Corps de l’article

Introduction

L’émergence d’un marché de la vidéo dématérialisée

Le développement des technologies numériques depuis les années 1990 a favorisé l’émergence de nouveaux types d’intermédiaires au sein des industries culturelles et créatives (Bullich et Guignard, 2014 ; Benghozi et Paris, 2014), qui ont reconfiguré les conditions traditionnelles de la circulation marchande des biens symboliques (Bouquillion, Miège et Moeglin, 2013 ; Chantepie et Le Diberder, 2019). Les filières du cinéma et de l’audiovisuel connaissent ainsi des transformations profondes, au sein de tous les secteurs (production, distribution, exploitation) (Creton, 1994 ; Poirier, 2017 ; Chantepie et Paris, 2019). Le développement d’une offre dématérialisée, légale comme illégale, par exemple, s’accompagne d’une disparition progressive du support vidéo (CNC, 2018), qui constituait un marché secondaire très lucratif depuis les années 1980, autant à travers la location que la vente (Forest, 2001 ; Creton, 2011). Cette nouvelle fenêtre d’exploitation « en ligne », longtemps désinvestie par le secteur, s’est développée depuis les années 2010 au travers de « plateformes numériques » proposant des œuvres cinématographiques et audiovisuelles « à la demande », c’est-à-dire hors de leurs exploitations en salle ou de leurs diffusions télévisuelles (Dixon, 2013 ; Tryon, 2013 ; Boni, 2020).

En France, les marchés de la VàD (vidéo à la demande) et de la VàDA (vidéo à la demande par abonnement) se sont structurés autour d’un petit nombre de plateformes administrées par des « géants du web », comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), des fournisseurs d’accès internet, des gestionnaires de réseaux, des opérateurs de télécommunication et des grandes chaînes de télévision (Bullich et Schmitt, 2019 ; Wiart et Thuillas, 2019 ; CNC, CSA, 2018). Certains acteurs ont pu profiter d’une infrastructure technique, de ressources importantes et d’une fiscalité avantageuse pour accéder à une position dominante au sein de ce nouveau marché, qui semble avoir durablement adopté la forme — classique au sein des industries culturelles (Bouquillion, 2008 ; Benhamou, 2000) — d’un oligopole à frange. Dans un premier temps, la faible concurrence a permis aux pionniers d’acquérir à bas coût les droits de diffusion de nombreuses œuvres cinématographiques et audiovisuelles, constituant ainsi d’importants catalogues de contenu et renforçant leurs positions dominantes. Pour orienter les utilisatrices et utilisateurs dans ces fonds, les plateformes ont mis au point différents dispositifs de recommandation (Farchy, Méadel et Anciaux, 2017), dont des algorithmes capables de repérer, d’encadrer et d’orienter les habitudes de consommation (Dessinges et Perticoz, 2019 ; Drumond, Coutant et Millerand, 2018). Certains dispositifs de recommandation, tels ceux développés par la plateforme Netflix (Delaporte, 2018, 2019), constituent de véritables marqueurs identitaires pour les entreprises (Perticoz, 2019).

L’intérêt progressif des publics pour cette nouvelle fenêtre de diffusion — et tout particulièrement pour l’offre par abonnement (CNC, CSA, 2018) — a incité des acteurs nationaux et transnationaux à se positionner sur ce nouveau marché. Leur entrée a intensifié les logiques de concurrence, faisant augmenter le coût des droits de diffusion et édifiant progressivement une nouvelle barrière à l’entrée. Ce phénomène s’est accompagné d’une vague de rapatriement des contenus auprès de leurs ayants droit, qui entendent désormais les exploiter en créant leur propre plateforme : HBO Max (Warner Bros.), Peacock (NBCUniversal) ou encore Disney+ (Perticoz, 2019). La hausse des coûts des droits de diffusion et la redistribution des contenus ont poussé les acteurs pionniers des GAFAM (Apple TV+, Amazon Prime Video, Netflix) à transformer leur modèle économique en ajoutant à leurs activités de pourvoyeur celles de producteur, afin de nourrir leur catalogue de contenus « natifs ». Cette politique s’est traduite par l’adoption de stratégies de production et de prises d’intérêts multipolarisées, reproduisant ainsi les comportements des acteurs historiques dominants des filières (Alexandre, 2015 ; Duval, 2016 ; Gomery, [1985] 2005), c’est-à-dire captant à la fois les talents bien en vue du secteur (les cinéastes Martin Scorsese, Alfonso Cuarón, Bong Joon-ho par exemple) et les œuvres à haut potentiel commercial. Les gratifications symboliques (prix et sélections en festival, soutien de la presse spécialisée, etc.) sont ainsi venues répondre aux critiques, faisant de ces nouveaux acteurs les bras armés d’un pôle commercial et d’une conception purement marchande du cinéma. Cette « guerre » des contenus a progressivement installé les productions originales comme le principal produit d’appel des plateformes.

Parallèlement à ce marché de masse, s’est développée au sein de la frange concurrentielle une offre de niche, dispensée par de petits acteurs spécialisés sur de courts segments de marché. Leur stratégie de différenciation s’est principalement axée sur la manière de composer un catalogue spécialisé (le documentaire, le film de patrimoine, le court métrage, etc.) et d’éditorialiser un service (Wiart et Thuillas, 2019). La revendication d’une perspective culturelle et d’une démarche « artisanale », la rotation régulière des œuvres, le refus d’utiliser des algorithmes et la sélection des œuvres par des personnes reconnues comme compétentes constituent un répertoire d’actions contraint par les capacités financières des acteurs non dominants et relevant d’une stratégie visant à intéresser les publics construits comme cinéphiles (Delaporte, 2017, 2019 ; Taillibert, 2020 ; Wiart et Thuillas, 2019).

Par ailleurs, l’ensemble de ces plateformes de vidéo à la demande — qu’elles supposent ou non un abonnement — oexistent désormais avec une multitude d’autres dispositifs numériques proposant l’accès à des contenus, professionnels comme amateurs, au sein de circuits marchands comme non marchands : plateformes de partage de vidéo (YouTube, Dailymotion, Viméo), plateformes institutionnelles (Transmettrelecinema.com), plateformes de streaming (Twitch, Mixer), réseaux sociaux (Facebook Live, Instagram, TikTok), localisateurs de torrents et sites de partage illégaux. Cette diversité de plateformes audiovisuelles, aux modèles économiques et aux dispositifs sociotechniques variés, appelle une grande diversité d’usages et de publics différents, qui vraisemblablement se croisent, se recoupent, se nourrissent et s’accompagnent mutuellement. Elle constitue par la même le soubassement d’un environnement économique hautement concurrentiel au sein et entre les secteurs contigus.

Le poids progressivement acquis par cette fenêtre d’exploitation a reconfiguré une partie des équilibres de la filière, les acteurs historiques (distributrices et distributeurs, exploitantes et exploitants, et chaînes de télévision) se disputant maintenant la diffusion des contenus avec ces nouveaux opérateurs (Currah, 2006 ; Hilderbrand, 2010). Les débats sur la place de cette fenêtre et l’hégémonie des acteurs dominants sont venus s’ajouter à la liste des critiques généralement faites à l’encontre du « modèle français ». Les tensions se sont cristallisées autour d’un certain nombre de thématiques éthiques, économiques et esthétiques, parmi lesquelles se retrouvent la chronologie des médias, la participation de ces acteurs à la création, l’impact de ces sociétés sur la diversité culturelle, la place des algorithmes dans la recommandation, etc. Dans cette reconfiguration du secteur, qui a vu s’installer de nouvelles logiques de concurrence et de collaboration (le rapprochement d’acteurs nationaux pour faire face aux acteurs transnationaux, par exemple, en France, la plateforme Salto), le public constitue l’un des centres d’attention des discours et des actions.

Publics ciblés, publics construits, publics analysés

Les gestionnaires des plateformes audiovisuelles sont les premiers acteurs du ciblage, de la construction et de l’analyse des publics de l’audiovisuel à la demande. Ils anticipent leurs caractéristiques, leurs préférences, leurs comportements et leurs motivations afin d’adapter les dispositifs sociotechniques et de proposer une « expérience utilisateur » au plus près des attentes des usagers — ces aspects sont étudiés au sein des programmes UXDoc (« Design d’expérience utilisateur & systèmes de recommandations de films documentaires »), et Algo-Doc (« Algorithme de recommandation de films documentaires d’auteurs ») du laboratoire DeVisu de l’université Polytechnique Hauts-de-France. Dans le même temps, les dispositifs éditoriaux et sociotechniques participent largement à construire ce public en induisant des comportements et en façonnant des préférences. La rhétorique de la prise en compte de l’expérience de l’utilisatrice et de l’utilisateur agit ici souvent comme un renfort au storytelling des marques-plateformes et vient justifier les stratégies d’entreprise. Ces discours et prises de position se polarisent généralement entre les acteurs qui déclarent suivre les nouvelles habitudes des spectatrices et spectateurs en leur offrant ce qu’ils construisent comme une demande, et ceux qui, au contraire, revendiquent la prescription choisie d’œuvres exigeantes, de patrimoine, loin des standards de la consommation de masse, dans une visée à la fois pédagogique, esthétique et émancipatrice. La définition des publics visés constitue alors un véritable enjeu économique, politique et idéologique.

Tout en concentrant les regards, ces « publics des plateformes » s’avèrent mal connus. Peu d’enquêtes ont encore été réalisées à leurs sujets et les quelques chiffres dont nous disposons s’avèrent parcellaires. Cette exposition à éclipses favorise la circulation des fantasmes et des stéréotypes qui, pour la plupart, s’inscrivent dans la continuité des discrédits habituellement faits à l’encontre des publics des produits de masse ou populaires (Péquignot, 1991 ; Pasquier, 1999) — jeunesse, immoralisme (tendance au piratage), absence de culture (légitime ou orthodoxe). Ils prolongent également les tensions entre des cinéphilies dites « moderne » et « postmoderne » (Jullier et Leveratto, 2010). Cette situation nous invite à investir la question du public et de ses définitions, autant qu’à traiter avec méfiance les discours intuitifs qui circulent dans l’espace social, en étant attentifs aux positions d’énonciation.

Dans le champ universitaire, les publics des arts et de la culture constituent depuis très longtemps un objet d’étude à part entière, quoique les traditions de recherche et disciplines s’y étant consacrées aient varié au cours du temps et d’un territoire à l’autre. Aux États-Unis, depuis les premiers travaux initiés au début du XXe siècle en psychologie comportementale et en sciences cognitives, visant à mesurer les « effets » du nouveau média cinématographique sur les individus, notamment sur les populations considérées comme « fragiles » (femmes et enfants), les publics des films font l’objet d’une attention constante, renouvelée à l’occasion de chacune des transitions technologiques que connaît la filière cinématographique. Les recherches sociologiques menées dans les années 1930, 1940 et 1950 — par George Gallup, Leo Handel et Paul Lazarsfeld entre autres (Ohmer, 1991, 2006 ; Delaporte, 2015 ; Kusnierz, 2019) — ont convaincu les acteurs socioéconomiques des filières de l’intérêt d’une connaissance fine des publics des films. Le développement britannique, puis étatsunien, des Cultural Studies a ensuite accompagné la pensée universitaire des publics, en accordant aux spectatrices et spectateurs un rôle de moins en moins passif et en envisageant leur capacité de détournement et de réappropriation des messages médiatiques (Morley, 1980, 1992 ; Hall, 1994). La massification du médium télévisuel et sa légitimation comme objet d’étude scientifique ont conduit au développement des Audiences, Fans et Reception Studies (Austin, 1983 ; Ang, 1982, 1989, 1990 ; Staiger, 1992a, 1992b, 2005 ; Jenkins, 1992 ; Corner, 1995 ; Stempel, 2001), qui constituent désormais un champ d’étude à part entière et extrêmement fertile.

En France, les sciences sociales s’intéressent aux publics de la culture depuis les années 1960 — au moins depuis 1966, date de publication du travail séminal réalisé par Pierre Bourdieu et Alain Darbel sur les publics des musées (Bourdieu et Darbel, 1966). Cet engouement a été porté par plusieurs instruments de collecte de données sur les loisirs et les pratiques culturelles, telles les enquêtes régulières sur les Pratiques culturelles des Français (PCF), menées depuis 1973 par le Département des Études, de la Prospective et des Statistiques (DEPS) du ministère français de la Culture et de la Communication, qui permettent d’établir une cartographie relativement précise des goûts et servent d’aunes aux chercheuses et chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur les publics de la culture (Coulangeon, 2011 ; Robette et Roueff, 2017 ; Détrez, 2014, 2017 ; Dahan et Détrez, 2020). Adossée à des méthodes quantitatives et à l’analyse statistique, la notion de public a autant été saisie pour interroger le niveau de légitimité des œuvres et des pratiques culturelles que pour déconstruire l’homogénéité qu’elle suppose. En insistant sur la diversité des fréquentations, des usages et des perceptions d’une même pratique — puisqu’inscrite au sein de styles de vie et donc d’habitus différents —, ces travaux ont légitimé l’emploi du pluriel à son endroit (Esquenazi, 2003 ; Éthis, 2005, 2006).

C’est à travers l’angle de la « réception » que la notion connaît un regain d’intérêt. Les travaux menés par Jean Claude Passeron et Emmanuel Pedler, dans Le Temps donné aux tableaux (1991) et poursuivis au sein de l’antenne marseillaise de l’École des hauts études en science sociales (EHESS), puis ceux entamés au même moment par Daniel Dayan sur la télévision (1992), en partie en collaboration avec le chercheur étatsunien Elihu Katz (1996), vont en constituer les premières pierres. Les méthodes quantitatives sont mises de côté au profit d’enquêtes qualitatives par entretiens et observations. En introduisant les travaux et les réseaux de chercheurs étrangers, ceux américains et israéliens en particulier, proches du courant des Uses and Gratifications Researches (Katz et Liebes, 1990 ; Livingstone, Lunt, 1994 ; Katz, 2009), Daniel Dayan a initié une nouvelle dynamique de recherche (Ségur, 2006), qui a conduit autant à lier inextricablement sociologie des publics et sociologie des médias ou de la réception, qu’à faire des images animées (cinéma, télévision, série) le terrain d’investigation privilégié de la recherche sur les publics. Elle a constitué une nouvelle manière d’interroger la tension entre « public réel » et « public imaginaire », afin de déconstruire les représentations duales opposant un public passif des produits de la kulturindustrie — pour reprendre le vocabulaire adornien — et un public éclairé actif d’œuvres artistiques.

Alors qu’elle était plutôt l’apanage d’une sociologie bourdieusienne qui concède à l’appartenance de classe un rôle déterminant dans la construction des goûts et pratiques culturelles, la notion voyage progressivement vers d’autres traditions et se déploie selon d’autres modalités. À partir des années 1990, elle s’internationalise et se nourrit, d’une part, des Cultural Studies et, d’autre part, de la sociologie pragmatique, alimentée par la redécouverte des textes de Gabriel Tarde ([1901] 1989), de John Dewey (|1927] 2010) ou de Robert Ezra Park (|1904] 2007). Le développement parallèle de la sociologie des usages, grâce aux travaux fondateurs, entre autres, de Josiane Jouët (2000, 2005) et de Serge Proulx (2005, 2015), a accompagné ce déplacement du regard vers les publics et les conditions de leurs émergences et constitutions, tout en révélant la capacité des usagers à s’approprier et « braconner » les dispositifs (de Certeau, 1998), « détourner » certains éléments de leur fonction initiale (Akrich, 1998, p. 8-9), « personnaliser » leurs usages (Flichy, 2008, § 37) et, plus récemment, « tromper » les systèmes (Ménard, 2014, p. 78), notamment de recommandation.

Les travaux francophones nés de ces rencontres ont insisté sur les spécificités de cette forme collective, faisant du public un ensemble fondamentalement construit. Celui-ci n’est jamais donné en soi, mais indissociable de ses processus de « publicisation », c’est-à-dire des médiations qui le font advenir. Le public n’est pas seulement le public de quelque chose, il est le public par quelque chose. Une partie des travaux menés a dès lors consisté à étudier les manières dont est fait le public. Les instruments de mesure — d’audience, par exemple — (Méadel, 2010 ; Chalvon-Demersay, 1998), les controverses (Cefaï, 2002 ; Quéré, 2002 ; Heinich, 2009), les sociabilités (Pasquier, 1999) et les dispositifs festivaliers (Éthis, 2002, 2004) ont constitué les nouveaux terrains d’enquêtes des chercheuses et chercheurs qui se saisissaient de la notion. Entre les années 1990 et la fin des années 2000, de nombreuses revues scientifiques lui ont ainsi consacré des numéros et dossiers dédiés (Dayan, 1993 ; Chalvon-Demersay, 1998 ; Mehl et Pasquier, 2004 ; Méadel, 2004 ; Méadel, 2009), tandis que les chercheuses et chercheurs proposaient des synthèses académiques (Le Grignou, 2003 ; Esquenazi, 2003 ; Éthis, 2005 ; Cefaï et Pasquier, 2003).

Si l’on dispose aujourd’hui de nombreuses données et d’outils théoriques et conceptuels variés pour penser les publics du cinéma et de la télévision, ceux des plateformes audiovisuelles, plus récents, sont moins connus. Les données statistiques dont nous disposons et les quelques travaux qui leur ont été consacrées (Arcep, 2019 ; Médiamétrie, 2019 ; Hadopi, 2019 ; CNC, NPA Conseil et Harris Interactive, 2020) ne suffisent pas à comprendre en finesse la diversité des usages de ces plateformes, d’autant que l’actualité récente — marquée par la pandémie de COVID-19 et la prise de mesures sanitaires drastiques partout à travers le globe (confinement des populations, fermeture des salles, etc.) — est susceptible d’opérer une accélération des mutations des modes de consommation audiovisuelle.

Les enquêtes récentes sur les pratiques numériques des publics de la culture, telle la dernière édition de l’enquête PCF du DEPS — conduite en 2018 et dont les résultats ont été publiés en 2020 (Lombardo et Wolff, 2020) —, montrent bien que les phénomènes que nous observons ne sauraient être réduits à une simple migration écranique, des salles vers les plateformes numériques. À contrecourant des prédictions catastrophistes, le rapport du DEPS soulignait ainsi — avant la crise sanitaire — l’augmentation de la fréquentation des salles de cinéma, notamment au travers d’une démocratisation (catégories d’âge, de classe et de territoire) de la pratique (Lombardo et Wolff, 2020) et d’une augmentation générale de l’assiduité en salle. À une époque marquée par l’essor des pratiques numériques, les résultats de l’enquête démontraient ainsi que la consommation sur les plateformes en ligne venait s’ajouter aux sorties en salle et non les remplacer, concurrençant plutôt le poste de télévision que le grand écran ; d’autres travaux sur les pratiques télévisuelles vont dans le même sens (Blanc, 2015 ; Kervella et Loicq, 2015). La crise sanitaire semble toutefois avoir perturbé cet équilibre, contraignant les spectatrices et spectateurs des films en salle à reporter leur consommation de contenus audiovisuels qui, malgré le confinement, s’est maintenue à un niveau très élevé (Jonchery et Lombardo, 2020). Lors du mois d’avril 2020, le Baromètre de la VàD dénombre 6,6 millions d’utilisateurs quotidiens de VàDA, quand ils étaient 4,2 millions le mois précédent (CNC, NPA Conseil et Harris Interactive, 2020a). Sur les 10 premiers mois de l’année 2020, la fréquentation des salles a chuté de 61,9 % (CNC, 2020), alors le marché de la VàD enregistre une croissance de 37,4 % sur la même période (CNC, NPA Conseil et Harris Interactive, 2020b).

Cette reconfiguration contrainte de la filière a poussé certains opérateurs à redéployer leur offre en ligne, facilitée, en France, par une modification temporaire de la chronologie des médias permettant l’exploitation VOD des films sortis sur les écrans peu avant le confinement (article 17 de loi d’urgence du 23 mars 2020). En parallèle, un certain nombre d’institutions (tels l’Opéra de Paris, le Forum des Images, la Cinémathèque française) ont mis à disposition des contenus, en installant ou renforçant leur offre en ligne. Dans certains cas, les plateformes ont cherché à reproduire le dispositif de la salle, comme la plateforme sallevirtuelle qui propose des « séances » en ligne à heures fixes et reproduit une « esthétique » de salle de cinéma sur la page d’attente avant le début du film. Nous voyons, ici, combien la période actuelle, particulièrement propice à l’observation scientifique, joue un rôle de catalyseur des pratiques de consommation audiovisuelle.

Présentation du numéro

Ce numéro de la revue Communiquer propose un échantillon des recherches en cours sur les usage(r)s de l’audiovisuel à la demande. Il rassemble des textes inédits écrits par des chercheuses et chercheurs francophones, françaises et français, ou encore, québécoises et québécois, en partie issus de la 3e Journée d’étude du Groupe de Recherche sur les Écrans et leurs Publics (GREPs), intitulée « Publics des plateformes. Usages du streaming audiovisuel & de la vidéo à la demande » (Paris, 14 décembre 2018). À travers l’examen de différents types de publics, plateformes et contextes de communication et grâce à des méthodologies variées, les autrices et auteurs montrent combien les pratiques de consommation audiovisuelle « en ligne » s’inscrivent dans une longue histoire du visionnage des films.

Dans l’article qui ouvre le numéro, Christine Thoër, Vincent Fabre et Sophie Le Berre s’intéressent à la pratique du « revisionnement » des séries sur les plateformes de vidéo à la demande. À partir d’entretiens réalisés auprès de 20 jeunes Québécoises et Québécois âgés de 18 à 34 ans, les autrices et l’auteur examinent tout particulièrement les significations qui sont associées à ces pratiques de revisionnement connecté des séries : rejouer l’émotion, rester dans la série, ouvrir un espace de construction identitaire, explorer la complexité narrative, partager l’expérience avec d’autres, contrôler son contexte de visionnement et gérer l’abondance de l’offre.

L’article de Catherine Dessinges et Lucien Perticoz porte lui aussi sur les « jeunes » usagers, spécifiquement celles et ceux de la plateforme Netflix. L’articulation d’une approche quantitative (enquête par questionnaire) et d’une approche qualitative (focus groups et cahiers d’enregistrement) met au jour une continuité de l’expérience télévisuelle de la part des publics. Ils démontrent ainsi que les pratiques de consommation se déplacent de la télévision aux plateformes numériques, au moins autant qu’elles ne se renouvellent.

Héloïse Boudon et Virginie Sonet examinent la politique d’accompagnement des publics de la plateforme Netflix, envisagée en tant que processus d’accountability et comme partie prenante d’une forme d’Ethics Washing. Mise en œuvre sur le plan stratégique à l’échelle de la plateforme, suite à la polémique ayant entouré la sortie de la série 13 Reasons Why, cette politique s’inscrit dans une logique ancienne d’autogestion et de protection des publics visant à se prémunir d’une censure exogène, telle que l’industrie hollywoodienne avait pu la mettre en place durant le classicisme à travers l’action de la PCA (Production Code Administration).

Christel Taillibert se penche sur les logiques organisant l’accompagnement éducatif cinéphile dans les dispositifs en ligne, notamment au regard de la médiation cinéphile traditionnelle, « en présentiel », qui s’inscrit dans une longue tradition de l’éducation à l’image. L’analyse des interfaces d’un échantillon de plateformes, appuyée sur des entretiens auprès de gestionnaires de dispositifs, permet à l’autrice de caractériser ces nouvelles médiations cinéphiliques. Elle montre combien les acteurs et les usagers de la vidéo à la demande cinéphiliques se montrent relativement rétifs à l’épanouissement de sociabilités numériques, tirant de ce fait peu parti de toutes les potentialités offertes par les dispositifs, notamment dans le cadre d’une éducation à l’image « horizontale ».

Les enjeux pédagogiques sont également au cœur de l’article de Barbara Laborde. À partir d’une analyse sémiologique de l’interface de la plateforme Transmettrelecinema.com, administrée par le Centre National du Cinéma et de l’image animée (CNC), l’autrice dessine le profil du public-type construit par les gestionnaires, notamment à travers l’éditorialisation des vidéos. Elle montre que la plateforme s’inscrit dans une longue tradition de l’éducation à l’image cinéphilique, tout en permettant au CNC de se repositionner dans le contexte numérique actuel qui caractérise les filières cinématographiques et audiovisuelles.

Avec un ancrage sémio-pragmatique, Jean Châteauvert suggère d’appréhender le vlog (ou blogue vidéo) comme « objet-frontière » délimitant un espace de communication propre, situé entre le réseau social et la plateforme de visionnage. En analysant les réactions des internautes dans les espaces commentaires, il met entre autres en évidence l’importance de la dimension « temporelle » dans l’expérience des internautes qui « suivent » un youtubeur, au point de s’apparenter au « rendez-vous ».

Enfin, Bastien Louessard propose un entretien approfondi avec la chercheuse Josiane Jouët, autour de ses travaux en sociologie des usages. Après avoir décrit les grandes mutations sociales qui ont accompagné l’introduction des technologies numériques pour le grand public, elle revient sur plusieurs de ses travaux, en prenant le temps de discuter ses partis pris méthodologiques, mais aussi sa conception de la recherche et des sciences de l’information et de la communication.