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Josiane Jouët, je vous remercie de me recevoir. Vous avez passé une partie significative de votre carrière à analyser les usages des outils numériques. Si vous le voulez bien, en guise d’introduction, pourriez-vous nous dire qu’elles ont été les grandes évolutions technologiques de ces dernières années ?

L’introduction des technologies numériques a été un extraordinaire bouleversement que j’ai eu la chance d’observer au cours de ma carrière. Je me suis replongée, pour notre entretien, sur des statistiques que je trouve extrêmement parlantes ! Si on prend les chiffres de l’Arcep par exemple, on constate qu’en 1988 [en France], il n’y avait que 7 % de foyers équipés d’un micro-ordinateur et 10 % du Minitel. Je ne vais pas revenir sur l’histoire du Minitel, ce n’est pas notre sujet, mais il s’agit d’un usage précurseur, disons, de l’informatique connectée. Le grand basculement arrive quand la France se raccorde enfin à Internet. Il faut attendre 1995, c’est tardif. On observe alors très vite un bond dans l’équipement des Français. En 1998, donc 10 ans plus tard, 19 % sont équipés d’un PC [ordinateur personnel], 36 % en 2002, et 47 % en 2005. 2005 justement est un nouveau point de bascule, puisqu’il s’agit de l’année où arrivent les réseaux sociaux. En fait, les réseaux sociaux sont très récents, cela ne fait qu’une quinzaine d’années… En 2008, trois ans après l’arrivée des réseaux sociaux, 65 % des foyers sont équipés d’un ordinateur. Et c’est encore plus parlant si on regarde le taux de foyers connectés à Internet. Ils ne sont que 22 % en 2002, donc moins du quart, et 58 % en 2008. Et aujourd’hui on est près de 80 % ! On voit que le grand basculement en termes d’équipement de communication numérique, c’est l’arrivée des réseaux sociaux !

Ce sont des outils démocratiques. Vous me direz qu’il y a toujours quelques personnes qui ne sont pas équipées, des personnes très âgées en général ou certaines de catégories sociales défavorisées, mais on peut tout de même dire, quand on arrive à 80 % de connexion à Internet, que c’est démocratique. C’est énorme, ce sont vraiment des outils de communication de masse.

L’autre grand basculement, c’est aussi autour de 2005, quand l’audiovisuel passe de l’analogique au numérique — la numérisation de l’image et du son. C’est récent, et c’est quasiment concomitant à l’apparition des réseaux sociaux !

La démocratisation correspond, je crois, à la rencontre de la culture audiovisuelle avec une technoculture. Non pas une culture d’informaticiens, mais une culture d’utilisateurs avertis de l’ordinateur, simplement des utilisateurs avertis ! Et cette rencontre de la culture audiovisuelle et de la technoculture fait qu’aujourd’hui tous les gens qui sont équipés d’un ordinateur ou d’un smartphone, qui est en soi une sorte de micro-ordinateur de poche, ne les voient plus comme des objets informatiques, mais comme des outils de communication, très largement imprégnés, à mon sens, de la culture audiovisuelle.

Un autre grand changement concerne la mobilité des téléphones (plus encore que les tablettes et les micro-ordinateurs portables). Le téléphone mobile arrive en France dans les années 1990, mais c’est le smartphone, dont l’utilisation principale n’est plus centrée sur les appels ou les textos, qui constitue la transformation la plus importante. Quand on prend le baromètre de l’Arcep de l’année passée [2019], on constate que 77 % des Français de plus de 12 ans étaient équipés d’un smartphone (Arcep, 2019), et cela monte à 93 % des hommes et 98 % des femmes si on s’intéresse juste au téléphone mobile. On ne peut que constater le poids extrêmement important de ces outils dans nos modes de vie, et que la grande majorité des individus utilise quotidiennement. C’est pour cela que je pense que ce sont vraiment des objets démocratiques ! Et que ça le reste ! Même si j’ai certaines réserves dont on reparlera.

Donc, c’est un usage très important, y compris pour les seniors, même si effectivement nous sommes, et ce n’est pas récent, depuis une trentaine d’années, dans une société de jeunisme. L’idée que finalement tous ces outils sont très majoritairement utilisés par les jeunes en dessous de 35 ans reste forte… Alors, certes les natifs du numérique ont un usage différent, y compris les jeunes qui ont la fin de la trentaine ou le début de la quarantaine et qui, quand ils étaient enfants, n’avaient pas de smartphone. C’est la chance de cette génération qui, sans avoir eu ces technologies durant leur enfance, a réussi à se les approprier très jeune. Ils sont à cheval entre une culture classique, avec la télévision, les livres, etc., et une culture numérique qu’ils se sont complètement appropriée. Cette génération peut véritablement évoluer avec les deux représentations mentales.

Pour en revenir aux seniors, j’ai vérifié attentivement, parce que j’avais été interviewée dans une émission (Rozec, 2018), où on m’a fait dire des choses en ne prenant que des extraits, on m’a fait dire (rires) que tous les trolls, ceux qui lancent des horreurs et des propos haineux sur Internet, seraient des vieux. Alors, oui il y en a, mais c’est très exagéré de dire que ce sont eux la majorité des trolls !

Donc, toujours selon le baromètre, on constate qu’en 2018 75 % des plus de 60 ans ont un ordinateur, ce qui est quand même conséquent… Même si cela baisse si l’on se concentre uniquement sur les plus de 70 ans qui ne sont plus que 57 % à être équipés. Dans le cas des réseaux sociaux, le tiers des plus de 60 ans les utilisent tous les jours, ce qui reste tout de même important. Alors, effectivement, pourquoi ces personnes plus âgées utilisent des plateformes ? C’est simple, il y a une raison généalogique. Ces personnes qui ont 60 ou 70 ans étaient pour beaucoup dans le monde du travail au moment des trente glorieuses. Ils étaient jeunes au moment des années 1980, qui ont été une période charnière. C’est notamment à ce moment-là que toute notre société de l’information émerge et que le néolibéralisme se construit.

Oui, vous en parliez dans votre interview à la Revue des médias (Didier, S. et Raynaud, P., 2019).

Ce sont des années de dérégulation de l’audiovisuel, puis, dans les années 1990, de dérégulation des télécoms, avec l’introduction de la concurrence… Il y a eu un avantage à cette concurrence. Pourquoi les gens se sont équipés si vite ? C’est qu’il y a eu une forte baisse du coût des équipements, car les ordinateurs et les téléphones mobiles que l’on achetait avant étaient hors de prix. La concurrence entre les opérateurs pour les connexions à haut débit a également participé à la baisse du prix des abonnements, permettant aux personnes de se les payer.

Pour revenir aux seniors, beaucoup d’entre eux ont travaillé dans le secteur des services et ont utilisé des ordinateurs sur leur lieu de travail. Il n’y avait alors pas de réseaux sociaux, mais ces usages professionnels ont permis aux personnes de se familiariser avec ces outils. C’est aussi le cas dans les zones rurales, avec les agriculteurs ou les ex-agriculteurs qui ont été équipés en Minitels et en micro-ordinateurs par les plans de politiques publiques d’équipement afin qu’ils puissent suivre les cours des matières premières, du blé, etc.

Donc, si le numérique renvoie essentiellement à des pratiques des jeunes, au sens où les hyperconnectés sont davantage les jeunes qui l’ont complètement intégré à leur quotidien, s’en servant quasiment toutes les heures, il existe des usages dans toutes les catégories sociales et dans toutes les classes d’âge. À l’exception des 80 ans et plus, même si nous connaissons toutes et tous des utilisateurs de ces âges-là…

Il me semble à ce titre qu’il s’agit bien d’une pratique démocratique. La plupart des services d’information, de transaction, ou de loisirs plus généralement, sont maintenant en ligne. Les téléphones sont de vrais outils à tout faire, des boîtiers extrêmement polyvalents ! Dans un article, qui date déjà, Dominique Boullier appelait ça l’« habitèle » (Boullier, 2004), c’est-à-dire que l’on porte sur soi son habitat, comme une boîte à outils qui servirait à tout ! Il faut voir un peu l’angoisse qu’on a tous, vous et moi, si on perd notre téléphone mobile. (rires)

Au début de votre propos, vous évoquiez des réserves. Quelles sont-elles ?

Alors, mes réserves ne portent pas sur les technologies numériques en elles-mêmes, mais sur les changements et les transformations de la société ! Bien sûr, je m’intéresse beaucoup, comme vous le savez, aux liens qui se tissent entre l’innovation technologique — qui est permanente et que nous avons tous du mal à suivre — et les transformations sociales. Or, nous sommes dans un paradigme où le néolibéralisme a énormément progressé, amenant des transformations sociales et sociétales. Elles ont émergé au cours des années 1980, période pendant laquelle ont été encouragés l’entrepreneuriat ainsi qu’un courant très fort, et qui existe encore aujourd’hui même s’il prend différentes facettes, l’individualisme contemporain.

À l’échelle de l’Europe par exemple, on voit bien, sans être anti-européen ou anti-européenne, que les politiques de dérégulation et de promotion d’une concurrence acharnée portée par la Commission européenne sont empreintes d’une vision de la vie, de l’individu « entrepreneur de lui-même », qui finalement doit être responsable de sa réussite et de ses échecs.

Les années 1980 marquent selon moi le début des premières fissures d’un système fondé sur des garanties sociales. Dans ces fissures sociales, on a perdu une certaine forme d’espoir dans un changement de société, plus égalitaire, plus solidaire. L’arrivée de la gauche au pouvoir a été à l’origine de cette grande désillusion : il n’y aura pas de grand soir. D’autant que cinq ans après l’arrivée de Mitterrand, lors de la première cohabitation, débutent les politiques de dérégulation. Beaucoup de Françaises et Français ont alors perdu espoir dans l’application de politiques de solidarité. C’est un hiatus dont nous ne sommes pas encore sortis aujourd’hui.

Au même moment, le secteur des services se développe fortement, quand de l’autre côté, les agriculteurs et les ouvriers sont de moins en moins nombreux. Ces transformations se poursuivent aujourd’hui. L’introduction, il y a 10, 15 ans, de l’autoentrepreneuriat l’atteste.

Tout ceci peut ressembler à une longue digression, mais c’est indispensable pour comprendre les usages des technologies de l’information et de la communication. Les hommes et les femmes qui s’emparent de ces outils le font dans le contexte de ces transformations sociales et de la montée de l’individualisme.

Les usages de ces technologies s’inscrivent aussi dans un environnement de défiance vis-à-vis des institutions et de la politique plus généralement. C’est aussi l’un des revers de la démocratisation, puisque, contrairement à ce que l’on pense, le niveau d’éducation ne baisse pas. Si certaines catégories d’élèves sont laissées pour compte, on constate dans l’ensemble une élévation du niveau d’éducation et de la capacité critique, entre guillemets. C’est ce qui explique, je pense, la crise de confiance qui s’exprime sur les réseaux sociaux.

J’ai fait toute cette « digression » parce que je ne veux pas lier les propos haineux, qui malheureusement sont très importants et m’inquiètent (je pense notamment au cybersexisme), aux seuls réseaux sociaux. On a trop souvent tendance à dire que c’est uniquement leur faute. Je pense que c’est simplifier la situation !

En quelque sorte, les réseaux sociaux vous semblent plutôt constituer une caisse de résonnance de la société, mais qui, du fait des évolutions technologiques, résonne plus fort.

Voilà, il s’agirait plutôt d’une caisse de résonance, parce qu’en définitive c’est complètement lié aux évolutions sociales. Les individus vont exprimer sur leurs réseaux sociaux leurs goûts, leurs opinions, etc. Et comme nous sommes dans une société fragmentée où la liberté d’expression est très peu limitée, ça peut partir dans tous les sens. N’importe qui a le droit de dire ce qu’il pense sur n’importe qui, n’importe quoi, et même d’attaquer verbalement telle ou telle personne, tel ou tel le groupe… À mon avis, les réseaux sociaux renforcent les fractures de la société.

Vous savez, c’est cet éternel débat sur la télévision : est-ce que ce qu’on voit à la télévision est le reflet de la société ? Ce sont des débats qui existent depuis les années 1950 et 1970, quand la télévision est vraiment devenue un média de masse. C’est d’ailleurs relativement récent, puisque c’est uniquement à la fin des années 1970 que, en France tout du moins, la majorité des foyers ont été équipés. Finalement, ça ne fait que 50 ans.

Est-ce que la télévision reflète notre société ? Peut-être, mais alors c’est un prisme déformant. À mon avis, les réseaux sociaux sont aussi des prismes déformants. Déformants, parce qu’ils témoignent autant qu’ils prolongent les tensions sociales.

Mais j’ai peut-être complètement tort. La société est peut-être moins fracturée qu’on ne le pense. En dépit de toutes les désillusions, de toute la méfiance, malgré tout, les individus gardent des idéaux proches de la République ! Si on prend le mouvement des gilets jaunes : ils sont portés par des idéaux démocratiques. C’est un mouvement très complexe et très difficile à analyser, mais on voit qu’il y a des personnes de différentes catégories sociales, même si c’est majoritairement les petites classes moyennes, des ruraux, mais pas uniquement. Donc quelque part, il y a encore, et heureusement, des valeurs qui rassemblent.

En fait, je regrette la façon dont les médias de masse, presse, radio et télévision, parlent de ce qui se passe, de ce qui est dit, sur les réseaux sociaux. On a beau dire que les médias perdent de leur influence, que les jeunes ne les regardent plus, ils en regardent tout de même des bribes, et leurs messages passent quand même. Ces médias reprennent beaucoup de ce qui passe sur les réseaux sociaux pour faire du buzz. Ils leur donnent beaucoup plus d’écho, les transforment en vraies questions de société. À mon avis, ils leur donnent parfois une importance démesurée : on en parle trop !

D’ailleurs les algorithmes des réseaux sociaux encouragent cela. Ceux de Facebook ou YouTube favorisent les contenus clivants qui génèrent des interactions. Ils donnent « mécaniquement » de la visibilité à ce qui pourrait faire le buzz, voire un bad buzz.

Absolument, je suis entièrement d’accord avec vous ! Le gros problème ce sont les algorithmes, même si ce n’est pas que le seul ! (rires) Le gros problème, ce sont les GAFAM évidemment ! Le poids économique et politique des GAFAM est absolument gigantesque, ils sont en quelque part plus puissants que nos États, ou en tout cas que nos petits États comme la France.

Mais ces modes de fonctionnement font partie intégrante de leur modèle économique, il ne s’agit pas de dérives. Comme les chaînes d’information en continu, ils ont plutôt intérêt à diffuser des contenus qui ont un écho, plutôt qu’un sujet sans clivage qui ne va susciter aucune réaction.

Oui, et c’était déjà le cas autrefois, puisque les journaux disaient : « un train qui arrive à l’heure ne fait pas une nouvelle, alors qu’un train qui déraille… » Cette question est extrêmement compliquée. Elle est au cœur du modèle de l’économie de l’attention. Si ces médias favorisent des informations qui choquent pour attirer une audience, elles sont aussi éphémères, on les oublie vite. Au point qu’une information en chasse une autre. Mais étant donné que la majorité de ce buzz est négatif, comme vous dites, et repose sur des bad news, cela forme, même si individuellement on oublie chacune de ces nouvelles, un climat d’opinion (comme on disait autrefois) délétère.

Malgré tout cela, je pense que les réseaux sociaux restent des outils démocratiques !

Justement, je comptais en parler après, mais vos travaux les plus récents sont sur le féminisme en ligne. L’impression que j’ai, que j’avais, car c’était déjà une conviction personnelle, mais notre échange ne fait que la conforter, c’est que le numérique ne fait qu’exacerber, ce qu’il y a de mauvais, de clivant dans la société, mais aussi ce qu’il y a d’engagé, de positif… C’est aussi ce qui permet à certains mouvements de gagner en visibilité, en puissance, en cohésion, en se structurant indépendamment du territoire. D’un côté, les réseaux sociaux sont des outils de promotion de discours démocratiques. Vous disiez d’ailleurs, je crois dans La Revue des médias (Didier et Raynaud, 2019) que la première chose que les dictatures coupaient était justement les réseaux sociaux. Et d’un autre côté, les réseaux accueillent des discours de haine, et vous en parlez aussi dans vos travaux sur le féminisme en ligne.

Si on veut comprendre les publics des plateformes numériques, il faut partir de la société. C’est très difficile, parce qu’elle est plus complexe qu’elle ne l’était autrefois. Ceci étant, c’est passionnant. On l’a vu au moment des printemps arabes, on l’a vu en Iran et en Irak, ce sont des outils de communication et d’information très importants qui peuvent aussi servir à sensibiliser et à mobiliser. Ce sont de formidables outils de militantisme.

Donc, effectivement, dans les régimes très autoritaires, voire dictatoriaux, ils sont très contrôlés. D’ailleurs, c’est sidérant, puisque beaucoup de gens qui ont travaillé sur le printemps arabe, en Tunisie et en Égypte, montrent qu’avant l’éclatement de ces mouvements, la cybersurveillance était extrêmement forte ! Et pourtant, elle n’a rien empêché. On en revient à la société. Quand ça bouge juste un peu, on coupe Internet, on emprisonne ou on torture, et on étouffe la mobilisation… Mais quand ça devient quelque chose de très majoritaire, ça devient beaucoup plus difficile. Les réseaux sociaux ont permis de mettre en relation des individus qui étaient isolés, mais qui n’avaient pas de moyens pour s’exprimer. Quand les premiers ont commencé à le faire, ça a produit des effets d’agrégation très fort. On voit bien là le potentiel émancipateur de ces outils.

Si on s’intéresse aux mouvements d’émancipation hors dictature, par exemple le féminisme, sur lequel j’ai travaillé, c’est différent. Depuis 2010, au moins, en France, ces outils ont permis la résurgence de beaucoup de mouvements. Il s’agit d’une nouvelle génération qui se mobilise différemment de ses ainés. Elle utilise pleinement les technologies numériques, les sites Internet, les blogues, et puis, bien sûr, les réseaux sociaux. D’ailleurs, dans les autres pays européens et aux États-Unis, il y a des sites web, des blogues, mais le féminisme en ligne se mobilise beaucoup plus sur Twitter que Facebook. En France, c’est avant tout Facebook. Il y a aussi Instagram, bien sûr, et Twitter, mais la majorité des mobilisations féministes se passe sur Facebook chez nous.

Le mouvement « Me too », par exemple, avait été lancé en 2006 par Tarana Burke, une afro-américaine féministe, pour soutenir les victimes d’agressions sexuelles dans les milieux populaires (je l’ignorais moi-même). Mais le mouvement est devenu véritablement important avec le tweet d’Alyssa Milano (Milano, 2017) il y a deux ans, qui a fait tache d’huile, pas seulement en France, mais dans le monde entier. Les réseaux sociaux ont permis de remettre sur le devant de la scène, la question du viol, de la violence verbale et physique faite aux femmes, les féminicides. C’est comme si les médias et les instances publiques découvraient cela ! Bien sûr ils le savaient avant, mais… Il faut se demander pourquoi la mobilisation a eu autant de succès à ce moment-là. Le rôle d’Hollywood est indéniable. C’est un mouvement qui a été porté par des stars de cinéma, des chanteuses connues, qui ont témoigné : « moi aussi, il y a 10 ou 15 ans, ou plus récemment, j’ai été agressée… » Puis, s’est disséminé dans la plupart des milieux professionnels : la culture, le cinéma, le sport, les affaires…

J’ai maintenant envie de parler de votre rapport à la recherche. Pour préparer cet entretien, j’ai notamment relu l’entretien que vous aviez donné à La Revue des médias (Didier et Raynaud, 2019), mais aussi celui que vous aviez donné à Nelly Quemener et à Sarah Lécossais sur les archives (Jouët et al., 2018). Dans les deux cas, vous citez énormément de collègues et d’autres recherches. C’est pareil dans vos articles de synthèse sur la sociologie des usages (Jouët, 2000, 2013). Vous semblez accorder une certaine importance au collectif dans la recherche. D’ailleurs dans La Revue des médias, vous valorisez ça en disant que les recherches par contrat ont largement favorisé la recherche collective. Est-ce quelque chose de vertueux pour vous ?

Alors il y a deux questions. D’abord, je pense que je ne suis pas dans une perspective de chercheuse solitaire. Peut-être parce que je suis une femme aussi, je ne sais pas. Il faudrait que j’y réfléchisse, mais quelque part je pense que tous les chercheurs bénéficient de façon consciente ou inconsciente, des travaux antérieurs ou concomitants, qui sont faits par d’autres. On peut avoir des intuitions personnelles, des idées personnelles, une problématique personnelle, pour autant tout cela est nourri par la littérature et les discussions que nous avons avec d’autres chercheurs. En même temps, j’ai aussi beaucoup travaillé seule. J’aime cela aussi. Enfin, j’aime les deux ! (rires) J’aime travailler en équipe et j’aime travailler seule.

Pour ce qui est de travailler en équipe, je l’ai fait quand j’ai commencé à étudier les technologies informatiques, d’abord le Minitel et le micro-ordinateur, au Centre national d’études des télécommunications (CNET). Nous étions un tout petit groupe de chercheurs dans un énorme centre où il n’y avait pratiquement que des ingénieurs-informaticiens, que des hommes. Il n’y avait presque pas de femmes. Dans le département des usages sociaux nous étions deux, Chantal de Gournay et moi-même. Patrice Flichy, qui dirigeait ce département, proposait aussi des contrats de recherche à d’autres chercheurs, dont ont pu bénéficier Dominique Boullier Francis Jauréguiberry et Bernard Miège, par exemple. Vous savez, ça donnait des moyens de recherche pour de très jeunes chercheurs. Dominique Boullier était très jeune à l’époque, une vingtaine d’années. Alors, pourquoi je rends hommage à d’autres chercheurs ? Je crois que c’est à juste titre. Au sein du petit groupe que nous formions, nous avions régulièrement des réunions pour parler de nos travaux respectifs qui portaient tous sur l’innovation technique, la télématique entre autres, cela faisait phosphorer.

À l’époque, il y avait très peu de chercheurs en sciences de l’information et de la communication. Ça peut paraître bizarre aujourd’hui, mais nous étions très peu nombreux. Les personnes avec qui nous travaillions ne venaient pas de cette discipline. Beaucoup étaient issus de la sociologie — la sociologie urbaine, des modes de vie, de la famille. L’arrivée progressive, qui est devenue massive ensuite, de chercheurs en sciences de l’information et de la communication, date de l’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux. Initialement, le numérique était considéré comme de la technique. C’est au moment où il y a eu la jonction entre les télécommunications, l’informatique et l’audiovisuel que les chercheurs en sciences humaines et sociales, beaucoup de sémiologues entre autres, s’y sont intéressés. Ça devenait des objets communicationnels, des objets audiovisuels, etc.

La recherche par contrat a complètement évolué. Dans les années 1980-1990, pour les chercheurs en sciences humaines, il y avait le Plan Urbain. À l’époque on parlait déjà beaucoup de villes câblées et du foyer connecté, ce qu’on appelait la domotique. (rires) En plus du Plan Urbain, il y avait un peu d’argent du CNRS, mais pas beaucoup, et surtout il y avait le CNET qui était le plus gros financeur, et tout cela c’était des fonds publics. Si je prends les travaux qui ont été faits en sciences humaines et sociales au CNET, pour être tout à fait honnête, ils n’intéressaient pas du tout la Direction générale des télécommunications (DGT). Initialement, ils disaient « ça nous intéresse », mais en réalité, pas du tout. Ils étaient dans la perspective d’un déterminisme technique. Ils pensaient le Minitel seulement comme un bottin, ou un outil permettant d’accueillir des services de transaction. La communication était relativement marginale. Ils n’avaient pas prévu les messageries roses, nous non plus d’ailleurs.

Dans mes travaux au début des années 1990, avant l’arrivée d’Internet, dans tous les entretiens que je faisais, je voyais très bien que la demande des usagers de l’époque était en faveur d’une informatique communicante. Ils étaient intéressés en somme par une connexion à Internet, que la France a freinée parce que le Minitel rapportait beaucoup d’argent. Je m’en souviens très bien, il y avait eu un grand colloque organisé à Caen sur les télécommunications. Je présentais entre autres mes travaux sur la comparaison entre les usages du Minitel et du micro-ordinateur. En gros, la conclusion était qu’il y avait une demande pour l’informatique connectée. Je me suis faite in-cen-dier ! On m’a dit : « attendez, ce sont des recherches sociologiques, qu’est-ce que ça vaut ? » J’ai quitté la conférence. (rires)

Les travaux de recherche en sciences sociales n’intéressent pas les décideurs ! Un autre exemple très parlant est pour moi la grande révolte des banlieues de 2005. On a beaucoup entendu les pouvoirs publics dire qu’il faudrait faire des études sociologiques et ethnographiques pour comprendre ce qui se passe. Mais des études et des rapports, il y en avait plein les tiroirs. Seulement, ils ne les lisaient pas ! Pourtant, certains étaient financés par les ministères…

Il me semble qu’à la fin de « Retour critique sur la sociologie des usages », vous évoquiez les difficultés liées à la privatisation des opérateurs téléphoniques et des grandes structures publiques. Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui les recherches que vous avez pu mener, qui étudiaient des publics qui n’étaient pas au cœur des intérêts des décideurs, seraient possibles et envisageables avec des opérateurs privés ?

Je suis partie du CNET avant qu’il ne devienne Orange Labs. Malgré les transformations, le laboratoire a continué d’exister. Il continue à faire des études intéressantes qui, à mon avis, n’intéressent toujours pas les décideurs ! (rires) Alors, pourquoi ils financent de la recherche en sciences sociales ? Je pense qu’ils n’ont pas grand-chose à perdre, car elle leur coûte très peu. Même si beaucoup de gens sont partis vers l’université, Orange Labs reste un vrai pôle de recherche. Mais à mon avis, c’est une exception, tout comme le sont les toutes petites unités de sciences sociales de l’École des Mines et de Telecom-Paristech.

Pour en revenir à CNET et à Orange Labs, il ne faut pas oublier que ce sont des groupes qui ont beaucoup d’argent. En dehors des études que nous faisions, les décideurs finançaient plein d’études auprès de boîtes privées, qui confortaient leur décision. La recherche, par contre, leur donne une forme de légitimité intellectuelle et culturelle. C’est à mon avis quelque chose de très français. La France reste un pays qui valorise la littérature, la philosophie. Mes collègues anglais me disent que chez eux, il n’y a plus de cours de philosophie dans le secondaire. En dépit des réserves que l’on peut avoir sur la manière dont sont attribués les prix littéraires, dans quels autres pays des prix comme le Renaudot ou le Goncourt reçoivent une telle couverture médiatique ? Il reste qu’en France, c’est l’hypothèse que je fais : on valorise encore la production intellectuelle.

En regardant les thématiques de vos projets de recherches, j’ai l’impression que vous avez un certain attrait pour ce qui pourrait être désigné comme « marginal ». Vous avez beaucoup travaillé sur des sujets peu présents dans le champ universitaire, comme le Minitel rose ou le féminisme. Il s’agit de thématiques qui, à l’époque, étaient peu visibles.

Pour moi, ce ne sont pas des marges. (rires) Pour ce qui concerne les femmes et le féminisme, je crois que j’ai toujours été féministe, peut-être depuis l’âge de 6-7 ans. Je me posais déjà des tas de questions, en disant : « Pourquoi les femmes n’ont pas le droit de faire ci ? Pourquoi les femmes n’ont pas le droit de faire cela ? » Je crois que j’ai une fibre féministe quasiment instinctive. J’ai donc toujours été intéressée par ces thématiques. J’appartiens aussi à la génération 1968, qui n’était pas spécialement féministe, mais qui l’est progressivement devenue au cours des années 1970. C’est aussi à ce moment-là que je suis partie aux États-Unis. Là-bas, les mouvements féministes y étaient très forts. C’est venu conforter ce que je pensais déjà. Les femmes ne sont pas un sujet « marginal ». Elles représentent la moitié de l’humanité ! (rires) Ce n’est pas une petite communauté sur une île déserte ! C’est la moitié de l’humanité qui quelque part a été… pas niée, mais, disons vraiment dominée !

Tout à fait, je parlais de marginalité par rapport à la place qui est accordée à la question du féminisme à l’université et dans les médias. De la même manière, parler du genre dans la micro-informatique, ça restait à l’époque, j’imagine tout du moins, un sujet de recherche relativement « marginal ».

Oui, tout à fait, en tant que domaine de recherche. Quand j’étais aux États-Unis, il y avait une effervescence des études féministes, c’était avant Internet. J’ai lu beaucoup à ce moment-là. Je crois que je suis intéressée par les déshérités, au sens générique du terme. Les femmes en font partie. Même si les femmes peuvent être aussi des êtres de pouvoir. Quoi qu’il en soit, je me suis toujours sentie féministe, absolument ! Je veux dire d’ailleurs quelque chose qui va peut-être vous surprendre. Quand je donnais cours à l’IFP [Institut français de presse], j’introduisais toujours au moins une séance sur le genre. Alors, je commençais en disant : « je suis féministe ». Jusqu’à il y a dix ans, il y avait un mouvement de recul physique des filles, et quand on prenait le temps d’aborder le sujet elles disaient souvent : « je suis pour l’égalité hommes-femmes, mais je ne suis pas féministe ! » Et c’est resté ainsi jusqu’à relativement récemment, cinq ou six ans je dirais. J’ai alors eu face à moi de jeunes femmes qui étaient très contentes d’évoquer le sujet, qui disaient « moi je fais partie de tel groupe », et qui même m’apportaient beaucoup d’information. M’intéresser aux femmes et aux féministes, cela me semblait aller de soi. Quand j’étais plus jeune, ça n’a pas toujours été facile. Pour moi, il n’y avait rien de révolutionnaire à s’intéresser au féminisme. Il s’agissait de s’inscrire dans l’histoire et pas seulement dans l’histoire des femmes, mais s’inscrire dans l’histoire de l’humanité.

Alors, le Minitel rose, pourquoi ? C’est lié aux femmes. Vous connaissez l’historique. D’abord, Les Dernières Nouvelles d’Alsace et, ensuite, tous ces 3615 qui se sont développés. Nous étions dans les années 1980. Cet outil technique a aussi permis aux femmes de sortir des rôles sociaux qui leur étaient imposés. Elles ont bien évidemment bénéficié de la seconde vague du féminisme des années 1970. Mais il s’agissait là d’un nouvel outil.

La grande vogue à l’époque, c’était la convivialité. On ne parle plus beaucoup de convivialité aujourd’hui, alors que c’était une terminologie qu’on employait beaucoup en sociologie. Il m’importait d’analyser le Minitel comme un phénomène de recomposition sociale des rôles hommes-femmes. Alors évidemment, quand j’ai dit au CNET que j’allais travailler sur les messageries roses, ça a été une sorte de tollé. Mais j’ai réussi à les convaincre. À l’époque, au CNET, on n’avait pas accès aux 3615. Pourtant on était la DGT! Enfin pas à la DGT, mais sous sa tutelle. Donc on a installé chez moi, sur mon téléphone, une ligne téléphonique où je pouvais y aller. Parce que bon, il faut bien se connecter. Sinon on ne voit rien ! Donc, c’est comme ça que j’ai travaillé sur les messageries roses. Alors sur les messageries roses, il y avait des messageries de rencontres sexuelles, qui étaient « bon aller on se rencontre tout à l’heure et à tel endroit ». Sur celles-ci, personne ne voulait me répondre. Je suis donc allée sur les messageries grand public comme Cum ou Ulla, c’est-à-dire sur celles des grands journaux, comme Libération, Le Parisien, où là il y avait beaucoup de monde.

Alors pourquoi j’ai voulu travailler sur ces messageries ? C’était un nouveau phénomène social, de convivialité et de drague où il y avait des femmes. Sur ces espaces, elles osaient draguer. À l’époque, ce n’était pas évident. Dans la rue les hommes draguaient, mais les femmes ne le faisaient pas. Dans les cafés, certaines pouvaient le faire, mais enfin ce n’était pas évident. Là, elles draguaient ! Le Minitel offrait la possibilité aux femmes d’aborder elles-mêmes les hommes, de prendre l’initiative. Contrairement à ce qu’on pense, ça n’était pas uniquement pour le sexe ou une relation amoureuse. Il s’y développait aussi des amitiés. J’ai trouvé cela fascinant. Ce n’était pas ma seule motivation, mais c’en était une.

Cela renvoie à ce que nous disions tout à l’heure, il me semble. Les outils numériques sont des révélateurs, des caisses de résonance. Ils peuvent être des outils du changement social, pas le changement en soi.

C’est-à-dire que cela marche dans les deux sens, ces outils transforment aussi les pratiques sociales. Ils participent à l’évolution des structures sociales, même si on ne parle plus vraiment de structures sociales aujourd’hui — l’expression est passée de mode. Le numérique est un facteur central dans la transformation du monde du travail et dans la recomposition des catégories socioprofessionnelles, et donc des classes sociales. L’évolution des pratiques et des rapports sociaux entre les individus s’infiltre dans la façon dont sont utilisés ces outils. Mais en retour, ces outils sont très formatés, vous ne pouvez pas faire n’importe quoi ! Le Minitel, par exemple. C’était un outil très formaté qui n’avait pas même de mémoire. Il offrait cependant la protection de l’anonymat. Mais aujourd’hui encore, les outils numériques sont très formatés. Il existe par exemple une forme de conformisme social dans la façon dont la majorité des individus vont utiliser Facebook ou Twitter. Donc, les transformations sociales infiltrent les modes d’appropriation de ces outils, mais les usages de ces outils vont aussi participer aux évolutions sociétales. Il y a une intrication entre les deux.

Vous disiez que vous aviez un attrait pour les déshérités et l’altérité, c’est ce qui explique aussi peut-être que vous alliez vers « l’aval » dans vos recherches. Vous expliquez à plusieurs reprises que vous allez un peu contre le projet initial des différents contrats, que vous allez vous intéresser à « l’aval » dans une logique non déterministe et ça me semble un peu dialoguer avec cette idée de l’altérité et de voir comment chacun s’en saisit…

Vous avez tout à fait raison. Vous avez bien saisi. Moi je pars du bas ! Ce qui m’intéresse, ce n’est pas seulement la communication, ce ne sont pas seulement ces outils. Ce qui m’intéresse, c’est le changement social et l’évolution de notre société ! Effectivement, en partant des pratiques sociales ordinaires, il s’agit d’analyser ces outils dans leur usage quotidien. Je suis à la fois dans une perspective micro, puisque quand on fait des enquêtes qualitatives évidemment on est à un niveau microsocial, mais pour comprendre en quoi ces pratiques nous parlent des transformations sociales, il faut passer à un niveau plus macro.

Vous avez beaucoup parlé de bricolage, d’artisanat, de liberté sociologique… c’est quelque chose que vous avez fait par la force des choses et notamment, comme vous le décrivez dans le chapitre d’En quête d’archives (Jouët et al., 2018), vous avez dû créer une méthodologie presque neuve pour le Minitel. Ces questions de méthode vous intéressent-elles particulièrement ?

C’est une partie du travail que j’adore. J’adore enseigner la méthodologie. Après, il me semble important d’apprendre à maîtriser les techniques classiques avant de bricoler. C’est comme pour un artisan qui veut fabriquer une table. Si on ne lui a pas appris comment couper du bois et assembler des planches, il fera peut-être un truc marrant, mais il ne pourra pas véritablement innover. Par exemple, certains donnent tout de suite à lire Kaufmann, L’entretien compréhensif (Kaufmann, 2011). Il est magnifique son petit livre, mais je trouve qu’il ne faut pas commencer par ça. C’est déjà destiné à des sociologues avertis. D’ailleurs, si on lit bien cet ouvrage, le travail nécessaire pour réaliser un entretien compréhensif est colossal et complexe.

Je vous disais, j’ai un intérêt pour le bricolage. Mais le bricolage change avec l’objet de recherche. On ne travaille pas de la même façon à chaque fois. Les techniques de base sont les mêmes, mais ensuite on s’adapte en fonction de l’objet de recherche. Ce qui m’a particulièrement intéressée au début, c’est qu’il n’y avait pas de travaux sur Internet, pas même aux États-Unis. On ne pouvait pas s’inspirer des études anglophones, ou d’ailleurs. On pourrait penser que c’était angoissant, mais pas du tout. Au contraire, je trouvais ça génial, on n’était pas prisonnier de schémas préconçus.

Pour comprendre ces objets numériques et les pratiques sociales, je pense qu’il faut entrer dedans. Je ne pense pas qu’on puisse dire quelque chose sur des objets si on ne les pratique pas. Il faut pouvoir comprendre les manipulations techniques, ce qui n’était pas si facile que ça sur le Minitel et en particulier sur la messagerie Axe, sur laquelle j’ai travaillé. J’ai pris une quinzaine de jours pour vraiment y parvenir tellement les codes techniques et sociaux étaient compliqués. Quand j’ai commencé à pratiquer, ça me coûtait une fortune ! Quand vous avez le quart de votre salaire qui part dans les coûts de connexion… Je veux bien travailler pour la science, mais quand même… j’ai finalement eu un accès quasi illimité pendant plusieurs mois pour pouvoir travailler, ce qui était bien. Je pouvais vraiment mettre les mains dans le cambouis. C’est différent du travail où le chercheur arrive dans un village avec sa casquette d’ethnologue, tout le monde sait qu’il est là, il est bien identifié. J’ai essayé de faire la même chose au début sur le Minitel, mais je me suis pris une claque… Il faut donc rentrer dans le jeu. Alors on peut se dire, comme dans tous les ouvrages de méthodologie : l’observation clandestine, ce n’est pas moral. Mais bon, il faut choisir : ou vous voulez travailler là-dessus, ou vous ne voulez pas. Si vous dites dès le début, « je suis chercheur ou chercheuse, je viens vous étudier », tout se ferme ! J’ai donc pris un pseudonyme et j’ai participé ainsi à des interactions en ligne. J’ai pu ensuite contacter des personnes avec qui j’entretenais déjà depuis plusieurs jours des discussions électroniques et je leur demandais leur numéro de téléphone. Je les appelais et là je déclinais mon identité. J’ai été étonnée, mais beaucoup acceptaient que je les rencontre pour un entretien enregistré. Enfin, tout le monde était sous pseudonyme, personne ne pouvait savoir qui était qui, et ça n’avait pas d’importance. Ce bricolage, je l’ai développé quand j’ai écrit « L’observation ethnographique en ligne » avec Coralie Le Caroff (Jouët et Caroff, 2013). J’avais constaté que de gros appareillages méthodologiques basés sur des logiciels de capture de données se développaient. C’était assez prodigieux ! Mais les chercheurs sans moyens, comment vont-ils se procurer ça ? L’idée, c’était donc de dire qu’il était aussi possible de faire de l’ethnographie en ligne, sans argent. Ce qui est la situation de nombreux étudiants et doctorants. Ces logiciels de capture sont géniaux, mais il faut aussi le soutien d’ingénieurs-informaticiens. Du coup, il faut être dans une équipe de recherche.

Et puis ces logiciels ne sont pas neutres, ils ont aussi plein de travers.

Ils ne sont pas neutres, il faut comprendre comment ces systèmes marchent. Il faut acquérir des compétences, sans devenir soi-même informaticien. On ne peut pas être : data scientist, sociologue, ethnologue, informaticien. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui ont toutes ces compétences… Comme vous le dites, ces logiciels ne sont pas « neutres », mais l’ethnographie non plus. On observe toujours qu’un prélèvement de la société. Le tout, c’est de savoir comment on choisit ce prélèvement.

Ces réflexions m’ont vraiment passionnée quand j’ai travaillé sur S’informer à l’ère numérique (Jouët et Rieffel, 2013). Je travaillais à l’époque sur les forums de discussion de grands journaux, qui n’existent plus maintenant. Les gens étaient soupçonneux, il fallait jouer le jeu. Si vous restez « en dehors », personne ne vous répond. Après on pouvait aussi observer beaucoup de choses. Contrairement au Minitel, dans lequel on ne voyait rien si on n’interagissait pas, sur ces forums, on pouvait voir beaucoup de choses en intervenant très peu. Dans tous les cas, il faut effectivement bricoler. À ce titre, le travail de C. Wright Mills, qui a écrit L’imagination sociologique (Mills, 2006), est particulièrement intéressant.

Je trouve extrêmement stimulant ce genre de perspective. J’ai moi-même été amené à « bricoler » dans mes propres travaux. Mais, pour les plus jeunes chercheurs, justifier une méthode moins « classique » peut constituer une difficulté supplémentaire.

Tout dépend comment on bricole ! C’est ce que je vous disais auparavant. Il faut d’abord avoir choisi son prélèvement, son unité d’observation. Même dans le bricolage, il y a des savoir-faire techniques. Il ne faut pas confondre bricolage avec spontanéité. Il faut absolument se baser en amont sur une réflexion dense qui permet d’identifier exactement ce que vous cherchez.

Lorsque j’enseignais l’observation en ligne, j’insistais longuement sur la question de recherche. Qu’est-ce que je cherche ? Quelle est ma problématique ? C’est en fonction de vos interrogations et de vos hypothèses que vous pouvez identifier les données dont vous avez besoin. Le bricolage, ce n’est pas de la génération spontanée. On ne le fait pas n’importe comment. Il s’agit de coupler différents outils pour obtenir des données qui vont permettre d’alimenter une problématique et donner des résultats.

Sociologue de formation ayant rejoint les sciences de l’information et de la communication, vous avez très souvent été amené à défendre l’interdisciplinarité. Pour autant, dans la conclusion de « Retour critique sur la sociologie des usages » (Jouët, 2000), vous mettez en garde le lecteur contre un usage trop systématique de l’approche communicationnelle. Tout du moins, il vous semblait important de ne pas la considérer comme l’Alpha et l’Omega des questions permettant de saisir la complexité sociale. D’un autre côté, alors que vous avez travaillé à une sociologie des usages, que vous désignez donc comme une sociologie, vous revendiquez, ce qui n’est pas si courant que ça, un ancrage en sciences de l’information et de la communication. Vous vous présentez comme professeure en sciences de l’information et de la communication.

Je le suis.

Mais beaucoup de professeurs en sciences de l’information et de la communication vont se dire sociologues ou économistes… Cet ancrage n’est pas toujours aussi évident, et du coup, je m’interroge sur : d’une part, qu’est-ce que cette interdisciplinarité veut dire pour vous ? ; et d’autre part, qu’est-ce que ça veut dire, et c’est une question complexe je n’en doute pas, être en sciences de l’information et de la communication ?

C’est une grosse question, que se posent aussi, à juste titre, beaucoup de jeunes chercheurs. Si je prends mon parcours évidemment, je pense que si ça avait existé, je me serais tout de suite inscrite en sciences de l’information et de la communication. Cela n’existait pas donc j’ai commencé par la science politique, ensuite la sociologie, j’ai aussi fait du journalisme… Mais la discipline qui m’a le plus formée, c’est la sociologie. À cette époque, y compris quand j’ai fait ma thèse, je lisais beaucoup de travaux anglophones sur les médias. Je me suis toujours sentie proche de cette discipline, d’ailleurs à l’époque on disait media studies. Donc, ça ne m’a jamais posé de problème d’intégrer les sciences de l’information et de la communication. J’ai toujours été intéressée par les phénomènes de communication. Quand j’avais 20 ans, j’avais une perspective très idéaliste, mais c’est heureux d’avoir des idéaux à 20 ans. J’avais à l’idée que la communication pouvait améliorer le monde. À partir du moment où les individus communiquent vraiment, ils peuvent se comprendre. En se comprenant les unes les autres, les personnes peuvent apprendre à se reconnaitre. C’est aussi un moyen de mieux se comprendre soi-même. Je pensais à l’époque, mais je le crois encore d’une certaine façon, que la communication et les médias pouvaient aider au développement des pays en développement. J’ai maintenant quelques réserves, mais on ne se renie pas, on n’abandonne jamais ses idéaux initiaux. Ils évoluent parfois, parce qu’on mûrit et que l’on comprend mieux la société.

Quand je suis rentrée en France, je me suis tout de suite inscrite en sciences de l’information et de la communication. Dans ma thèse, j’avais travaillé sur les journalistes (Jouët, 1972), et j’étais donc déjà intéressée par les phénomènes de communication et les médias. Par la suite, je n’ai jamais demandé mon habilitation en sociologie. Alors, pourquoi dit-on sociologie des usages ? D’abord, ce n’est pas quelque chose qu’on a inventé. Je ne sais même plus comment cette terminologie est arrivée, mais nous n’avions pas dans l’idée de créer un courant particulier. Aujourd’hui encore, même si on n’en parle plus en tant que tel, ce courant existe toujours et beaucoup de personnes étudient les usages en citant des travaux sociologiques.

Pour ce qui concerne les sciences de l’information et de la communication, moi je m’y sens très bien ! Pourquoi ? Ça va sans doute vous choquer, mais parce que quelque part, pour moi, ce n’est pas ce qu’on appelle une « vraie » discipline. Les disciplines sont enfermantes. Je sais qu’il y a beaucoup de mes collègues, et je ne les critique pas, qui ont voulu vraiment définir les sciences de l’information et de la communication. Je ne me suis jamais intéressée à ces travaux-là. Au contraire, je trouve que nous avons beaucoup de chance d’avoir cette 71e section, dans laquelle on retrouve des personnes qui travaillent sur les phénomènes de communication, avec des perspectives et des problématiques très différentes. C’est riche.

On n’est pas toujours d’accord les uns avec les autres, mais j’ai l’impression qu’on a quand même moins de conflits que dans les autres sections. Pourquoi ? Parce que ça reste « informe ». Il y a eu un moment, relativement récent, où on se posait la question dans mon département : « qu’est-ce que les sciences de l’information et de la communication ? » Je n’ai pas voulu y répondre, parce que justement j’estime que c’est bien qu’elles ne soient pas vraiment définies. On n’est pas beaucoup à penser comme ça. Les plus jeunes disaient vouloir en faire une « vraie » discipline. Je leur demandais : « mais pourquoi vous voulez que ça soit une vraie discipline ? » Jusqu’à maintenant, ça ne va peut-être pas durer, mais la 71e section a obtenu beaucoup de postes. Nous avons aussi beaucoup de revues. Nous avons une place plus que reconnue au sein des sciences humaines et sociales. Pourquoi vouloir en faire une « vraie discipline » ? J’avais terminé mon discours en disant « finalement vive l’indiscipline ! ».