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Les mobilités, les ancrages et les frontières dans la construction de la francité canadienne

Le présent numéro thématique porte sur les mobilités qui participent, à la fois historiquement et de nos jours, à la définition de la nation dans l’espace francophone nord-américain. Il poursuit la réflexion sur les représentations les plus courantes dans cet espace, qui, pour la plupart, associent le concept de nation à son sens traditionnel de population homogène sur les plans linguistique et culturel, possédant une histoire et une mémoire communes et occupant un territoire avec des frontières délimitées (Gellner, 1983 ; Hobsbawm, 1990). Le champ est vaste et varié ; pour ne citer que quelques exemples, on peut penser à la collection de documents publiés par Bouthillier et Meynaud (1972) attestant deux cents ans de luttes pour le français sur le territoire qui est devenu le Québec ; aux travaux en démolinguistique qui mesurent le taux de reproduction de la population francophone (Lachapelle et Henripin, 1980 ; Termote et al., 2011) ; aux travaux en sciences sociales qui cherchent à penser la nation (p. ex. Rioux, 1974 ; Thériault, 2007 ; Thériault et al., 2008 ; Bouchard, 2001) ; aux travaux en histoire qui contribuent à délimiter la mémoire collective nationale (Linteau et al., 1979). Handler (1988) propose une discussion du rôle des sciences sociales dans la construction de la nation québécoise ; Heller (1996) fait de même pour la francophonie en milieu minoritaire. Ces travaux sur la nation et le nationalisme orientent la production du savoir sur la nation comme objet et, plus spécifiquement, sur la démonstration de ses caractéristiques (Heller et McElhinny, 2017). Dans ses versions les plus organicistes, ces travaux servent de fondements théoriques aux projets politiques visant à assurer la reproduction et la vitalité des communautés dites de langue française.

Dans nos travaux précédents, nous avons soutenu que ce point de vue doit être compris comme faisant partie d’une stratégie politique d’avancement socioéconomique d’une catégorie sociale historiquement marginalisée et exploitée (Heller, 1996 ; 2002 ; Heller et al., 2015). Pour nous, cette catégorie, sous ses diverses appellations de Canadiens, de Canadiens français, de francophones, etc., doit être comprise comme le résultat de la construction d’inégalités économiques légitimées, voire masquées (Bourdieu et Passeron, 1970), par un discours qui met l’accent sur les soi-disant différences culturelles qui « expliqueraient » et naturaliseraient l’exploitation des uns, plus aptes « naturellement » au travail manuel, par les autres, plus aptes « naturellement » aux activités capitalistes. En cela, le cas canadien n’est qu’un exemple parmi plusieurs des rapports de pouvoir, inhérents aux liens entre le capitalisme et le colonialisme, et des discours sur les hiérarchies culturelles, linguistiques, de genre et de race dont on se sert pour justifier et légitimer ces rapports (Heller et McElhinny, 2017).

Si l’État-nation a émergé comme pierre angulaire de l’ordre politique, il a aussi utilisé ses caractéristiques constitutives pour gérer les groupes à ses marges : des groupes compris comme ethniques, considérés culturellement homogènes, mais aussi inférieurs. Pour contester leur position désavantageuse, les groupes marginalisés revendiquent le statut de nation méritant son propre État ; c’est ainsi que nous interprétons le cas québécois. En ce qui concerne la francophonie en situation minoritaire, l’État n’étant pas atteignable, les groupes revendiquent la « complétude institutionnelle » (Breton, 1964), c’est-à-dire la gouvernance « par et pour » les francophones (Cardinal et Forgues, 2015) des espaces institutionnels dans les domaines de l’éducation, de la santé, des médias et bien d’autres ; c’est ce que nous avons appelé le nationalisme institutionnel (Heller, 2011).

Pour tout nationalisme, la construction de populations homogènes et enracinées repose sur un certain nombre de stratégies. La première peut être conceptualisée comme la mise en place d’espaces discursifs communs (Anderson, 1983 ; Grillo, 1989), c’est-à-dire des espaces où les citoyens et les citoyennes peuvent participer à une même conversation, créant ainsi un sens partagé et collectif sur ce qui se passe dans la société et sur la façon de penser celle-ci (c’est particulièrement le rôle des médias). La deuxième stratégie est l’invention d’une mémoire collective ou de « traditions » (Hobsbawm et Ranger, 1983). Finalement, on peut nommer l’établissement de normes qui permettent de déterminer ce qui fait partie de la nation (ses citoyens, sa culture, sa langue, son histoire), et donc ce qui en est exclu ; il s’agit de toute règle ou convention sociale qui définit, dans les espaces institutionnels et publics, ce qui constitue un comportement approprié (par exemple, quelle(s) langue(s) parler, comment s’habiller, comment se tenir, quelles activités entreprendre). Ces normes permettent également de gérer les formes de mobilité et de variabilité qui menacent l’ordre social de l’État-nation en les intégrant à son régime discursif, afin de les rendre intelligibles et de désamorcer la menace que ces formes de mobilité peuvent représenter ; il s’agit donc de mettre en place une discipline collective et individuelle (Foucault, 1975). Le système normatif comprend la description des éléments constitutifs de l’État ou utiles à ses fins – population, langue, culture –, et qui doivent donc être mesurables. Par exemple, le recensement sert à ces fins depuis le xixe siècle (Duchêne et Humbert, 2018), et on peut dire que la description linguistique sert à définir les langues et à les circonscrire, et donc à les standardiser et à les enseigner, que ce soit à des fins de conversion religieuse ou de socialisation à la citoyenneté nationale (Hanks, 2010 ; Grillo, 1989). En effet, les disciplines universitaires s’attellent à la tâche de définir les limites territoriales (la géographie, la dialectologie), les continuités historiques (histoire, folklore), l’uniformité culturelle et linguistique (linguistique, ethnologie, études littéraires) et les modes d’organisation politique propres à un État moderne (science politique) (Bauman and Briggs, 2003; Heller et al., 2015; Heller et McElhinny, 2017).

L’espace francophone nord-américain ne fait pas exception. Le milieu intellectuel a produit une série de concepts clés pour conceptualiser cet espace en tant que nation. Ici, nous mettons l’accent sur la période qui a commencé avec la Révolution tranquille, moment clé de la révision modernisante de l’idée du Canada français (Heller et Labrie, 2003 ; Martel, 1997 ; Martel et Pâquet, 2010). La production intellectuelle concentre ses efforts sur le développement d’une conception libérale et démocratique de la nation dotée de droits collectifs. Cette conception, où le politique et l’économique sont fondamentaux, est présentée comme étant en rupture avec l’ancienne conception de la nation catholique, continentale et spirituelle (Martel, 1997 ; Heller et Labrie, 2003 ; Heller, 2011). La narration se fait en deux étapes : la construction et l’enracinement de la nation (mobilité du point A, l’Europe, au point B, le Canada), et ensuite sa libération.

En ce qui concerne la francophonie en milieu minoritaire, plusieurs concepts ont été développés pour rendre compte de la nation modernisante, dont la complétude institutionnelle et la gouvernance « par et pour » les francophones des espaces institutionnels, comme nous l’avons mentionné plus haut. De plus, le domaine juridique s’est penché sur la question des droits à la complétude institutionnelle et des droits linguistiques (Foucher 2013 ; Woehrling, 1996 ; Bastarache et Trépanier, 2019), et la psychologie sociale a construit le bilinguisme comme un problème à gérer, afin d’éviter l’« assimilation » et ses écueils (Landry, 1982 ; Landry et Allard, 1996), distinguant, par exemple, le bilinguisme « additif » et le bilinguisme « soustractif ». Dans mes travaux précédents (1994, 1996, 1999), j’ai décrit le rôle de la linguistique, de la sociolinguistique et de la psychologie sociale de la langue dans la construction de normes langagières délimitant les frontières linguistiques et légitimant l’authenticité linguistique.

Ensemble, ces concepts ont servi de base à l’idée d’une nation « normale[1] », qui possède des espaces culturellement et linguistiquement étanches, une autonomie politique, une histoire commune et un enracinement sur un territoire défini. Cette nation se reproduit par le biais de la socialisation linguistique et culturelle des enfants, à la maison ou à l’école, et si le taux de natalité ou la distribution de la main-d’oeuvre sont inadéquats, par la socialisation des immigrants (par exemple, par des cours de francisation). De ce point de vue, le bilinguisme, l’hétérogénéité culturelle et la mobilité géographique posent problème pour la reproduction de la nation. On en voit les traces dans le développement de termes qui conceptualisent la gestion de la reproduction sociale à partir de la gestion des différences : au concept d’assimilation s’ajoutent notamment ceux d’intégration, d’interculturalisme, d’exode, d’exogamie et de francisation. La démographie, comprenant ce qu’on appelle en contexte canadien la démolinguistique, a grandement contribué à développer des outils de mesure basés sur le recensement. Les questions de langue et de mobilité permettent de produire des définitions techniques de l’assimilation (changement dans le nombre de personnes dont la langue première est X et qui la parlent au foyer) et des « pertes » et des « gains » par l’assimilation ou la mobilité géographique (Lachapelle et Henripin, 1980 ; Termote, 2011). Ces concepts impliquent l’idée (clairement fondée sur une conception organique de la collectivité nationale) introduite par Landry (voir Landry et Allard, 1996 ; aussi Robineau et al., 2010) de « vitalité » communautaire, que l’on pourrait définir comme la pérennité de la complétude institutionnelle, de la reproduction démolinguistique, de la gouvernance « par et pour », de l’adhésion des individus à une catégorie identitaire et de la pratique (idéalement exclusive, du moins dans les espaces institutionnels réservés à la francophonie) du français.

Ce bref résumé, sans doute simplifié, détermine néanmoins les paramètres de la production du savoir dans l’espace francophone nord-américain. Il faut comprendre que ces travaux lient la production du savoir aux politiques publiques. Par exemple, le concept de vitalité est inscrit dans les politiques du gouvernement fédéral concernant les langues officielles du pays : si l’engagement pris en 1988 par la Loi sur les langues officielles concerne « l’obligation de favoriser le développement et l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire », plusieurs études interprètent cette obligation sous l’angle de la vitalité, car la version anglaise de cette loi emploie l’expression « enhancing the vitality ».

Le revers de la médaille est la dévalorisation (jusqu’à l’effacement) de toute pratique qui n’entre pas dans ces paramètres. Nous avons déjà vu que le plurilinguisme (en fait, toute pratique linguistique non standard) et la mobilité représentent de sérieux obstacles à la reproduction de la nation idéale. Le résultat est que les locuteurs qui n’ont pas accès à la langue légitime sont fragilisés, voire culpabilisés (Boudreau, 2016 ; Roussel, 2018), qu’ils se considèrent ou qu’ils soient classés comme des locuteurs « natifs » ou « allophones ». Les francophones qui quittent le berceau des bastions traditionnels peuvent se sentir en exil, voire, à la limite, traîtres à la cause de la reproduction de la francophonie. Dans la mesure où l’époque de la colonisation est révolue et où le taux de natalité baisse au point de ne plus soutenir la reproduction biologique de la nation, l’immigration devient nécessaire, entraînant ainsi la création d’un champ de production du savoir spécifique. Ce champ n’est pas lié au phénomène de mobilité qui a amené les Européens sur le continent nord-américain, ni d’ailleurs aux mobilités des francophones à l’intérieur du Canada, que ce soit des espaces ruraux vers les espaces urbains, entre les provinces ou autres.

Dans ce numéro thématique, nous nous proposons de voir les choses autrement pour ne pas reproduire ce cadre narratif (découpage des champs, des espaces et des temporalités) ni cette échelle de valeur. Nous voulons plutôt proposer un cadre d’analyse qui nous permet de comprendre le sens et les effets des pratiques qui passent d’habitude inaperçues ou bien qui sont considérées comme exceptionnelles ou problématiques. Nous partons du constat que, même si le bilinguisme et la mobilité sont traités ainsi, les deux phénomènes continuent d’exister. Nous avons étudié en profondeur le cas du bilinguisme (Heller, 1999 ; 2002) ; ici nous nous tournons vers la mobilité. Suivant les prémisses du « mobility turn » en sociologie et en anthropologie (Sheller et Urry, 2006 ; Glick Schiller et Salazar, 2013), nous estimons que, pour bien comprendre cet objet socialement structurant qu’est la francité, il faut supposer que les éléments qui posent problème dans le discours dominant peuvent en fait jouer un rôle important dans la construction du sens et des frontières sociales ainsi que dans la reproduction des conditions matérielles d’existence de la catégorie ou de l’espace discursif en question.

Notre réflexion porte d’abord sur les ancrages et les mobilités et, plus particulièrement, sur les rapports qui existent entre eux. Ces rapports sont mal compris parce qu’ils sont peu étudiés ; comme les études inspirées du mobility turn l’ont souvent fait remarquer, en y regardant de près, on constate que cette relation est beaucoup plus complexe qu’on ne le pensait. Le « nationalisme méthodologique » (Beck, 2016) nous rend aveugles aux mouvements plus complexes que ceux qui consistent à partir du point A pour se rendre au point B ; il limite aussi notre compréhension de la vie des individus mobiles (qu’ils le soient volontairement ou non) et, surtout, il nous empêche de comprendre de quelle manière la reproduction de la nation est liée à la mobilité.

Ce point de départ nous oblige à nous éloigner des écueils d’une terminologie essentialisante centrée sur la personne, la communauté ou le territoire. Nous avons plutôt eu recours aux notions de francophonie ou de francité pour désigner les concepts culturellement significatifs ou, dans les termes de Bourdieu (1982), les formes de capital culturel qui sont mises en jeu dans des espaces discursifs et dans des interactions sociales et qui construisent ainsi la catégorie sociale « francophone » (dans ses différentes manifestations concrètes) et ses frontières. Cette construction détermine qui fait partie de cette catégorie et à quelles conditions et ce que cela signifie « agir en tant que bon ou bonne francophone ».

L’argument principal, développé dans ce numéro, est le suivant : l’ancrage et la mobilité nous permettent de comprendre la francophonie nord-américaine autrement. D’une part, nous estimons que, si certaines populations ont pu ou peuvent s’ancrer dans un territoire, c’est en raison de la mobilité des autres. D’autre part, nous considérons que l’ancrage est souvent une apparence, c’est-à-dire qu’il sert en effet à cacher une mobilité importante, même chez ceux et celles qui n’ont pas l’air de se déplacer. En nous référant à Barth (1969), nous soutenons que ce sont les processus de construction, de reproduction ou de contestation de la frontière entre catégories sociales qui sont importants pour comprendre les enjeux identitaires. Ces frontières, selon Barth, gèrent la production et les échanges de ressources, par exemple, les rapports entre agriculteurs et nomades ou entre pêcheurs et éleveurs, chacun de ces groupes étant considéré comme culturellement différent de l’autre. Suivant Bourdieu (1982), nous estimons que ces enjeux sont reliés à la manière dont la catégorisation ethnonationale – pour Barth, « ethnique » – fait partie de l’organisation de la production, de la distribution et de la valorisation de certaines ressources, et que ces ressources, échangeables, peuvent être autant matérielles que symboliques.

Nous reconnaissons qu’un traitement plus complet de la question exigerait de nous pencher sur l’ensemble des catégories pertinentes (francophone, anglophone, allophone, autochtone) et, surtout, sur leur mise en relation, aucune catégorie n’ayant de sens en dehors de son rapport avec les autres. Comme le disait Barth, l’important, c’est la frontière et sa raison d’être ; les catégories sociales sont relationnelles, interdépendantes. Cependant, nous nous permettons ici de nous limiter à une analyse qui prend la catégorie francophone comme point de départ, afin de déceler ce que notre approche peut apporter à une autre manière de comprendre une des catégories constitutives de l’organisation sociale canadienne et de développer une manière de contrecarrer le discours dominant sur celle-ci.

Les mobilités comme cadre de description et d’analyse

Ce numéro thématique découle d’un projet interdisciplinaire intitulé « Un Canadien errant : ancrages, mobilités et restructurations transformatrices de l’identité nationale[2] », subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour la période 2015-2020, alliant l’anthropologie, la sociolinguistique, la science politique et l’histoire. Ce projet a pour objectif principal d’appréhender les mobilités effacées par les grilles d’analyse dominantes dans la francophonie canadienne, dans le but de tracer les contours d’une autre image de la francophonie nord-américaine. Nous avons ciblé dans notre projet certaines régions associées sur les plans institutionnel et discursif à la francophonie canadienne. Dans chaque cas, nous nous sommes concentrés sur des institutions clés et des acteurs sociaux dont les récits de vie étaient utiles pour rendre compte de nos résultats de recherche. Les régions qui ont retenu notre attention sont Rimouski et la région du Bas-Saint-Laurent ; le Manitoba francophone, surtout Notre-Dame-de-Lourdes et Saint-Boniface ; Montréal, notamment Verdun ; la vallée de l’Okanagan-Similkameen en Colombie-Britannique ; quelques recherches en Saskatchewan ont aussi été effectuées. Nous avons également étudié les acteurs, les processus et les institutions de recrutement des immigrants et des étudiants francophones à Paris, à Rimouski et à Saint-Boniface.

Inspirés de Glick Schiller et de Salazar (2013), nous avons analysé les mobilités en tenant compte autant de ceux et celles qui doivent partir que de ceux et celles qui peuvent partir ; de la même façon, les ancrages comprennent ceux et celles qui peuvent rester et ceux et celles qui doivent rester. Comme Barth (1969) le soulignait déjà il y a plus de 50 ans, il s’agit de savoir quelles conditions produisent quelles occasions et quels obstacles, pour qui et pourquoi. Nous avons adopté une approche qui nous permet de reconstituer les mobilités non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Les expériences contemporaines des immigrants sont-elles différentes de celles du xixe siècle ou du début du xxe ? Y a-t-il une différence entre les mobilités interprovinciales et internationales, entre celles d’hier et celles d’aujourd’hui ? Les rapports entre les ancrages et les mobilités ont-ils changé ? Et la gestion de la frontière dans la francophonie canadienne a-t-elle toujours effacé les mobilités ?

Pour illustrer ce qui a motivé notre projet, nous pouvons prendre l’exemple d’un texte iconique de la conception traditionaliste qui a marqué la francité canadienne, afin de montrer que même un texte qui valorise l’ancrage et la reproduction biologique de la nation comprend maintes formes de mobilité (voire de transnationalisme) dont on ne parle que rarement. Le roman Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, a été publié de manière posthume en 1913. Hémon était un Français venu au Canada en quête d’une image pastorale de la francophonie canadienne. Ce roman est situé au Lac-Saint-Jean, une région représentée dans l’imaginaire de l’État-nation industriel comme l’archétype de la campagne naturelle et authentique par opposition à la ville moderne, mais décadente (Williams, 1973). Déjà dans les conditions de production du roman, on observe la mobilité de l’auteur, rendue possible par les anciens liens coloniaux entre la France et le Canada et leur maintien par l’élite canadienne-française. Hémon arrive au pays à une époque où cette élite, de pair avec le gouvernement canadien, cherche activement à recruter des immigrants francophones catholiques, blancs et européens en France, en Suisse et en Belgique (voir Frenette et Hallion, dans ce numéro).

Dans le roman, Maria fait face à son destin : elle doit choisir entre trois prétendants, qui incarnent chacun à sa façon l’ancrage et la mobilité : son fiancé, son voisin et un ancien habitant de retour au village pour y chercher une épouse. Le premier, son fiancé, doit quitter le village chaque hiver pour aller travailler dans le secteur agroforestier, forme fondamentale de l’économie canadienne-française (Morissonneau, 1978). Le deuxième prétendant était parti aux États-Unis, comme plusieurs autres Canadiens français entre 1840 et 1930, dans la foulée d’un mouvement que l’Église et plusieurs chercheurs ont qualifié d’exode. Ce mouvement, qui consistait en la circulation de personnes et de biens, était favorisé par un marché de l’emploi florissant aux États-Unis (Frenette, 1998 ; Ramirez, 1991[3]). Mais puisque cette histoire vise à montrer l’importance de l’enracinement, Maria doit choisir son voisin, le seul qui est ancré dans le village. Maria, qui est un symbole de la reproduction biologique de la nation (une interprétation que l’on retrouve dans le discours dominant depuis longtemps), incarne aussi la relation ambivalente entre ancrage et mobilité, même si cette dernière n’est pas thématisée dans l’oeuvre.

Ce roman n’est qu’un exemple de la manière dont le discours dominant efface les mobilités ou les thématise en soulignant qu’elles posent problème. Nous avons déjà mentionné l’exode, un terme utilisé pour parler de la migration des Canadiens français vers les États-Unis à l’époque de Maria Chapdelaine. Le même terme est employé dans les discours sur l’urbanisation (Heller et al., 2015), phémomène qui accompagne aussi l’industrialisation. La distinction entre la campagne et la ville a été renforcée par le fait qu’elle correspondait à l’imaginaire des rapports ethnonationaux (en l’occurrence anglophone-francophone), dans la relation symbolique soulignée par Williams (1973) pour l’État-nation industriel : la ville anglophone est riche, sophistiquée, décadente, et la campagne francophone est pure, naturelle, mais aussi archaïque. Nous pouvons observer le même phénomène entre le centre et les régions périphériques de la France, dans le rapport particulier que la langue nationale entretient avec les autres langues parlées sur le territoire, breton, corse ou gascon ; ou en Grande-Bretagne, entre l’anglais et le gallois ou le gaélique, avec les mêmes stratégies de résistance au pouvoir centralisé. De nos jours, les discours dominants continuent de valoriser les bastions traditionnels dans les régions rurales et ont tendance à ignorer ou à déplorer l’exode des jeunes vers les villes, ou, plus récemment, leur insertion dans des réseaux de mobilité transnationale et cosmopolite (Heller et Bell, 2012 ; Lamarre, dans ce numéro).

Si le discours de l’exode est historiquement et encore de nos jours une manière de parler de la mobilité géographique des francophones, elle n’est pas la seule. Nous pouvons observer dans la culture populaire ainsi que dans les diverses formes de construction de la mémoire collective, une célébration de la mobilité, qui est du domaine des héros et des héroïnes. C’est certainement le cas des individus que les Européens ont qualifié d’« explorateurs » de territoires inconnus d’eux, mais évidemment bien connus de leurs habitants autochtones, mais aussi des voyageurs et des draveurs. La mobilité est parfois synonyme de liberté. On va au Canada ou dans l’Ouest canadien, dans ses forêts, pour conquérir la nature ou pour s’y fondre, pour se réinventer. Finalement, la mobilité est aussi l’expression d’une condition de vie normale. Hubert Noël a construit un corpus de chansons acadiennes et canadiennes-françaises, qui peuvent être réparties selon ces trois catégories discursives : la mobilité comme problème, comme acte héroïque ou comme condition de vie permanente[4].

La structure du numéro

De manière générale, notre projet et ses multiples études de cas nous permettent de dégager quelques grandes conclusions :

1) La mobilité est omniprésente, variée et complexe. D’une part, elle ne consiste pas en un simple déplacement du point A au point B, comme on a tendance à le croire. Le déménagement (que l’on qualifie d’exode, d’immigration, de colonisation, de roadtrip ou d’emploi saisonnier ou pendulaire) implique très souvent des allées et venues entre divers points d’ancrage. Parfois, pour que certains individus puissent s’ancrer à long terme, d’autres doivent se déplacer ; parfois le déplacement d’un même individu rend possibles ses moments d’ancrage.

2) Cette complexité soulève plusieurs questions, dont celle de l’adéquation entre les structures d’accueil et d’intégration et les caractéristiques et les conditions de vie des personnes mobiles. Les structures de recrutement, d’accueil et d’intégration ont tendance à privilégier les intérêts des États et des institutions concernées et sont souvent mal arrimées aux projets de vie des individus ou des familles, que ce soit ceux et celles qui arrivent ou ceux et celles qui sont déjà sur place.

3) Il y a une continuité importante entre les mobilités du passé et du présent. Si le Canada recrute des immigrants par l’intermédiaire d’une structure étatique centrée sur Paris en 2019, elle en a fait autant en 1889 (Linteau et al., 2017). Mais il y a un changement important : tandis que l’Église catholique, en lien avec l’État et le secteur privé, était par le passé un agent incontournable de mobilité et d’ancrage, l’État, y compris le réseau associatif qu’il finance, est au coeur des deux processus interreliés de mobilité et d’ancrage depuis les années 1970.

4) À plusieurs égards, la mobilité interprovinciale ressemble à l’immigration internationale, notamment en ce qui a trait aux investissements dans le marché linguistique et au rôle central du Québec, blanc et francophone (antérieurement aussi catholique), dans la gestion de la frontière catégorielle. Que l’on soit russe, congolais ou franco-manitobain, on se fait juger sur le plan linguistique, mais on n’a pas le droit en retour de juger les Québécois. Par ailleurs, les structures d’accueil ne reconnaissent pas les migrants interprovinciaux, ce qui a pour conséquence le développement de stratégies improvisées et informelles dans les réseaux sociaux, souvent sur la base de la parenté ou de l’amitié. Néanmoins, les institutions francophones, qui ont été mises sur pied pour la population locale, facilitent aussi les déplacements dans la mesure où elles offrent des contrats de travail temporaires et des services en français à des populations ponctuellement présentes ou de passage.

Pour décrire ces processus, nous avons créé une carte interactive accessible sur le site Web de notre projet[5]. Cette carte est basée sur les récits de mobilité, les trajectoires passées ou présentes d’une vingtaine de participants, dont certains sont des individus et d’autres des familles multigénérationnelles. Ces trajectoires permettent de suivre leurs déplacements. Elles sont accompagnées de descriptions et de documents, par exemple, des listes de passagers d’un bateau transatlantique, des actes de naissance, des extraits de recensement, des photos ou des documents de famille ou encore des oeuvres d’art. Les trajectoires sont liées à des profils, qui résument dans un seul texte illustré les principaux éléments de ces histoires. Nous avons choisi certains profils pour illustrer notre propos dans ce numéro thématique. Il ont été regroupés dans un texte à la fin du dossier.

Nous adoptons une approche principalement ethnographique et critique (Heller, 2002), qui consiste à relier les conditions sociales, politiques et économiques des francophones du Canada aux stratégies de vie des acteurs. Nous étudions les conséquences selon des critères et des pratiques d’exclusion ou d’inclusion dans les espaces discursifs, notamment institutionnels, qui se réclament de la francophonie.

Plus spécifiquement, le présent numéro met en lumière quelques points permettant une lecture transversale. Le premier article, « Ancrage, mobilité et francité au Manitoba français : histoire d’une lignée » (Frenette et Hallion, avec la collaboration de Heller et de Breton-Carbonneau), s’intéresse aux possibilités d’ancrage des immigrants français, de leurs enfants et de leurs petits-enfants dans la Prairie canadienne, en relation avec les mobilités imbriquées dans cet ancrage. Il est basé sur l’expérience d’une famille arrivée au tournant du xxe siècle à la Montagne Pembina (Manitoba), plus spécifiquement dans la région de Notre-Dame-de-Lourdes, un village présenté comme un bastion de la francophonie manitobaine. Nous suivons ainsi la famille Deroche, depuis l’arrivée du premier membre de la lignée au Canada en 1890, jusqu’à la troisième génération, avec, en arrière-fond, le réseau institutionnel de recrutement en quête d’un type de colonisateur particulier (ce qu’on appellerait aujourd’hui « immigré ») : blanc, catholique, francophone et européen. L’analyse met en relief les raisons de l’ancrage sur le territoire, mais aussi celles de la mobilité géographique et identitaire des membres de la famille. Si les uns ont pu s’ancrer, d’autres ont dû se déplacer.

Le deuxième article, « Partir pour le Canada : observations de la 12e édition de Destination Canada Forum Mobilité » (Belkhodja et Deshayes), étudie un mécanisme de sélection de l’immigration francophone dans le cadre de la Stratégie fédérale en matière d’immigration francophone qui vise à soutenir les communautés francophones en situation minoritaire. Il décrit donc une version contemporaine du système de recrutement préférentiel de ceux qu’on appelle maintenant les « immigrés », avec la France toujours comme plaque tournante. L’Église ne joue plus un rôle important ; elle est remplacée par le milieu associatif et institutionnel comme partenaire de l’État. Le salon d’immigration Destination Canada est une activité annuelle de recrutement qui se tient à Paris (et à Bruxelles). L’événement est présenté par l’ambassade du Canada en France, en partenariat avec Pôle emploi mobilité internationale, et a pour but d’informer des candidats francophones des occasions de vivre et de travailler en français à l’extérieur du Québec. En raison du déclin démographique qui préoccupe les communautés francophones en situation minoritaire, l’immigration est devenue au fil des ans un enjeu important pour ces communautés si elles veulent maintenir leur vitalité. Les auteurs ont observé le déroulement du salon de 2016 à Paris pour comprendre en quoi cet événement s’inscrit dans le paradigme de l’immigration économique et de la mobilité individuelle et comment il agit comme mécanisme de sélection de différentes catégories de migrants économiques (voir les capsules vidéo à propos de ce volet du projet sur le site Web).

Les troisième et quatrième articles se penchent non pas sur les mobilités internationales, mais plutôt sur celles à l’intérieur du pays. Dans les deux cas, c’est le Québec, et plus précisément Montréal, qui agit comme le centre de la francité canadienne, vers lequel on converge ou duquel on s’éloigne. Ce présumé centre attire les francophones des milieux minoritaires qui sont en quête d’une francité authentique (l’expérience imaginée de vivre « juste en français ») et de l’expérience culturelle d’une métropole cosmopolite. Mais une fois sur place, leur légitimité en tant que francophones est remise en question en raison de leur grande maîtrise de l’anglais et de leur « accent ». Inversement, les francophones du Québec doivent, pour leur part, prendre conscience de leurs lacunes en anglais et de leur manque d’expérience en dehors du marché francophone québécois.

Le troisième article, « Le rapport centre-périphérie et les mobilités structurées : les jeunes Franco-Manitobains et Montréal » (Breton-Carbonneau et Heller) explore les rapports ambivalents de jeunes Franco-Manitobains scolarisés à l’égard de deux pôles d’attraction, Montréal et le Manitoba francophone, tels qu’ils se manifestent dans un va-et-vient entre les deux espaces, accompagnés de déplacements vers d’autres régions du pays, voire du monde. Cette ambivalence émerge d’une tension entre les deux espaces comme sources de légitimité francophone. Montréal est depuis longtemps considérée comme la métropole franco-canadienne en même temps que la ville représente la capitale culturelle du Québec, où l’on ignore délibérément le reste de l’Amérique du Nord francophone. Cependant, elle est également une source de tensions entre ceux qui la considèrent comme un lieu d’épanouissement de la francité et ceux qui la voient comme une ville internationale, voire cosmopolite. Le Manitoba (en particulier Saint-Boniface, sa « capitale »), de son côté, est le centre de l’Ouest francophone, mais il est aussi construit comme une périphérie, avec un autre rapport à la diversité et au plurilinguisme.

Déménager du Manitoba à Montréal, ou l’inverse, est donc compliqué et même risqué. On peut être perçu comme traître à des visions distinctes de la francophonie canadienne et aussi possiblement tenu à l’écart des discours dominants en tant que francophone moins légitime. Ou l’inverse : preuve de la valeur d’une vision ou symbole d’un mouvement. Ces tensions sont visibles dans les mobilités complexes des individus, non seulement sur le plan géographique, mais aussi dans leurs allées et venues dans divers réseaux sociaux et langagiers. Ces tensions révèlent des ambivalences contemporaines plus générales entre le colonialisme de peuplement, l’ethnonationalisme minoritaire et le cosmopolitanisme mondialisé.

Le dernier article, « Mobilités, circulation et ancrages : la francophonie dans la vallée de l’Okanagan-Similkameen en Colombie-Britannique » (Lamarre, Heller, Frenette et Deshayes), s’intéresse à de jeunes Québécois, souvent étudiants, qui viennent cueillir des cerises dans une vallée qui n’est pas reconnue comme un centre important de la francophonie canadienne, mais qui, pourtant, a une longue histoire de passages francophones remontant au xviiie siècle. Les jeunes de passage font d’habitude un « trip d’été » pour découvrir les Rocheuses avant de rentrer et de reprendre leurs études. Certains prendront goût au travail saisonnier et en feront un mode de vie nomade, parcourant le monde en faisant les récoltes dans les deux hémisphères. D’autres encore resteront parce qu’ils n’ont pas d’autres occasions ailleurs ; la vie est plus facile dans cette région qu’elle le serait au Québec. Comme les membres des vagues antérieures, donc, certains s’installeront dans la vallée, parfois en marge du marché économique. D’autres fonderont une famille, se trouveront ou se créeront des emplois, deviendront propriétaires de vergers et s’engageront dans la lutte pour obtenir des institutions francophones (médias, école). Avec le temps, arrivent des francophones d’autres pays, attirés par la vallée et ayant des compétences dans le domaine de l’industrie du tourisme, de la restauration et de la viticulture. Le réseau institutionnel sert de point d’ancrage aux gens de passage, offrant accueil, services, informations, voire des emplois temporaires.

Ces quatre articles font ressortir trois aspects des mobilités qui relient les espaces et les trajectoires et contribuent à y structurer la francité. Le premier aspect a trait aux processus de recrutement et met l’accent sur la France, autrefois (Frenette et al.) comme aujourd’hui (Belkhodja et Deshayes). Le deuxième aspect vise des formes de circulation qui passent inaperçues puisqu’elles sont difficiles à recenser, que ce soit les allées et venues des Français recrutés pour peupler le Manitoba à la fin du xixe et au début du xxe siècle (Frenette et al.; Belkhodja et Deshayes), ou celles de jeunes adultes en quête de modes de vie différents, d’acquisition de capital linguistique et culturel, pour les Québécois dans l’Ouest et pour les Franco-Manitobains à Montréal (Lamarre et al. ; Breton-Carbonneau et Heller). Enfin, le troisième aspect concerne les parcours pendulaires qui relient deux marchés linguistiques et qui se construisent mutuellement ; ici, on met l’accent sur la relation complexe et souvent ambivalente entre le Manitoba et le Québec (Breton-Carbonneau et Heller ; voir aussi Monnin, 2018).

Ces regards transversaux à travers le prisme de la mobilité, plutôt que celui, plus traditionnel, des ancrages, font ressortir les changements et les continuités idéologiques de la francité nord-américaine ainsi que les inclusions et les exclusions qu’ils produisent. Cela entraîne forcément un nouveau regard sur les ancrages, non pas comme une nécessité ou un état normal pour lequel il faut lutter, mais comme des rapports à l’idéologie de la nation entremêlés de mobilités. Ce nouveau regard nous montre surtout que la francité canadienne se comprend mal à travers le prisme du corps organique enraciné dans le sol et qui perdure dans le temps. À tout le moins, sa « vitalité » a moins à voir avec le corps qu’avec l’espace discursif et les liens sociaux qui relient les francophones les uns aux autres. Elle ne tient pas non plus à son uniformité, mais plutôt à sa capacité d’offrir un espace pour circuler, échanger, se nourrir et vivre.