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L’oeuvre du sociologue Joseph Yvon Thériault est imposante et éclectique, exactement telle qu’on l’imagine de la part d’un sociologue généraliste comme lui. Elle n’a pour autant rien du feu d’artifice aveuglant ou de l’éparpillement de la pensée. Elle est au contraire traversée par deux grandes lignes de force : un questionnement sur la modernité et un autre sur la démocratie, incluant leurs respectifs « effets pervers ». Les « conversations » du sous-titre sont conduites par deux jeunes et brillants chercheurs, l’historien François-Olivier Dorais (UQAC) et le sociologue Jean-François Laniel (ULaval), qui maîtrisent parfaitement l’oeuvre de Thériault, si bien qu’ils saisissent les balles au bond, tout en traquant contradictions et ambiguïtés dans ses écrits et propos. Trois grandes sections structurent l’échange : le milieu social d’origine et la thématique de la dépendance pour l’analyser (3 chapitres); la critique de la modernité et des dynamiques sociales contemporaines (4 chapitres); et une section finale ouvrant notamment sur les projets qu’il a lancés (3 chapitres).

L’enracinement dans l’Acadie du Nord est le fil rouge qui traverse toute l’oeuvre, le lieu à partir duquel toutes les réflexions sur la modernité et la démocratie se sont élaborées. Même ses écrits qui n’en traitent pas directement – et ils sont nombreux – portent ainsi l’Acadie en creux. Cela dit, l’Acadie est moins un objet de recherche que ce qui lui procure « des racines et des ailes », comme le dit joliment Stéphanie Chouinard en postface.

La critique que fait Thériault de la modernité est assez proche de celle formulée par Louis Dumont il y a plus de trente ans[1] : les traits qui caractérisent la modernité (rationalité instrumentale, individualisme, universalisme abstrait, etc.) sont impuissants à générer la société et doivent constamment s’adosser aux traditions et aux traits culturels pour ce faire. Plus encore, si la modernité accompagne la rationalisation de la vie sociale, elle provoque en même temps du ré-enchantement et de nouvelles manières culturelles, sensibles, d’habiter le monde : quelque chose du social échappe toujours à sa maîtrise, le sens est toujours ailleurs. Détachées des injonctions traditionnelles, les subjectivités modernes explosent en une myriade de destins possibles, qui restent pourtant inscrits dans une histoire, une culture, un milieu, une langue. Si la modernité valorise l’universalisme abstrait et juridique, elle correspond aussi à l’avènement de la nation, forme politique particulariste qui permet de « faire société », de se doter d’une intention collective. En somme, la modernité est duale : son côté flamboyant, universel et rationnel constitue une première moitié, la seconde est plus discrète, distinctive et sensible. Or, c’est à cette dernière que sont consacrés les travaux de Thériault.

Sa sociologie politique questionne ce qu’implique la démocratie, et ce qui la mine. Lieu auto-réflexif où la société se construit elle-même, la démocratie l’oblige à assumer totalement sa normativité en renonçant à la possibilité de s’en remettre à des réalités méta-sociales, par exemple pour tracer la démarcation entre le bien et le mal. Ce qui inquiète Thériault, outre l’érosion du monde commun, c’est le refus contemporain de l’institution, qui serait selon lui généralisé. Il découlerait du déploiement de la critique sociale qui déconstruit tout, délégitimant le domaine politique lui-même, en refusant toute médiation, en condamnant tout compromis.

Le legs que laisse Thériault est considérable. Retenons-en trois éléments durables : une institution, un néologisme et un chantier. En 2000, Thériault met sur pied le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM), une institution extrêmement dynamique regroupant bientôt plusieurs chercheur.e.s et étudiant.e.s interrogeant les multiples facettes de l’individualisme contemporain logées dans nos manières de vivre ensemble. Ayant largement contribué à faire de l’Université d’Ottawa l’institution phare de la recherche sur les francophonies hors Québec, le Centre s’est élargi et comporte aujourd’hui six grands axes de recherche. Il demeure un pilier de la vie intellectuelle ottavienne.

La rhétorique des droits ayant fait de l’identité une notion essentiellement individuelle, Thériault la délaisse et emprunte plutôt le néologisme « nationalitaire » pour désigner l’intention de « faire société » chez certaines minorités s’affairant à développer leur monde commun. Ne pouvant contrôler un État, mais ne correspondant pas non plus à une ethnie, le groupe nationalitaire est un entre-deux animé par une volonté d’institutionnalisation, sans grande historicité cependant. Le terme est à n’en pas douter promis à une certaine longévité.

Le chantier hérité de Thériault est celui des petites nations ou petites sociétés. Celles-ci se définissent moins par la démographie et le nombre que par le sentiment de leur propre fragilité, le fait qu’elles sentent le besoin de justifier leur particularisme à leurs propres yeux et à ceux des autres. Elles incarnent littéralement cette autre moitié de la modernité où mémoire, histoire et culture prédominent, bien que sous un mode problématique. Ce chantier, repris entre autres par Jean-François Laniel, vise la préservation des mondes communs. Il traduit la vision conservatrice de la sociologie de Thériault, dont le projet normatif assumé est de « sauver le monde » (p. 273). Cette accentuation politique de la mission sociologique explique le glissement sémantique qu’opère Thériault de la société à la nation, mais l’assimilation de cette dernière à un individu-collectif gomme malheureusement, quant à elle, la pluralité sociale.

Cet ouvrage intelligent et bien écrit sur le parcours intellectuel d’un penseur remarquable alimentera assurément la réflexion de quiconque s’intéresse aux défis contemporains à relever.