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Le silence sur le colonialisme

La relation des Québécois.es blanc.hes au colonialisme est trouble. Elle est trouble parce qu’elle nivelle les différences entre l’impérialisme britannique envers les Canadiens français d’une part, et les colonialismes européens dont sont l’objet les peuples autochtones, d’autre part. Ce nivellement conduit à détourner le regard des seconds colonialismes, à renvoyer toute forme de colonialisme au colonialisme britannique – dont l’héritage et la continuation ne seraient le fait que des institutions anglo-canadiennes et non celui des institutions du Québec ou des communautés francophones –, et surtout à escamoter les voix autochtones et leurs perspectives, en faveur des récits identitaires québécois. Une manière de dissiper ce trouble se trouverait par conséquent dans une attention portée aux discours autochtones sur le colonialisme, accompagnée d’une volonté de revoir les récits tant historiographiques que politiques et identitaires. Rendre compte du colonialisme et de son entrelacement avec la modernité requiert en effet d’aller au-delà de la simple mention des voix autochtones, pour inclure ces perspectives autant dans les questions qui sont à l’origine des travaux que dans les analyses.

On voit la manifestation de ce trouble notamment dans le « désir métis » (Tremblay, 2005) et dans le phénomène d’auto-autochtonisation si bien étudié par Darryl Leroux[1] (2019), qui montre comment des individus ont recours à une généalogie douteuse – habituellement une ancêtre très éloignée qui aurait pu être autochtone – pour se réclamer d’un héritage puis d’une identité autochtone sans lien avec quelque communauté que ce soit, et sans tentative de créer une communauté autre que celle d’autres personnes métissées semblables. Il en résulte des organisations politiques qui pour la plupart se trouvent en conflit avec les organisations autochtones, et notamment avec la nation métisse, dans l’interprétation du sens donné à la catégorie constitutionnelle de Métis comme peuple. Et puis il y a, évidemment, le silence prolongé sur la relation spécifique du Québec aux Premières Nations et aux Inuit[2], qui se traduit par le peu d’études sur le sujet. La nature trouble de la relation au colonialisme se précisera au fil de la lecture du livre Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes de Zebedee Nungak et, de manière plus critique, de l’ouvrage collectif Autour de l’oeuvre d’Yvan Lamonde dirigé par Claude Couture, Srilata Ravi et François Pageau.

Comprendre le colonialisme québécois

Le livre de Zebedee Nungak est un essai de clarification du colonialisme québécois et ne laisse planer aucun doute sur la nature de la relation entre le Québec et les Inuit. Négociateur du côté inuk au moment de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, ayant également participé aux conférences constitutionnelles de 1984-1987 qui devaient donner un contenu aux droits annoncés à l’article 35 de la Constitution canadienne, Nungak s’appuie à la fois sur ses expériences et sur une compréhension intime des conséquences des concepts politiques et légaux canadiens.

L’essai se présente sous la forme d’un récit, entrecoupé de précisions historiques ou politiques, dans une suite de très courts chapitres. On suit dans une première partie la « découverte » du territoire des Inuit par le Québec. Le colonialisme s’y affirme par la volonté des Québécois d’être maîtres chez eux et la redéfinition de la fiction de la terra nullius, cette terre non aménagée et imaginée comme vide, ce « territoire non organisé » (p. 77) dont on aurait le droit de s’emparer et d'en faire ce qu’on veut. Cette découverte, cette arrivée soudaine est vécue par les Inuit comme une invasion. La découverte et l’appropriation en 1964 d’un territoire transféré à la province en 1912 passent notamment par les noms donnés aux lieux, pour la plupart des formes francisées des noms en langue anglaise, parfois par l’adoption d’une nouvelle orthographe pour les noms en inuttitut. Surtout, l’assomption du rôle de colonisateur passe par la reconduction du modèle de la Nouvelle-France : le Nouveau-Québec sera un territoire dont les ressources seront exploitées de loin.

Ainsi la partie la plus longue du livre relate la création de l’Association des Inuit du nord du Québec et l’histoire de sa collaboration avec les Cris de la Baie-James pour utiliser les tribunaux afin de lutter contre le projet de la Baie-James. Nungak évoque la nécessité d’avoir recours à des avocats et les difficultés qu’impliquaient un tel recours et la mobilisation des personnes qui portaient la connaissance du territoire. Les Inuit remportent rapidement une victoire quand le jugement Malouf ordonne l’arrêt des travaux déjà amorcés et force le gouvernement à négocier un traité, avant d’être renversé en cour d’appel. Ces négociations furent particulièrement éprouvantes étant donné la jeunesse des leaders inuit, leur petit nombre, le rapport de force inégal entre les deux parties – et surtout le refus du gouvernement du Québec de reconnaître les droits des peuples autochtones et de prendre au sérieux la possibilité de mettre en place un gouvernement inuk autonome. Nungak décrit ainsi l’attitude du gouvernement pendant les négociations, qui soutenait que les Québécois étaient « maîtres chez eux » dans un territoire où ils n’avaient pourtant jamais été présents, qui négociait aux côtés des grandes entreprises et qui représentait aussi les intérêts des compagnies minières : « Québec avait annexé ce territoire par osmose coloniale et avait administré l’inscription des titres miniers depuis les années 1950. La cupidité éhontée et le pouvoir brut, voilà ce qui inspirait la manière de négocier de Québec » (p. 100).

Nungak présente également les efforts d’auto-éducation du groupe de leaders inuit pour assimiler les termes constitutionnels et légaux, le sens et les limites de la responsabilité fiduciaire du gouvernement fédéral et des obligations du gouvernement du Québec, ou encore la volonté de ce dernier de négocier une Convention qui règlerait la question une fois pour toutes par l’extinction et la cession des droits. Les négociations avec le gouvernement furent en même temps l’occasion de tenter de transformer certaines traditions inuit afin de les protéger et d’en permettre un meilleur usage, notamment autour du refus de commercialiser la chasse. Toutefois, l’entente eut un coût important pour les Inuit, qui certes purent avoir accès à de nouveaux services publics, déjà disponibles pour les autres populations du Québec, mais au prix de la perte de leur identité et de leur relation au territoire. Nungak rappelle que les allochtones n’ont jamais eu à conclure un tel marché.

Nungak regrette, dans une certaine mesure, les conséquences de la signature de la Convention de la Baie-James, même s’il précise que le fait d’avoir obtenu des concessions et l’absence d’exemples de négociations préalables faisaient en sorte que ne pas signer l’entente ne constituait pas une option. Il se montre ainsi fort compréhensif vis-à-vis du refus de plusieurs communautés inuit de signer l’entente, menant à la création de l’Inuuqatigiit Tunngavingat Nunamini qui lutte toujours contre la Convention devant les tribunaux. Son jugement sur la Convention est donc un mélange de fierté et de regret, tous deux liés à l’immense déséquilibre des forces : « Il était incroyablement difficile de produire un document qui allait définir nos droits et transformer nos vies, tandis que nous étions pris dans l’étau d’un processus qui servait les impératifs et les intérêts des promoteurs, avec l’appui et la complicité évidente du gouvernement » (p. 117).

Une dernière partie, plus courte, porte sur les relations entre les Inuit et le nationalisme québécois après la signature de la Convention. L’opposition à la Loi 101 a permis d’obtenir une exemption pour l’inuttitut. La tenue de référendums parallèles sur la séparation en 1980 et en 1995 a montré la volonté des Inuit de demeurer au sein du Canada, non par attachement à celui-ci, mais notamment en raison du changement de statut que l’indépendance du Québec entrainerait et de ses conséquences sur l’accès aux eaux présentement canadiennes, et du refus d’être une troisième fois transférés d’un pays à l’autre sans être consultés. Cette partie se termine avec l’évocation du combat toujours en cours pour mettre en place une gouvernance et un gouvernement que les Inuit pourront reconnaître comme leurs.

Comme l’histoire se répète avec chaque lutte anticoloniale, Nungak relate dans son livre l’un des aspects les plus importants de la contestation judiciaire et des négociations gouvernementales. En racontant comment il a fallu éduquer le gouvernement, il éduque en même temps son lectorat sur l’utilisation traditionnelle du territoire et de sa géographie, sur quatre mille ans d’occupation du territoire, sur la culture inuit et la manière de vivre au sein d'écosystèmes et sur les soins qui doivent leur être prodigués. Il lui apprend surtout l’absence de conquête, d’alliance ou de traité, voire de la moindre relation officielle entre l’État provincial et les Inuit. Et l’éduque sur le sens des principaux éléments de la Convention liés aux principes d’existence des peuples : les droits, la terre, l’autodétermination, la langue. Sur le fait que les Inuit n’ont jamais indiqué qu’ils voulaient vivre au Québec, être Québécois, que leur intégration à la province tout autant qu’au pays fut involontaire et que leur survie en tant que peuple ne dépendra pas de l’aide du Québec, mais bien de l’arrêt de ses politiques colonialistes.

Ouvrir une discussion sur le colonialisme

Pour aborder le livre de Nungak, certains prérequis sont nécessaires. D’abord, il faut connaître la longue existence des traditions politiques inuit, qui n’y sont pas expliquées. Pascal Chevrette les ignore en intitulant son compte rendu « L’éveil politique des Inuits » (Chevrette, 2020). Nungak indique cependant clairement comment les structures politiques des communautés inuit et leurs liens avec les organismes politiques des Premières Nations leur ont permis de s’organiser rapidement afin de participer aux négociations. Une telle transformation interne suppose déjà une activité et une conscience politiques, une méfiance envers l’irruption du gouvernement québécois, et une longue histoire de relations, notamment commerciales, avec des Européens et des Euro-Canadiens. On ne doit donc pas se méprendre sur le sens du titre de l’un des chapitres, « Un difficile éveil politique » : le problème est d’établir une relation avec le gouvernement du Québec, déjà lancé dans une entreprise coloniale de taille, alors qu’« [a]ucun leader, aucun organisme ne semblait en mesure de répondre et de s’opposer, à l’aide d’arguments rationnels, à ce projet qui aurait d’immenses effets sur la région » (p. 55).

Ensuite, un détour vers la version originale anglaise aidera à comprendre le contexte du livre. On peut regretter que la traduction souvent littérale ne rende pas l’humour ou les expressions idiomatiques qui forment le style de Nungak. Ainsi Chevrette (2020) ne comprend-il pas l’origine de la métaphore « dopé aux stéroïdes » qui est tout simplement une traduction de l’expression anglaise (d’ailleurs parfois aussi entendue en français) « on steroids » – bien que le titre original soit indiqué à la première page du livre. L’expression illustre la position de Nungak : non seulement le colonialisme québécois existe, mais il s’avère être une forme extrême, hyper-musclée, ou hyper-active du colonialisme. Cet extrémisme résulte en quelque sorte du rattrapage de l’État québécois sur le colonialisme déjà en place ailleurs, et de la décision qu’il a prise d’assumer le contrôle de l’entièreté du territoire de la province – comme les gouvernants et bureaucrates du Québec et du Canada avant lui – , mais aussi d’en exploiter les ressources, le tout dans le but de développer l’autonomie tant économique que politique de la nation québécoise.

Il faut aussi voir combien Nungak se concentre sur son sujet : à lire le rapport de la Commission Royale sur les Peuples Autochtones, ou encore le volume du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada sur les pensionnats autochtones qui porte sur l’expérience des Inuit – sans compter les essais et oeuvres littéraires des auteurs et autrices inuit – il est clair que Nungak ne raconte que le premier combat juridique et politique des Inuit du Nunavik, lequel a rendu nécessaire un nouveau type d’organisation politique dont le besoin ne s’était pas fait sentir jusque-là.

La visée du livre de Nungak ne prétend pas être nouvelle. C’est une tentative renouvelée de faire comprendre aux Blancs le rôle qu’ils ont joué, tant directement que par l’entremise de leur gouvernement, dans la destruction des terres et des cultures autochtones. Nungak reprend ainsi des propos qu’il a tenus dans ses documentaires, et des propos qui circulent dans les communautés inuit. Ceux-ci sont fort similaires à ceux d’An Antane Kapesh dans son livre Je suis une maudite sauvagesse/Eukuan nin matshi-manitu innushkueu (1975), récemment réédité (2019) avec l’accord de la famille de l’autrice aujourd’hui décédée, dans une nouvelle mouture du texte en innu-aimuun, présentée en regard du texte français, également revu par la traductrice de l’édition originale. Des propos fort similaires à ceux qu’on entend chez les gardiens de la connaissance invités à intervenir dans des salles de cours ou dans les colloques. Les talents d’essayiste de Nungak et de Kapesh tiennent à leur capacité à s’emparer de ces faits bien connus au sein des communautés autochtones, ces réactions collectives au colonialisme, ces histoires patiemment composées et transmises, pour les adapter à leur expérience personnelle et au public à qui ils s’adressent. La rigueur propre à la création et à la transmission du savoir est amalgamée au mélange d’indignation et d’espoir dans leur écriture, et à l’emploi des registres direct et ironique.

On trouve un récit du même type sous la plume de Pierrot Ross-Tremblay, qui montre comment le même colonialisme, sans dopage et sur une plus longue période, a pu avoir des effets sur les Innus. Avec Nawel Hamidi, il revient sur les grands moments de cette histoire depuis l’arrivée de Champlain, en s’attardant sur l’importance de la croissance démographique en Nouvelle-France, qui permit au régime colonial de cesser de respecter ses alliances en diminuant la dépendance des Français envers les Premiers peuples. Or, tout comme les visées assimilatrices de la France, « cet aspect de transgression de la parole donnée aux Premiers peuples est largement évacué de la mémoire culturelle des francophones d’Amérique du Nord » (Ross-Tremblay et Hamidi, 2013, p. 53), mais elle est à l’origine de la méfiance des premiers vis-à-vis des seconds – surtout dans le contexte de nouvelles ententes et négociations où l’État cherche à asseoir sa propriété sur l’ensemble du territoire.

Dans un entretien récent où il est notamment question « de la mémoire coloniale sélective québécoise » et de ses effets sur les peuples autochtones, Ross-Tremblay place côte à côte l’hégémonie québécoise, le régime constitutionnel canadien et l’influence des entreprises extractives comme responsables de la mutilation des droits des Innus (les citations qui suivent proviennent de Ross-Tremblay et Néméh-Nombré, 2020). Ces pouvoirs sont appuyés sur des images construites de l’extérieur, montrant certaines communautés autochtones comme supérieures aux autres parce que modernes, c’est-à-dire « conformes aux paramètres » de la société dominante. De telles images sont solidaires « des mythes coloniaux québécois souvent colportés par les “consultants”, “historiens”, autres personnes soumises à l’administration locale ». Ces dernières, tout comme les « chercheurs non-autochtones, généralement Euroquébécois ou Français, imposant un puissant filtre en n’étant pas toujours conscients de leur propre héritage de colonialité », romancent, essentialisent, et se prêtent même au jeu des autorités politiques locales qui savent se servir de ces notions pour obtenir des gains relatifs sans transformer la relation de pouvoir.

Cette relation si difficile à transformer témoigne du fait que les représentations que les Québécois se font des peuples autochtones sont si profondément liées à l’identité québécoise que démanteler les premières reviendrait à nier la seconde. C’est aussi que le colonialisme et le racisme québécois, par l’imposition de la langue française et de la culture québécoise, sont intériorisés par les membres des peuples autochtones. Contre ces obstacles – et la nature du pouvoir tripartite mentionné plus haut – la méthode de Ross-Tremblay est de redonner une voix à la communauté d’Essipit, à la connaissance de la résistance et aux savoirs ancestraux. « Ces récits, prévient-il, sont parfois durs à entendre et difficiles à accepter pour ceux qui s’entêtent à voir les Québécois comme des colonisés plutôt que des colonisateurs et occupants des terres ancestrales innues. » Les Québécois doivent donc accepter d’abandonner l’image positive d’eux-mêmes qu’ils ont construite avant de pouvoir réellement entendre de tels récits, comme celui qu’il présente de la Guerre du saumon (Ross-Tremblay, 2020).

Ces livres rappellent aux Blancs qu’ils sont Blancs – Qallunaat, Kauapishit, ou encore moonias, en nêhiyawewin ou Cri des Plaines là où j’écris – et qu’ils ne comprennent pas les peuples autochtones ni l’impact de leurs actions sur eux. Ni que leur usage du territoire est une destruction de la terre et des cultures autochtones. Ces livres éclairent la relation coloniale afin qu’elle soit vue pour ce qu’elle est, et soulignent qu’une telle clarté ne sera possible qu’en incluant toutes les perspectives et en convainquant les Blancs d’écouter les voix autochtones, qui n’ont cessé de s’adresser à eux.

Choisir parmi les colonialismes

Le trouble dans la relation coloniale se lit dans l’historiographie québécoise et plus largement dans l’historiographie canadienne d’expression française. La particularité des francophones hors Québec tient avant tout à la situation minoritaire dans laquelle ils évoluent. Se percevoir comme minoritaire et se soucier de ce qui se rattache à cette condition en contexte canadien semble bien avoir remplacé l’ancien souci pour une condition coloniale. Ce qui a poussé Claude Couture et Paulin Mulatris (2012) à parler de la situation « postcoloniale » des francophonies en situation minoritaire. Le post-colonialisme fait ici référence à la relation issue du Traité de Paris entre l’Empire britannique, ou le Canada présenté comme en ayant pris le relais, et les populations francophones issues du peuple canadien français. Autre source de trouble dans cette approche du colonialisme : elle confond impérialisme et colonialisme – qui doivent plutôt être vus, comme l’explique Seloua Luste Boulbina, comme un même système, mais à l’oeuvre respectivement dans la métropole et dans les colonies (Boyadjian, 2016). Les types de racialisation, et plus généralement de colonisation, qu’ont connus les Canadiens français (on se rappellera les distinctions faites autrefois entre races française et anglaise) sont rapprochés de ceux dont font l’objet les peuples autochtones, de telle sorte que les premiers recouvrent les seconds et les invisibilisent. Ainsi, hors du champ spécialisé de l’étude des peuples autochtones, le silence perdure sur la face principale du colonialisme exercé par les francophones du Canada.

Le trouble est également palpable dans l’ouvrage collectif dirigé par Claude Couture, Srilata Ravi et François Pageau (2019) sur l’oeuvre d’Yvan Lamonde. Si les termes « colonialisme » et « modernité » apparaissaient déjà dans le thème du colloque à l’origine de l’ouvrage (« Colonialisme et Modernité au Canada depuis 1867 », Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, oct. 2017), ils demeurent à l’arrière-plan de l’ouvrage qui se veut avant tout un hommage à l’historien des idées. Le colonialisme dont il est question exclut celui que vivent les peuples autochtones et qui place la France et l’Angleterre, les francophones et les anglophones, du même côté de l’oppression. Il n’est bien sûr pas légitime de critiquer un livre pour ce qu’il n’a pas cherché à faire, mais il est utile de souligner ce qu’il passe sous silence tant dans ses intentions que dans son exécution.

On peut ainsi reprocher à l’ouvrage de placer les Canadiens français, puis les Québécois et les francophones en milieu minoritaire, en situation de colonisés sans reconnaître le colonialisme auquel tous participent. L’ouvrage mentionne l’absence de référence aux peuples autochtones lors des débats sur la confédération (p. 49), mais sans en tirer de conclusions. Il relève l’intérêt chez une intellectuelle étudiée (Solange Chaput-Rolland) de s’ouvrir à la pensée autochtone (p. 203) – et la nécessité de redéfinir la catégorie d’intellectuel pour comprendre les modes de pensée présents dans les communautés autochtones. Il évoque la possibilité d’ajouter les peuples autochtones à la célèbre équation identitaire de Lamonde qui condense les origines des idées et concepts au Québec (p. 29).

Toutefois, Lamonde lui-même rejette cette invitation considérant que les relations entre le Québec et le reste du Canada, d’une part, et celles entre le Québec et les peuples autochtones, d’autre part, « ne relèvent pas du colonialisme au sens propre du terme », ajoutant cependant qu’« [i]l n’empêche évidemment que ce sont deux marqueurs profonds de l’identité québécoise » (p. 209-210). Ce qui revient à exprimer clairement le trouble dans la relation au colonialisme, où celui-ci est reconnu en partie tout en étant nié au nom de l’exceptionnalisme franco-québécois, et n’a ainsi pas de véritable raison d’être discuté.

Nous devons nous interroger sur cette hésitation, sur cette absence de thématisation malgré la reconnaissance de sa valeur. La formule de Lamonde est connue : « Q = - (F) + (GB) + (É-U)2 - R, ce qui signifie Québec = - (France) + (Grande-Bretagne) + (États-Unis)2 - (Rome) » (p. 29). Martel (p. 29-50) explique qu’il s’agit là des pôles de l’identité québécoise – et que cette équation se pose à l’encontre des tendances à minimiser l’impact de la Grande-Bretagne et des États-Unis et à surestimer celui du catholicisme. On pourrait aussi ajouter qu’il s’agit d’une équation historique et non mathématique, en ce qu’elle suit un déroulement chronologique et tient compte de soustractions et d’additions dont une partie du sens vient du changement qui les accompagne. Elle place en outre la société québécoise dans son contexte international.

Au départ moyen mnémotechnique, l’équation identitaire a ensuite revêtu un rôle méthodologique. Or, ce sur quoi elle reste silencieuse révèle une façon de penser l’identité québécoise : la relation avec les peuples autochtones ne serait aucunement coloniale – elle serait une pure relation d’externalité.

En histoire des idées, Georges Sioui suggère une tout autre perspective (Sioui, 2009; 2018). Si on simplifie à outrance, les idées sont pour lui liées aux pratiques, elles se communiquent par elles au sein des communautés autochtones, et de ces dernières vers les communautés d’origine européenne. Ces idées et pratiques sont à l’origine des identités euro-canadiennes et euro-québécoises, qui sont des sociétés « de la ligne »; elles sont liées à leur présent – malgré le déni et l’oubli des emprunts et transferts – et à leur avenir, ces identités ayant besoin d’être revitalisées et réorientées par les philosophies des sociétés « du cercle » que sont les sociétés autochtones. La réorientation s’impose en raison de la destruction de l’environnement et de la perte généralisée du sens, laquelle à son tour relève du caractère destructeur du colonialisme, qui ne peut (encore) se détacher des cultures d’origine européenne en Amérique.

Dans l’équation de Lamonde, ni le Canada ni les régimes politiques autochtones ne sont des variables : ils n’auraient pas joué de rôle significatif dans la formation de l’identité québécoise ou dans la création de mécanismes permettant une distanciation commune de l’Empire britannique. Et ceci malgré le fait que ces structures politiques furent les lieux d’alliances et de conflits, de cohabitations et de mélanges. Et, fait non remarqué bien que le colloque se soit tenu à Edmonton et non au Québec, l’identité québécoise s’est construite en se détachant de la nation canadienne française, et avec la conviction (non fondée) que le français, et avec lui, les communautés francophones allaient disparaître hors du Québec. Couture et Mulatris (2012) parlaient bien de cette peur de disparaître, mais pour montrer la situation de colonisés de ces communautés au sein de l’Empire britannique. Il est d’ailleurs dommage que la critique anticoloniale présente dans les autres travaux de Couture et de Ravi soit à peu près absente de l’ouvrage en hommage à Lamonde et qu’ils hésitent tant à aborder la situation des peuples autochtones.

Il ressort de l’équation de Lamonde une histoire des idées isolant complètement une variable – le Québec – clairement découpée et affranchie des autres variables, et passant sous silence non seulement les éléments canadiens déjà mentionnés, mais surtout l’héritage de la colonisation française et la colonisation continuée des peuples autochtones. L’occupation du territoire québécois s’est faite précisément sous le nom de colonisation, de la Mauricie, du Saguenay, du Témiscamingue – pensons à la Maison du Frère Moffet à Ville-Marie, ce petit musée sur la colonisation de la région qui a longtemps porté le nom de Maison du Colon. Une étude datant de l’année de l’ouverture de ce musée présente la politique de colonisation de l’État québécois, et la compare avec celle de l’État ontarien sur le territoire immédiatement adjacent à l’Ouest. Pour Morissonneau et Asselin cette période annonce celle qui suit, la colonisation du Nord : « le message explicite et tout le non-dit du mythe du Nord portait en lui l’affirmation de l’identité nationale définie par une territorialité à construire » (Morrissonneau et Asselin, 1980, p. 153). Les représentations comme les termes pour les dire ont changé, mais « ce qu’on appelait autrefois la colonisation et aujourd’hui l’autonomie ou l’indépendance politique » (ibid., p. 154) s’est accompli dans l’ignorance des peuples autochtones. Peu importe les termes, le résultat est le même : l’aliénation et l’occupation culturelle et économique de leurs territoires. Une fois la prise de possession du Nord terminée, le mythe de la complétude territoriale du Sud au Nord devient le mythe d’un État provincial/national rassemblant de mieux en mieux sa population et la séparant des autres Canadiens.

Le colonialisme et son absence dans l’histoire des idées au Québec après Lamonde

L’histoire des idées telle qu’élaborée par Lamonde a certes permis d’importantes découvertes, de nouvelles perspectives et une compréhension en profondeur de l’identité et des pensées québécoises, et cela, même au-delà de Lamonde, comme le montre l’ouvrage de Couture, Ravi et Pageau. Seulement, comme elle omet d’importantes dimensions du colonialisme, elle ne peut en conséquence traiter celui-ci en profondeur. Une histoire des idées plus complète aborderait de front le trouble québécois (et tout ce qui est en jeu dans le refus de plusieurs parmi les peuples autochtones de se considérer « Canadiens »).

Un point fort d’Autour de l’oeuvre d’Yvan Lamonde, comme des travaux de Ravi et de Couture en général, est d’inscrire l’histoire, et plus particulièrement l’histoire des idées au Canada, dans le cadre plus large de l’Empire britannique et de faire éclater le contexte restreint de la seule colonie ou province. Les discussions consacrées à l’Inde, dans une perspective comparative et transnationale, constituent ainsi l’une des grandes forces du livre et démontrent toute la fécondité de l’oeuvre de Lamonde. Ravi (p. 71-81) revient sur l’histoire de la présence d’un Français en Inde, Claude Martin, qui passe au service de l’Empire britannique, une pratique fréquente à l’époque dans les colonies. Ce récit fascinant montre les opportunités financières, politiques et culturelles ouvertes aux Européens en Inde, mais ne fait aucun rapprochement avec le Canada. Il s’agit plutôt d’appliquer l’approche de Lamonde à un autre contexte colonial, et d’étudier « la présence française dans l’Empire » britannique (p. 75) à travers la manière dont Martin développe et vit tant sa britannicité que sa nawabicité (p. 77) – à savoir son appartenance à la cour du souverain indien. Si une approche postcoloniale aide à comprendre l’appropriation culturelle reconnue et acceptée par les communautés auxquelles des individus comme Martin en viennent à se lier, elle laisse toutefois dans l’ombre les relations de pouvoir ayant favorisé la présence et la fortune de cet aventurier en Inde. Le chapitre de Granger (p. 83-103) décortique les rapports interculturels complexes et aborde les difficiles transferts politiques entre les diverses parties de l’Empire britannique en retraçant les liens qui menèrent les fondateurs du Congrès indien à prendre exemple sur le Canada français. Granger fait ainsi le pont entre une microhistoire des personnalités politiques et l’histoire de la circulation des idées dans l’Empire.

Hormis dans ces deux chapitres, le colonialisme n’est que rarement traité dans l’ouvrage, et la question de la modernité, à peine davantage : chacun des deux thèmes est au coeur de deux ou trois chapitres seulement. Le sous-titre de l’ouvrage, « Colonialisme et modernité au Canada depuis 1867 », et l’intitulé du colloque nous en disent davantage sur une manière répandue de concevoir la relation coloniale dans la culture universitaire que sur le livre lui-même. Cette manière consiste à reprendre implicitement dans l’historiographie les procédés politiques par lesquels le Québec et le Canada se façonnent une image non coloniale. Car l’ouvrage porte sur l’héritage d’Yvan Lamonde et évalue les tâches de l’histoire intellectuelle qu’il reste à accomplir. Ne nous méprenons pas : du point de vue de son projet, le livre est excellent, il ouvre des perspectives qui seront désormais mieux explorées, et fait avancer une approche particulière de l’histoire intellectuelle. Le colonialisme disparaît toutefois derrière les questions de la modernité et de l’identité nationale que le livre épouse au point d’en reprendre la logique, en dépit d’une critique mineure (voir plus loin) qui, au final, ne remet pas en cause la légitimité de la présence européenne sur le territoire canadien.

Le livre s’ouvre et se referme sur une biographie intellectuelle de Lamonde, décrivant son milieu intellectuel, où se côtoient les figures de Foucault, Bourdieu et l’École des annales, des historiens des idées français Chartier, Ory et Sirinelli, d’historiens américains de la philosophie, ou encore celles de Gérard Bouchard, Marc Angenot, François Ricard et Yvon Rivard, auxquelles s’ajouteront dans d’autres chapitres Fernand Dumont et Jacques Godbout. Lamonde écrit la conclusion du livre, précisant ici des points et là ses intentions, ce qui ajoute à la compréhension de son oeuvre ainsi qu’aux travaux qu’elle inspire depuis déjà longtemps.

Les autres chapitres, de facture traditionnelle, offrent des études prolongeant les travaux d’Yvan Lamonde et montrant leur fécondité. Livernois (p. 15-28) s’intéresse au patrimoine comme « socle épistémologique commun » dans les idées de la période qui s’étend de 1965 à 1980. Il poursuit de la sorte la grande histoire des idées de Lamonde, qui s’ouvre en 1760 (rééditée en 2014 et 2016) et se clôt en 1965 (2011, 2016b), pour montrer comment la transformation du concept de patrimoine donne la clé de l’inquiétude et de l’imaginaire de l’époque. Martel (p. 29-49) explore les thèmes principaux des débats de 1865 sur la Confédération, tentant de les replacer dans le contexte international en étudiant les références faites au reste du monde – avant tout l’Europe, ici et là l’Amérique du Sud. L’expression « Dialogue avec la planète » employée dans ce chapitre semble forcée au vu de la conclusion voulant que les parlementaires n’aient pas entièrement compris ce qui avait réellement lieu ailleurs, ni les structures fédérales (ou autres) des autres pays, et l’impression demeure que les évènements et structures politiques extérieurs à l’Amérique du Nord étaient avant tout instrumentalisés, sans que des liens existent, ni même des échanges qui auraient autorisé à parler de dialogue. Mais ces limites sont en soi révélatrices de la connaissance limitée des idées et modes de vie politiques à une époque de grand isolement – et de l’importance de saisir les limites à la compréhension et à la circulation des idées.

Se plaçant dans les années qui suivent la création de la fédération canadienne, Durou donne un bel exemple d’histoire des idées dans la lignée de Lamonde, en lien avec la question des contrecoups de la modernité, et du mouvement anti-Lumières qui en fait partie. Distinguant antijudaïsme et antisémitisme, et après avoir relevé les manquements dans l’historiographie, Durou se tourne vers des sources journalistiques négligées – journaux autres que les journaux majeurs, et surtout régionaux – et donne une vue plus large de la diffusion des idées ayant contribué à former l’identité nationale, même si elles ne sont pas généralement reprises aujourd’hui ni même reconnues comme telles. Autour d’Yvan Lamonde contient aussi d’autres exemples d’études fructueuses sur les institutions dans l’histoire des premières politiques culturelles au Québec (Harvey, p. 167-187) ou sur les échanges entre le Québec et la Belgique, où Lamonde joua lui-même un rôle majeur (Jaumain, p. 147-165).

La question de la modernité est étudiée au plus près par Claude Denis (p. 51-70), qui se promène au fil des romans de Jacques Ferron et de Louis Hamelin et de l’essai autobiographique de Lamonde, Un coin dans la mémoire, et prend la crise d’Octobre comme trame principale. On se perd parfois dans les parcours sinueux; si l’auteur connaît, lui, les détours de sa promenade, à chacun.e d’en trouver le sens. Cette méthode correspond à l’idée principale du texte, à savoir l’impossibilité de faire le récit de la crise d’Octobre et d’en déterminer le sens. Dans son interrogation sur la modernité, Denis relève par ailleurs le flou conceptuel dans le travail de Lamonde. Le Québec aurait toujours été moderne, mais ce « toujours » n’est pas clairement ni continuellement affirmé par l’historien : « toujours » peut signifier depuis la Conquête, depuis 1840, depuis les premières années du 20e siècle et le combat pour la liberté des thèmes et de la création en littérature, depuis 1930 et les débuts du modernisme en littérature et en art, ou encore depuis la Révolution tranquille. Ainsi chacune de ces durées marque peut-être un moment de modernisation, d’accélération de la modernité – du développement d’une personnalité collective québécoise (p. 68). Dans un glissement qui rapporte la crise d’Octobre au colonialisme, Denis associe le colonialisme à une division interne de l’imaginaire québécois, liée à l’action de diviser pour régner (p. 61-62) : s’il s’agit bien d’une stratégie coloniale, il resterait à voir si c’est la stratégie canadienne-anglaise à l’oeuvre en 1970 et non simplement une stratégie britannique… et si cette stratégie a été utilisée par le gouvernement québécois dans sa relation aux peuples autochtones.

Au-delà du silence, le trouble dans la relation au colonialisme s’observe le plus clairement dans le chapitre de Frédéric Boily (p. 129-146) sur les questions entourant aujourd’hui la figure de John A. Macdonald – qui appartient autant à l’histoire qu’à la mémoire citoyenne, et est ainsi l’objet de trois mémoires : une première, glorieuse, rattachée à la figure fondatrice et, pour un temps au moins, unificatrice; une seconde, honteuse, rattachée à la contestation de la première; et une troisième, brumeuse pour l’ensemble de la population spectatrice de ce débat, mémoire incomplète et inconsciente d’elle-même. En historien des idées conservatrices, Boily passe toutefois très rapidement sur la seconde mémoire, qu’il renvoie sommairement à l’idée d’effacement, et la résume en faisant référence – sans la moindre explication – au livre de James Daschuk (2015). Ce faisant, il renvoie ce livre au registre de la mémoire plutôt qu’à celui de l’histoire, sans même noter les divers usages qu’on en fait (Daschuk lui-même, fort attentif à cette distinction entre discours historien et discours public, ne s’empêche nullement de se prononcer sur la figure de Macdonald). Boily montre par ailleurs l’opposition du sénateur indépendant Murray Sinclair (président de la Commission de vérité et de réconciliation) à la célébration de cette mémoire. Mais le cas de Sinclair, modéré s’il en est, sert surtout à contredire la position des « Autochtones », sans expliciter en quoi elle consiste et en la généralisant. Cette seconde mémoire est ainsi présentée d’un point de vue théorique, abstrait, avec distance, au contraire de la première qui a droit, elle, à une présentation détaillée. Ainsi à la fin du chapitre, on ne connaît toujours pas les motifs de l’opposition aux usages de la figure de Macdonald, ni les idées et valeurs qui la sous-tendent, quand au contraire celles qui justifient le recours à sa mémoire sont longuement exposées. Si l’on comprend mieux les raisons du recours à la figure de Macdonald et son ambivalence, de même que l’attachement qu’elle suscite, la question coloniale est escamotée en même temps que les diverses positions adoptées par les intellectuel.les, artistes et politicien.nes autochtones. Nous retrouvons donc, dans ce traitement par Boily des diverses mémoires, le trouble de la relation au colonialisme au sein de la francophonie canadienne : l’escamotage des voix autochtones et de leurs perspectives, de manière à enfouir la question du colonialisme loin dessous la relation Québec-Canada et la question de la modernité.

Un chapitre illustre cependant tout le potentiel de la méthode de Lamonde à s’ouvrir à de nouvelles possibilités, celui de Valérie Lapointe-Gagnon (p. 189-207). L’autrice offre ici une étude parallèle à sa monographie remarquable et remarquée (Lapointe-Gagnon, 2018). Le chapitre traite donc des Commissions portant sur l’unité canadienne et sur le bilinguisme et le biculturalisme, à quoi s’ajoute une courte étude de la figure de Solange Chaput-Rolland. Ayant sa propre cohérence comme précis de méthodologie, il devrait être lu par tout.e étudiant.e en philosophie et en histoire des idées. Lapointe-Gagnon énumère les défis contemporains d’une histoire des idées qui apporterait d’autres réponses à la question « qui pense? » et permettrait de « rapatrier les femmes dans un monde des idées androcentré » (p. 194). Mobilisant les penseuses principales en épistémologie et en études féministes, Lapointe-Gagnon pousse encore davantage la porte qu’elles ont ouverte : « rééquilibrer le monde des idées faisant la part belle aux hommes » (p. 195) l’amène à s’interroger sur la difficile reconnaissance formelle des intellectuel.les autochtones.

Ouvrir l’histoire des idées

De manière générale, Autour de l’oeuvre d’Yvan Lamonde marque une hésitation face au colonialisme, qui n’est jamais approché directement ni avec attention, et l’est au mieux par le biais de l’impérialisme. Cette hésitation passe notamment par le nivellement des différences entre les Canadiens anglais et la métropole, par exemple dans le chapitre 6 (Granger, p. 83-103) où on oublie que les réformes constitutionnelles ne concernaient pas que le Bas-Canada. Évidemment, la brièveté des chapitres force à faire certains choix et à prendre des raccourcis.

Sans doute pour la même raison, l’ouvrage fait aussi l’économie de rapprochements avec la situation présente. Mentionnons comme exemple une discussion de la manière dont Henri Bourassa dépeignait la présence de citoyens indiens de l’Empire britannique comme menaçant la place que les Français y occupent (p. 101) et qui aurait pu être rattachée au climat actuel au Québec. Le chapitre s’en tient cependant aux mesures fédérales d’exclusion en matière d’immigration, appuyant par surcroît sur la distinction entre les premiers ministres Borden et Laurier, et faisant apparaître ce dernier sous un meilleur jour parce qu’il limita l’immigration par un gentleman’s agreement avec le Japon, et proposa de faire de même avec l’Inde, plutôt que de tout simplement l’interdire.

Les limites dans la compréhension de la relation coloniale ne sont pas surprenantes, étant donné la référence à un historien ayant accompli une oeuvre incomparable, qui demeurera longtemps utile et d’intérêt public et universitaire majeur sur la modernité... au Québec. Puisque ses objets d’étude n’incluaient pas le colonialisme, ni la relation avec les peuples autochtones et celle avec le reste du Canada, on ne s’étonnera pas qu’il soit difficile d’utiliser le cadre qu’il propose pour les comprendre. Le problème que je soulève ne se situe donc pas spécifiquement chez Lamonde, ni chez les auteurs et autrices qui lui rendent hommage, mais plus globalement dans la culture qui se reproduit à travers leurs travaux. Suivons donc l’ouverture opérée par Lapointe-Gagnon (et seulement en fin de chapitre) pour interroger nos questions de recherche et nos manières de les poser, le rapport à l’histoire qui conduit à ces questions et qu’elles reconduisent à leur tour. Ajoutons d’autres guides à nos travaux : en remontant l’histoire récente, les essais de Nungak et de Kapesh (2019) et, pour l’histoire plus ancienne, ceux de Sioui (2009; 2018). Pour intégrer les problématiques contemporaines, pensons aux traductions des ouvrages de Leanne Simpson (2018) et de Robyn Maynard (2018), ou encore aux appels à la communication lancés par Naomi Fontaine (2019), par Deni Ellis Béchard et Natasha KanapéFontaine (2016). Tout un travail reste encore à faire en histoire des idées à partir de telles oeuvres. Mais grâce à elles, parce qu’elles sont complémentaires à celles d’un Lamonde et de ses héritiers, une compréhension du colonialisme dans ses liens avec la modernité, et par là avec les idées touchant aux identités et aux relations politiques, pourra enfin être possible.