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Les activités de pleine nature pour les personnes en situation de handicap ont fait l’objet d’un nombre encore restreint de travaux de recherche sociologique. Ceux-ci privilégient la problématique de l’accessibilité, que ce soit d’un point de vue aménagiste et normatif (adaptations spatiales et/ou des infrastructures touristiques) (De Léséleuc, 2017 ; Caron-Laidez et al., 2010), ou d’un point de vue culturel (perceptions faisant barrière à la participation sociale, ou disablism, dans des pratiques jugées risquées) (Burns et Graefe, 2007 ; Burns et al., 2009 ; 2013). Quelques enquêtes sociologiques ont ciblé les bénéficiaires des aménagements et des dispositifs déployés, en s’intéressant à leur expérience de l’immersion dans l’environnement naturel (Belo et Brandão de Souza Mendes, 2017 ; Pantaléon et Reichhart, 2017). Les nombreuses innovations matérielles qui ont vu le jour ces dernières décennies, transformant les possibilités et les modalités de fréquentation des espaces naturels pour les personnes en situation de handicap, ont peu été étudiées, à l’exception notable du handiski (Le Roux et al., 2014) et du fauteuil tout-terrain (FTT) (Villoing et al., 2017). C’est sur une invention de ce type que se focalise cet article : le fauteuil tout-terrain mono-roue, également appelé joëlette, apparu en France en 1987 et ayant depuis accédé au statut d’innovation.

La joëlette constitue un outil d’autant plus précieux qu’elle ne nécessite pas d’aménagement spécifique des sites et permet un accès à la totalité des sentiers, y compris accidentés, ce qui la différencie du fauteuil tout-terrain classique. En d’autres termes, son usage ne constitue pas un facteur limitant le choix des itinéraires, des raids en montagne d’une semaine ayant du reste été réalisés dès la fin des années 1980. Le fauteuil mono-roue résulte de la combinaison d’une brouette et d’une chaise à porteur. Il permet à toute personne à mobilité réduite, enfant ou adulte, y compris quand la limitation du fonctionnement est importante, de pratiquer la randonnée sur des sentiers ordinaires avec l’aide d’au moins deux accompagnateurs. L’intervention de ces derniers consiste à tirer, pousser, équilibrer et diriger la joëlette (Ferriol Matrat, 2009) (illustration 1), condition sine qua non de son usage. L’intervention d’un ou plusieurs tiers engagé·s dans la pratique est nécessaire, ce qui contribue à en faire une activité réellement partagée (Reichhart, 2013).

Illustration 1

Trois accompagnateurs, dont un « tracteur » est hors champ, sont nécessaires pour équilibrer/pousser/tirer une joëlette et son bénéficiaire dans cette montée

Trois accompagnateurs, dont un « tracteur » est hors champ, sont nécessaires pour équilibrer/pousser/tirer une joëlette et son bénéficiaire dans cette montée
Source : Kasprzak (2016, p. 24).

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Le présent article entend décrire la trajectoire d’innovation de la joëlette, en privilégiant une approche inscrite dans le temps long (de 1987, date de son invention, à 2016). Les versions successives de ce fauteuil mono-roue seront donc évoquées, au gré des transformations, à partir des projets qui les ont initiées. L’originalité de l’approche vient du fait que nous aborderons conjointement les dimensions matérielles et sociales de cette innovation, celles-ci étant fortement imbriquées en raison de l’enchevêtrement des considérations mécaniques (enjeux d’équilibre, de solidité, de poids, de puissance à développer, etc.) et collectives (interactions fortes, médiées par l’engin, entre personnes (accompagnée et accompagnantes) ; mobilisation des accompagnateurs au sein de réseaux de diverses natures ; etc.).

Cadrage théorique et problématique

Le FTT classique apparaît aux États-Unis au début des années 1980, peu avant la joëlette. Il est ensuite importé en Europe, par l’intermédiaire de « passeurs » orientés vers une forme de « retour à la vie d’avant » (Villoing et al., 2017) : il s’agit essentiellement de passionnés de montagne, victimes d’accidents ayant entraîné une paralysie et désireux de cheminer à nouveau au sein de ces espaces. Dès l’origine, des conceptions antagonistes de la pratique du FTT de pleine nature se sont opposées, entre visées compétitives, immersion dans la nature et/ou itinérance conviviale. En ligne de mire, la participation sociale et la reconquête d’une autonomie figurent souvent au cœur du projet, même si les pratiquants restent dépendants d’une aide humaine, notamment pour l’installation dans le fauteuil. À ce titre, l’apparition récente du FTT électrique augure un changement de modèle puisqu’il vise une « autonomie complète », plus seulement en descente ou sur le plat. Les pionniers qui en ont fait l’acquisition évoquent une libération de leur dépendance à un accompagnant, voire la possibilité de rivaliser avec des pratiquants « ordinaires », les FTT électriques permettant d’atteindre des vitesses élevées (ibid., 2017). L’électrification amoindrit le besoin d’assistance et favorise les relations symétriques entre pratiquants du FTT et pratiquants ordinaires. Le recours à des batteries déplace finalement la question d’une dépendance humaine à une dépendance à l’alimentation électrique.

La joëlette se situe quant à elle sur un registre différent. Envisagée pour des personnes ayant une limitation importante de leurs capacités, tournée vers des usages familiaux ou associatifs, elle est d’emblée inscrite dans une logique inclusive porteuse d’interdépendances fortes au sein du groupe. Le bénéficiaire n’étant généralement pas en mesure d’exercer une force permettant le déplacement de l’engin, et la roue unique nécessitant une recherche permanente d’équilibre, la mobilisation des corps de randonneurs accompagnants est absolument nécessaire, y compris en cas d’ajout d’un moteur électrique (comme ce sera le cas en 2015 sur une des plus récentes versions).

Nathalie Pantaléon et Frédéric Reichhart (2017) se sont intéressés au sens de l’expérience vécue par les personnes en situation de handicap utilisatrices de la joëlette. La possibilité d’une immersion en milieu naturel est fortement mise en avant, tout comme la redécouverte de sensations et d’émotions sur le registre du corps-plaisir (senteurs, vertige dans les pentes, bascules, vibrations du fauteuil), ou encore la dépense physique appréciée à travers la sensation de fatigue ou des courbatures dues à l’effort. L’oubli temporaire du handicap, voire le sentiment d’avoir les mêmes possibilités qu’autrui, sont évoqués. Le partage d’une expérience forte avec l’équipage est décrit sur le mode de l’entraide et de la convivialité : l’engin est rassembleur, fédérateur, y compris dans l’effort collectif auquel plusieurs interviewés en situation de handicap s’associent pleinement (ex. : encouragements à l’adresse des porteurs). Enfin, la dimension d’aventure participe au sens de l’expérience, certaines « premières » réalisées en joëlette étant évoquées à la manière des alpinistes.

L’expérience n’est cependant pas vécue de façon systématiquement agréable par l’ensemble des utilisateurs : « pour certains, la joëlette peut être perçue comme renforçant le stigmate et provoquant une honte d’être ainsi exposé […] [et] trimballé » (Pantaléon et Reichhart, 2017 : 39). Plusieurs interviewés évoquent aussi un sentiment de passivité, une impression de subir les événements sanglés dans leur fauteuil, sans pouvoir intervenir dans l’action. La perception d’une forte dépendance, parfois le sentiment d’être un poids, se trouvent renforcés du fait du dispositif sociotechnique déployé, lourd, très visible et mobilisant de nombreux accompagnateurs, qui doivent se relayer, parfois en grand état de fatigue. Certaines propositions visant à être plus actif et impliqué se traduiront du reste par des évolutions de l’engin.

Si les usages et les représentations actuels sont bien documentés, il convient de questionner comment, et par quels étapes et compromis, la joëlette est passée d’une confection artisanale et d’un usage familial localisé à la production sérielle au service d’usages multiples et généralisés[1]. En quoi a-t-elle atteint un statut d’innovation (relativement) réussie en devenant une boîte noire au sens de Bruno Latour (1995), c’est-à-dire un artefact dont on ne questionne plus les éléments ? Inscrite dans le courant de l’analyse sociotechnique des innovations (Akrich et al., 1988a ; 1988b), notre approche va décrire le processus progressif de socialisation d’une invention qui se transforme en même temps que se redéfinissent ses usages (Gaglio, 2011). L’analyse se décentrera donc de l’inventeur ou des bénéficiaires du fauteuil tout-terrain mono-roue, les considérant comme des membres parmi d’autres d’un réseau complexe d’acteurs humains et non humains, parties prenantes de la trajectoire de cet objet. En effet, dans ce cadre théorique, la possible réussite d’une innovation n’est pas déterminée par les qualités du novateur (visionnaire, opiniâtre…) ou de l’invention (géniale, ingénieuse…), mais par la capacité à élaborer et à maintenir une chaîne d’alliés de plus en plus large qui vont adopter, s’approprier une nouveauté et contribuer à la diffuser (Akrich et al., 2006). Réussir cela requiert différentes étapes (Callon, 1986) : identifier les acteurs pertinents à associer au projet (problématiser), essayer de définir une relation exclusive avec eux (intéresser) pour les attacher durablement au réseau (enrôler). La question de la traduction est alors essentielle, car elle permet, y compris par des transformations progressives de l’objet, des usages ou de l’environnement, d’associer des enjeux dissemblables (notamment envisager une pratique inclusive comme un marché solvable pour intéresser des fabricants ou des distributeurs). Les dimensions sociales et matérielles sont indissociables, ce qui implique de penser les éléments non humains (matières, objets, milieux de pratique) comme des acteurs de l’innovation, dont l’agentivité contribue à cadrer et à transformer les actions humaines (Latour, 2006 ; Quéré, 2015). Cet article fait ainsi écho à des travaux récents sur un collectif de pratique de la joëlette en Moselle (Nau et al., 2019) qui suggéraient un « pouvoir » inclusif de la matérialité pour les personnes en situation de handicap. L’étude du cheminement de l’innovation, de sa création en 1987 à nos jours, visera à « en décrire les déploiements, les retournements, les adhésions » (Boutroy et al., 2014 : 171) qui vont redéfinir les propriétés de l’objet, de ses milieux comme de ses utilisateurs et promoteurs, comme cela a pu être réalisé à propos d’autres innovations dans le secteur des sports de pleine nature (Vignal et al., 2017).

Dans la configuration décrite ci-dessus, se pose avec une acuité particulière la question de la nature de la transaction entre le pratiquant handicapé et les porteurs, médiée par la joëlette qui peut être considérée comme un objet intermédiaire (Vinck, 1999), c’est-à-dire un médiateur affectant les modalités de coordination, d’attachement même entre acteurs humains. Sans nécessairement un lien originel de parenté ou d’amitié avec la personne dépendante, comment – et avec quels effets – impliquer trois porteurs au minimum pour une seule joëlette et un seul bénéficiaire ? À travers cette question, qui conditionne la pratique inclusive de la randonnée, se dessine la perspective d’une nécessaire innovation dite « sociale » qui à la fois rencontre des besoins sociaux insatisfaits et crée de nouvelles relations ou collaborations, « pour un usage lui-même collectif, dont les effets dépassent la seule consommation individuelle » (Richez-Battesti et al., 2012 : 31). En ce sens, « l’innovation sociale répond à des besoins sociaux, non satisfaits, dans une dynamique de changement social plutôt incrémentale mais pouvant aller, dans certains cas, jusqu’à une transformation plus radicale de la société » (Richez-Battesti et Vallade, 2012 : 13). L’innovation sociale se définit en effet comme une innovation pour le « social », avec des finalités émancipatrices, inclusives ou d’amélioration de la qualité de vie, en particulier pour des groupes à besoins spécifiques. En cela, la joëlette apparaîtra aussi comme une innovation sociale assez avancée, en ce qu’elle se caractériserait par la diffusion ascendante et participative d’initiatives localisées, dont l’enjeu est de se généraliser, voire de s’institutionnaliser (Klein et Harrison, 2007).

Il s’agit donc de proposer une lecture sociotechnique (pour reconstruire a posteriori la diffusion et la transformation d’une invention) d’une innovation « sociale » (pour éclairer spécifiquement les finalités inclusives et questionner le degré d’institutionnalisation). Il va bien entendu de soi, en sociologie de l’innovation, que tout processus d’innovation technique revêt une dimension sociale (Gaglio, 2011) ; mais le type de lien et d’interdépendance dont il est ici question, dans la logique inclusive qui a présidé à l’invention et à la diffusion de la joëlette (son programme, au sens sociotechnique) (Akrich et al., 1988a), justifie cet accent mis sur le concept d’innovation à finalité sociale. Nous entendons ainsi montrer en quoi l’innovation sociotechnique que constitue la joëlette modifie les usages, les équipements et les relations autour de la randonnée en montagne ; mais aussi comment, par ses caractéristiques sociotechniques, elle constitue un dispositif hybride à la fois produit et producteur d’interdépendances.

D’un point de vue méthodologique, cette étude[2] s’appuie sur l’analyse d’un corpus d’archives et de documents consacrés à la joëlette et ses usages : sites Internet et réseaux sociaux des entreprises et des institutions (associations, exploitants touristiques)[3], articles dans la presse locale et vidéos en ligne[4], archives fournies par la présidente de Handi Cap Évasion (notamment les plans originaux et détaillés de la première joëlette, liste des pièces la composant, étapes techniques de son développement). Sept entretiens semi-directifs d’une durée comprise entre 45 et 90 minutes et intégralement retranscrits ont également été conduits auprès d’acteurs clés : deux membres de l’association historique Handi Cap Évasion, dont l’actuelle présidente, qui ont longuement côtoyé l’inventeur de la joëlette ; le gérant de l’entreprise CDRD (Cluze Daniel Réalisation Distribution) ; le directeur de l’entreprise Ferriol Matrat qui produit désormais la joëlette (entretien complété par la visite de l’entreprise) ; enfin, trois randonneurs de l’association. Ces données ont été complétées par une observation participante en tant que porteur (deux randonnées à la journée et un séjour d’une semaine) et l’observation directe de temps forts de la vie de l’association Handi Cap Évasion entre février et mai 2016. L’ensemble de ces matériaux empiriques a fait l’objet d’un recodage thématique permettant un recoupement et une analyse à partir d’une double grille sociotechnique : décrire de manière diachronique les attachements ou les détachements d’acteurs humains et non humains du réseau d’innovation pour en identifier les dynamiques (élargissement, renforcement…) ; caractériser selon les périodes la nature et le programme de la joëlette (en portant attention à ses possibles transformations des points de vue du matériel, des usages, du public…).

1987-1991 : d’une invention familiale et artisanale à un projet social

En 1987, Joël Claudel, accompagnateur de moyenne montagne dans les Hautes-Alpes, conçoit un premier type de fauteuil mono-roue afin de continuer à emmener son neveu Stéphane en randonnée, en dépit de l’évolution de la myopathie dont ce dernier est atteint.

On avait voulu faire une balade avec Stéphane sur un chemin… Finalement on avait dû porter le fauteuil parce que… au bout de 500 mètres sur les cailloux, avec ce que ça remue et tout ça… Ben lui il arrivait plus, il avait mal au dos, il arrivait plus à se tenir, il était irrité dans la gorge, il avait mal partout. Donc on avait dû le porter et c’était vraiment chiant… Et je me suis dit « Il y a sûrement moyen de faire une chaise à porteurs avec une roue en dessous et un amortisseur pour que ça soulage et qu’on ne soit pas obligé de porter tout le temps. » (Joël Claudel[5], témoignage vidéo)

Claudel conçoit dans son garage le premier prototype en bois, destiné à tester son invention, qui consiste avant tout en un système d’équilibre. Le poids de la personne transportée étant essentiellement supporté par la roue, le rôle des accompagnateurs consiste à assumer la traction et la direction pour la personne à l’avant, et la gestion de l’équilibre pour la personne située à l’arrière. L’équilibre sur une seule roue n’est cependant rendu possible que grâce à la coordination des accompagnateurs, qui sera progressivement facilitée sur les modèles métalliques ultérieurs par différents réglages (plusieurs prises possibles sur le brancard avant ; hauteur variable du brancard arrière). La personne à l’avant doit exercer une traction horizontale, sans pour autant saisir fermement l’axe vertical ; tout en tirant, elle doit laisser coulisser ses mains, afin de ne pas mettre en péril l’équilibre de l’engin. C’est la personne située à l’arrière qui est en charge du réajustement de l’équilibre : elle génère des élévations/abaissements des brancards avant, auxquels la personne située en tête doit s’adapter.

Il y a donc une relation étroite médiée par l’engin, entre ces deux accompagnateurs et la personne assise. La coordination des accompagnateurs est cruciale, sous peine d’annuler les forces engagées (par exemple, l’un tenant les brancards en position basse alors que l’autre tente de les remonter[6]) et de les épuiser. Un autre enjeu important en termes d’équilibre consiste à baisser les brancards arrière à la montée, et à les rehausser à la descente, afin d’optimiser le portage de l’ensemble « engin–personne » sur la roue. Le choix de privilégier un fauteuil mono-roue produit un portage relativement simple mais qui nécessite un minimum de condition physique et de savoir-faire. Il s’agit en fait de techniques spécifiques, parfois contre-intuitives, intégrant une composante relationnelle et une forme d’interdépendance entre accompagnateurs devant compenser les efforts et les actions de l’autre.

Son expérience professionnelle dans le domaine de la mécanique et de la métallurgie va permettre à Claudel de réaliser un prototype métallique, mieux adapté à son neveu avec son siège coquille compensant la perte de force musculaire de son soutien. Aidé de quelques amis enrôlés comme porteurs, Claudel commence alors à faire des randonnées d’un ou plusieurs jours avec son neveu, perfectionnant progressivement le fauteuil. Il tente de mettre au point des mécanismes d’entraînement avec moteur pour faciliter le travail des porteurs. Lourds, peu autonomes d’un point de vue énergétique et compliquant le maintien de l’équilibre, ces mécanismes d’aide à la propulsion seront abandonnés, fermant durablement la voie motorisée de la trajectoire sociotechnique de la joëlette.

L’enjeu principal reste ainsi de trouver des accompagnateurs assez sportifs, et en nombre suffisant. Outre les membres de la famille, des accompagnateurs spontanés viennent alors prêter main forte, « séduits par la personnalité atypique de Joël Claudel » :

Ben c’est vrai que moi ma première rencontre, euh au début j’étais un petit peu méfiante parce que je me disais « bon », moi je faisais pas mal de rando en montagne alors euh une semaine de vacances là euh j’vais m’embêter [rires]. Qu’est-ce qu’on va faire avec des personnes handicapées ? Bon ! Dans le Beaufortin ? pff !… J’étais un peu sceptique et puis en fait j’ai été un peu, euh bluffée par le type de, de randonnées qui se faisaient quoi ! Monter à la tête nord des Fours, euh la crête des Gittes et tout ça [nda : randonnée assez aérienne et minérale] [rires]… J’pensais pas pouvoir faire ça avec des personnes handicapées ! En fait c’était… Ben tout de suite ça m’a intéressée parce qu’au départ c’était très sportif, c’était, voilà y’avait une bonne ambiance. Et puis ben la personnalité de Joël Claudel quand même euh, ben j’ai tout de suite accroché, c’était quelqu’un avec qui bon on pouvait avoir des, des points communs quoi ! Oui et puis une personnalité particulière quand même. (Simone, présidente de HCE 69, accompagnatrice de séjour)

L’inventeur devient le centre d’un petit réseau qui parvient à rassembler des « innovants précoces » (Rogers, 1995). Les débuts restent ainsi relativement modestes : deux séjours par an, qui rassemblent une petite poignée d’acteurs convaincus recrutés par proximité sociale.

L’exposition d’une invention dans des espaces ouverts ne se fait pas sans perturbations ni critiques (Alter, 2000). Amener des personnes handicapées sur ces étranges fauteuils au sommet d’une montagne étant totalement inédit, les représentations sociales associant handicap à l’idée de protection en milieu spécialisé, les innovateurs essuient plus d’une critique : « Au départ quand Joël a monté l’asso, on était pris pour des fous : ‘Mais qu’est-ce que vous faites là ? vous allez vous tuer’… De tout le monde. Aujourd’hui le regard a évolué, il y a une bonne évolution… Le droit à la nature est reconnu, on est félicité, et ça épate. » (Simone, présidente de HCE 69, accompagnatrice de séjour)

Des évolutions par affinements techniques sont apportées au fil des premiers séjours : un harnais vient par exemple temporairement relier le torse du tracteur au brancard avant, afin d’optimiser l’énergie dépensée par ce dernier, lui permettant de peser de tout son poids lors de la traction. Cependant, la prise de relais étant fréquente à ce poste physiquement éprouvant, le temps perdu à poser et enfiler ce harnais pénalise l’ensemble des participants à la randonnée, en particulier lorsque les gabarits diffèrent. La solution d’une sangle passée derrière le cou et portée devant les épaules, réglable et par conséquent adaptable à différentes morphologies, est adoptée pour assister la traction tout en minimisant les contraintes liées au changement de tracteur.

Illustration 2

Ajout d’une sangle croisée sur le torse et reliée au brancard avant, un moyen d’optimiser la dépense d’énergie du porteur lors de la traction

Ajout d’une sangle croisée sur le torse et reliée au brancard avant, un moyen d’optimiser la dépense d’énergie du porteur lors de la traction
Source : Kasprzak (2016, p. 28).

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Cette évolution atteste du caractère éprouvant du rôle d’accompagnateur avant, allégé par cet aménagement destiné à optimiser la force exercée sur l’engin. Dans le même ordre d’idées, pour les pentes particulièrement abruptes, un système de corde prolonge les possibilités de traction à l’avant ; un autre accompagnateur peut ainsi précéder le tracteur sur le sentier et l’assister, corde accrochée à hauteur de hanche.

Illustration 3

Ajout de l’assistance d’un second tracteur avec une corde accrochée à hauteur de hanche sur un sentier pentu

Ajout de l’assistance d’un second tracteur avec une corde accrochée à hauteur de hanche sur un sentier pentu
Source : Kasprzak (2016, p. 28).

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Ultérieurement, ce système évoluera vers une véritable cordée de tracteurs, à la manière de chiens de traîneau.

L’enthousiasme de Stéphane qui parle de ses aventures dans son école spécialisée dans la région de Nancy suscite d’autres demandes : « Petit à petit, ben à droite à gauche des gens ont dit : ‘Ben nous, on aimerait bien faire ça avec notre enfant’. Et… ben je me suis dit, ben on peut prendre les devants, de faire en sorte de regrouper des gens, des gens qui marchent, des gens qui marchent pas quoi. » (Claudel, témoignage vidéo)

L’intérêt des familles concernées par la situation de handicap va faire évoluer le projet familial vers un projet social, celui de faire profiter d’autres personnes handicapées et d’autres familles de l’accès à la nature et à la randonnée. Fin 1988, le réseau se renforce par une première trace d’institutionnalisation avec la création d’une association nommée Handi Cap Évasion. Des séjours en bivouac sans tente s’organisent, avec le soutien d’au moins trois accompagnateurs par joëlette et avec la contribution de l’âne de Joël qui joue un rôle de portage essentiel[7].

Une municipalité met à disposition de Joël un hangar pour sa production. Le Conseil général des Hautes-Alpes et la région Provence Alpes Côte d’Azur versent des subventions allant jusqu’à 4500 euros, permettant à Joël de retirer quelques subsides de son investissement dans l’association : produire des joëlettes, assurer des réparations, mais aussi élaborer des parcours et des circuits adaptés à l’engin et au profil des randonneurs.

Pour les premières joëlettes sont utilisées des roues de motocyclette détournées de leur fonction. Les roues de petit diamètre offrant davantage d’équilibre (centre de gravité plus bas) sont d’abord adoptées. Mais les problèmes qu’elles posent en termes de franchissement d’obstacles poussent vers un compromis : privilégier des roues plus grandes (15 pouces [38,1 cm]) qui obligent à modifier la structure centrale. Par choix sociotechniques, la joëlette s’en trouve surélevée et alourdie afin de favoriser le franchissement d’obstacles, ce qui transfère sur les accompagnateurs une délicate gestion de l’équilibre nécessitant expérience et compétences accrues. Le succès grandissant de son engin et les demandes de plus en plus fortes poussent Joël à envisager de breveter la joëlette, mais il ne dispose pas des moyens pour concrétiser cet acte de protection intellectuelle.

1992-1999 : un changement d’échelle

En 1992[8], l’association organise son premier séjour officiel à l’étranger, dans le Haut Atlas marocain ; d’autres séjours à l’étranger suivront. L’association ne compte alors qu’une quarantaine de membres. Le réseau peine à s’étendre, freiné par le manque de ressources non seulement financières mais également humaines, en raison de la difficulté à enrôler et à fidéliser des accompagnateurs. Le réseau continue à s’ouvrir progressivement en direction de partenaires variés, allant des banques à des entreprises, en passant par la Fédération française du milieu montagnard par exemple.

La même année, Joël Claudel cède l’intégralité de ses droits à Handicap International dans l’espoir de diffuser l’invention et de rendre possible son industrialisation. Ce nouvel acteur est intéressé, mais il n’est pas encore prêt à produire et à commercialiser l’engin tel qu’il se présente alors. Il commence par mobiliser durant deux années des ingénieurs et des chercheurs de l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon pour faire évoluer le prototype en vue de son industrialisation et de sa distribution. Le réseau sociotechnique commence un élargissement au-delà des relations sociales initiales de l’inventeur, et l’objet lui-même commence à échapper à ce dernier. De nombreuses modifications sont proposées à la joëlette artisanale (siège baquet, réglage automatique de l’inclinaison du siège, utilisation d’un vérin pour régler celle du brancard arrière), mais elles comportent, en contrepartie, l’inconvénient de rendre à chaque fois le modèle plus fragile et moins souple. Par exemple les secousses et les balancements latéraux mettent le système de vérin à rude épreuve, générant un jeu problématique en termes de gestion de l’équilibre général.

Trouver une entreprise à même de produire la joëlette en vue de sa commercialisation est difficile, car le marché est a priori restreint et le produit, constitué de nombreuses pièces, est complexe et coûteux à construire. Le risque financier lié au passage à l’industrialisation est donc important. Pour accélérer une traduction marchande, Handicap International lance une opération de souscription : les acheteurs intéressés versent par avance 70 % de la somme au moment de la commande (soit un montant en francs équivalent à 573 euros sur le montant total de 826 euros). L’organisation non gouvernementale (ONG) s’engage à rembourser les sommes versées au cas où l’opération ne remporterait pas le bénéfice escompté. L’entreprise CDRD de Daniel Cluze, qui produit et commercialise des objets destinés aux sports et loisirs de personnes en situation de handicap (ex. : fauteuil ski, fauteuil parapente), répond à cette campagne de souscription. Elle intègre ainsi le réseau sociotechnique pour la production et la commercialisation de la joëlette en 1995, parvenant à co-développer la joëlette avec Claudel en y ajoutant notamment des éléments robustes et sécuritaires. La présentation du fauteuil au salon Handica en 1996 matérialise le changement d’échelle de la diffusion. Plus encore que les démonstrations des usages techniques de l’objet, c’est un panneau de photographies d’équipages inclusifs en haute et moyenne montagne qui va fortement retenir l’attention et permettre d’intéresser puis d’enrôler de nouveaux acteurs. L’appropriation, moment où les usagers apprennent son fonctionnement, adoptent et parfois adaptent ses usages (Gaglio, 2011), se déploie au-delà d’un cercle de convaincus. Cette phase donne sens et efficacité à l’invention, la légitime et la pérennise, contribuant à la transformer en innovation (Alter, 2000).

De nouvelles destinations sont créées par Handi Cap Évasion à partir de 1996, permettant de passer de six à quinze séjours par an. Dans le même temps, le réseau est en expansion : les usages de la joëlette s’ouvrent aux publics confrontés à une maladie dégénérative comme la sclérose en plaques ou aux suites de traumatismes crâniens parfois à l’origine d’un polyhandicap. Les séjours sont structurés par un objectif de solidarité et de plaisir qui fédère les pratiquants et les accompagnateurs :

L’intérêt de l’association c’est que ça prouve que c’est possible… Qu’en s’y prenant bien, on arrive à surmonter des difficultés énormes par la solidarité, la coopération. C’est pas basé sur un esprit de compétition ou un esprit commercial… Du chacun pour soi… Voilà ! Et c’est ce qui plaît aux gens justement, c’est de trouver, de rencontrer des gens différents, mais aussi dans un cadre de solidarité, etc. Tous ensemble, on affronte des difficultés et on les surmonte. (C, accompagnateur expérimenté de l’association Handi Cap Évasion au cours d’une sortie aux carrières de Glay, département du Rhône, avril 2016)

Néanmoins, l’intéressement des accompagnateurs ne se mue pas forcément en enrôlement durable, en particulier parce que l’expérience du portage-poussage est fatigante et quelque peu technique (en particulier pour parvenir à s’articuler et se coordonner entre accompagnants)[9]. « L’idée est intéressante, mais c’est pas fait pour moi. J’ai essayé mais c’est pas fait pour moi… J’y arrive pas, je ne sais pas faire. » (F, accompagnateur occasionnel, sortie dans le Beaujolais, département du Rhône, mai 2016) Il aura donc fallu une dizaine d’années pour que la joëlette commence réellement à se diffuser, même si les associations qui en acquièrent restent encore peu nombreuses.

La joëlette commercialisée à ce stade diffère par plusieurs aspects du modèle initialement imaginé et construit par Joël : davantage destinée aux balades et aux randonnées à la journée (plutôt qu’aux raids itinérants), les exigences auxquelles elle doit répondre sont différentes. L’objectif est désormais de rendre accessible au maximum son usage pour favoriser sa diffusion. On cible les milieux associatifs et les particuliers, sachant que les établissements médico-sociaux restent peu demandeurs, faute de personnel en nombre suffisant pour accompagner les sorties. Viser de la sorte les particuliers n’est pas anodin, car l’objet reste onéreux (entre 3500 et 6200 euros selon les modèles) et difficile à transporter. Le plus souvent, à l’époque, les fauteuils sont achetés par des associations, puis loués ou mis gratuitement à disposition d’adhérents (Pantaléon et Reichhart, 2017).

Enfin, la joëlette n’est pas encore une « boîte noire » et les évolutions techniques se poursuivent, notamment pour réduire les coûts de fabrication et s’adapter aux contraintes des fournisseurs (processus et délais de production, propriétés des fournitures). Ainsi, le changement d’échelle rend moins intéressante la solution du recours aux roues de motocyclette, d’autant que celles-ci, de plus en plus difficiles à trouver en France, sont de taille de plus en plus importante. Une nouvelle fois, des changements structurels sont donc apportés à l’engin afin de l’adapter à d’autres formats de roues plus facilement disponibles sur le marché (le centre de gravité s’en trouve une nouvelle fois surélevé, et le poids accru, accentuant encore la dépendance vis-à-vis de « pilotes » devant répondre à des exigences de plus en plus pointues). Les recherches menées avec l’INSA aboutissent à l’abandon du tube carré (plus coûteux en main-d’œuvre car nécessitant davantage de soudures) pour l’adoption de tubes cylindriques (jugés plus esthétiques et ne nécessitant que des opérations de cintrage). Autant d’éléments non humains facilitant le passage à une production en série, mais qui accroissent la vulnérabilité de l’engin. Des compromis doivent être faits au regard des enjeux de fiabilité et de durabilité.

1999-2009 : extension et détournement d’usages, vers l’expansion du réseau

En 1999, la Fédération française Handisport commence à mentionner la joëlette dans ses publications, indice d’une amorce de reconnaissance institutionnelle. Dès le début des années 2000, de nouvelles associations axées sur la joëlette développent le réseau dans de nouveaux territoires. Compostelle 2000 (1998), Univers montagne esprit nature (2001), Dunes d’espoir (2003), D’croche moi la montagne (2009)[10] donnent à la joëlette des usages différents de celui initialement promu par Handi Cap Évasion. Pèlerinages, participation à des compétitions sportives, accessibilité aux espaces ruraux, balades, tourisme urbain… usages qui s’éloignent des randonnées itinérantes en haute montagne.

Une nouvelle traduction est opérée par un réseau de Rotary Club[11] qui travaille en 2006 à l’organisation d’une course caritative (championnat du monde de course en joëlette). Celle-ci croise finalité sociale (récolter des fonds, inclure dans un moment festif et partagé) et sportivisation de la pratique (compétition, délivrance de titres et records)[12].

Il se confirme ainsi que l’usage finalement tiré d’une nouveauté « n’est ni prévisible ni prescriptible » (Alter, 2002 : 37) : la diffusion de la joëlette et l’augmentation de son auditoire vont de pair avec des appropriations et des détournements d’usage qui, par des opérations de traduction, intéressent de nouveaux médiateurs et publics, puis élargissent le réseau par et vers des usages inattendus. En 2000, des modifications majeures sont apportées par Daniel Cluze : retour à l’armature carrée pour la structure sous le siège, même si les brancards restent en tubes ronds (hétérogénéité des tubes qui va se pérenniser) ; augmentation de l’amplitude de réglage des brancards arrière, etc. Ces modifications diminuent le risque de casse, mais obligent de revoir le prix de vente à la hausse.

La joëlette devient de plus en plus fonctionnelle, mais elle n’est qu’un produit parmi d’autres pour l’entreprise CDRD, qui n’en fait pas un axe stratégique prioritaire. En difficulté pour maîtriser l’ensemble de la production, CDRD, qui n’a pas réussi à vendre la joëlette à hauteur de ses espérances, se met en relation avec Ferriol Matrat (entreprise de Saint-Étienne spécialisée dans les objets métalliques et le cintrage des tubes), qui dispose de plus gros moyens de production, et lui sous-traite la production en 2003. Le partenariat dure quelques années, puis CDRD, en grande difficulté, va finir par céder intégralement les droits, la production et la vente de la joëlette à Ferriol Matrat. Celle-ci saisit ce petit marché après la faillite de CDRD et reste aujourd’hui le seul fabricant au monde de la joëlette. L’enrôlement de Ferriol Matrat amène des modifications importantes sur l’équipement lui-même, en particulier par un processus d’allègement faisant écho à une tendance lourde sur le marché de l’outdoor (Hallé et al., 2014). Des 48 kilos du modèle initial, la joëlette descend à 28 kilos, ce qui rend l’industrialisation plus efficiente et en facilitera les usages. Un mécanisme destiné à maintenir de manière systématique le point d’équilibre sur la roue est par ailleurs mis en place. Enfin, le nouveau prototype est entièrement pliable. Plus facile d’utilisation, plus pratique en termes de manipulation, de rangement et de transport (compacité une fois plié[13]), ce modèle ouvre la joëlette à un public de plus en plus diversifié et à des pratiques variées. Cette version se fait par exemple connaître lors d’événements de type course à pied ou marathon avec deux à quatre porteurs volontaires, ce qui accroît sa visibilité. L’enjeu de l’équilibre étant moins important pour les utilisations sur le plat, les parties avant du brancard sont coudées afin de faciliter la préhension en course. Enfin, toujours pour répondre à une logique de sportivisation, Ferriol Matrat opte pour des brancards avant allongés : l’objectif est de permettre à l’accompagnateur de courir sans se cogner les talons dans le cale-pied du passager.

Les ventes de ce modèle plus polyvalent sont satisfaisantes pour le fabricant[14], mais la casse liée à la présence de tubes ronds, plus fragiles, demeure fréquente. Les efforts entrepris pour faciliter le pliage du fauteuil accentuent ce problème récurrent de fiabilité, du fait de la fragilisation induite sur les divers points de pliage. L’élargissement du réseau, qui renforce le succès de l’innovation, passe paradoxalement par des évolutions techniques de l’objet qui le rendent plus vulnérable.

L’association Handi Cap Évasion n’achète que quelques joëlettes à Ferriol Matrat (trois à quatre par an) qu’elle utilise quand elle s’adresse à un acteur public (par exemple l’école) pour lequel elle doit utiliser du matériel industriel testé par le Centre d’étude et de recherche sur l’appareillage des handicapés (CERAH). Mais elle continue de produire artisanalement sa version de joëlette utilisée par les particuliers membres de l’association dans le cadre des séjours en montagne. L’argument principal mis en avant est celui de la plus grande solidité des tubes, mais il faut prendre en considération que les tubes HLE (haute limite élasticité) utilisés par Ferriol Matrat et testés par le CERAH ne peuvent pas être utilisés artisanalement. Or, l’association prétend continuer le travail de Joël Claudel, la seule « vraie » joëlette selon elle, et en promouvoir un usage cohérent avec un projet décrit comme porteur de « l’humanisme » de son inventeur[15]. Signe d’une bifurcation technique, Handi Cap Évasion bricole par exemple une joëlette à « manelier » (pédalier activé manuellement) dans une logique participative, pour augmenter l’implication du passager qui peut ainsi contribuer au déploiement de la force motrice. Le projet industriel de Ferriol Matrat exclut quant à lui le manelier pour « des raisons de sécurité » et pour maintenir les possibilités de pliage de l’engin.

Soulignons que le contexte législatif évolue et va permettre à la joëlette d’apparaître comme une réponse à un problème public. Un cap important a en effet été franchi au début des années 2000 en matière de droit des personnes handicapées, d’égalité et de solidarité. La directive européenne de 2000 (Directive 2000/78/CE) en faveur de l’égalité de traitement, la loi du 18 janvier 2002 qui crée l’obligation de mise en accessibilité des bâtiments et des transports dans un délai maximum de dix années et, surtout, la Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, du 11 février 2005, accompagnent et commencent à offrir un espace de légitimation à cette innovation, même si les applications concrètes seront plus tardives.

2010 à aujourd’hui : le succès fragile d’une innovation sociale

La joëlette se diffuse en trouvant de nouveaux usages et usagers. Les évolutions législatives relatives à l’accessibilité et à l’inclusion deviennent des acteurs non humains influents pour l’évolution technique et l’élargissement du réseau. Par exemple, le dispositif de Ferriol Matrat vient aujourd’hui s’abaisser au sol pour qu’un passager paraplégique puisse réaliser son transfert de manière autonome.

La joëlette fait l’objet de nouvelles traductions, car elle permet de rendre accessibles, sans aménagements lourds, des espaces accueillant du public. Des offices de tourisme[16] et des sites culturels[17] mettent des joëlettes à disposition des touristes. Certains accompagnateurs de montagne et éducateurs spécialisés d’établissements médico-sociaux s’en sont également équipés. Les courses avec joëlette se multiplient, l’accès aux marathons, semi-marathons, trails et autres usages compétitifs se généralise, y compris lors d’événements de course pour personnes valides (Marathon de Paris, Diagonale des fous, Marathon des sables, Ultra Trail du Mont-Blanc, par exemple) (Pantaléon et Reichhart, 2017)[18]. Cette sportivisation de la pratique se traduit également par la multiplication d’événements compétitifs réservés aux joëlettes.

En 2012, Ferriol Matrat recrute un responsable export pour ouvrir son marché à l’international et, depuis 2015, l’activité de fabrication et de commercialisation d’équipements de sport-loisir adaptés aux personnes à mobilité réduite a été entièrement revisitée avec l’adoption d’un nouveau nom pour la gamme : « Joëlette and Co by Ferriol Matrat ». Si les ventes de joëlettes principalement aux associations, aux clubs sportifs et aux établissements médico-sociaux, s’élèvent à plus de 200 par an, ce qui atteste d’une commercialisation réussie, elles ne sont pas toujours utilisées concrètement en raison du manque de formation et d’expérience pratique et, surtout, de l’engagement discontinu d’accompagnateurs dont le nombre est insuffisant[19]. Le succès de l’innovation reste de ce fait en demi-teinte. L’enrôlement des porteurs au-delà d’un groupe engagé apparaît comme la condition sine qua non de la pratique.

À l’origine de la trajectoire sociotechnique, les accompagnateurs étaient des proches des personnes handicapées (famille, amis) ou quelques militants des secteurs du handicap et de l’inclusion. Certains peuvent se fatiguer, vieillir ou ne pas avoir les ressources physiques et techniques pour être porteurs. Surtout ils ne sont pas suffisamment nombreux pour le volume croissant de joëlettes et de sorties possibles (la seule association Handi Cap Évasion en dispose aujourd’hui de 150 pour 900 adhérents). Pour élargir le public d’accompagnateurs au-delà de ces cercles de proches (donc par proximité sociale, au sens de Bouba-Olga et Grossetti, 2008), un processus de traduction de l’objet vers de nouveaux intérêts s’avère nécessaire. De plus en plus de sportifs, d’amateurs de randonnées, de courses et de nature, de tous âges et tous statuts sociaux, rejoignent le réseau. D’après un membre actif d’Handi Cap Évasion, ils ont tous en commun une « composante humaine » bien développée, « une envie de relationnel » et « un fond de solidarité qui les anime » (Vincent P., 2016 : communications personnelles). C’est donc plutôt par proximité cognitive (Bouba-Olga et Grossetti, 2008) que le réseau s’élargit : l’envie de se dépenser utilement, dans une relation de partage avec son environnement social et au nom d’une cause altruiste, semble faire des adeptes. Un accompagnateur très sportif explique par exemple qu’il parvient ainsi à trouver un compromis entre son besoin de défi personnel dans une pratique physique (par l’effort de tirer la joëlette) et son besoin de randonner en famille au rythme des enfants et de son épouse. D’autres intérêts plus distants permettent de recruter de jeunes étudiants amateurs de montagne, satisfaits de trouver des séjours organisés à moindre coût.

Les usages se sont donc fortement diversifiés, induisant le passage d’un dévouement pour donner accès à la nature à un proche en situation de handicap, à une transformation de soi dans la relation à la différence par le biais d’une participation sportive partagée au-delà du cercle de proximité. Cette pratique de la randonnée partagée se distingue des pratiques inversées (Medland et Ellis-Hill, 2008). Les relations de dépendance tendent à se transformer en relations d’interdépendance, puisque les porteurs sont avant tout des randonneurs qui viennent découvrir des sites et partager l’appréciation d’un milieu. Le bénéfice de la pratique devient triple : accéder ensemble à la pleine nature, dépasser ses propres préjugés et participer à un monde plus solidaire.

Moi j’vois plus les personnes handicapées comme j’les voyais avant c’est sûr. Moi le handicap me faisait peur comme tout le monde. J’veux dire, y avait pas de personnes handicapées dans mon entourage, et c’est vrai que j’me dis : « Oulalah ! » J’aurais jamais pensé, j’aurais jamais pensé avoir des amis handicapés quoi. Et maintenant mes meilleurs amis sont des personnes handicapées !… Et je pense que bon, mon évolution à moi, c’est souvent aussi l’évolution des autres accompagnateurs qui viennent quoi. Le fait de découvrir l’autre. Dans la vie de tous les jours, on n’a pas, pas d’occasions… de changer de mentalité. (B, accompagnateur, membre de l’association Handi Cap Évasion, sortie au Breuil, département de Saône-et-Loire, avril 2016)

Or, le nombre d’accompagnateurs reste insuffisant pour couvrir la demande. Comme l’ont souligné les sociologues de la traduction, intéressement et enrôlement sont des conditions de maintien du réseau (Akrich et al., 2006) qui prennent de l’importance en même temps qu’il grandit. Le problème réside alors dans la recherche constante d’accompagnateurs. L’offre diversifiée de multiples séjours en montagne (principalement dans les Alpes) et de destinations exotiques (Haut Atlas, Kirghizistan, Pérou, Carpates) est attractive pour ceux qui désirent randonner en groupe sans toujours en avoir les ressources culturelles, relationnelles ou financières. Les frais de participation aux séjours sont réduits et ils sont même totalement pris en charge par la région pour les moins de 26 ans. Pour pallier le manque, les associations misent sur des publics en formation dans le domaine des métiers de la montagne (Lycée des métiers de la montagne), du handicap, du sport, notamment les étudiants en « activité physique adaptée » de la filière STAPS (sciences et techniques de activités physiques et sportives), voire sur des partenariats avec des détenus en fin de peine. Les accompagnateurs de montagne, les acteurs du médico-social et les particuliers qui s’équipent de joëlettes ont quant à eux des difficultés à trouver des solutions.

Ainsi, bien qu’une amorce d’attraction puisse être évoquée, certains choix sociotechniques stabilisés (types de handicap concernés, recours à la traction-poussée humaine…) s’avèrent des freins à une forte diffusion. L’innovation nécessaire reste en effet, à ce stade, de nature plus sociale que technique. Les réseaux constitués étant marqués par une très forte interdépendance, leur animation repose sur la capacité à recruter et à fidéliser trois ou quatre porteurs pour une personne en joëlette. La contrainte réticulaire générée par ces choix initiaux (rendre accessible l’inaccessible grâce à un co-portage humain) est très forte, ce qui fait in fine de la joëlette un objet ambivalent, à la fois inclusif (agençant de l’interdépendance) et exclusif (fragilisant les liens ainsi créés).

Le déploiement de l’innovation nécessite un découplage, après une phase normale de fort encastrement social (Grossetti, 2008). Cela implique de mobiliser des sportifs, des étudiants, des personnes en réinsertion, autant d’exemples du découplage en cours et encore timide. À ce stade, il est possible de faire l’hypothèse que des intéressements par découplage soient moins durables (moindre engagement et fidélité des porteurs) et nécessitent une institutionnalisation des enrôlements pour compenser, par la récurrence et le volume, la fréquence élevée du renouvellement des accompagnateurs. Une autre piste est explorée aujourd’hui par Ferriol Matrat : décharger le « moteur » humain en ajoutant une assistance électrique. Cette solution sociotechnique pourrait permettre, à terme et pour certains usages, de passer à « seulement » deux accompagnateurs par joëlette. L’enjeu de la poursuite du déploiement pourrait passer par de nouveaux compromis par rapport au projet initial en explorant des perspectives d’assistance non humaine. Pour autant, à l’instar de ce qu’ont montré les travaux réalisés sur le FTT électrique (Villoing et al., 2017), la question de l’autonomie des batteries électriques est intrinsèquement porteuse de nouvelles formes de dépendance à l’approvisionnement en énergie, qui elle-même pourrait réduire les effets d’interdépendance humaine.

Conclusion

Comme le souligne Gérald Gaglio (2011 : 5), « la propagation d’une innovation implique que quelques individus, forts de leur croyance à faire ce qu’ils considèrent comme le ‘bien’, réussissent à impulser une dynamique qui se concrétise dans un réseau ». D’une invention pensée pour répondre aux besoins spécifiques d’un jeune homme atteint de myopathie et de sa famille, la joëlette est devenue une innovation par sa production industrielle et sa diffusion auprès d’un public de plus en plus diversifié d’accompagnateurs et de pratiquants. L’évolution du produit dans le sens d’un allégement, d’une adaptation à des terrains variés et d’une ergonomie convenant à l’ensemble des usagers (pratiquants et accompagnateurs) ont infléchi la trajectoire d’innovation, qui débouche sur une pluralité d’engins rendant peut-être inadéquat le terme de joëlette au singulier. Initialement conçue pour rendre accessibles des lieux et des chemins inabordables à des familles dont l’un des membres est en situation de handicap, la joëlette a peu à peu déplacé ses qualités de solidité et d’adaptation tout-terrain vers celles de la légèreté, de l’esthétisme et de la maniabilité. Des modifications qui s’expliquent aussi par la volonté de produire à moindre coût, étant donné que les séries sont limitées en nombre. Ces modifications sont en quelque sorte le « prix à payer », à travers un ensemble de compromis permettant de passer de l’invention à l’innovation fabriquée en petite série. Il en résulte un décalage entre la vision du concepteur initial et certains usages actuels, du fait de l’élargissement du réseau et de la diversification des profils d’utilisateurs.

En concevant l’objet puis en le construisant de ses mains, Joël Claudel est l’inventeur de la joëlette. Il a su créer les conditions de l’innovation sociotechnique en convainquant un réseau d’acteurs encore étroit de la pertinence du projet, en obtenant leur engagement en tant que médiateurs ou utilisateurs, ce qui a permis d’impulser un long processus d’innovation qui lui a échappé peu à peu. Un réseau d’acteurs humains (industriels, associatifs, fédéraux, professionnels du tourisme, randonneurs, étudiants, sportifs, détenus…) et non humains (barres, roues, charnières, montagne, sentier, route, course, loi, formation…) a permis d’adapter et d’étendre les pratiques de randonnée inclusive. Cette lutte (en actes) contre l’exclusion a été rendue possible par des opérations de traduction d’intérêts disparates : diversifier une production sur un marché de niche, former et professionnaliser des étudiants, pratiquer l’itinérance à moindre coût, faire du sport, retrouver la liberté, etc. Pour autant, la cession de ses droits à une association luttant pour les droits des personnes en situation de handicap inscrit l’innovation dans une perspective sociale, par ses objectifs, mais surtout par ses moyens. Claudel n’avait pas fait de « sa » joëlette (les premières versions) un produit marchand : on peut ainsi comprendre qu’il s’éloigne et se détache du réseau au fur et à mesure que l’innovation va s’industrialiser et se généraliser. Si l’acteur humain « Joël » n’est plus au cœur du réseau, il y reste néanmoins présent sous forme d’inscription (le nom de l’objet, signature de paternité), de marque (« Joëlette and Co ») et de figure un peu « mythique » (dans les récits récurrents des origines).

L’innovation sociotechnique de la joëlette relève de fait de cette forme particulière d’innovation qualifiée de « sociale » (Kasprzak et Perrin, 2017 ; Perrin, 2020) consistant « à assurer des liens sociaux de collaboration, à mettre en place des arrangements sociaux inclusifs qui permettent la reconstruction de la cohésion sociale » (Klein et al., 2014 : 133). Mais son appropriation suppose une innovation de pratique qui réinvente le lien à autrui dans le cadre des pratiques sportives. Si l’association Handi Cap Évasion a construit son identité autour d’une pratique de randonnée associée à la figure de l’inventeur, des adaptations et des détournements d’usage apparaissent au gré des mobilisations d’acteurs. À l’objet joëlette se greffent de nouvelles idées de pratiques de pleine nature, mais aussi de nouvelles relations sociales répondant à des besoins sociaux de défi ou d’accès à de nouveaux espaces. « Cette trajectoire d’innovation sociotechnique présente ainsi l’originalité de croiser une trajectoire d’innovation sociale qui renforce « la capacité d’action de la société » (Valenduc et Vendramin, 2013) à l’égard du projet politique « du traitement du handicap par l’inclusion (loi du 11 février 2005) » (Kasprzak et Perrin, 2017). La loi, en tant qu’acteur non humain, a eu dans le cas de la joëlette un rôle évolutif. Dans un premier temps, elle a contribué à modifier l’environnement en rendant plus légitimes les finalités du réseau d’innovation. Progressivement, par sa propre diffusion dans la société, elle va dans un second temps devenir un acteur plus influent (injonction à l’accessibilité, soutien à l’institutionnalisation des initiatives locales) permettant de nouvelles traductions et de nouveaux enrôlements autour de la joëlette. En favorisant l’accès aux pratiques de pleine nature pour tous selon une approche partagée, la joëlette contribue aux visées de pratique à liberté égale (Perrin, 2020). Elle rend possible une reconfiguration des relations entre la personne en situation de handicap pratiquant l’outdoor et les autres pratiquants pouvant choisir de jouer ou non le rôle de porteurs. Cette innovation suppose des traducteurs persévérants pour laborieusement recruter dans le réseau un nombre suffisant de porteurs afin de rendre l’objet efficace et accompagner son succès. Elle ne peut perdurer que si elle parvient à généraliser des pratiques partagées entre personnes aux capacités différentes et donc à transformer les rapports sociaux au handicap (Issanchou et Perera, 2020). Innovation sociotechnique de la joëlette et innovation sociale de la randonnée partagée, intimement liées, participent ainsi à un projet plus vaste de développement de pratiques physiques et/ou sportives inclusives (Valet, 2016).