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Dans ce court ouvrage sont abordés de grands enjeux politiques actuels : assistons-nous à une droitisation de nos sociétés? Le populisme affaiblit-il la démocratie? Frédéric Boily propose une analyse nuancée des idées politiques qui amènent de nombreux observateurs à conclure que le monde politique du 21e siècle est fondamentalement différent de celui de la seconde moitié du 20e . Dans cinq essais (chacun d’eux prenant la forme d’un chapitre), ainsi qu’une introduction et une conclusion, ce politiste propose de s’éloigner des analyses journalistiques et souvent sensationnalistes, pour analyser les diverses structures idéelles qui soutiennent les débats politiques de droite. Ainsi, il démontre de manière convaincante que ni la droitisation ni le populisme ne sont le produit d’un événement fortuit, à savoir la victoire inattendue de Donald Trump en 2016. En effet, une recomposition de la droite était en cours bien avant la présidence trumpiste et le populisme est une ressource politique disponible depuis bien longtemps en Amérique du Nord.

Un premier point fort du livre est son analyse du processus de droitisation. Boily commence son analyse en rappelant que la droite a presque toujours été clivée autour de débats internes. Si le Parti conservateur au Canada est aujourd’hui particulièrement divisé par des enjeux comme le niveau des dépenses post-pandémie ou encore le droit à l’avortement, les divisions internes ont toujours existé. Des années 1940 aux années 1980, une scission s’est opérée entre les conservateurs traditionnels (les Tories) et les Red Tories qui ont ajouté « progressiste » au nom du parti en 1942 et ont même empêché Brian Mulroney d’instituer un véritable tournant néo-conservateur dans les années 1980. Désormais, le clivage au sein du nouveau Parti conservateur, créé en 2003, est différent, mais provoque autant de débats et d’incertitudes pour l’électorat. Si Boily ne passe pas en revue ces décennies-là (sauf dans le chapitre 3 qui traite du populisme de John Diefenbaker), le chapitre 4 intitulé « La droite fédérale » expose les tensions internes auxquelles le Parti conservateur a été confronté au cours des deux dernières décennies. Bien qu’elles ne soient pas décrites dans le livre, les confrontations actuelles au sein du Parti républicain aux États-Unis entre « traditionalistes » et « trumpistes » sont une autre manifestation de ces divisions internes qui sont constantes à droite.

Un deuxième point fort du livre est le fait que Boily périodise ce processus de droitisation. Dans les années 1980, l’étiquette « néo-conservateur » a cédé sa place à l’étiquette « néolibéral » qui elle-même a cédé sa place à l’étiquette « populiste » (et même fasciste) dans le discours public. Comme il le souligne dans le chapitre 1, ces étiquettes qui évoluent reflètent différentes étapes de la droitisation. Les thèmes du recul de l’État et de la libéralisation économique portés par Ronald Reagan et Margaret Thatcher, et dans une moindre mesure par le Parti québécois de Lucien Bouchard, ne sont pas les mêmes manifestations de la pensée de droite que les attaques contre l’immigration et l’enthousiasme pour le protectionnisme qui ont inspiré les républicains dirigés par Donald Trump. Cette seconde vague de droitisation (depuis plus ou moins 2008) se caractérise par un appel aux « valeurs » et une diabolisation de la « différence », en particulier des immigrants. Cela se manifeste également dans la volonté d’un Boris Johnson ou d’un Simon Jolin-Barrette de prendre en otage la croissance économique pour limiter l’immigration.

Le chapitre 4 examine cette droitisation dans la politique fédérale canadienne, mettant de l’avant les principaux dirigeants et ceux qui soutiennent leurs idées, qui tentent de lier leur conservatisme social et économique au populisme. En effet, le livre fournit une riche discussion du populisme dans plusieurs des cinq essais, et porte particulièrement attention aux menaces à la démocratie qui l’accompagnent. Cependant, le traitement est asymétrique d’un essai à l’autre, ce qui affaiblit la portée de l’analyse. Le chapitre 2 examine le populisme aux États-Unis au début du 20e siècle, avec un regard sur l’analyse de Richard Hofstadter. Tandis que des différences nettes existent entre William Jennings Bryan ou les populistes agraires des années 1920 et 1930 et la rhétorique « drain the swamp » de Donald Trump, la perspective historique révèle la source profonde du ressentiment des élites, aussi bien de leur richesse que de leur revendication de « l’expertise ». Au cours des décennies suivantes, les populistes américains ont pu puiser dans cette source, comme le démontrent les travaux des années 1950 et 1960 de sociologues tels Daniel Bell et S. M. Lipset.

Il est dommage que Frédéric Boily n’ait pas suivi la même démarche analytique pour le populisme au Canada et au Québec. L’essai du chapitre 3 qui traite de John Diefenbaker et Réal Caouette, tous deux politiciens des années 1960, risque d’amener les plus jeunes lecteurs (non formés aux analyses de S. M. Lipset ou de Maurice Pinard) à conclure que l’histoire canadienne du populisme n’a commencé qu’à cette époque, alors qu’elle a une longue histoire dans l’Ouest canadien. En effet, Boily ne propose même pas d’expliquer l’origine du nom du parti de Réal Caouette, le Crédit social. C’est pourtant ce parti, sous sa forme albertaine, qui a donné lieu à une analyse sociologique classique de S. M. Lipset, « Democracy in Alberta ». Parallèlement à ses études de la montée du « socialisme » en Saskatchewan dans les années 1930 (dans Agrarian Socialism), il a dû donner un sens au Crédit social, le parti populiste en Alberta. Bien que la littérature scientifique sur le populisme des Prairies ne soit pas aussi vaste que celle disponible sur le cas américain, elle existe. De plus, une attention aux racines profondes de cette tradition intellectuelle dans l’Ouest canadien, en partie renforcée par les mouvements transfrontaliers et maintenant les médias, aiderait à comprendre pourquoi le populisme revient sans cesse dans l’Ouest, générant à la fois des partis provinciaux et des ailes importantes de partis fédéraux, aussi bien le Parti réformiste que le Parti conservateur.

La structure du livre révèle une asymétrie encore plus problématique. Le titre et le texte (p. 11) suggèrent une triple comparaison. Pourtant, une comparaison structurée est absente. Il y a un essai sur la droitisation en politique fédérale au Canada, mais pas de discussion systématique sur la droitisation au Québec, ni même aux États-Unis. Pour ce dernier pays, l’accent est mis sur le populisme, au chapitre 2. Il y a une discussion sur les femmes intellectuelles au Québec et au Canada, mais rien de semblable sur le cas des États-Unis. Présenter son livre sous forme de cinq grandes questions (une pour chaque chapitre) laisse espérer au lecteur que chacune des cinq questions aborde les trois cas. Pour que les choses soient plus claires pour le lecteur, il aurait fallu expliciter que le livre ne cherche pas à fournir une comparaison, mais plutôt à rassembler un ensemble d’essais qui traitent parfois d’un cas, parfois de deux, et parfois de trois.

Un deuxième problème qui nuit à la pertinence de l’analyse concerne l’utilisation des débats franco-français pour analyser des cas nord-américains. Le chapitre 1 ainsi que l’introduction fournissent, à juste titre, un aperçu de la droitisation internationale. Dans les deux cas, cependant, la majorité de la littérature est tirée non seulement de la France, mais de l’observation des idées et des partis politiques français. En effet, on peut lire à la page 19 qu’afin d’analyser la confrontation des idées de droite au Canada, c’est « … la droite française qui nous servira ici de point de repère… ». Le fait de s’appuyer essentiellement sur les débats franco-français fait en sorte que la politique propre à la France plane sur l’analyse. Pourtant, il n’y a pas d’effort systématique pour identifier les similitudes et les différences entre la situation nord-américaine et la situation en France. Qui plus est, l’auteur n’identifie pas clairement les éléments qui pourraient découler du républicanisme idéologique de la France et d’un système de partis qui, jusqu’aux années 1990 au moins, était organisé selon l’axe gauche/droite, alors que les systèmes de partis nord-américains n’ont jamais été organisés selon ce même clivage. Une analyse incorporant la France aurait bien sûr été pertinente pour une étude de la droitisation et du populisme. Ma critique est simplement que dans ce livre le statut de la France en tant que « cas fantôme », jamais clairement développé, brouille la discussion des deux concepts principaux.

Ma dernière critique s’adresse peut-être davantage à la maison d’édition qu’à l’auteur. Un livre de cette importance avec une telle ambition théorique et une telle portée empirique mérite au moins une bibliographie indicative ou une liste de références. Qui plus est, pour une telle étude qui mobilise autant de concepts, de moments historiques et d’acteurs clefs, le défaut d’index se fait cruellement ressentir. Ne pas fournir l’un ou l’autre ne rend pas service à un livre, surtout à un bon ouvrage comme celui-ci.

Malgré quelques critiques sur la structure du livre et la construction de la comparaison, je trouve que Frédéric Boily nous livre un ensemble d’essais à lire par tous ceux et toutes celles qui s’intéressent aux enjeux auxquels nous sommes confrontés au quotidien en tant que citoyen(ne)s et universitaires. En insistant sur le fait qu’il n’existe pas une direction unique du changement, que la droitisation et le populisme ne sont pas la même chose, que Donald Trump n’a pas tout fait basculer, étant donné que nous allions déjà dans cette direction, l’auteur offre plusieurs apports cruciaux pour une bonne compréhension de la politique quotidienne, qu’il s’agisse des mouvements anti-masque ou de la rhétorique et des politiques anti-immigrants.