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L’objectif de la présente étude est d’analyser les récits de vie d’une lignée d’origine française à la Montagne Pembina[1], dans la province du Manitoba, entre la fin du xixe siècle et le début du xxie, afin de saisir les motifs de l’ancrage territorial de ses membres et de leur mobilité sociale. Nous considérons également la manière dont ceux-ci se racontent dans leur rapport à la langue française et à la France pour cerner ce qui constitue, en somme, une partie de leur francité. Se servir des concepts d’ancrage, de mobilité et de francité permet d’en mesurer la validité opératoire pour l’analyse du parcours familial qui nous intéresse. À la différence des trois autres articles qui composent le présent numéro thématique, notre démarche est résolument diachronique. Elle donne ainsi de la profondeur temporelle à la séquence ancrage – mobilité – francité et elle permet au lecteur ou à la lectrice d’entamer une réflexion sur les continuités et les ruptures dans l’expérience francophone, particulièrement en ce qui a trait à l’immigration française au Canada et aux relations du Manitoba français avec le Québec et avec la France.

L’ancêtre « canadien », Jean-Baptiste Déroche[2], immigre à la Montagne Pembina en 1890. Nous avons reconstruit l’histoire d’une des lignées qu’il fonde en prenant comme point de départ une entrevue avec son petit-fils, Robert Deroche, et son épouse, Thérèse Augert[3]. Pour ce faire, nous avons exploité des sources diverses, dont une part importante de documents familiaux. Ces derniers ont guidé notre recherche, tout en limitant la fenêtre qu’ils nous ont permis d’ouvrir sur l’histoire des Deroche. En effet, ce sont surtout les trajectoires des hommes, sur trois générations, qui y sont racontées, soit de première main, par exemple dans le témoignage que Joseph Deroche, fils de Jean-Baptiste et père de Robert (voir la figure 1), livre de son voyage en France en 1970 (Notre voyage en France 1970, [s.d.]), soit de seconde main, par exemple dans la recherche de Gisèle Barnabé sur l’histoire de ses grand-père et arrière-grand-père paternels (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.][4]).

Après une présentation historiographique et contextuelle de la migration française dans la Prairie canadienne, nous suivons la famille Deroche depuis l’arrivée de Jean-Baptiste Deroche et de Joséphine Lainé en 1890 jusqu’à la troisième génération, en examinant plus particulièrement les facteurs qui influencent l’ancrage et la mobilité de ses membres. Nous comparons leur expérience à celle d’une famille française d’origine bourgeoise, les Trémorin, qui immigre en même temps à la Montagne Pembina. Dans la section 6, nous abordons la francité des Deroche en concentrant notre analyse sur les expériences que raconte Joseph lors d’un voyage qu’il effectue en France en 1970 avec son épouse Anne-Marie Trémorin. On y observe notamment le degré d’attachement de Joseph et de la génération suivante à la terre ancestrale. En conclusion, nous revenons sur le processus d’ancrage territorial, communautaire et culturel que cette étude d’histoire familiale nous a permis d’explorer, en n’oubliant pas qu’il est étroitement lié à son pendant de mobilité.

Figure 1

Arbre généalogique de la famille Deroche

Arbre généalogique de la famille Deroche

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Les immigrants français dans la Prairie canadienne : repères historiographiques et contextuels

Notre travail s’insère dans l’historiographie du peuplement de l’Ouest canadien par des colons francophones, particulièrement des immigrants français. Le contexte est bien connu : ouverture de la Prairie à la colonisation par des Blancs, surtout à partir de la création de la province du Manitoba en 1870 ; adoption, deux ans plus tard, de la Loi sur les terres du Dominion, en vertu de laquelle un homestead de 160 acres (environ 64 hectares) est offert, au prix de 10 $, aux chefs de famille et à tous les hommes de 21 ans et plus, ainsi qu’aux veuves et aux épouses abandonnées ; construction d’un chemin de fer transcontinental entre 1881 et 1885 ; immigration de dizaines de milliers de Canadiens et d’Européens (Friesen, 1987 : 171-246 ; Viaud, 1999 ; Pyée, 2005).

Jusqu’à la fin des années 1960, l’historiographie francophone du peuplement de la Prairie est essentiellement nationaliste. Elle reprend l’optique des clercs et des promoteurs laïcs de la colonisation de l’Ouest, qui font ressortir les efforts héroïques des membres de l’élite pour y attirer des Canadiens français et des franco-catholiques européens. En même temps, les premiers historiens francophones de la Prairie pointent du doigt l’intelligentsia québécoise, qui caresse ses propres projets de colonisation et qui, de ce fait, est peu encline à voir les Canadiens français quitter la vallée du Saint-Laurent pour les lointaines et « sauvages » plaines (Painchaud, 1978)[5].

Robert Painchaud est le premier chercheur à nuancer cette perspective clérico-nationaliste, d’abord dans sa thèse de maîtrise (1969), puis dans sa thèse de doctorat (1976), parue de façon posthume (1987). L’historien montre que, dès la création du Manitoba, l’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Alexandre-Antonin Taché, développe une stratégie pour que les Canadiens français et les Métis francophones continuent d’occuper, voire de dominer le territoire. Son successeur, Mgr Adélard Langevin, caresse lui aussi l’idée d’implanter une population franco-catholique d’une grande densité qui prenne comme point de départ les établissements métis, auxquels serait juxtaposée une population canadienne-française immigrée. Cependant, réalisant rapidement que les Canadiens français ne répondent pas avec enthousiasme aux appels du clergé et de ses alliés laïcs, l’épiscopat de l’Ouest se tourne vers l’Europe francophone comme bassin potentiel de recrutement. Si cette stratégie amène des milliers de franco-catholiques dans la Prairie, elle est loin de connaître le succès escompté par l’Église, l’Ouest se peuplant plutôt d’immigrants des îles Britanniques ainsi que de l’Europe centrale et orientale[6].

Pour sa part, Gratien Allaire (1999) va plus loin que Painchaud, quoique de façon beaucoup plus succincte, en explorant la diversité francophone subséquente au peuplement de la Prairie et le rôle qu’y jouait l’altérité : avec les Canadians, qui entendaient imposer leur vision du monde ; avec les immigrants allophones, à la recherche de terres et d’un avenir meilleur ; au sein même de la population de langue française, entre Canadiens français, Métis, Belges, Suisses et Français.

Ces derniers ont retenu l’intérêt des chercheurs, surtout en raison de leur nombre relativement élevé et de leur statut de pionniers à plusieurs endroits. En dépit d’importantes zones d’ombre, on connaît donc relativement bien ces immigrants. En effet, dans le dernier demi-siècle, ils ont fait l’objet d’une quarantaine d’articles, de chapitres de livres, d’éditions de sources imprimées (surtout des mémoires) et de quelques travaux plus substantiels. Parmi ceux-ci, notons en premier lieu l’ouvrage LesFrançais dans l’Ouest canadien du journaliste Donatien Frémont (2002 [1959]). C’est un ouvrage rempli de faits, de souvenirs, de vignettes de personnages que l’auteur lui-même, immigrant de la Loire-Atlantique en Saskatchewan en 1904, a souvent connus personnellement. Le livre comporte des informations inédites, mais qui sont à l’occasion imprécises ou erronées. En outre, la démarche de l’auteur est empreinte de filiopiétisme : les immigrants français n’ont pas de défaut, et Frémont justifie avec vigueur leurs représentations négatives des Canadiens français et des Métis, jugés inférieurs à plusieurs égards, y compris leurs parlers.

Une génération plus tard, en parallèle à la thèse de Painchaud, celle de Bernard Pénisson (1986) est également à mentionner. Pénisson se penche sur le parcours d’Henri Lefebvre d’Hellencourt, un Champenois issu d’une vieille famille bourgeoise qui immigre à Montréal en 1891 avec une jeune divorcée, qu’il épouse devant un pasteur protestant. Le couple s’établit ensuite à Sainte-Anne-des-Chênes, au Manitoba. Comme beaucoup d’autres Français, d’Hellencourt essaie sans succès de s’y transformer en bûcheron et en cultivateur. De plus, dès leur arrivée, Henri et Louise d’Hellencourt suscitent la méfiance du curé, qui finit par les ostraciser quand il apprend leur histoire matrimoniale. Après cinq ans d’opprobre et de pauvreté, ils partent pour Winnipeg. D’Hellencourt s’engage alors dans la vie politique et, en janvier 1898, il se voit confier la rédaction de L’Écho du Manitoba, organe libéral nouvellement fondé dont il deviendra propriétaire en 1901. Le bouillant journaliste consacre ses énergies à son rôle de publiciste libéral. Pour le clergé, c’est l’homme à abattre[7].

Il faut attendre 2005 pour assister à une nouvelle percée historiographique. Cette année-là, Audrey Pyée soutient une thèse de doctorat sur les migrations françaises vers la Montagne Pembina au tournant du xxe siècle. Bien au fait des travaux réalisés dans le cadre de la nouvelle histoire de l’immigration en Amérique du Nord et en Europe, elle analyse ce mouvement et en démonte les mécanismes. Insistant sur l’agencéité des immigrants, elle montre comment ces derniers inscrivent leurs stratégies de reproduction familiale et de mobilité sociale dans les réseaux de recrutement gouvernementaux et ecclésiastiques décrits par Painchaud. La thèse et les rares articles qu’en tire Pyée (2006 ; 2012 ; 2018) constituent une exception en ce qu’ils se veulent des contributions à l’étude des mouvements et des processus migratoires. En effet, tout aussi intéressantes qu’elles soient, la plupart des recherches qui précèdent celles de Pyée, n’ont pas été menées dans une perspective d’histoire de l’immigration. Elles concernent plutôt l’histoire politique, l’histoire des idéologies, l’histoire religieuse. Ou encore, comme dans l’ouvrage de Frémont, les publications veulent mettre en exergue la contribution des Français au développement de l’Ouest. En miniature, sauf exceptions, c’est aussi le but des auteurs de monographies locales et d’albums paroissiaux ou familiaux (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2019).

Dans la synthèse Transposer la France, Paul-André Linteau, Yves Frenette et Françoise Le Jeune (2017) intègrent les travaux de leurs prédécesseurs et les réinterprètent, ainsi qu’une variété de sources primaires, en exploitant les concepts et les perspectives de l’histoire de l’immigration[8]. Pour la première fois, les Français des Prairies sont ainsi étudiés de façon globale. Les trois auteurs réévaluent ainsi leur apport démographique à diverses échelles spatiales, tout en faisant ressortir leur caractère minoritaire, tant au sein de la population totale de la région que de la population francophone. Ils revoient aussi l’établissement des Français dans l’Ouest, en insistant sur leur diversité sociale. Linteau, Frenette et Le Jeune font également oeuvre de pionniers en analysant l’enchevêtrement des réseaux tissés par les immigrants français. En outre, ils consacrent plusieurs pages à l’encadrement clérical, notamment celui des chanoines réguliers de l’Immaculée-Conception et des chanoinesses régulières des Cinq-Plaies de Notre-Seigneur à la Montagne Pembina. Les trois historiens s’attardent, de surcroît, aux transferts culturels et politiques ayant eu cours entre l’Hexagone et l’Ouest canadien, ce qui n’empêcha pas les immigrants de s’adapter, plus ou moins rapidement selon les familles et les individus, à leur nouveau milieu. Enfin, dans leur analyse de la cohabitation entre Français et Canadiens français, Linteau, Frenette et Le Jeune nuancent beaucoup l’image d’harmonie qui prévaut dans l’historiographie. Certes, les relations entre les deux groupes étaient composées d’accommodements, mais elles étaient aussi faites de conflits. Quant aux rapports des Français avec les Métis, ils étaient teintés d’exotisme et de paternalisme[9]. C’est là le contexte historiographique dans lequel s’insère notre étude sur la lignée de Jean-Baptiste, de Joseph et de Robert Deroche.

Le couple fondateur : Jean‑Baptiste Deroche et Joséphine Lainé

Le patriarche de la famille Deroche, Jean-Baptiste, naît le 23 octobre 1848 à Champagné-Saint-Hilaire, commune située dans le département de la Vienne, à 35 kilomètres au sud de Poitiers. À une date indéterminée entre 1848 et 1876, ses parents, Jean Déroche et (Marie-)Rose Texier (ou Tessier[10]) s’établissent au lieu-dit de La Bâtardelière dans la commune de Saint-Maurice-la-Clouère, à moins de 15 kilomètres au nord-est de Champagné. Jusque-là, Jean travaillait comme ouvrier agricole, un métier synonyme d’instabilité financière et souvent de pauvreté (Estebe, 1996 : 148). À Saint-Maurice, le couple possède une petite ferme pour l’achat de laquelle il s’est endetté. On n’en connaît pas beaucoup plus sur les origines françaises de Jean-Baptiste Deroche. Nous savons toutefois qu’il avait fait l’expérience de la mobilité géographique en faisant son service militaire, durant sept à neuf ans.

Le 31 mars 1890, Jean-Baptiste s’embarque à Liverpool vers le Canada à bord du paquebot Vancouver[11]. Arrivé à Halifax, il prend le train pour Winnipeg. Au Bureau des terres, il choisit un homestead à la Montagne Pembina, déjà peuplée par de petits groupes de Métis, de Canadiens anglais et de Canadiens français. La concession est située à 24 kilomètres au nord-ouest de la dernière localité habitée, Saint-Léon, dans un territoire destiné à former la paroisse francophone de Notre-Dame-de-Lourdes l’année suivante. De Winnipeg, Jean-Baptiste et les autres migrants doivent d’abord se rendre en train à Manitou, puis de là parcourir les 17 kilomètres en voiture à cheval jusqu’à Saint-Léon (voir la figure 2). Selon la mémoire familiale, Jean-Baptiste part immédiatement à pied vers son lot, en transportant sur son dos les outils de forgeron et de maréchal ferrant qu’il a apportés de France. Arrivé sur place, il creuse un puits et bâtit une cabane. Dans les premiers temps, son seul numéraire provient du bois de corde qu’il vend comme bois de chauffage et pour le chemin de fer en construction. En outre, dans ce milieu de défricheurs où les boeufs et les chevaux servent d’animaux de trait, il commence à ferrer ceux des autres colons, en plus de cultiver sa terre (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).

À la fin de septembre 1891, le père de Jean-Baptiste, devenu veuf neuf mois plus tôt, le rejoint à Notre-Dame-de-Lourdes, mais il décède à peine une semaine après son arrivée. En 1892, Jean-Baptiste épouse Joséphine Lainé, originaire du Tronchet, dans le département d’Ille-et-Vilaine, qui a émigré en même temps que lui en tant que servante des Trémorin. Ils se seraient donc vraisemblablement connus sur le Vancouver. Le couple aura sept enfants, dont trois décéderont en bas âge (Gaborieau, 1990 : 405).

La migration de Jean-Baptiste Deroche, de Joséphine Lainé et du premier contingent de migrants français à la Montagne Pembina en 1890 s’inscrit dans le contexte géopolitique et socioéconomique que nous avons décrit dans la section précédente. Leur mobilité transatlantique est avant tout socioéconomique : Jean-Baptiste et Joséphine veulent améliorer leur situation sur un continent et dans une région où la terre est abondante et quasiment gratuite. Pour eux, comme pour beaucoup de ruraux français, la propriété terrienne demeure un idéal : « Le destin familial », écrit l’historien Maurice Agulhon (1976 : 486), « a longtemps été conçu comme l’accession à la propriété » et, en cette deuxième moitié de xixe siècle où la terre devient chère, certains paysans sont tentés par la ville, tandis que d’autres choisissent d’émigrer afin de poursuivre leur activité agricole dans un contexte plus favorable (Agulhon, 1976 : 475 ; Estebe, 1996 : 149). La Prairie canadienne représente donc une option attrayante.

Figure 2

Carte de la région de la Montagne Pembina

Carte de la région de la Montagne Pembina
Conception : David MacNair, 2020

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C’est par des réseaux de recrutement mis sur pied par le clergé et ses alliés laïcs pour susciter la migration française vers le Canada, en particulier vers l’Ouest, que Jean-Baptiste Deroche, Joséphine Lainé et la famille Trémorin entendent parler de la Prairie. En effet, c’est l’abbé Jean Antoine Plantin, un prêtre du diocèse d’Ottawa originaire de l’Ardèche, qui dirige les premiers immigrants français vers la Montagne Pembina. L’ecclésiastique travaille en étroite collaboration avec Auguste Bodard, lui aussi immigrant français, qui agit comme secrétaire de la Société d’immigration française fondée à Montréal en 1885. Dans l’Hexagone, la société peut compter sur la revue Paris-Canada, organe du Commissariat canadien en France, et sur le réseau informel des « amis du Canada », composé de prêtres et de notables persuadés que les valeurs traditionnelles de la « vieille France » peuvent être transplantées outre-Atlantique. Dans la région de Dinan, l’un d’entre eux, un certain Léon Aubry, inciterait ainsi les Trémorin à émigrer (Le Colonisateur canadien, 1885-1898 ; Bodard, 1901 ; Pyée, 2005 ; Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017).

Peu après leur mariage, Jean-Baptiste et Joséphine possèdent deux boeufs, quatre vaches « et tout ce qui est nécessaire pour exploiter la terre ». La jeune femme déclare : « Je n’aurais certainement pas trouvé une pareille position en France, car je n’avais rien » (Joséphine Lainé à Auguste Bodard, 15 octobre 1892, dans Le Colonisateur canadien[12]). C’est d’autant plus vrai qu’elle a donné naissance à une fille illégitime en Bretagne. Par ailleurs, elle « travaillait comme un homme[13] » (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]), une citation qui en dit long sur la façon dont on se représentait les femmes à l’époque. Il faut dire aussi que, comme le notent Linteau, Frenette et Le Jeune (2017 : 284), dans la Prairie, « le travail quotidien est lourd pour les femmes » et, « [m]ême si elles comparent favorablement leur situation à celle qui prévalait en France, les tâches n’en sont pas moins laborieuses ».

Selon le recensement du Canada de 1901, Jean-Baptiste parle l’anglais, à la différence de Joséphine qui serait, en outre, analphabète, la seule adulte du voisinage dans cette situation. Les propriétaires de lots qui sont leurs voisins sont tous nés en France, y compris les membres de la famille Bibault, seuls autres Poitevins du contingent de 1890. Cinq ans plus tard, le couple Deroche a fait des progrès : il possède six chevaux, deux vaches laitières, deux autres animaux de ferme et cinq cochons (Recensement du Manitoba, 1906).

Asthmatique, Jean-Baptiste est contraint de cesser de travailler en 1908. C’est sans doute pour assurer l’avenir de ses fils, Joseph et Jean-Baptiste, qu’il acquiert de la compagnie de chemins de fer Canadien Pacifique une deuxième concession en 1910. Après sa mort, cinq ans plus tard, les deux garçons demeurent avec leur mère sur le homestead original. Après leurs mariages respectifs, Joséphine vit chez l’un d’entre eux jusqu’à son décès en 1926.

Jean-Baptiste était devenu citoyen canadien en 1893. C’est peut-être un signe d’enracinement, quoique la naturalisation des aubains, dite « petite naturalisation », permettait aux immigrants français, après trois ans au pays, de devenir citoyens canadiens, tout en conservant la nationalité française. Comme pour Joséphine, la migration vers le Canada a représenté une mobilité ascendante pour lui, la Montagne Pembina étant peut-être une « terre promise » (Painchaud, 1987 ; Pyée, 2005). C’est sans doute la raison pour laquelle le couple n’a jamais émis de regret d’avoir quitté la France et que la famille s’est ancrée pendant au moins trois générations à Notre-Dame-de-Lourdes.

La deuxième génération : Joseph Deroche et Anne‑Marie Trémorin

Quatre enfants de Jean-Baptiste Deroche et de Joséphine Lainé se rendent à l’âge adulte : Anna née en 1894, Joseph né en 1898, Marie née en 1900 et Jean-Baptiste né en 1902. Tous épousent des personnes nées dans l’Hexagone : Anna épouse un immigrant de la région de la Loire en 1917, Marie, un Aveyronnais deux ans plus tard, Joseph et Jean-Baptiste, des Bretonnes, respectivement en 1921 et en 1925. Cette endogamie ethnoculturelle s’explique par le fait que la Montagne Pembina, particulièrement Notre-Dame-de-Lourdes, constitue le lieu le plus franco-français de la Prairie. En 1918, les migrants en provenance de l’Hexagone et leurs enfants représentent presque le tiers de la population. Ajoutons aussi que le caractère familial de la migration française résulte dans un équilibre entre les sexes (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017). Le contexte est donc favorable à des unions endogames qui renforcent la cohésion ethnoculturelle du groupe. Comme le remarque Audrey Pyée (2005 : 341),

l[a] présence [des femmes françaises] a pour effet de renforcer les hiérarchies raciales et d’articuler les relations sociales, puisqu’elles représentent des partenaires privilégiées par les Français. Leur présence limite les relations entre ces hommes et les femmes métisses ou autochtones et surtout avec les femmes d’autres groupes ethnoculturels comme les Canadiennes françaises.

Qui plus est, Joseph est le seul Deroche de la deuxième génération à choisir une partenaire à l’extérieur de Notre-Dame-de-Lourdes. Sa promise est Anne-Marie Trémorin, dont le grand-père, Guillaume Célestin, et le père, Jean-Marie, ont migré en même temps que le père de Joseph. En outre, comme on l’a vu, la mère de Joseph a été la servante des Trémorin. Même si ces derniers ne demeurent pas longtemps à Notre-Dame-de-Lourdes et s’établissent dans les localités voisines de Saint-Claude et de Haywood, les deux familles continuent à se fréquenter, malgré leurs différences sociales (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).

En effet, alors que pour Jean-Baptiste Deroche et Joséphine Lainé, la migration au Canada est synonyme de mobilité sociale, les Trémorin sont des bourgeois qui veulent refaire leur fortune ou, du moins, maintenir leur statut en s’établissant au Manitoba. Guillaume Célestin, le patriarche de la famille, est un maquignon qui s’est élevé dans l’échelle sociale, si l’on en juge par la demeure cossue qu’il a fait bâtir avant son départ pour le Canada (Album de photographies du voyage en France de Robert et de Nicole Deroche, 15 octobre-20 novembre 1989). Mais, ruiné par la situation difficile du commerce des chevaux en raison de la crise économique que la France traverse (Agulhon, 1976), il décide, à la fin mars 1890, de partir pour le Canada avec son épouse, Anne-Marie Corvaiser, leurs deux fils, Guillaume Joseph et Jean-Marie, âgés respectivement de 18 et 15 ans, et Joséphine Lainé.

Suivant le même itinéraire que Jean-Baptiste Deroche, les Trémorin prennent également un homestead dans le territoire de la future paroisse de Notre-Dame-de-Lourdes. Guillaume Célestin n’a toutefois pas l’âme d’un défricheur et il dira souvent ne pas être venu au Canada « pour ramasser des cailloux » (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.]). En fait, lui-même et peut-être ses fils considèrent la terre comme un investissement qui doit rapporter à court terme ; l’ancien maquignon acquiert donc plusieurs propriétés dans le but de les revendre, toujours à la recherche d’une bonne affaire. Il semble avoir été insatisfait de son sort. En 1896, peu après le décès de sa femme, il vend sa terre de Notre-Dame-de-Lourdes pour rejoindre ses fils près de Saint-Claude. À partir de ce moment, il déménagera souvent sur les territoires de cette localité et de Haywood. Puis, en 1913, il loue sa terre et, avec sa deuxième femme, Louise Perrais, et leur fille, il rentre en Bretagne. Il est toutefois déçu des conditions socioéconomiques qui y règnent. En plus, il y a la rumeur d’une guerre imminente. Les Trémorin retournent donc « dans leur demeure vétuste de Haywood » (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.]) en 1914, suivant ainsi un parcours témoignant de ce que Pyée (2005 : 301) qualifie de « retour en boucle ». Ils ne sont pas les seuls Français à connaître ce type d’expérience : entre 1890 et 1914, à Notre-Dame-de-Lourdes et à Saint-Claude, le tiers des migrants repartis dans la mère patrie revient éventuellement dans une des deux localités (Pyée, 2005 : 297-301), se conformant au modèle de migrants européens et canadiens très mobiles (Wyman, 1993 ; Frenette, 1998 : 81-97 ; Ramirez, 2003).

Pour leur part, les deux fils de Guillaume Célestin et ses petits-enfants s’ancrent à Saint-Claude, où le nom « Trémorin » est associé au républicanisme et au libéralisme, en raison du fils aîné, Guillaume Joseph, qui est instituteur à l’école publique entre 1895 et 1897, institution honnie par les chanoines de l’Immaculée-Conception et les chanoinesses des Cinq-Plaies de Notre-Seigneur. En fait, Guillaume Joseph est le chef de la faction républicaine de Saint-Claude qui fait la vie dure au curé et aux religieuses enseignantes. Non seulement les républicains établissent-ils une école publique, mais ils organisent aussi chaque année la fête nationale du 14 juillet, symbole du républicanisme, et ils sont les ardents promoteurs du Parti libéral et de son journal, L’Écho du Manitoba[14]. On accuse même Guillaume Joseph d’être socialiste (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.] ; De Moissac, 1986 ; Marchand-Bazin, 1991 ; Pyée, 2005).

Mais revenons à Joseph Deroche et à Anne-Marie Trémorin. À la fin de juin 1910, Joseph doit abandonner l’école alors qu’il n’a que onze ans et demi, car il lui faut aider sa mère dans les tâches quotidiennes que requiert la ferme, son père étant tombé malade. En 1923, Joséphine partage par tirage au sort les terres familiales entre ses deux fils, qui achètent d’autres lots, une stratégie vitale que les fermiers de la Prairie doivent adopter s’ils veulent progresser. Après les années difficiles de la Grande Dépression, au cours desquelles les produits de la ferme se vendent pour une bouchée de pain, la Seconde Guerre mondiale et la période d’après-guerre amènent la prospérité. Le couple cultive des céréales et il élève des vaches, des porcs et des poules. Il modernise la ferme, acquérant tracteur, batteuse, puis moissonneuse-batteuse[15]. En 1949, Joseph et Anne-Marie déménagent au village, mais continuent à être propriétaires de la ferme pendant huit ans, avant de la vendre à leur fils Robert.

Commence alors pour Joseph une nouvelle carrière comme agent d’assurances, mais surtout comme gérant de la coopérative et de la Caisse populaire de Notre-Dame-de-Lourdes, dont il a participé à la fondation quelques années plus tôt. Il est ainsi amené à donner des conférences sur le coopératisme à travers le Manitoba. Il est aussi conseiller municipal pendant douze ans et préfet de la municipalité de Lorne durant trois ans (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.] ; M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.] ; entrevue avec Hubert Deroche, juin 2016). Comme le remarque le journaliste Donatien Frémont (2002 [1959] : 68), c’est « l’un des Franco-Manitobains en vue de la province ». Peu instruit, Joseph a tout de même acquis le statut de notable, ce qui lui permet de jouer un rôle central dans les affaires publiques locales et régionales. Il peut de cette façon contribuer à la reproduction sociale de la communauté francophone de Notre-Dame-de-Lourdes par le biais du développement institutionnel.

La troisième génération : Robert Deroche et Thérèse Augert

Robert Deroche naît en 1923[16] à Notre-Dame-de-Lourdes sur une terre louée par ses parents. Il est l’aîné de deux enfants ; son frère Georges, né en 1927, fera une carrière militaire et sera amené à se déplacer souvent. Tout en aidant ses parents à la ferme, Robert fait ses études primaires à l’école de l’arrondissement scolaire, l’école Carnot. Après son cours secondaire au village de Notre-Dame-de-Lourdes, le jeune homme fréquente l’Université du Manitoba, puis l’Institut agricole d’Oka, au Québec, avec l’idée de devenir vétérinaire. En 1949, l’année de son mariage avec Thérèse Augert, il reprend plutôt l’exploitation agricole de ses parents (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]).

Née à Notre-Dame-de-Lourdes en 1929[17], Thérèse est la fille de Charles et de Catherine (née Rossat) Augert, originaires de Fontcouverte, petit village situé dans la vallée de la Maurienne, en Savoie. Ses parents étaient arrivés à Notre-Dame-de-Lourdes en 1910 avec Jean Augert, frère de Charles, à l’instigation de la soeur de ces derniers, Séraphine, immigrée en 1895 avec son mari, Clément Dompnier. Ayant bien réussi et ayant décidé d’abandonner l’agriculture pour prendre charge du magasin général au village, Séraphine et Clément invitèrent les familles de Jean et de Charles, qui vivaient pauvrement à Fontcouverte, à s’établir sur leurs terres. En 1921, Séraphine et Clément retourneront en France, avec leur fille Jeanne, devenue veuve, et leur petit-fils Henri. Voici comment Albert Donze (1992 : 366), un ecclésiastique français natif de Notre-Dame-de-Lourdes et apparenté aux Augert, décrit le « père Charles » (Donze, 1992 : 366) :

Il avait fait des études secondaires au collège de Saint-Jean-de-Maurienne […]. C’était un passionné de politique, mais il avait des convictions très à droite et même royalistes. À cela s’ajoutaient des convictions religieuses très ancrées. Dans le climat radical, républicain et anticlérical de l’époque, il était mal à l’aise.

À l’instar de plusieurs autres migrants « appartenant à diverses couches sociales » (Pyée, 2005 : 160), mais contrairement à Jean-Baptiste Deroche et aux Trémorin, Charles voyait sans doute le départ pour le Canada comme une occasion d’échapper à un milieu qui ne cadrait plus avec ses valeurs. Pyée (2005 : 111) donne l’exemple de Jean-Louis Picton, un autre immigrant originaire de la vallée de la Maurienne, qui écrit dans ses mémoires :

Le pays bouleversé par des théories d’hommes inconsiant et ambitieux et, par la persécution religieuse qui mettaient les citoyens en suspicions vis a vis des pouvoirs publics et des comités dits « Républicains » rendait la vie sociale presque insupportable. L’enseignement religieux qui nous était un précieux auxiliaire pour l’éducation de nos enfants, était supprimé depuis longtemps de nos écoles.

C’est donc aussi un « désir de reproduction idéologique » (Pyée, 2005 : 161) qui poussa certains immigrants à s’établir à la Montagne Pembina, où l’Église catholique offrait un encadrement adéquat à l’éducation morale des enfants (Linteau, Frenette et Le Jeune, 2017 ; Laperrière, 1996-2005).

En 1957, Robert et Thérèse deviendront propriétaires de la ferme familiale, qu’ils exploitent déjà depuis huit ans (Gaborieau, 1990 : 320). Le couple se consacre à la culture des plantes fourragères et des céréales, en plus de faire, dans les premiers temps, un peu d’élevage de volailles. Plus tard, il garde aussi des vaches pour la viande et le lait. Dans un secteur agricole de plus en plus compétitif où il faut grossir pour ne pas périr, Robert et Thérèse commencent en 1961 à acheter les terres voisines appartenant aux Augert. Cette consolidation se termine en 1983, l’année même où ils se départissent de leur exploitation au profit de leur fils unique, Hubert, avec compensation pour leurs cinq filles (Gaborieau, 1990 : 320).

La lignée de Jean-Baptiste, de Joseph et de Robert Deroche est donc profondément ancrée à Notre-Dame-de-Lourdes. Comme dans la majorité des sociétés rurales, la terre constitue pour eux la forme principale de capital, à la fois économique et social. Comme on peut le constater, l’accès à ce capital est obtenu, pour une part, par la transmission foncière et, pour une autre part, par le marché. Dans ce système patriarcal, l’exclusion du patrimoine familial, par choix de la part de l’intéressé, de la nécessité matérielle ou encore d’une décision du père ou des parents, est souvent synonyme de marginalisation, de mobilité ou d’émigration (Bouchard, Dickinson et Goy, 1998 : 9-11). De plus, le processus de transmission des terres est genré : les fils héritent des terres et les femmes déménagent sur celle de leur mari, si elles épousent un cultivateur, ou elles s’installent au village ou encore en ville. Anna et Marie Deroche, filles de Jean-Baptiste et de Joséphine, épousent toutes deux des cultivateurs. Anna s’établit au village en 1944, quatre ans après le décès de son mari, laissant la ferme à un fils. Plus tard, Marie part avec son mari pour Winnipeg. En fait, pour les femmes, l’accès à la propriété foncière n’est pratiquement possible qu’au décès de leur époux.

Comme l’énonce Monica Heller dans l’introduction à ce numéro thématique, l’ancrage des populations francophones nord-américaines cache une mobilité importante, même chez ceux et celles qui ont l’air de ne pas se déplacer. Si certains peuvent s’ancrer dans le territoire, c’est en raison de la mobilité des autres. Dans la même veine, Jacques Mathieu, Pauline Therrien-Fortier et Rénald Lessard (1987 : 226) écrivent avec justesse : « [L]’image de la famille fixée à demeure sur une terre ne peut plus subsister qu’associée à son caractère dynamique de la mobilité d’une partie de ses membres ».

Les Deroche, la France et la langue française

On l’a vu, Jean-Baptiste Deroche semble tourner le dos à la France. Il n’en est pas moins profondément ancré dans la culture française, tout comme ses compatriotes de la Montagne Pembina qui ont emporté dans leurs bagages un fort sentiment d’appartenance nationale (Pyée, 2005). Jean-Baptiste envoie ses enfants à la petite école de campagne Carnot, nommée en l’honneur de ce président de la République assassiné par un anarchiste italien en 1894[18]. Toutefois, comme il juge que l’instruction y est de piètre qualité, il donne des « cours particuliers » à ses enfants. Comme l’écrit la petite-fille de Joseph, « [g]rand-père fut peut-être plus fortuné que d’autres enfants de son époque car son père lui apprenait le français et l’arithmétique à la maison » (M. Jean-Baptiste Deroche, [s.d.]). Le garçon fréquente ensuite l’école du village pendant deux ans.

Joseph et Anne-Marie auront toute leur vie un profond respect pour la langue et la culture françaises. Ils le transmettent à leurs deux fils (Famille Trémorin 1890-1984, [s.d.]). Malgré son peu d’instruction formelle, Joseph s’exprime bien ; en font foi ses discours[19] et son journal de voyage en France (Notre voyage en France 1970, [s.d.]). Comme on a pu le constater précédemment, il est très engagé dans sa communauté et même au-delà. En 1946, il est parmi les directeurs-fondateurs de Radio Saint-Boniface (CKSB), où il siège au conseil d’administration pendant vingt ans[20].

Le couple fait un voyage en France au printemps 1970. Au retour, Joseph rédige un récit détaillé de cette visite de la terre de leurs ancêtres. Ce voyage « vers l’inconnu », comme le caractérise Joseph[21], a mené le couple en Bretagne et dans le Poitou. Pour Anne-Marie, le séjour en France constitue un retour, car, lorsqu’elle était enfant, elle a vécu brièvement dans le département du Pas-de-Calais, à Berck-Plage, ses parents s’y étant installés pour faire soigner son frère Séraphin Jean Guillaume, atteint de tuberculose, et qui y mourra à l’âge de cinq ans et demi en 1909. Le couple visite d’ailleurs le cimetière de Berck-Ville à la recherche de la tombe du petit garçon, mais en vain.

Ils se rendent aussi en Haute-Savoie, à Sévrier[22] sur le bord du lac d’Annecy, pour visiter Jeanne Dompnier-Gour, partie de Notre-Dame-de-Lourdes en 1921 après le décès de son mari, comme nous l’avons vu à la section précédente. Ils discutent longuement du Canada ainsi que des familles de Notre-Dame-de-Lourdes. Le témoignage de Joseph montre que, malgré la distance temporelle et géographique, Jeanne a toujours gardé un lien avec le Manitoba. Rapportant les propos de cette dernière, Joseph note : « [C]’est comme ça nous dit Mme Gour quand on a deux patries, elle avait toujours correspondu avec sa famille ici [au Canada] et recevait “La Liberté[23]” assez régulièrement ».

Découvrant pour la première fois les coutumes et la vie françaises, Joseph raconte ses impressions en se concentrant sur l’accueil chaleureux qu’Anne-Marie et lui reçoivent de leur parenté, sur les différences culturelles et climatiques entre les régions françaises qu’ils visitent et le Canada. Par déformation professionnelle, il s’attarde à décrire la mise en valeur et l’aménagement des sols ou encore les machines agricoles qu’il remarque en parcourant la campagne. Il met en contraste la richesse de la terre et de la production agricole d’une Bretagne florissante où « tout est beau, vigoureux, magnifique » et où, pour la première fois, il voit la mer, et « la terre […] ingrate » de la région de Champagné-Saint-Hilaire dans le Poitou, pays d’origine de son père. Il note qu’on y trouve « beaucoup de pierres », que « l’herbe est courte, [que] la terre est pauvre ». Il ajoute : « Les maisons, ponts, établissements, de la région semble très vieux, la pierre utilisée pour les constructions n’est pas de si bonne qualité que celle que nous avons vu en Bretagne » et « les villages n’ont pas beaucoup prospéré ». Il y voit peut-être la confirmation que le départ de Jean-Baptiste pour le Canada au siècle précédent était motivé par un environnement peu favorable à l’épanouissement personnel et à la prospérité économique.

Le voyage est aussi l’occasion pour Joseph d’exprimer les sentiments qu’il ressent pour la patrie de ses ancêtres tout en soulignant son appartenance canadienne. Son récit est marqué par les impressions affectives qu’il éprouve au contact de la France. En Bretagne, il est particulièrement touché par les traces que la Seconde Guerre mondiale a laissées sur le paysage et les mentalités, ainsi que par le pouvoir évocateur des côtes bretonnes : « [J]e ne peux m’empêcher de penser à nos Canadiens et les autres qui ont dû attaquer et escalader tout ça, dans des conditions difficiles où tout était défense naturelle[24]. » Son rapprochement avec la population locale est favorisé par le souvenir du rôle des Canadiens dans la Libération :

Partout dans cette région nos soldats Canadiens ont laissé un souvenir impérissable, c’est nos soldats qui les ont libérés, j’ai vu des larmes dans les yeux de certaines personnes quand ils nous parlaient de la libération, on disait, c’est presque des frères, ils parlent comme nous, ce qu’on te les a arrosés, le vin, le cidre bouché, l’alcool, etc., tout y passait ceux qui ont échapés a cette guerre se souviennent seulement de la manière que nous les avons reçus.

Le témoignage de Joseph est aussi émaillé de passages dans lesquels il insiste sur son sentiment de se sentir « chez soi » en France, au milieu de sa parenté et de celle de son épouse. Le couple est par ailleurs déçu de ne pas trouver de traces documentaires de ses « antécédents » dans les mairies d’Ille-et-Vilaine. Il rencontre cependant un vieillard de 94 ans qui est allé à l’école avec le père et l’oncle d’Anne-Marie.

Malgré l’attachement que le couple semble éprouver pour la France, il est évident que le Canada est leur pays d’appartenance et d’enracinement. Joseph le résume très bien en concluant son récit : « La France est belle, nous nous y sommes trouvés comme chez nous, mais quand on mets le pied sur notre terre Canadienne avec son beau ciel bleu, il y a quelque chose de plus que le chez soi ordinaire, c’est notre “home”. »

Comme son père, Robert est très attaché à la France, y allant sept fois, avec Thérèse ou avec un membre de sa famille. Lors d’une entrevue avec le couple en 2008 (entrevue avec Robert et Thérèse Deroche, 15 décembre 2008) et à la demande de l’enquêteuse, Robert et Thérèse reviennent sur les sentiments qu’ils ont ressentis lors de leur première visite à leur parenté française :

Robert : Bien la première fois que j’ai été je me suis dit ça, c’est la terre, tu sais, de mon grand-père qui est venu au Canada. Tu sais, c’est… j’avais quand même une curieuse réaction que je ressentais en moi-même. Oui.
Thérèse : La terre de nos aïeux.
Robert : La terre de nos ancêtres.
Marie-Chantal Bédard[25] : Oui. Et vous, comment vous vous sentiez ?
Thérèse : Oui bien, c’était un peu comme ça parce que, quand on est arrivé en Savoie là, bien j’en avais tellement entendu parler par mes parents.

Le lien avec la France est donc encore fort, même pour Robert qui, pourtant, est de la troisième génération de Deroche au Canada. On note toutefois que l’affection pour la terre ancestrale s’est estompée d’une génération à l’autre : si, lors de ses voyages en France et au contact de sa parenté française, Joseph s’était senti chez lui dans le pays de ses parents, Robert éprouve quant à lui « une curieuse réaction », qui semble plus intellectuelle qu’émotive, quand il foule le sol français.

Robert et Thérèse transmettent l’attachement à la France à leurs propres enfants. En effet, ces derniers ont continué à entretenir des relations avec leur parenté française et se sont rendus dans le pays à plusieurs reprises. Le couple leur a aussi transmis la fierté d’avoir grandi dans la communauté de Notre-Dame-de-Lourdes, qui occupe une place particulière au sein de la francophonie manitobaine du fait de son ancrage français. Cela est évident dans une entrevue réalisée en 2016 (entrevue avec Hubert Deroche, juin 2016) avec Hubert Deroche, fils unique qui a repris la ferme paternelle :

Yves Frenette : Et justement parlant de francophonie, est-ce que les gens de Lourdes jouent un rôle dans la société franco-manitobaine et dans les autres organismes ?
Hubert : Oui, oui un peu. Certains. Mais, comme Lourdes, on est un petit peu isolés à Saint-Boniface, Saint-Jean[-Baptiste], l’Est, même Saint-Léon ça serait plus québécois, des tendances québécoises. Tu sais, comme le Festival du Voyageur[26], on y va par intérêt un peu, mais c’est pas une partie, ça n’a pas descendu du top. Comme, ça, on a appris ça de côté.

Ainsi, certains membres de la quatrième génération d’immigrants français à la Montagne Pembina, du moins ceux qui y sont restés, croient que les « gens de Lourdes » ont une histoire différente de celle des descendants des Canadiens français. En raison de leur enracinement plus récent en sol canadien et de leurs rapports directs et étroits avec la France, ils ont le sentiment de posséder une identité et un héritage distincts[27].

La langue française et sa transmission ont été d’une grande importance dans la famille Deroche. On l’a vu, Jean-Baptiste renforçait l’apprentissage scolaire de la langue en donnant des « cours particuliers » à son fils Joseph, et les écrits laissés par ce dernier montrent qu’il possédait bien cette langue malgré le peu d’instruction formelle qu’il avait reçue. Robert, quant à lui, associe la pratique du français à sa culture française. Il constate avec fierté : « [Nos enfants] parlent tous bien français et […] sont restés Français de coeur » (ibid.). Même si Robert et Thérèse pensent qu’avec les petits-enfants, la situation de la langue française « dégénère », puisqu’ils observent, sans comprendre, que les membres de la cinquième génération parlent en anglais entre eux, le français est demeuré la langue de la communication entre grands-parents et petits-enfants (ibid.) :

Robert : Mais ils s’adressent jamais à nous en anglais, par contre.
Thérèse : Non, ça c’est quand même un respect qu’ils ont pour nous.
Enquêteuse : Oui, au moins ça, hein !
Robert : Oui. Bien, s’ils nous parlaient en anglais, ça irait pas bien ! (rires)

Conclusion

Les recherches sur l’immigration française dans la Prairie canadienne au tournant du xxe siècle commencent à être relativement nombreuses, comme nous avons pu le constater plus haut. Ce mouvement migratoire a donné lieu à l’établissement de paroisses franco-catholiques à fort contingent français comme Notre-Dame-de-Lourdes. En recourant aux concepts d’ancrage, de mobilité et de francité, nous avons voulu en mesurer la validité opératoire par l’analyse des récits de l’expérience de certains membres d’une famille, les Deroche, sur trois générations.

À l’issue de cette étude, force est de constater que l’expérience de la lignée examinée est, du strict point de vue territorial, surtout faite de points d’ancrage à Notre-Dame-de-Lourdes[28] : « apprivoisement » d’un nouvel espace, acquisition et exploitation de terres agricoles, implication dans les affaires locales et régionales, transmission intergénérationnelle de biens matériels, reproduction familiale, mobilité socioéconomique et identitaire. En fait, c’est l’enracinement qui permet à Jean-Baptiste, à Joséphine et à leurs descendants de connaître une mobilité sociale ascendante. Cet ancrage leur permet également d’explorer les rapports qu’ils entretiennent, sur les plans affectif et identitaire, avec leur pays de naissance et avec celui que leurs ancêtres ont quitté à la fin du xixe siècle. L’analyse du récit de voyage en France de Joseph (Notre voyage en France 1970, [s.d.]) met notamment en évidence les liens de double appartenance que ce dernier peut ressentir envers le Canada et la France. Comme le remarque Monica Heller dans l’introduction de ce numéro thématique, ancrages et mobilités coexistent, et il est essentiel d’étudier les liens qui les unissent et les mouvements complexes qui les sous-tendent, une entreprise qui nécessitera d’autres recherches dans la durée et dans l’espace.