CAD. Tournée en octobre 2016, la série sud-coréenne Goblin utilise comme décor l’espace urbain du Vieux-Québec pour représenter des scènes se déroulant au « pays de l’érable », lieu ainsi nommé dans la série. Le Vieux-Québec fait également office de décor pour des scènes réputées se dérouler à Paris, mais filmées à Québec. La ville de Québec est présente dans la série, pour une soixantaine de minutes de scènes (ibid.), dont plusieurs images dans le générique d’ouverture qui propose un panorama de la ville de Québec et cible le Château Frontenac comme icône.

La popularité de la série télévisée en Asie

La portée de la série en Corée du Sud

Avant d’entamer une analyse de l’impact de la série sur le tourisme à Québec, il importe de comprendre l’ampleur et la popularité de la série. D’après le rapport de performance de l’Office du tourisme de Québec (2018), les seize épisodes ont totalisé 245 millions de visionnements à la télévision coréenne ainsi que 108 millions pour la plateforme d’écoute en ligne de Naver TV (avant les reprises). À sa sortie, cette série était considérée comme la plus populaire de tous les temps en Corée du Sud. L’engouement s’est étendu à d’autres pays asiatiques tels que la Chine, qui a enregistré 3,2 milliards de visionnements des épisodes sur la plateforme WEIBO.

Goblin. The Lonely and Great God comme terme de recherche sur Google a connu une hausse fulgurante pour la Corée du Sud au début du mois de décembre 2016 (illustration 1) pour atteindre un sommet en janvier 2017, avant de descendre pour se stabiliser dès la mi-mars 2017 à environ 5 % du sommet de janvier, ce qui concorde avec les dates de diffusion de la série (début décembre 2016 à début février 2017) (Google Trends, 2020). Dans leur sommet respectif, le nom de la série est cherché quatre fois plus souvent que celui de la présidente de l’époque, Park Geun-hye (illustration 1), qui a été destituée du pouvoir le 10 mars 2017 après un scandale politique (ibid.). À titre comparatif, la victoire aux Oscars du film sud-coréen Parasite en février 2020 a atteint le tiers du sommet atteint par Goblin en janvier 2017 (ibid.). Au niveau du moteur de recherche sud-coréen Naver, le mot clé « Dokkaebi » (Goblin en coréen) a été le mot clé le plus cherché sur la plateforme durant cette même période (Office du tourisme de Québec, 2019a).

Illustration 1

Comparaison des recherches Google en Corée du Sud entre les termes «The Lonely and Great God » et « hye » ; évolution de l’intérêt de novembre 2016 à novembre 2017

Comparaison des recherches Google en Corée du Sud entre les termes «The Lonely and Great God » et « hye » ; évolution de l’intérêt de novembre 2016 à novembre 2017
Source : Google Trends, 2020.

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La création de nombreux produits dérivés de la série démontre sa popularité et l’attachement des fans envers son univers. En plus des effigies des acteurs principaux, la feuille d’érable automnale, élément important de la série, devient un produit dérivé la représentant. Elle est présente dans une parfaite forme, rouge orangé, sur de nombreux produits dérivés comme des chandails, des autocollants, des sacs. Plusieurs vidéos diffusées sur YouTube montrent comment la fabriquer en papier ou comment la conserver en bon état. Le titre de ces vidéos fait directement référence à la série. Un autre produit dérivé est la téléréalité sud-coréenne My Wife’s Secret Recipe qui met en scène la vie de couple de célébrités à la recherche de luxe et d’expériences hors du commun. Trois des quatre épisodes de la série ont été tournés à Québec à l’été 2019 (Office du tourisme de Québec, 2019b). Les réalisateurs ont fait un clin d’œil à la série Goblin en amenant le couple sur les lieux du tournage de la série. Les cotes d’écoute se situaient à près de quatre millions de téléspectateurs pour chacun des épisodes et la série s’est classée au quinzième rang des mots clés les plus recherchés sur le moteur de recherche Naver (ibid.). On constate ainsi que les médias concentrent leurs efforts sur les thématiques les plus populaires, accélérant le cercle des représentations, du moins à court terme.

Considérant que la télévision est le média qui influence le plus les consommateurs sud-coréens, notamment en ce qui a trait au choix de leurs destinations voyage (selon le ministère du Tourisme du Québec, 2019), la série télévisée s’annonçait un véhicule promotionnel de choix pour la ville de Québec.

L’impact de la série sur la fréquentation touristique à Québec

La portée de la série sur le tourisme sud-coréen dans la ville de Québec

Jeux d’acteurs, publicités, produits dérivés et tours organisés

De nombreux acteurs touristiques, agissant à différentes échelles et dans différents secteurs (transport aérien, hébergement, organisateurs de voyages, institutions publiques), se sont mobilisés et ont adapté leurs produits et services pour attirer et accueillir les ciné-touristes sud-coréens.

Certaines compagnies aériennes ont anticipé l’augmentation de cette demande par l’ajout d’un vol direct Séoul–Toronto en 2016 et par une augmentation de la fréquence des vols vers l’est du Canada (ex. Korean Airlines a augmenté sa desserte de 38 % en 2016 et de 25 % en 2017) (Lavoie, 2017). Fairmont Le Château Frontenac s’est associé aux partenaires aériens pour accueillir des scènes et héberger les acteurs durant le tournage (Ministère du Tourisme du Québec, 2019). L’hôtel a également conçu un forfait Ultimate Goblin Experience consistant à passer la nuit dans une des suites ayant servi de décor (forfait qui a dû être retiré pour des questions de droit d’auteur) (Rochefort, 2017).

Depuis 2017, de nouveaux itinéraires touristiques ont été proposés par des voyagistes. Ainsi, pour la première fois, des circuits incluant trois nuits au Québec dont une ou deux dans la ville de Québec ont été proposés (Ministère du tourisme du Québec, 2019). D’autres grossistes, tels que HanaTour, Very Good Tour et Interpark Tour (le plus grand de la Corée du Sud), ont aussi promu la destination de Québec sur leur site Internet (Interpark Tour, 2020 ; Very Good Tour, 2020).

Plusieurs acteurs de l’industrie touristique du Vieux-Québec ont profité de l’engouement des Sud-Coréens pour la série Goblin pour bonifier leur offre et créer des produits dérivés (ex. des boules de Noël au nom de Goblin à la Boutique de Noël, un des lieux de tournage). De nouveaux tours guidés thématiques en langue coréenne, offerts pour tous les budgets et sous différentes formes, ont vu le jour (ex. : tour guidé à pied d’une durée de deux heures au coût de 160 CAD, ou circuit diffusé sur téléphone portable à 5 CAD).

Les institutions publiques ont également participé, que ce soit par une campagne promotionnelle en Asie ou la mise en place d’une interface mettant en valeur les attraits touristiques du secteur du Vieux-Québec par les deux personnages de la série (Keep Exploring, 2016). La société d’État Destination Canada a ainsi entrepris une campagne publicitaire sur Internet et les médias sociaux et a également travaillé avec des médias pour la publication d’articles mettant en valeur Québec. Elle a étendu son marketing jusque sur les réseaux sociaux comme Instagram ou encore Facebook (Office de tourisme de Québec, 2019a). Le ministère des Relations internationales et de la Francophonie du gouvernement du Québec, par l’intermédiaire de son bureau du Québec à Séoul, s’est aussi servi de la série pour promouvoir la ville dans des secteurs autres que touristiques (notamment auprès des investisseurs du milieu des affaires).

La fluctuation touristique sud-coréenne

L’intérêt des Sud-Coréens pour la ville de Québec à la suite de la diffusion de la série s’est clairement manifesté. Les recherches sur Google (Google Trends, 2020) indiquent une hausse des recherches des Sud-Coréens pour « Québec, Ville au Canada » (illustration 2), avec un sommet en janvier et février 2017, ce qui concorde avec la diffusion de la série. De plus, en comparant les années 2016 et 2017, il s’avère que la ville de Québec a davantage attiré les Sud-Coréens. Toutefois, le sommet de recherche pour la ville peut être difficile à interpréter étant donné qu’un événement tragique (la tuerie de masse de la Grande Mosquée) s’est déroulé au même moment (le 29 janvier 2017). Cet incident a mis la ville de Québec au centre de l’intérêt international et a occasionné une hausse dans les recherches Google au niveau planétaire. Afin de cibler l’intérêt pour la ville, le terme de recherche « Fairmont, Le Château Frontenac » a été utilisé. Un sommet de recherches chez les Sud-Coréens est survenu au cours de la même période, démontrant encore une fois l’intérêt envers Québec. De plus, Interpark Tour a sondé, en 2019, 1000 Sud-Coréens pour savoir quelle destination où des films ont été tournés les attirait le plus pour leur prochain voyage. La ville de Québec est apparue en tête de liste grâce à la série, et ce, devant l’Islande avec Interstellar, la Nouvelle-Zélande avec le Seigneur des Anneaux, ou encore Los Angeles avec La La Land.

Illustration 2

Recherches Google en Corée du Sud du terme « Québec, Ville au Canada », évolution de novembre 2016 à novembre 2017

Recherches Google en Corée du Sud du terme « Québec, Ville au Canada », évolution de novembre 2016 à novembre 2017
Source : Google Trends, 2020.

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D’après un sondage effectué par Destination Canada (2018b) auprès des voyageurs potentiels, 61 % de ceux-ci désiraient découvrir la région francophone du Canada, dont 15 % la ville de Québec, au deuxième rang après les chutes du Niagara (25 %). Il s’agissait d’un bond de 9 % entre 2016 et 2017. De plus, 64 % des répondants affirmaient avoir regardé la série Goblin.

En 2017, le nombre d’arrivées de Sud-Coréens en sol canadien est passé de 244 000 à 286 000, ce qui représente une augmentation d’environ 17 % en une année (Destination Canada, 2018a). La province de Québec a connu pour sa part une hausse d’environ 60 % des entrées de touristes sud-coréens en 2017 (sans compter les touristes transitant par voie terrestre à partir des provinces voisines, dont les entrées ne sont pas comptabilisées) (Ministère du tourisme du Québec, 2019). Les ventes de titres aériens pour Québec durant cette année a également augmenté de 150 %.

Une prévision optimiste chiffrait à 299 000 le nombre de touristes sud-coréens pour 2019. Toutefois, le nombre de visiteurs a diminué d’environ 14 % dès 2018, ramenant le nombre de touristes sud-coréens au niveau de 2016. L’année 2019 marque une nouvelle diminution par rapport à 2018 : les dépenses des Sud-Coréens au Canada confirment cette baisse, avec une diminution de 14,2 % pour les trois premiers trimestres de 2019 par rapport à 2018 (Statistique Canada, 2020).

Concernant la région de Québec, les retombées économiques du marché sud-coréen auraient augmenté de 275 % (passant de 800 000 à 2,2 millions CAD) entre 2016 et 2017 (Godin, 2019). Les sites emblématiques de la série ont connu un succès remarquable : la clientèle sud-coréenne a en effet augmenté d’environ 500 % au Fairmont Le Château Frontenac entre la parution de la série et l’été 2018 (Genest, 2018). L’augmentation a également été fulgurante à la Boutique de Noël de Québec, selon les données fournies par la direction de la boutique. La croissance du nombre de visiteurs sud-coréens a amené l’entreprise à embaucher du personnel additionnel et à communiquer davantage en coréen. Cependant, en 2019, la majorité des sites ont subi une baisse de fréquentation de la clientèle sud-coréenne et asiatique en général. D’ailleurs le chiffre d’affaires de la Boutique de Noël de Québec serait le plus bas des trois dernières années.

De nombreux facteurs externes au ciné-tourisme ont plombé la croissance : 1) les incertitudes économiques « ont ébranlé la confiance des consommateurs en 2018, en dépit d’une augmentation du salaire minimum. Ainsi, les Sud-Coréens ont reporté ou raccourci leurs vacances » (Destination Canada, 2019 : n.p.) ; 2) le taux de change défavorable de la devise locale par rapport au dollar canadien (en baisse de 1,5 %) (ibid.) ; 3) la compagnie aérienne Korean Airlines a changé le type d’avion de ses vols desservant le Canada, optant pour un appareil plus petit et résultant en une diminution de 11 % des sièges disponibles (ibid.) ; 4) la campagne de promotion du site auprès du public chinois qui devait avoir lieu au début de l’année 2019 a été annulée par le maire de la Ville de Québec sur recommandation des autorités canadiennes à la suite de l’accroissement des tensions avec la Chine provoqué par l’arrestation d’une dirigeante de l’entreprise Huawei (Coletta, 2020). La crise sanitaire de 2020 ne favorisera en rien une reprise à court terme.

La transformation de la destination, notamment à travers sa représentation auprès des ciné-touristes coréens

Les lieux de tournage proposés

Plusieurs itinéraires regroupant des lieux emblématiques du tournage sont proposés, dont un par Destination Canada (Keep Exploring, 2016). Tous incluent la fameuse porte rouge du Théâtre Petit Champlain, lieu symbolique majeur du récit, alors que le personnage principal, soit Goblin, l’utilise comme passerelle entre deux mondes, ce qui lui permet d’atteindre « le pays de l’érable » (Porter, 2017).

Illustration 3

Itinéraire touristique en sud-coréen de Keep Exploring

Itinéraire touristique en sud-coréen de Keep Exploring
Crédit : Destination Canada.

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Nombreux sont les ciné-touristes sud-coréens et asiatiques à prendre la pose devant la porte rouge et n’hésitant pas à déplacer le mobilier urbain pour recréer la scène telle qu’elle apparaît dans la série. La porte est géolocalisée sur Google et répertoriée comme attraction touristique. D’autres lieux permettent aux amateurs de la série de « rejouer » des scènes, comme au Château Frontenac où se trouve la boîte aux lettres dorée où l’actrice principale de la série poste une lettre. S’il existe plusieurs boîtes aux lettres dorées, les ciné-touristes se font prendre en photo devant la première rencontrée, et certains postent réellement une lettre pour rejouer la scène. De même, pour l’image finale du générique d’ouverture avec en fond le Château Frontenac ou la fontaine de Tourny, les amateurs y reproduisent les mêmes points de vue et les mêmes scènes.

Ces lieux de tournage représentent des moments forts de l’intrigue et leurs images sont fortement gravées dans l’imaginaire des visiteurs. Pour que la magie opère encore plus facilement, certains sites ont aussi aménagé temporairement des espaces reproduisant des scènes de la série afin que les ciné-touristes puissent rejouer la scène et s’y photographier. C’est le cas de la Boutique de Noël, qui a installé un décor où, à l’instar du personnage féminin, les visiteurs peuvent « souffler » une bougie en faisant un vœu (l’aménagement consiste en une bougie électrique). Dans la série, ce souffle provoque l’arrivée soudaine de Goblin (personnage principal masculin). Cette scène émotivement mémorable, ainsi que celle où le couple vedette découvre la boutique, ont été reproduites dans le matériel promotionnel de la destination (Keep Exploring, 2016) et reprises par des influenceuses coréennes.

Illustration 4

Touriste sud-coréenne devant la porte rouge du Théâtre du Petit Champlain

Touriste sud-coréenne devant la porte rouge du Théâtre du Petit Champlain
Photo : Charles Zinser, 2019.

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Dans son itinéraire, Destination Canada a choisi de promouvoir exclusivement le secteur du Vieux-Québec, quitte à « déplacer » des lieux de tournage. En effet, une scène filmée au parc Samuel-Holland, situé à quatre kilomètres du quartier historique, a été associée à un lieu du Vieux-Québec. Bien qu’il soit excentré et sans attrait, les ciné-touristes ont « retrouvé » le « véritable » parc et l’ont visité. Les images transmises par la série ont créé un imaginaire assez puissant pour pousser des ciné-touristes à répertorier le lieu de la scène et à les attirer hors des zones touristiques proposées par les documents officiels. Les photos sont géolocalisées, diffusées sur les médias sociaux et reprises par d’autres ciné-touristes, inversant ainsi le cercle des représentations (Iglesias-Sánchez et al., 2020). Que les ciné-touristes ne se limitent pas à la visite de sites touristiques classiques est un phénomène déjà répertorié (entre autres par Okamoto, 2015). Ils sont parfois attirés par d’autres objets non touristiques en lien avec la production, comme des bâtiments (école, église, château), du mobilier urbain (cabine téléphonique, support à vélos, banc de parc) ou des paysages (champ, marché, plage, parc).

Goblin et les médias modernes

Tableau 1

Nombre de publications Instagram associées à certains mots-clics de la série

Nombre de publications Instagram associées à certains mots-clics de la série
Source : Les auteurs, 2020.

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Le ministère du Tourisme (2019) rapporte que 95 % des Sud-Coréens utilisent les médias sociaux durant leurs voyages et adorent partager leurs expériences et images sur les réseaux sociaux ; Instragram est la cinquième application la plus consultée chez les Sud-Coréens et la deuxième concernant la diffusion de contenu après TikTok. Il s’agit donc d’une source de données pertinente à exploiter. Les lieux de tournage, par leur iconicité et leur capacité à être reconnus, sont des cadres à fort potentiel d’instagrammabilité. Certains mots-clics populaires nous permettent ainsi de retrouver et de consulter ces images (#goblinquebec, #goblinreddoor, #goblin, etc.) (tableau 1) (Instagram, 2020).

Les photos publiées sont le plus souvent des reproductions à l’identique, confirmant la volonté des ciné-touristes de reproduire littéralement « leur réalité », c’est-à-dire celle de la série. Leurs mises en scène mettent en valeur des lieux touristiques métonymiques de la ville (principalement le Château Frontenac et la fontaine de Tourny). Le partage de ces photos sur Instagram accroît alors le processus du cercle des représentations en donnant un accès aux images à un public très large, et ce, presque immédiatement. Ce phénomène se voit amplifié lorsque le contenu est partagé par des influenceurs dans leur grand réseau d’abonnés. Le cas de l’influenceuse Anne Curtis, suivie par treize millions de personnes, qui partage des photos de sa visite des lieux de tournage de Goblin est probant (Instagram, 2020). Les deux acteurs de la série My Wife’s Secret Recipe tournée à l’été 2019, Hong Hyun-hee et Yeon Jae Seung, sont suivis par plus de 580 000 abonnés. Ils ont partagé des publications de leur voyage à Québec, dont les sites de tournage de la série (ibid.). Dans ce contexte, l’exploitation du réseau social Instagram par les ciné-touristes et les influenceurs agit comme un réel agent de promotion.

L’observation non participante sur les différents lieux de tournage nous a permis de constater l’effectivité des habitudes recensées dans les écrits scientifiques. Par exemple, les ciné-touristes recherchent le même angle de vue que celui présenté dans la série ; ils tentent de refaire certaines scènes, marquant ainsi leur attachement à la série ; ils mettent à jour et en direct leur périple sur les réseaux sociaux. Leur déplacement du mobilier urbain démontre cette recherche du « même ». Le petit aménagement de la Boutique de Noël pour reproduire plus fidèlement la scène le démontre également. La période de visite quant à elle, en automne, rappelle aussi l’importance de reproduire le décor tel qu’il est montré dans la série. Beaucoup de photos partagées présentent en effet un paysage automnal, notamment pour le parc excentré, et renforcent l’imaginaire du « pays de l’érable » avec ses couleurs flamboyantes. Les ciné-touristes sont donc à la recherche d’une « authenticité », de la « vraie scène » présentée dans la production. Il s’agit néanmoins d’une « authenticité inversée » (Grenier, 2011) : le site authentique est celui de l’imaginaire, aussi immatériel qu’il puisse être. À cet égard, les lieux de tournage dans la ville n’ayant pas été foncièrement modifiés, la recherche d’authenticité des ciné-touristes en est facilitée.

L’influence de la série sur la destination

Malgré tout, l’effet de la série sur l’aménagement de la destination est négligeable. Aucun aménagement temporaire n’est devenu permanent. Un « faux » cimetière avait été installé dans le parc du Bastion-de-la-Reine durant le tournage, mais il a été détruit. Une affiche de « traverse de goblins » avait été installée dans le parc Samuel-Holland, mais elle n’existe plus.

Certains lieux acquièrent de nouveaux toponymes officieux répertoriés dans les mots-clics Instagram, comme « la colline du Goblin », « la boîte aux lettres du Goblin » ou « la fontaine du Goblin ». La destination devient littéralement le « pays de l’érable ». Toutefois, seuls les ciné-touristes recourent à cette nouvelle identification, alors que même les tours organisés comme Keep Exploring utilisent les toponymes officiels. Un seul toponyme semble avoir pris une place plus « officielle », celui de la porte rouge du Théâtre Petit Champlain. N’ayant pas de toponyme officiel, puisqu’il s’agit d’une porte « quelconque » d’un bâtiment, le terme « Goblin Red Door » est aujourd’hui marqué sur Google Map. Elle est également désignée ainsi dans les parcours touristiques, par des journalistes locaux et par des propriétaires d’établissement du secteur. La popularité de cette porte rouge, les nombreux visiteurs s’y photographiant et le relais du phénomène par les journaux locaux ont sorti la porte de l’anonymat. Même pour les résidents de la ville, elle porte maintenant un nom : la porte rouge.

Conclusion

Nombre de films et de séries ont influencé le choix des touristes au cours des dernières décennies. Certaines destinations ont su en tirer avantage afin de susciter et de maintenir une certaine attractivité auprès des visiteurs, comme a pu le faire la Nouvelle-Zélande avec la trilogie du Seigneur des anneaux qui connaît encore un accroissement du nombre de touristes. Toutefois, d’autres destinations, comme cela semble être le cas pour la série Goblin et la ville de Québec, tombent dans l’oubli après une hausse remarquée. La popularité de la série auprès des Sud-Coréens ainsi que les images et l’imaginaire véhiculés ont fait en sorte d’attirer de nombreux ciné-touristes dans la ville de Québec. L’augmentation a néanmoins été de courte durée, soit une seule année. Ces données corroborent les écrits scientifiques mentionnant que la popularité d’une production n’est pas gage d’une augmentation de la fréquentation touristique (Riley et al., 1998 ; Beeton, 2006 ; Roesch, 2009 ; Grenier, 2011). Elles s’opposent toutefois aux publications soutenant la pérennité du phénomène, et ce, malgré la présence d’éléments considérés essentiels pour le maintien de la présence de ciné-touristes : pouvoir émotif très puissant généré par l’œuvre, accès facile pour les visiteurs aux différents lieux de tournage, présence de tours organisés et d’outils promotionnels soutenus par la destination (voir, entre autres, Roesch, 2009).

Des enjeux externes, tels que des conjonctures politique, économique et, depuis 2020, sanitaire défavorables peuvent réduire les effets promotionnels. Cet article démontre ainsi que malgré la puissance et l’influence de la culture populaire sur le tourisme et les investissements conséquents des acteurs politiques pour soutenir la promotion de la destination auprès des fans de la série, d’autres éléments, incontrôlables par l’industrie touristique, restent à considérer.

La destination, à l’exception de quelques adaptations destinées à la nouvelle clientèle (tours organisés, personnel touristique parlant le coréen) et de quelques toponymes officieux (surtout pour les ciné-touristes), ne s’est pas réellement modifiée. Encore une fois, cela diffère des écrits (Roesch, 2009 ; Sabre, 2019). Il est question normalement, à tout le moins, d’une adaptation mineure par l’ajout d’éléments associant la destination aux images véhiculées dans l’œuvre. Cependant, dans le cas de la série Goblin, la majorité du « décor » est le paysage réel de la ville. L’absence de marqueurs sur les lieux de tournage n’empêche pas les ciné-touristes de s’y rendre et de les reconnaître. Ils y font des mises en scène, prennent des photos et les partagent sur les réseaux sociaux.

On note en outre que si les ciné-touristes reprennent et renforcent les images véhiculées dans le cercle des représentations en les reproduisant à leur tour, ils peuvent aussi « inverser » ce cercle, en créant de nouvelles images à partir de lieux non touristiques.

Le tourisme de contenu est généré par une fiction, mais il contribue également à enrichir l’imaginaire des lieux, tant pour les non-consommateurs de la série que pour des lieux non touristiques. La série et le tourisme de contenu qui en a découlé ont ajouté un niveau de lecture, une couche de signification à la ville de Québec, tant pour les fans de la série que pour les résidents. Ces derniers reconnaissent maintenant aussi « la porte rouge », même ceux qui n’ont pas visionné la série. En ce sens, le tourisme de contenu déborde de la série elle-même.

La popularité aussi fulgurante que brève du ciné-tourisme découlant de la série Goblin à Québec nous amène à réfléchir à la pérennité du tourisme de contenu à l’ère des nouveaux médias. Malgré une possibilité quasi infinie de « contenus », les thématiques mises de l’avant sont, finalement, très peu nombreuses et très limitées dans le temps.

Même si plusieurs limites méthodologiques sont inhérentes à l’étude d’un seul cas (la série Goblin et la ville de Québec), et d’un cas relativement récent (3 ans), l’article contribue aux études qui commencent à paraître et qui s’appuient entre autres sur l’utilisation des réseaux sociaux. Cette méthode est d’autant plus efficace lorsque la barrière de la langue limite les possibilités de faire des entrevues en profondeur avec les sujets observés.