Corps de l’article

Pourquoi Montréal ? Par exemple, si tu es catalan, tu vas passer une partie de ta vie à Barcelone, c’est ce genre-là de métropole, et puis Montréal, c’est vraiment LA métropole canadienne-française, fait que si quelqu’un veut vivre dans la… voir la métropole de sa culture, pour lui c’est… Mais je dirais que ce n’est pas vraiment notre métropole parce qu’on est pas québécois, mais en plus d’être une métropole qui nous connecte à la planète, puis peut-être aussi l’écriture, les arts, la musique et tout ça, c’est aussi une occasion de se reconnecter avec nos origines parce que l’on sait qu’au Manitoba, étant donné la réalité des nombres, l’assimilation est une réalité… C’est une identité qui s’amincit avec le temps, fait qu’on vient ici pour s’ouvrir sur le monde, puis aussi pour découvrir notre culture d’origine, notre francophonie, notre francité… c’est un peu un retour aux souches [sic] et une ouverture sur le monde pour plusieurs.

C’est le témoignage de Rémi, homme dans la trentaine, originaire du Manitoba et vivant dorénavant à Montréal. Il fait état de plusieurs aspects de ce qui relie l’imaginaire des francophonies canadiennes, ce qu’il est convenu d’appeler le « milieu minoritaire[1] », à la plus grande ville du Québec, y compris les tensions suscitées par la légitimité de leur identité francophone pour celles et ceux qui viennent de la périphérie. Un des principaux objectifs de ce numéro thématique est de mieux cerner le rôle de la mobilité dans notre compréhension de la francité canadienne. Dans le présent article, nous examinons plus spécifiquement la complexité des milieux minoritaires telle qu’elle est mise en lumière par les mobilités de jeunes Franco-Manitobains, qui partent pour Montréal comme point d’ancrage désiré, mais rarement permanent.

La complexité est constitutive du rapport entre le centre et la périphérie, qui produit des mobilités entre le milieu minoritaire, plus spécifiquement le Manitoba dans cet article, et le Québec, dont la dynamique centrale est basée sur le monopole du marché linguistique francophone. En remplaçant la perspective de l’ancrage ou de la vitalité des communautés francophones en milieu minoritaire par une perspective axée sur les rapports de pouvoir qui structurent les mobilités, nous pouvons déceler les ambivalences qui sont essentielles à la construction de la francité canadienne et, notamment, les tensions implicites entre l’inclusion et l’exclusion.

Nous examinons de plus près les expériences de jeunes adultes franco-manitobains qui ont séjourné plus ou moins longtemps à Montréal, afin de comprendre la structuration institutionnelle du marché linguistique. Cette structuration permet d’expliquer à la fois les diverses trajectoires de mobilité et les frontières interactionnelles qui rendent difficile la pleine participation aux espaces et aux réseaux de la francophonie montréalaise. Le français, on le verra, sert de terrain d’inclusion et d’exclusion non seulement sur le plan institutionnel, mais aussi, pour les Franco-Manitobains surtout, sur le plan interactionnel.

Le rapport centre-périphérie qui caractérise la relation entre le Québec et le Manitoba remonte à la Nouvelle-France, mais sa forme actuelle s’est institutionnalisée dans la foulée de la Révolution tranquille (voir l’introduction de ce numéro), ce qui a entraîné la construction d’un marché linguistique (et économique) partiellement autonome au Québec ainsi que l’émergence des francophonies canadiennes en milieu minoritaire. Nous avons développé ailleurs (Heller, 2002 ; Heller et Labrie, 2004) l’idée que le résultat de la Révolution tranquille est double et ambigu : d’une part, l’affirmation du Québec francophone a créé sa contre-partie, c’est-à-dire les milieux francophones minoritaires, les francophones « hors Québec » ; d’autre part, ces milieux minoritaires se sont redéfinis sur la base de frontières provinciales et territoriales tout en maintenant leurs aspirations nationalitaires, qui sont désormais ancrées dans des espaces institutionnels autonomes, puisque l’espace géographique n’est pas accessible. Le gouvernement fédéral estime que ces francophonies en milieu minoritaire sont importantes pour la légitimité, voire la survie du pays ; il lui faut montrer qu’il est possible de vivre en français partout au Canada, pas seulement au Québec. La Loi sur les langues officielles de 1969 a entraîné la création de programmes de subventions destinés à développer et à soutenir les associations francophones dans toutes les provinces et tous les territoires. Les francophones hors Québec sont devenus des Franco-Ontariens, des Franco-Manitobains, des Fransaskois… et même les Acadiens ont mis sur pied leurs propres associations provinciales.

La question de la mobilité est fondamentale dans cette façon de concevoir les francophonies canadiennes, et ce, autant sur le plan géographique que sur le plan de la frontière linguistique, c’est-à-dire dans les débats et les pratiques concernant la construction d’une distinction, d’une part, entre le français et l’anglais et, accessoirement, d’autres langues ; et d’autre part, entre différentes variétés du français, considérées comme plus ou moins légitimes. Il devient donc difficile d’arrimer la réalité des francophones et de la francité dans les milieux minoritaires à une vision idéalisée selon laquelle ces milieux seraient linguistiquement homogènes et comporteraient des frontières nettes entre les langues et leur emploi. La domination de l’anglais en est partiellement la cause, et c’est donc la lutte contre cette domination qui est au centre de la plupart des préoccupations des organismes francophones de ces régions. Mais on avance ici une autre dimension du problème, soit celle de la lutte pour la légitimité de ces milieux minoritaires en tant qu’espaces francophones, non pas aux yeux des anglophones, mais aux yeux des Québécois. Le rapport centre-périphérie qui structure la relation entre les francophonies minoritaires et le Québec fait en sorte que les francophones hors Québec sont perçus ou se perçoivent comme imparfaitement francophones.

Pour comprendre cette dynamique, il faut décrire les francophonies canadiennes non pas comme une seule entité stable, ni même unité par unité, mais plutôt comme un système de relations qui place les milieux francophones minoritaires dans un rapport centre-périphérie avec le marché linguistique francophone dominé par l’Europe et surtout la France, mais aussi le Québec, et également par rapport au marché linguistique anglophone. L’effet principal de cette minorisation est une mobilité entre les milieux minoritaires, par définition situés en périphérie, et les centres de légitimation de la francophonie, Montréal le cas échéant. C’est par cette mobilité que nous pouvons examiner les relations de pouvoir au coeur de la construction de la francité canadienne.

Dans cet article, nous nous limitons à un cas précis, la mobilité entre le Manitoba et Montréal. Plus spécifiquement, nous examinons en détail les expériences d’un petit groupe de 15 jeunes adultes originaires du Manitoba, qui se considèrent francophones et qui ont fréquenté les institutions clés de la francophonie manitobaine, notamment l’école, l’institution considérée comme essentielle pour la vitalité des milieux francophones minoritaires. Tous et toutes ont à un moment donné séjourné à Montréal, souvent avec l’idée de s’y établir de manière permanente. D’une façon ou d’une autre, l’une de leurs motivations principales était de vivre dans un milieu « vraiment francophone ». Nous y voyons un certain rite de passage : l’acquisition d’un capital linguistique et culturel francophone légitime. Ils avaient tous accès à un réseau de relations institutionnelles et sociales qui a favorisé le développement de ce désir et sa réalisation.

Cependant, ces Franco-Manitobains ont découvert que s’installer au Québec n’était pas simple : ils ont été jugés comme des locuteurs et locutrices illégitimes du français. Leur bilinguisme, par ailleurs valorisé (notamment en milieu de travail), a été perçu comme l’indice d’une origine (anglophone) ou d’une position trop proche de la frontière linguistique avec l’anglais, et leur français a été caractérisé comme « autre » sur le plan de l’un ou de l’autre critère linguistique formel (l’accent, notamment). Nous décrirons d’abord la structuration de la mobilité de ces 15 jeunes, puis leurs expériences de cette frontière interactionnelle à laquelle ils ne s’attendaient pas. Finalement, nous décrirons les diverses stratégies adoptées pour y faire face : soit s’intégrer dans le sous-marché anglophone de Montréal où le bilinguisme est nécessaire ; soit persister en participant à des institutions francophones, notamment éducatives, et aux espaces du centre de la francophonie canadienne ; soit abandonner le marché québécois et revendiquer la légitimité d’un marché francophone autonome situé ailleurs ou d’un marché cosmopolite et plurilingue, postnational peut-être (Heller, 2011). Chaque stratégie comporte son lot de choix difficiles, comme celui de se distancier des réseaux de solidarité franco-manitobains ou de se rapprocher, avec les risques que cela comporte, des réseaux franco-québécois. Il en résulte non pas un ancrage purement manitobain ou un aller simple vers Montréal, mais une circulation qui reproduit la relation (tendue) entre centre et périphérie.

Cadre conceptuel : la légitimité linguistique spatialisée

Ce ne sont donc ni la gouvernance ni la vitalité qui sont à la base de nos réflexions, mais plutôt la légitimité linguistique. Ce concept emprunté à Bourdieu (1982) s’appuie sur une réflexion plus générale sur les rapports de pouvoir au centre du fonctionnement de ce que Bourdieu appelle le marché linguistique, c’est-à-dire un espace sociocommunicatif où sont produites, distribuées et consommées des ressources matérielles et symboliques et où est aussi définie la valeur de celles-ci. En l’occurrence, il s’agit de la capacité du Québec de construire et de gérer un marché linguistique différent du marché anglophone dominant, qui n’est pas autonome, certes, mais qui possède des frontières assez étanches et des ressources assez importantes pour en faire un espace en soi.

De plus, le monopole du marché linguistique s’opère non seulement par le droit de définir ce qui est considéré comme de bonnes pratiques linguistiques, mais aussi de déterminer qui peut les utiliser (qui est le locuteur ou la locutrice légitime de la langue légitime) et dans quelles conditions. Dans la mesure où les Québécois jugent le comportement des autres, on peut dire qu’ils contrôlent le marché : ce sont eux qui décident qui peut y participer et sur quelle base. Cela peut vouloir dire simplement imposer leurs propres règles de comportement langagier, mais cela peut aller jusqu’à renvoyer un-e Franco-Manitobain-e dans les marges parce qu’on estime que celui-ci ne peut pas posséder la langue légitime. Plusieurs personnes racontent avoir été acceptées comme francophones jusqu’au moment où elles ont dévoilé leurs origines manitobaines. On se dit alors qu’en effet on avait toujours soupçonné un petit accent. « Ils [les Québécois] pensent toujours que je suis anglophone… ça, c’est comme une insulte », nous explique Mylène, une jeune Franco-Manitobaine que nous avons rencontrée à Montréal (voir Candea et al., 2019 pour des exemples de construction sociale de l’accent).

La frontière de l’espace social (en l’occurrence francophone) se situe donc dans l’interaction sociale, et le jugement sur la compétence linguistique peut ainsi être comparé à la patrouille de frontières (Heller, 1994). Ce contrôle de la frontière met les locuteurs et locutrices d’autres régions du Canada en position défensive s’ils cherchent à participer pleinement au marché québécois. Ils peuvent tenter de résister ou de contester, mais cela ne change pas grand-chose, à moins de résister par la construction d’un autre marché (la clé de la réussite québécoise, en fait[2]).

Les sociolinguistes ont souvent étudié les émotions rattachées à ce sentiment d’insécurité linguistique, à la suite des études de William Labov (1972) aux États-Unis ; nous préférons l’interprétation de Boudreau (2016) selon laquelle ce sentiment produirait l’effet d’être « à l’ombre de la langue légitime ». C’est ce qui fait dire à plusieurs de nos intervenants que les efforts pour accroître la vitalité communautaire devraient privilégier le sentiment de fierté chez les individus. Nous considérons, pour notre part, que c’est le pouvoir qui permet d’être fier, et non l’inverse. Ces émotions ne sont pas une cause, mais elles font plutôt partie de la manière dont les idéologies qui justifient les rapports de pouvoir finissent par sembler naturelles, évidentes, tenues pour acquises (McElhinny, 2010). Le discours émotif de nos participants est un des lieux de lutte pour occuper une position favorable dans un marché linguistique complexe.

Mobilités et désirs structurés : le désir du Québec

C’est pour des raisons historiques que la vallée du Saint-Laurent a pu s’établir comme le centre du Canada francophone, notamment en contrôlant les ressources par le biais de structures à la fois économiques et institutionnelles. Ce centre est le résultat d’activités coloniales, y compris les mobilités liées à la traite des fourrures (Wolf, 1982 ; voir aussi Barman, 2014). Puis les structures étatiques et ecclésiastiques sont devenues incontournables dans la construction des infrastructures de transport, l’organisation des terres comme propriétés privées, le recrutement de colons blancs, francophones et catholiques, et l’arrivée du personnel des institutions locales (maisons d’immigration, églises, écoles) qui devaient les soutenir (voir Frenette et Hallion dans ce numéro). Ces formes d’organisation ont structuré les mobilités en plaçant le Québec au centre.

Les institutions éducatives mises sur pied par l’Église jouent un rôle particulièrement important, d’abord pour l’élite franco-manitobaine et, plus généralement, aujourd’hui depuis la démocratisation et l’extension du système scolaire francophone du Manitoba à partir des années 1960 et 1970 (même si ces institutions ne sont plus sous la tutelle de l’Église). Au xixe siècle, le système d’éducation catholique sélectionnait déjà les jeunes élèves prometteurs, dans les milieux ruraux comme dans les milieux urbains, pour les envoyer dans les couvents et les séminaires des grands centres. Le Collège de Saint-Boniface a été un point d’ancrage important dans ce système ; il faisait partie d’un réseau institutionnel pancanadien où circulaient personnel et élèves. Ce réseau était en même temps hiérarchique dans la mesure où les déplacements les plus prestigieux se faisaient vers le Québec (on n’a qu’à penser aux cas de Louis Riel, de Gabrielle Roy ou d’Henri Bergeron), même si cette province ne constituait pas toujours le point d’ancrage définitif. Isabelle Monnin (2018) a montré que ce système fonctionnait toujours pour les finissants du Collège de Saint-Boniface des années 1960, dont la plupart étaient orientés par les ordres religieux vers des réseaux d’accueil à Ottawa et à Montréal et ensuite employés dans les institutions émergentes de l’État fédéral (dans le but de construire un service public bilingue) ou de l’État québécois.

Monnin étudie une cohorte de Franco-Manitobains en situation de mobilité à un moment charnière où les institutions ecclésiastiques sont remplacées par celles de l’État. Aujourd’hui, le collège est devenu une université, et le Manitoba possède un réseau scolaire francophone public. Nous verrons que ce réseau sert à son tour d’infrastructure à la mobilité institutionnelle et est formé de relations interpersonnelles. Ainsi, plusieurs de nos participants ont aspiré à une formation postsecondaire au Québec (quoique souvent en anglais ; nous y reviendrons) ou à percer dans les milieux de la culture et de l’art (fondements de la nouvelle économie québécoise et, de manière générale, franco-canadienne). Leurs déplacements et leur installation ont été facilités par leur réseau social, composé d’anciens enseignants, de membres de leur famille et de leurs amis.

Il y a donc une surdétermination des mobilités chez les jeunes Franco-Manitobains, mais ces mobilités impliquent un investissement dans un marché linguistique qui n’est pas dirigé par les Franco-Manitobains. Comme toute mobilité sociale ou tout passage de frontière (Goffman 1963 ; Barth 1969), il y a la possibilité de grands succès (comme dans le cas de Gabrielle Roy ou d’Henri Bergeron), mais aussi des risques d’échec. Émotionnellement, le Québec représente un choix difficile : aller vers l’objet du désir que représente la francophonie québécoise et risquer une rencontre pénible avec la patrouille de sa frontière, ou investir son capital linguistique et culturel dans un marché manitobain où l’on est déjà intégré.

Le réalisateur Stéphane Oystryk (2014) a bien montré les ambivalences inhérentes au rapport Montréal-Manitoba dans son long métrage, FM Youth. Trois jeunes nouvellement diplômés de l’université discutent de leurs projets de vie. Deux d’entre eux sont à la veille de partir pour Montréal, symbole par excellence de la francophonie, où le français est utilisé dans toutes les sphères d’activités, y compris dans la vie privée (l’une des protagonistes évoque explicitement son désir de faire l’amour en français, le désir incarné). Le troisième protagoniste éprouve un mélange de jalousie et de tristesse à l’idée de ce départ, non seulement en raison de la perte de son cercle d’amis, mais aussi parce que le choix des deux autres dévalorise le sien, qui est de rester au Manitoba et de lutter pour sa communauté. Celles qui vont partir sont certaines de leur choix, lui ne l’est pas. Elles imaginent leur propre avenir ou celui qui a été façonné par le discours institutionnel, par les expériences familiales ou celles de leur entourage scolaire ; le dernier protagoniste, pour sa part, va demeurer dans une situation imparfaite, incomplète.

La mobilité structurée représente donc aussi un désir structuré, où se mélangent désir d’appartenance et de participation, désir de la langue légitime, désir de relations sociales intimes qui signalent une légitimité acquise (voir Takahashi, 2013, sur la manière dont ces éléments se mélangent chez les Japonaises qui vont apprendre l’anglais en Australie). Mais qui dit « désir » dit « stratégies ».

Dans la partie suivante, nous examinerons de plus près les expériences des 15 jeunes Franco-Manitobains avec lesquels nous avons mené des entretiens. Les histoires que nous relaterons sont fondées sur nos interactions avec un groupe de jeunes adultes qui se considèrent comme francophones et qui sont originaires du Manitoba. Les participants à notre étude ont été recrutés par la méthode du bouche à oreille, entre autres parmi les connaissances des membres de l’équipe[3]. Entre octobre 2016 et octobre 2019, nous avons contacté 15 personnes, dont sept à Montréal, sept à Winnipeg et une à Toronto. Nos participants étaient âgés entre 25 et 40 ans. Du nombre total, dix étaient les seuls membres de leur famille à participer au projet ; nous avons aussi interviewé deux couples de frères et de soeurs, et une participante était membre d’une famille plurigénérationnelle dont les parents vivant au Manitoba ont aussi participé au projet.

Les deux auteures ont effectué une entrevue semi-structurée d’environ une heure et demie[4] avec chaque participant. Nous avons demandé aux participants de nous expliquer les raisons motivant leur choix de se rendre à Montréal, leurs expériences de vie dans la métropole et la place de cette dernière et du Manitoba dans leurs trajectoires de mobilité et dans leurs réseaux de contacts (dans le passé, au présent et possiblement dans l’avenir). Nous avons donc laissé les participants libres de raconter leurs expériences comme ils le souhaitaient.

Pourquoi Montréal, et comment ?

Nous commençons la présentation de ces récits par le thème des réseaux et des structures de mobilité. En effet, la plupart de nos participants connaissaient quelqu’un qui était déjà allé à Montréal, soit récemment, soit dans le passé. Ces personnes, qu’ils avaient fréquentées à l’école secondaire de langue française, étaient prêtes à leur fournir un hébergement temporaire, une première location de chambre, le nom de quelqu’un à contacter ou des conseils pour se déplacer une fois arrivés à Montréal.

Comme le raconte Laura[5], une artiste visuelle multidisciplinaire d’origine franco-manitobaine qui a déménagé à Montréal après son baccalauréat à l’Université du Manitoba, « […] mon professeur de peinture à l’époque m’a dit : “Oh, tu aimerais Montréal” et il avait aussi une place, un appartement qu’il a dit pouvoir sous-louer… Donc, en gros, c’était mon in à Montréal… et puis neuf ans se sont écoulés ».

Même si la relation établie n’était pas étroite, le réseau demeurait fonctionnel pour organiser le déménagement et pour établir un réseau franco-manitobain à Montréal. Mylène, une connaissance de Laura de l’école secondaire, avait appris d’un ami commun que Laura avait déménagé à Montréal et elle a fini par habiter chez elle peu de temps après :

Laura, Stéphanie [une autre de nos participantes], c’est du monde que je connaissais par intérim, mais c’étaient pas des amies nécessairement au Manitoba. Je les connaissais pas très bien, fait qu’en arrivant ici, j’ai même habité avec Laura une de mes premières années, puis on est devenues amies ici, puis on est restées amies. Je suis encore amie avec ces gens-là.

Comme presque tous nos participants, Noémi est allée poursuivre ses études à l’Université de Montréal. Une fois arrivée, elle a aussi habité avec un ami qu’elle avait connu à l’école secondaire. Le troisième colocataire, ainsi que son futur conjoint, étaient également franco-manitobains. Ce premier groupe d’amis a constitué ce qu’elle appelle son « petit réseau franco-manitobain » à Montréal.

Grâce à ce réseau social et institutionnel à cheval entre le Manitoba et Montréal, il existe donc, depuis au moins une décennie, une communauté bien établie de jeunes Franco-Manitobains à Montréal. « Tout le monde se connaît, même s’ils ne se connaissent pas », affirme Sophie. « C’est comme un mini-Winnipeg », ajoute Chloé. Rémi, pour sa part, constate que la communauté comprend peut-être « une centaine de jeunes ». Il continue :

On a définitivement un cercle communautaire, où on va se rencontrer quelques fois par année pour jouer au baseball, n’importe quelle activité socioculturelle, et puis il y en a qui sont pas mal plus amis et ils vont se rencontrer tout le temps, mais même avec les gens avec qui je ne suis pas ami très près, on va quand même se rencontrer deux, trois, quatre fois par année pour l’Action de grâce, si je m’adonnais à rester ici pour Noël, je vais passer Noël avec un petit groupe de Manitobains.

La fin du secondaire se révèle un moment clé pour nos participants, et si la plupart d’entre eux n’ont pas un parcours linéaire, nombreux sont ceux qui sont allés à Montréal afin de poursuivre des études postsecondaires. Chloé, maintenant thérapeute en art, nous confie que son choix a été influencé par le fait que les programmes d’études sont assez limités à Saint-Boniface, où il n’y a pas de programme en beaux-arts. Laura est d’accord ; elle mentionne que seule l’Université du Manitoba, où elle a fait ses études de premier cycle, offre un programme en beaux-arts.

Le dynamisme du secteur artistique dans la métropole était aussi un aspect qui attirait Chloé : « J’ai décidé que je déménagerais à Montréal parce que j’étais très intéressée par la scène musicale ici et par les arts ». De fait, certains participants affirment qu’ils ont choisi d’aller vivre à Montréal surtout en raison de l’accès au capital culturel qu’offre la ville. Par exemple, Karine décrit la métropole comme « … le rêve, tsé, tout le monde chez nous veut déménager à Montréal. Parce que c’est cool. Pas vraiment parce que ça parle français, c’est juste comme “ah, c’est les bars, c’est les cafés” ». Noémi raconte :

J’ai choisi Montréal parce que j’aimais beaucoup la ville, j’étais déjà venue avec des amis, j’avais vraiment trippé et j’avais juste le goût d’un changement de décor. Je me suis dit tant qu’à étudier n’importe où, je vais aller vivre à Montréal un petit peu, je pensais rester trois ans et ça fait maintenant 15 ans que je suis ici.

D’autres semblent attirés par un espace francophone à la fois authentique et plus légitime, mais aussi plus métropolitain. Chloé se dit contente de pouvoir « sortir du petit noyau [qu’est Saint-Boniface] », afin de « rencontrer d’autres gens ». Elle a choisi Montréal parce que « c’est en français, c’est au Québec… je voyais le Québec comme mon grand frère ». Même son de cloche chez Sophie : « Il y a moins d’un degré de séparation [dans la communauté franco-manitobaine]. Je voulais rencontrer des nouvelles personnes qui avaient des différentes expériences ». Montréal, grande métropole internationale et francophone, permet aux jeunes Franco-Manitobains d’atteindre ces deux objectifs : vivre leur francité tout en s’ouvrant à un monde plus grand.

Les rencontres de la patrouille frontalière

Mais, une fois arrivés à Montréal, les Franco-Manitobains rencontrent des locuteurs québécois francophones qui sont perplexes face à leur manière de parler. Nos participants racontent que non seulement on leur demande régulièrement d’où ils viennent, mais que les interlocuteurs québécois restent confus en entendant leur réponse, disant même ne pas savoir où se trouve le Manitoba. « Si tu leur poses quelques questions sur le passé, ils savent qu’on vient à peu près tous de la même souche culturelle, ethnoculturelle, mais il y a une différence d’identité, puis eux, leur système d’éducation a vraiment inculqué cette idée du nationalisme québécois », explique Rémi. Après avoir constaté que Sophie a un « accent », certaines personnes lui font la remarque suivante : « Tu parles tellement bien français pour une anglophone ». Elles croient que l’accent doit être anglophone, que nos participants sont en fait anglophones et que l’on devrait s’adresser à eux en anglais.

Nos participants sont donc exclus et effacés en tant que francophones. Jasmine nous avoue qu’au début de ses études à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle craignait de se faire percevoir comme autre en raison de son accent : « J’pense que ça m’a pris comme trois mois pour parler à qui que ce soit, parce que j’étais tellement gênée de me faire pointer comme une outsider un peu, tsé ». Stéphanie ajoute :

Ils changent simplement pour l’anglais, je ne m’empêche pas de parler français, mais c’était quelque chose que j’ai remarqué beaucoup lorsque je suis arrivée ici [à Montréal]. C’était un peu frustrant, car oui, les gens changent pour l’anglais, tu continues à parler français, ils continuent à parler anglais, c’est comme une petite danse… ou ils te demandent si tu es anglophone, d’où tu viens.

Simone renchérit en disant qu’elle a aussi vécu cette expérience à l’UQAM : « Puis dans mes cours, c’est pareil, c’est toujours comme “ah, t’es anglophone ?” ». Cela arrive si souvent que Micheline Marchildon, une actrice et une humoriste franco-manitobaine, intègre ce genre d’expérience vécue dans son spectacle : « Oh, Franco-Manitobaaaiiiinnnneee ! Tu viens donc de l’Alberta ! T’es-tu anglophone ? »

Certains expliquent, comme Rémi, ce type d’interactions avec les Québécois par la façon dont on leur a enseigné l’histoire, centrée sur la perspective nationaliste, qui exclut la présence des francophones à l’extérieur du Québec. Rémi continue :

[…] eux ont vraiment une version nationaliste de l’histoire qui sert le projet politique de créer un pays ici, on voit que le PQ [Parti québécois] a vraiment joué dans le curriculum là, tandis que les Canadiens français hors Québec, nous, on va avoir une version plus grande de l’histoire, on va avoir conscience des autres minorités francophones non québécoises…

Certains disent rouler des yeux et hausser les épaules quand ils entendent les remarques des Québécois à leur sujet, d’autres essaient de les éduquer. Mais pour tout le monde, ce genre d’interactions est perçu comme « une patrouille de frontière » (Heller, 1994). Cela représente donc un obstacle majeur pour se faire des amis, s’intégrer dans un réseau professionnel, ou simplement essayer de vivre sans être continuellement obligé de s’expliquer. « C’est comme un mini-rejet à chaque fois », dit Chloé. Rémi termine son intervention en admettant qu’il est vraiment fatigué d’avoir à se justifier :

C’est une chose aussi qui est un peu fatigante au début, c’est de toujours avoir à expliquer aux Québécois qu’il y a des francophones en dehors de leur province. Ça, c’est vraiment fatigant, mais je suppose qu’on s’habitue à le faire, mais ça reste quand même très fatigant. Ici sont juste très ignorants de ce fait-là.

Des stratégies face à la patrouille frontalière

Pour faire face à ces expériences, les participants nous ont raconté avoir emprunté plusieurs avenues : se tenir surtout entre Franco-Manitobains ; s’intégrer dans le sous-marché anglophone de Montréal où le bilinguisme est nécessaire et valorisé ; persister en participant de façon soutenue au marché francophone montréalais ; ou abandonner le marché québécois entièrement.

Comme nous l’avons mentionné, les réseaux qui facilitent le déménagement à Montréal finissent souvent par se consolider, en partie pour faire face à la difficulté de tisser des liens sur un pied d’égalité avec les francophones québécois. Ces réseaux s’étendent dans deux directions. Premièrement, on inclut d’autres Franco-Manitobains, y compris ceux et celles avec qui il était difficile de nouer des rapports à cause de différences pertinentes dans le contexte manitobain, comme le fait d’avoir grandi en milieu rural ou urbain ou dans différentes régions de la province. Par exemple, Mylène a mentionné au sujet de Laura et de Stéphanie : « Je les connaissais, mais c’étaient pas des amies parce que moi je viens de la campagne ». Deuxièmement, le réseau s’étend à d’autres francophones issus de milieux minoritaires, comme les Acadiens ou les Franco-Ontariens, également nombreux à Montréal.

Plusieurs participants ont aussi investi leur capital de bilinguisme là où il a le plus de valeur, c’est-à-dire dans des réseaux et des milieux éducatifs ou de travail plurilingues ou plutôt anglophones. Certains ont travaillé dans l’enseignement des langues ou en communication, deux domaines dans lesquels il est plus difficile de trouver des candidats québécois capables de bien s’exprimer dans les deux langues. « C’est un milieu très, très anglophone », dit Mylène à propos de la compagnie d’effets visuels où elle travaille à Montréal :

Beaucoup de Britanniques, beaucoup d’Américains, beaucoup d’Australiens, d’Irlandais, puis les Québécois, les francophones, les Franco-Canadiens, moi je travaille avec une minorité. C’est quand même drôle, mais ma journée se passe je te dirais 70 à 80 % en anglais, mais c’est quand même un atout de parler français parce qu’on est quand même au Québec.

Ce parcours fait aussi réfléchir Mylène au sujet du français qu’elle parle :

Je sais qu’il y a beaucoup de Franco-Manitobains qui déménagent au Québec, puis ils adoptent l’accent, puis ils s’accouplent avec des gens d’ici. C’est correct, c’est normal, ça fait partie de l’assimilation aussi, mais pour moi c’était pas juste de m’intégrer au milieu mais de rester unique, garder mon accent. Je roule mes R, tout le monde pense que je viens de l’Amérique latine, puis I don’t care, je vais pas le changer pour personne parce que pour moi, c’est ce qui est naturel, pis ça fait rire le monde parce qu’ils disent que je chante, mais ça fait onze ans et puis it’s not going anywhere.

Plusieurs Franco-Manitobains évoluent dans le domaine des arts, un domaine caractérisé par une forte séparation entre les marchés francophone et anglophone et par des formes distinctes de spécialisation. Ceux et celles qui sont passés par une institution anglophone se servent de leur formation comme tremplin vers une carrière à la fois francophone et anglophone, se servant de leur bilinguisme pour tenter de percer dans les deux marchés. Sophie raconte :

Je savais que j’avais toujours voulu vivre à Montréal… l’idée, c’était un peu de faire ma maîtrise à une place où je pourrais peut-être rester après, ce qui est drôle parce que je n’ai pas fait ça, mais ça, c’était une des considérations, puis aussi la communauté artistique à Montréal est très bien reconnue. Et puis c’était une chance de vivre en français et en anglais.

Les artistes prennent l’entre-deux ou l’hybridité qui caractérise leur expérience comme thème central de leur art. Le projet de fin d’études de Sophie, par exemple, consiste en un autoportrait composé de morceaux emblématiques du Manitoba francophone stéréotypé, de la jeune artiste cosmopolite, de la citoyenne urbaine et rurale, des morceaux qui se combinent et se recombinent de différentes manières, plutôt que de simplement coexister les uns juxtaposés aux autres[6].

Parfois, l’entrée dans le marché franco-québécois peut se révéler plus ardue, surtout si on ne passe pas par une institution postsecondaire québécoise ; dans quelques cas, les difficultés rencontrées ont été si importantes qu’elles ont entraîné un retour au Manitoba. Martin est un réalisateur franco-manitobain né et élevé à Saint-Boniface. Après avoir terminé son baccalauréat en cinéma à l’Université du Manitoba, il est allé à Montréal « avec en tête de faire un film sur Saint-Boniface » :

J’ai vraiment une place dans mon coeur pour la ville [de Montréal]… mais en même temps, j’avais pas le même sens communautaire qu’à Winnipeg, tsé, c’est un peu ça qui me manquait un peu, peut-être que je suis un gars qui aime ça une communauté un peu plus resserrée où tu connais un peu tout le monde, tu sais qu’est-ce qui se passe, j’ai trouvé que j’étais un peu plus isolé à Montréal… je trouvais ça plus facile de m’intégrer dans la communauté artistique ici à Winnipeg qu’à Montréal.

Comme Martin, Chloé a décidé de retourner à Saint-Boniface après sa maîtrise. Selon elle, il était plus facile de trouver un emploi au Manitoba qu’à Montréal, où elle aurait été en concurrence avec les autres finissants de son programme en thérapie artistique à l’Université Concordia. Elle raconte :

Je suis contente d’être de retour, je savais qu’il y aurait des pros and cons peu importe mon choix… Montréal, j’adore la ville, j’aime pouvoir vivre en français, il y a tellement de choses qui se passent, les gens connaissent un peu plus c’est quoi l’art thérapie, mais la plupart des finissants de mon programme restent à Montréal et ils ont plusieurs stagiaires à cause du programme, donc trouver de l’emploi c’est pas aussi évident, donc le défi ici [à Saint-Boniface], c’est que c’est moins bien connu, mais si tu peux trouver une place, t’as pas autant de compétition. Je voulais aussi revenir redonner à ma communauté.

Chloé travaille maintenant en anglais à temps plein dans une clinique privée au Manitoba. Elle était contente de revenir à Winnipeg, mais n’était pas pressée de s’installer tout de suite à Saint-Boniface : « J’aime beaucoup, mais je trouve ça un peu suffocant des fois ».

Seulement trois participantes, Karine, Jasmine et Noémi, ont opté pour des tentatives de pleine participation, en choisissant de s’inscrire dans une université francophone et d’habiter dans un quartier francophone. Notons que le prix à payer, c’est devoir renoncer à certains réseaux sociaux. Karine déclare :

Je ne vois plus mes amis [Franco-] Manitobains. Après un an, je suis déménagée dans Hochelaga-Maisonneuve [un quartier principalement francophone], et c’est là que je me suis ancrée dans la société québécoise. Eux autres [Stéphanie et Laura], je trouve qu’elles font beaucoup partie du monde anglophone.

Jasmine s’est aussi séparée des amis franco-manitobains avec qui elle a habité en arrivant à Montréal et elle préfère maintenant fréquenter des Québécois. Elle ne fait pas partie de la communauté anglophone : « Je me sens pas bien au Mile End [un quartier multiculturel, souvent perçu comme anglophone], je me sens pas à ma place ». Comme Karine et Noémi, elle habite dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve.

Karine et Jasmine mentionnent aussi les efforts qu’elles ont dû déployer pour modifier leur habitus linguistique. Deux formes retiennent leur attention : ce qu’elles appellent le « r roulé » (apical, versus le/r/uvulaire plus répandu au Québec) et leur « accent tonique anglais ». Jasmine nomme les changements linguistiques qu’elle a faits « ses québécismes » et elle explique que ces nouvelles pratiques langagières lui « ouvre [nt] des portes […] pour mieux être dans la gang ». Cependant, sa stratégie ne fonctionne que partiellement, car à Montréal, dit-elle, « […] les gens remarquent toujours, toujours que j’ai un accent ». Elle croit qu’il lui manque les référents historiques et contemporains, notamment politiques, qui sont identitairement significatifs pour les Québécois. De plus, elle n’a pas complètement rompu avec le Manitoba. Elle note cependant : « Je retourne [à Saint-Boniface], pis le monde remarque tout le temps que j’ai un accent. Toujours, toujours, toujours ». Malgré ses efforts, elle ne se sentira donc jamais québécoise et ne se sentira pas à son aise non plus au Manitoba : « J’ai toujours l’impression que je vais être comme à part ». Malgré tout, elle arrive de plus en plus à « passer » pour une Québécoise. Auparavant, dès qu’elle parlait, les gens lui demandaient d’où elle venait. Maintenant, ça prend plus de temps pour qu’on lui pose la question.

Ces diverses stratégies finissent surtout par reproduire une frontière et les rapports centre-périphérie. Sur le plan émotif, les jeunes Franco-Manitobains ressentent la tension associée à cette frontière, même s’ils peuvent aussi en profiter. Les artistes en font un thème de leur pratique ; le secteur tertiaire constitue un marché de l’emploi important pour les personnes bilingues. Les raisons de venir à Montréal demeurent valables, sans effacer les ambivalences qui y sont rattachées.

Les mobilités, révélatrices de la structuration du marché linguistique francophone

Comme nous avons essayé de le montrer, les relations ambivalentes que les jeunes Franco-Manitobains entretiennent avec Montréal sont liées à la structure centre-périphérie de la francophonie canadienne. Montréal devient un objet de désir en raison de son capital social et culturel (son côté « cool ») et de la possibilité d’obtenir un statut de francophone légitime grâce à une immersion dans ce milieu. La métropole est aussi la porte d’entrée de prédilection des jeunes Franco-Manitobains qui aspirent à un avenir perçu comme plus ouvert, plus varié, plus riche et plus « vrai » (ou, du moins, « vraiment francophone ») comparativement à celui qu’ils entrevoient à Winnipeg.

Il en résulte un déplacement de la périphérie vers le centre : le « mini-Winnipeg » dont parle Chloé ou les réseaux sociaux composés surtout d’anglophones et de francophones d’autres milieux minoritaires. Dans les quelques cas d’ancrage, le sentiment de se situer à la périphérie demeure : on sait que ce sera toujours aux autres de juger sa francité, et non l’inverse. En même temps, le groupe de participants a une réflexion approfondie sur cette dynamique ; il critique la normalisation de l’uniformité historique, linguistique et culturelle, qui s’exprime clairement dans la production artistique et le choix de pratiques langagières.

Ainsi, nous pouvons mieux saisir l’importance de comprendre qui décide de qui est francophone, où se situe la frontière entre francophone et non-francophone (ou francophone « déficitaire ») et comment cette frontière se construit dans les processus non seulement institutionnels, mais aussi dans la vie quotidienne. Les Québécois restent les arbitres de qui peut être considéré comme un francophone légitime ; ce sont eux qui font la patrouille des frontières linguistiques, qui continuent d’avoir le droit de décider qui peut se considérer comme francophone, où (dans quels espaces) et comment on fournit une performance linguistique légitime. Dans une perspective analytique, nous avons postulé que les concepts de légitimité linguistique et de marché linguistique apportent un nouvel éclairage sur les dynamiques de la francité canadienne : ils révèlent les raisons sous-jacentes aux tensions, aux ambivalences, aux divers choix de vie.

Notre étude d’une cohorte de Franco-Manitobains comporte certes certaines limites. On doit se demander quels liens il pourrait y avoir avec d’autres groupes linguistiques présents dans les mêmes espaces, notamment les Autochtones et les gens issus de l’immigration. D’abord, dans quelle mesure les dynamiques décrites ici s’appliquent-elles ailleurs ? On sait, grâce à un autre volet de ce projet de recherche (Roussel, 2018), que cette patrouille des frontières linguistiques affecte les possibilités d’intégration des immigrants, recherchés, par ailleurs, dans le cadre des programmes décrits dans ce numéro par Belkhodja et Deshayes. Il est rare que l’on puisse analyser à la fois les expériences de migrants de l’extérieur du pays et celles d’individus dont la mobilité est interprovinciale, mais notre approche indique qu’une telle analyse peut être utile pour mieux comprendre la francophonie canadienne. Ensuite, dans quelle mesure les dynamiques décrites ici, notamment la structuration institutionnelle de la mobilité interprovinciale, sont-elles réservées aux francophones blancs issus des vagues de colonisation antérieures (comme celle décrite dans ce numéro par Frenette et Hallion) ?

Appréhender la francité par la mobilité nous permettra de mieux définir les questions de recherche à poser ainsi que les terrains propices à leur exploration. Les éléments d’ancrage et de mobilité sont liés, si ce n’est que par la structuration de ce qui circule et de ce qui ne circule pas.