Corps de l’article

Introduction

[Le choix fait dans ce texte est] de consacrer le droit, pour les enfants devenus majeurs, d’accéder à une partie des informations sur leur ascendance génétique – les aïeux – mais pas sur les « demi-génétiques », terme que je préfère à l’expression « demi-frère ou demi-sœur génétique », susceptible d’entraîner une confusion. Ce texte n’a pas vocation à recréer des pseudo-familles génétiques. (…) Le récit des origines, ce n’est pas le récit des parallélismes. L’article 3 porte sur le droit d’accès aux origines, or les demi-génétiques ne font pas partie du récit des origines.

Coralie Dubost, rapportrice du projet de loi relatif à la bioéthique, séance publique. Assemblée nationale, France (2019)[1]

En septembre 2019 en France, les débats parlementaires autour du projet de révision des lois relatives à la bioéthique ouvraient la voie à un nouveau droit d’accès aux « origines » pour les personnes conçues grâce à une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur (AMPD). Interdit jusqu’à présent[2], l’accès à l’identité des donneurs[3] deviendrait possible pour toute personne majeure née dans le futur régime. La France rejoindrait ainsi les États qui, comme le Royaume-Uni (R-U), sont revenus sur le principe d’anonymat des dons, alors qu’il avait souvent prévalu aux commencements de l’AMPD (Théry, 2010). Contrairement à son voisin britannique, l’accès aux origines esquissé dans la version provisoire du texte exclut les personnes conçues grâce à un même donneur au motif qu’elles ne feraient pas partie du « récit des origines », tel que le déclare sa rapportrice Coralie Dubost[4].

Dans les faits, les personnes issues du même don sont pourtant souvent présentes dans les parcours de recherche des « origines » (Jadva et al., 2010). Les découvertes sensationnelles de groupes comprenant parfois plusieurs dizaines (voire plus d’une centaine) de membres font les titres de presse et inspirent les récits de fiction[5]. En France depuis août 2018, l’association Procréation Médicalement Anonyme – qui milite pour le droit d’accès aux origines des personnes conçues par don – actualise régulièrement un recensement des recherches de ses adhérent·e·s : à l’aube de 2021, 50 donneurs et 237 personnes issues du même don ont été identifié·e·s (Procréation Médicalement Anonyme, 2020). Ces découvertes qui contreviennent au principe d’anonymat ont été permises par le développement rapide de l’usage des tests ADN direct-to-consumer (DTC). Bien qu’illégaux sur le territoire français[6], ces kits de test ADN (dits aussi « récréatifs ») sont aisément accessibles sur Internet. Après une simple commande en ligne, un frottis buccal ou un prélèvement salivaire et un envoi postal, les informations extraites sont ajoutées à des bases de données génétiques et comparées à celles de millions d’utilisateurs et utilisatrices. Les correspondances identifiées entre les profils permettent d’y retrouver des membres plus ou moins éloigné·e·s de leur famille, des membres de la famille du donneur, ainsi que (et peut-être surtout) des personnes issues du même don. La France suit là encore une trajectoire semblable à celle du R-U. Au début des années 2000, l’identification des premiers groupes de personnes issues du même don grâce aux tests ADN sanguins (Stevens, 2001), présage les ouvertures futures. Quelques années plus tard, l’accès à l’identité des donneurs est ouvert pour toute personne majeure née après le 1er avril 2005[7]. L’ADN reste néanmoins un outil indispensable aux recherches pour les générations nées avant le changement législatif. Le R-U dispose de plusieurs régimes d’accès aux origines en fonction de la date de naissance des personnes conçues par don. Celles qui sont nées avant la création du registre national de la Human Fertilisation and Embryology Authority (HFEA) le 1er août 1991 peuvent s’inscrire sur le Donor Conceived Register[8] pour identifier leur donneur, leurs enfants et/ou des personnes issues du même don par l’intermédiaire d’un test ADN sanguin (Frith et al., 2018). Les personnes qui sont nées entre le 1er août 1991 et le 1er avril 2005 peuvent quant à elles adresser une demande d’accès à l’identité de leur donneur à la HFEA sur la base de ses archives. La demande ne peut cependant aboutir que si ce dernier a fait la démarche expresse d’autoriser l’accès à son identité. Si elles veulent être mises en contact avec des personnes partageant le même donneur, les personnes peuvent s’enregistrer sur le Donor Sibling Link géré par la HFEA – qui peut indépendamment de cela communiquer une liste comprenant le sexe et l’année de naissance des personnes issues du même don. Là encore, le succès de l’entreprise dépend de l’inscription des personnes issues du même don sur le registre. De fait, beaucoup de personnes conçues par don semblent recourir aux tests DTC en complément ou en remplacement de ces alternatives.

« Demis », « demi-frères/demi-sœurs », « demis génétiques », « demi-frères ou demi-sœurs génétiques » et leurs homologues anglophones « half-siblings/sister/brother »[9], « halfies », « donor conceived siblings », « donor siblings », « donor conceived genetic siblings »… À la recherche du « mot juste » (Théry, 1991), les termes se multiplient pour désigner ces figures inédites qui fleurissent dans les parcours des personnes conçues par don. Des débats parlementaires, dont Coralie Dubost nous offre une illustration, aux associations en passant par les conversations entre personnes issues du même don, il s’agit de chercher ce que représentent ces nouveaux liens reposant sur le partage d’un donneur. Qu’est-ce qu’engage le fait d’avoir été conçu·e·s grâce au même donneur ? Sur quelle(s) base(s) et comment les relations se nouent-elles et se maintiennent-elles si tel est le cas ? À quel contenu les « origines » qu’elles ont en partage sont-elles associées ?

Alors qu’elles ont longtemps été laissées à la périphérie des études sur la parenté (Fine, 2011 ; Thelen et al., 2013), les enquêtes sur les relations fraternelles dans la recherche des origines en adoption (Carsten, 2000b), dans les recompositions familiales (Martial, 2003 ; Poittevin, 2005 ; Théry, 1996) ou encore dans les familles d’accueil (Chapon, 2019) ont montré combien elles constituaient une part importante des vécus familiaux. Plus encore, la collatéralité permet de saisir des dynamiques qui échapperaient à la seule analyse de l’ascendance/descendance. Dans cette optique, je propose ici d’aborder la procréation assistée avec tiers donneur par les relations collatérales qu’elle produit. À partir d’une enquête anthropologique auprès d’adultes conçu·e·s par don de sperme au Royaume-Uni et en France, cet article déploie une analyse des récits et discours de celles et ceux qui ont identifié une (ou plusieurs) personne(s) issue(s) du même don. Dans une approche qui s’appuie sur le concept de relatedness développé par Janet Carsten (2000a), il s’agit d’étudier la manière dont les personnes issues du même don sont en relation sans préjuger de la nature des liens considérés. J’entreprends ainsi de les réinscrire dans l’épaisseur du tissu relationnel de chacun·e. Deux types de liens collatéraux supplémentaires coexistent pour les personnes conçues par don : d’un côté les frères et sœurs, c’est-à-dire celles et ceux qu’elles désignent comme tel·le·s et avec lesquel·le·s elles ont souvent grandi ; d’un autre côté, les enfants du donneur, soit celles et ceux avec qui elles partagent un géniteur, mais qui sont légalement les enfants de ce dernier. L’article montre que c’est par la comparaison que les personnes concernées – et partant, l’anthropologue – parviennent à faire sens de la spécificité des liens créés par le partage d’un même donneur.

Après une présentation de l’enquête et de son contexte, une première partie aborde l’analyse des distinctions faites entre frères et sœurs et personnes issues du même don. Elle souligne que les origines partagées par ces dernières produisent un lien corporel paradoxal. Par l’intermédiaire des tests ADN DTC, ce lien se matérialise notamment par une connexion génétique entre inconnu·e·s. La dimension génétique ne résume cependant pas le contenu des liens entre personnes issues du même don. Dans une deuxième partie, les distinctions opérées entre enfants du donneur et personnes conçues grâce à son don mettent en lumière la centralité du don dans le rapport aux origines. En tant qu’action complexe basée sur des intentions et des statuts spécifiques, le don produit des formes relationnelles distinctes, un récit et des expériences communes pour les personnes qui en sont issues. Dans une troisième partie, les relations qui s’établissent dans les faits entre celles qui se sont identifiées laissent entrevoir l’émergence d’une nouvelle catégorie de liens aux confins de la parenté.

L’enquête et son contexte : les premières générations de personnes conçues par don au Royaume-Uni et en France

L’article s’appuie sur les entretiens semi-directifs réalisés entre octobre 2017 et décembre 2019 avec 17 adultes conçu·e·s par don de sperme ayant identifié au moins une personne conçue grâce au même donneur au R-U et en France (cf. dispositif d’enquête). En nous concentrant sur celles et ceux qui ont identifié une personne issue du même don, l’enjeu n’est pas de questionner les motivations de leur recherche – parmi lesquelles les enquêtes existantes pointent notamment la curiosité, la recherche d’informations sur son identité et le souhait de rencontrer de nouvelles personnes à qui l’on est apparenté·e (Bolt et al., 2019 ; Jadva et al., 2010 ; Persaud et al., 2017). Il faut d’ailleurs garder à l’esprit que toutes les personnes conçues par don ne souhaitent pas identifier et/ou être en contact avec leur donneur ou des personnes issues du même don (Clément, 2012 ; Collard et al., 2011). L’article vise en revanche à contribuer aux rares études empiriques examinant les liens qui se créent (ou non) quand la recherche aboutit, telles que l’enquête par entretiens asynchrones d’Eric Blyth (2012) auprès de huit personnes issues du même don au Royaume-Uni, l’étude par questionnaire de Lucy Frith et al. (2018) auprès de membres du Donor Conceived Register britannique, la grande enquête par entretiens de Rosanna Hertz et Margaret Nelson (2019) auprès d’inscrit·e·s sur le Donor Sibling Registry[10] aux États-Unis ou encore le travail d’Astrid Indekeu et ses collègues (Bolt et al., 2019) auprès d’inscrit·e·s sur la Fiom DNA-KIT Database aux Pays-Bas.

Majoritairement composé de femmes (13), le groupe de participant·e·s âgé·e·s de 25 à 72 ans appartient aux premières générations de personnes conçues par don au R-U et en France, c’est-à-dire celles qui sont nées non seulement sous un régime d’anonymat des dons, mais aussi pour la plupart, dans la période précédant les premières lois encadrant la procréation assistée avec tiers donneur (1990 au R-U[11] et 1994 en France[12]). À l’époque, le secret sur le recours au don était la règle dans les deux pays. Il était conseillé aux (futurs) parents de ne rien divulguer à leurs enfants. L’anonymat des donneurs était considéré comme essentiel au bien-être des familles ainsi créées (Frith et al., 2017 ; Nachtigall, 1993 ; Théry, 2010). La pratique du don s’est depuis transformée. D’un côté, les secrets de famille sont désormais perçus comme nocifs. De l’autre, les « origines » ont émergé en tant qu’élément fondamental pour la construction de soi (Delaisi de Parseval, 2009 ; Nordqvist, 2014). Si le Royaume-Uni et la France n’ont pas tout à fait la même histoire, le vécu des premières générations qui y ont été conçues par don se caractérise par les changements sociaux dont elles ont fait (et font encore) l’expérience. Nés dans un contexte similaire, Britanniques et Français·e·s ont vu émerger, à une dizaine d’années d’écart, une certaine légitimité donnée aux origines et de nouveaux outils aidant à l’identification des donneurs et des personnes issues du même don. Le développement des tests ADN a été crucial à cet égard. Leur utilisation a conduit à l’identification des premiers groupes de personnes issues du même don dont la médiatisation[13] est citée par plusieurs participant·e·s comme un événement déclencheur de leur parcours de recherche. L’enquête de terrain reflète cependant les disparités temporelles entre les contextes. Les derniers entretiens ayant été réalisés fin 2019 alors que l’utilisation des tests ADN DTC était en plein essor en France[14], seules deux participantes françaises avaient identifié une personne issue du même don. Par conséquent, le sous-groupe d’entretiens sur lesquels se base cet article est très majoritairement britannique (15 sur 17). Malgré ce déséquilibre, je m’appuierai sur les dynamiques similaires observées entre les terrains britanniques et français, corroborées par la littérature académique existante, pour proposer une analyse plus large des liens entre personnes issues du même don. Les similarités et l’antériorité du contexte britannique permettront de donner un premier aperçu de la situation des personnes conçues par don en France qui contrairement à l’outre-Manche (Blyth et al., 2012), reste encore sous-étudiée (Clément, 2012 ; Côté et al., 2019 ; Mehl, 2008). De futurs travaux offriront certainement les approfondissements nécessaires sur les pratiques émergeant à l’heure actuelle.

Les entretiens ont d’abord été analysés comme des études de cas afin de retracer les parcours individuels et replacer les discours dans le contexte plus large de chaque récit. Une analyse transversale thématique a ensuite été réalisée, en se concentrant sur les éléments concernant les personnes issues du même don, les frères et sœurs et les enfants des donneurs. Pour ne pas traiter les verbatims d’entretiens en tant que ressources textuelles dans lesquelles chaque mot aurait toujours été choisi avec soin, relu et retravaillé (Carsten, 2006), l’articulation constante de ces deux niveaux d’analyse préserve la trame générale du récit des participant·e·s, mais aussi ses incohérences.

Afin de respecter les conditions d’anonymisation, les noms ont été remplacés par des pseudonymes et certains détails identifiants ont été modifiés sans que cela ait d’impact sur l’analyse. Les pseudonymes sont sciemment omis quand des éléments particulièrement éclairants pour le propos pourraient identifier les participant·e·s par leur singularité.

Le dispositif d’enquête

Les données et résultats présentés procèdent d’une enquête de doctorat consacrée au vécu des adultes conçu·e·s par don, menée entre octobre 2017 et décembre 2019 au Royaume-Uni et en France. Les entretiens semi-directifs approfondis ont été réalisés en présentiel et parfois en plusieurs séances. Ils ont abordé la question des relations et de l’histoire familiale des participant·e·s, leur histoire personnelle, l’expérience de leur mode de conception, leur vécu des liens avec le donneur et les personnes issues du même don, ainsi que leur point de vue sur divers points de débat politique et juridique concernant le don. L’ensemble de l’étude prend part au projet « Aux marges de la parenté : origines et nouvelles configurations familiales », financé par l’Agence Nationale de la Recherche (n° ANR-18-CE26-001). Au Royaume-Uni, le protocole d’enquête a été évalué et soutenu par le Donor Conception Network. En France, le terrain participe au projet INFODON financé par l’Agence de Biomédecine (AOR n° 2018-A02515-50) qui a reçu l’avis favorable du Comité de Protection des Personnes Sud Méditerranée III le 30/01/2019.

Des appels à entretien ont été diffusés au sein d’associations, sur les réseaux sociaux (groupes dédiés aux personnes conçues par don) et dans les médias (presse et émission télévisée locales, radio). La participation était ouverte à toute personne majeure conçue par don (et/ou résidant) en France et au R-U. L’initiative de contact était laissée aux personnes intéressées garantissant ainsi le succès du recrutement.

Le dispositif a permis d’inclure 52 participant·e·s (27 au R-U et 25 en France) exclusivement conçu·e·s par don de sperme anonyme, quasiment tou·te·s dans le cadre d’un couple hétéroparental (51). Le groupe comprend des personnes âgées de 21 à 72 ans, dont une grande majorité de femmes (42). La plupart ont affirmé leur intention de chercher leurs « origines ». 20 d’entre elles y sont parvenues en identifiant le donneur (5), un·e membre de sa famille (11) et/ou une personne issue du même don (17).

« My sort-of-siblings » : un lien corporel paradoxal

Je me présente à la porte de Jill dans un mélange de fébrilité et d’excitation. Elle fait partie des premier·e·s participant·e·s que je rencontre au R-U. Nous avons échangé quelques messages, grâce auxquels je sais qu’elle a identifié plusieurs personnes partageant le même donneur. Pendant l’entretien, alors que nous discutons de leur rencontre, je lui demande combien elle a de « demi-frères et sœurs » (half-siblings), pensant choisir une formule simple et claire à défaut d’être neutre. Quelle n’est pas ma surprise face au malentendu qui s’installe pourtant entre nous. Jill pense que je fais référence à son frère et à sa sœur. Le malentendu dissipé, elle m’explique :

— Vous voyez c’est compliqué. Mon frère et ma sœur sont aussi des demi-frères et sœurs.

— Oui, c’est vrai. Donc est-ce que je devrais dire frères et sœurs conçus par don [donor siblings] ? — Non. C’est plus compliqué que ça. Mon père était infertile. Donc moi et mon frère sommes le produit d’une procréation avec tiers donneur [donor conception]. Mais nous avons des donneurs différents. Et nous ne savions pas que nous étions conçus par don jusqu’à l’âge adulte. Ensuite nous avons une sœur. Ma mère s’est remariée. Donc elle a toujours été ma demi-sœur. Donc j’ai grandi en considérant mon frère comme mon frère entier [full brother] et ma sœur comme ma demi-sœur [half-sister]. Et l’une des choses intéressantes concernant tous ces frères et sœurs conçus par don [donor conceived siblings], c’est que biologiquement, c’est la même connexion avec moi que ma sœur et mon frère. Mais la relation avec ma sœur et mon frère est beaucoup plus profonde. Je veux dire, il n’y a pas de doute. Parce que j’ai grandi avec eux. Et j’ai grandi en les considérant comme mes frères et sœurs [siblings]. C’est complètement différent. Donc oui. Mais en termes de demi-frères et sœurs [half-siblings], biologiquement, il y en a dix qui passent par le même donneur et il y en a deux autres avec lesquels j’ai grandi. De donneurs différents. (Jill, née dans les années 1960, R-U)

L’incompréhension à l’origine de notre conversation illustre parfaitement les difficultés qui émergent quand il est question de positionner les personnes issues du même don sur la toile plus large des relations préexistantes – comme c’était le cas pour les familles recomposées au début des années 1990 (Théry, 1991). Pour toutes les personnes rencontrées, il s’agit de liens qui ont été identifiés à l’âge adulte et qui s’insèrent donc dans un univers relationnel déjà établi. Jill explique qu’elle manque de mots pour qualifier ces personnes qui ont été conçues grâce au même donneur, qu’elle désigne parfois comme ses « sorte-de-frères et sœurs » (« sort-of-siblings », « kind-of-siblings »). Alors que la distinction entre leur place et celle de son frère et de sa sœur est claire dans son expérience et son ressenti, une confusion apparaît quand il s’agit de le mettre en mots.

Vous commencez tout de suite à vous embourber dans des distinctions comme « mon frère est mon demi-frère », « mon demi-frère conçu par don », mais ils sont en fait tous les deux conçus par don… La différence entre eux est énorme dans mon expérience, mais du point de vue de la langue, c’est la même chose [they are the same]. (Jill, née dans les années 1960, R-U)

Un même terme peut être utilisé pour désigner des situations relationnelles différentes ; et une même relation peut être qualifiée différemment selon la manière dont elle est perçue. L’effet de confusion tient à ce que le vocabulaire employé s’appuie sur deux systèmes de référence distincts : celui du corps et celui de l’expérience. Dans le premier, l’usage de la notion de (demi-) frères et sœurs se développe en fonction d’un modèle généalogique basé sur le principe d’exclusivité de la filiation, caractéristique du modèle de parenté euroaméricain. Comme le rappelle Agnès Martial, reprenant entre autres les remarques de Françoise Romaine Ouellette, les sociétés euroaméricaines tendent à naturaliser l’assimilation qui est faite entre filiation indifférenciée[15] d’une part – le lien de descendance tel qu’il est reconnu juridiquement et socialement – et engendrement d’autre part – la succession des générations du fait de la procréation. De cette assimilation, résulte un modèle généalogique « en vertu duquel chacun de nous n’est mis en position de fils ou fille que par rapport aux individus qui l’auraient en principe conjointement engendré, et ne peut donc avoir qu’un seul père et une seule mère, d’une génération ascendante et de sexe différent » (Martial, 2006 : 53 ; voir aussi Ouellette, 1998). Deux personnes qui partagent un père et une mère sont considérées comme frère et sœur.

Le lien de filiation, en rattachant des personnes en tant que parents (au sens de kin), connecte aussi des corps. Les substances transmises pendant la procréation, matérialisées par le sang et les gènes dans les sociétés contemporaines, sont à la fois censées constituer chaque personne dans leur individualité et porter la trace de celles et ceux qui l’ont précédée et à qui elle est ainsi reliée (Courduriès et al., 2020 ; Porqueres i Gené, 2009). Frères et sœurs, en partageant les mêmes parents, sont pensé·e·s comme corporellement et personnellement semblables (Porqueres i Gené, 2017).

Ce modèle qui superpose parenté et continuité des corps et des personnes par l’acte procréatif s’illustre particulièrement bien sur les sites de généalogie génétique utilisés pour la recherche des origines. Par le biais des matches (ou correspondances génétiques), les utilisateurs et utilisatrices dont les données comportent des similarités voient leur connexion quantifiée. Les centimorgans en particulier représentent la probabilité de partager un ancêtre commun en fonction des séquences génétiques observées dans deux profils ADN[16]. Rapportées aux termes de parenté du modèle euroaméricain, les mesures permettent de positionner les liens du point de vue générationnel. Amy pense ainsi avoir identifié un « demi-frère » :

Je partage avec ce John Smith 1708 centimorgans. (…) Et ça dit « sur 43 segments d’ADN ». (…) Demi-frère et sœur [half-sibling] c’est de 1450 à 2050 centimorgans. Et évidemment oui c’était 1708… Donc pour moi c’était assez clair à ce moment-là. C’est au milieu. (Amy, née dans les années 1990, R-U)

En rendant visible la connexion, les gènes constituent un indice pour déterminer la position à donner au lien. Ce faisant, ils doivent entrer en cohérence avec un faisceau d’éléments. D’abord, les sites de généalogie génétique désignent souvent les personnes issues du même don comme des « cousin·e·s germain·e·s », des « grands-parents » ou des « oncles et tantes ». Pour préciser le lien, un écart d’âge conjugué aux centimorgans permet par exemple de distinguer un « oncle » d’un « demi-frère ». Ensuite, la prévalence du secret conduit à ce que les contacts s’établissent fréquemment avec des personnes qui ignorent leur mode de conception. Un doute plane donc souvent sur le fait que celles-ci soient les enfants du donneur. Dans ce cas, l’histoire familiale offre une alternative pour déterminer la nature du lien. Une longue période entre l’union des parents et la naissance de leur premier enfant peut par exemple confirmer le recours probable à un donneur. Les ressemblances peuvent en outre concrétiser l’existence de gènes communs. Quelques années après avoir réalisé un test ADN de curiosité et alors qu’elle ne connaissait pas l’histoire de sa conception, Melissa (née dans les années 1980, R-U) a été contactée par une utilisatrice du site de généalogie génétique, clamant qu’elles étaient « demi-sœurs ». C’est la ressemblance frappante entre leurs portraits qui l’a convaincue qu’il ne s’agissait pas d’une tentative d’escroquerie. Il s’est avéré qu’elles ont été conçues grâce au même donneur.

Selon le second système de référence, les termes se rapportent à l’état des relations telles que les personnes en font l’expérience. Les frères et sœurs au sein d’une même famille n’ont pas nécessairement tou·te·s été conçu·e·s avec un tiers donneur. Certain·e·s ont été adopté·e·s, d’autres conçu·e·s sans tiers avant (ou même après) le diagnostic d’infertilité et les fratries peuvent être le résultat de recompositions familiales. Celles et ceux qui ont été conçu·e·s par don ne partagent pas toujours le même donneur. Comme le souligne Jill, le fait de découvrir l’existence du don peut ainsi bouleverser ce que les personnes pensaient savoir sur leur fratrie. Des frères et sœurs « entier·e·s » se révèlent parfois être des « demi-frères et sœurs » du point de vue de l’engendrement. Le lien de substance que l’on supposait partager avec un demi-frère ou une demi-sœur peut se dissoudre. En conséquence, les places sont potentiellement altérées d’après le modèle généalogique. Pour autant, la plupart des participant·e·s, à l’instar de Daphne, réaffirment le statut des relations avec leurs frères et sœurs.

Quoiqu’il soit marqué là-dessus, tu es ma sœur, la sœur de mon cœur. On a grandi ensemble, on… Je te connais depuis plus longtemps que n’importe qui d’autre. Je ne connaîtrai jamais quelqu’un d’autre aussi longtemps que je t’ai connue toi. (Daphne, née dans les années 1950, R-U)

Daphne pense que sa cadette n’a pas été conçue par don et que leur père, pour une raison inexpliquée, est son géniteur. Cette hypothèse reste en suspens, car leurs parents sont décédés et sa sœur refuse d’aborder le sujet. En tout état de cause, Daphne souligne l’indéfectibilité de leur lien : elles sont sœurs depuis toujours ; personne ne pourrait prendre cette place. À l’opposé, la réaffirmation du lien peut aussi confirmer une rupture relationnelle. Une participante se présente comme enfant unique alors même qu’elle a des « demi-frères et sœurs » conçu·e·s par son père lors d’une première union. Elle explique les avoir peu fréquenté·e·s, ne pas les apprécier, soulignant les multiples éléments qui les rendent diamétralement différent·e·s à ses yeux. La découverte de son mode de conception finit de rompre le lien en retirant la seule dimension qui lui restait, le partage de substance. Les relations entre frères et sœurs sont aussi variées que dans d’autres configurations familiales. Solidarités, affinités, conflits et voire même ruptures relationnelles rythment les récits. Le temps partagé pendant l’enfance, l’éducation et la mémoire communes, les soins échangés, ainsi que le partage de parents – père, mère, grands-parents, oncles et tantes, cousin·e·s, etc. – sont convoqués comme fondement de relations qui se sont construites sur la durée (Crenner et al., 2000 ; Fine, 1998 ; Hernandez, 2017 ; Lett, 2011 ; Martial, 1998 ; Thelen et al., 2013). Plusieurs participant·e·s réaffirment ainsi la place de leurs frères et sœurs par les termes employés pour les désigner.

Moi je dis « mon frère et ma sœur ». On a été élevés ensemble, on a la même mère donc… (Audrey, née dans les années 1980, France)

En miroir, le lien avec les personnes issues du même don se caractérise par le fait qu’il est établi entre des inconnu·e·s. Le champ sémantique de l’étrangeté traverse beaucoup de discours, par exemple lorsqu’Amy rend compte de ce qu’elle ressent face à ce « demi-frère » qu’elle pense avoir identifié, mais qu’elle ne connaît pas.

C’est bizarre, je ne peux pas le dire autrement. (…) Pas réel peut-être ? Je n’arrive pas à saisir, enfin je n’arrive pas à comprendre comment cette personne, qui à l’évidence vit sa vie, va se marier et ensuite va peut-être avoir des enfants et tout, à qui je suis en partie liée [related to] et serai… Vous savez… Je… Tout le truc génétique et je ne sais pas si c’est juste à cause de mon expérience, mais je trouve ça difficile de… de comprendre dans le sens où je pense que c’est vraiment bizarre comment tu es la moitié de cette personne génétiquement. (Amy, née dans les années 1990, R-U)

Les origines s’expriment dans des corps – et par prolongation des personnes – qu’elles rendent semblables. Les traces qu’elles y laissent induisent un lien fondamentalement paradoxal. Le partage de gènes connote la familiarité, la mêmeté, voire même la parenté, mais il connecte des personnes qui ne se sont jamais rencontrées et qui vivent parfois à des milliers de kilomètres dans des familles distinctes.

C’est vraiment complètement fou de se dire mon dieu, mais on partage la moitié de… de notre ADN quoi, donc on est liées. Que tu le veuilles ou pas, on est liées quoi et… Et pourtant, en même temps, déjà on ne porte pas le même nom, on n’est pas dans les mêmes familles… Enfin c’est trop bizarre quoi, c’est… on n’a pas été élevées de la même manière, on n’a pas eu la même vie, on n’a pas été élevées dans les mêmes endroits… C’est bizarre. (Audrey, née dans les années 1980, France)

Le lien créé par les origines entre personnes issues du même don apparaît de prime abord dans sa dimension corporelle. Si du point de vue de la procréation il peut être du même ordre que la connexion aux frères et sœurs, il s’en distingue par le fait que les personnes issues du même don sont des inconnues. L’histoire relationnelle permet de caractériser le lien entre celles que Rosanna Hertz et Margaret Nelson qualifient de « genetic strangers » (2019 : 4). Cependant, cette observation ne suffit pas à spécifier la place des personnes issues du même don. Une autre figure collatérale doit être intégrée à l’équation relationnelle : les enfants du donneur. Dès lors, on se rend compte que ces derniers sont eux aussi des « demi-frères et sœurs » du point de vue du modèle généalogique et des « genetic strangers » du point de vue de l’histoire relationnelle. S’agit-il néanmoins du même lien ? Les termes employés font pressentir l’existence d’une distinction. Sur quoi cette dernière repose-t-elle ? En quoi la prise en compte des enfants du donneur nous aide-t-elle à comprendre la spécificité du lien entre personnes issues du même don ?

Le don, un récit et des expériences partagés

En s’inscrivant sur le Donor Conceived Register, Raymond a identifié non seulement des personnes issues du même don, mais aussi les enfants du donneur qui a permis sa naissance. Ernest Jones n’a jamais caché avoir donné son sperme dans l’une des premières cliniques britanniques réalisant des inséminations artificielles avec tiers donneur (IAD) dans les années 1940. Leur père décédé, ses enfants se sont inscrits eux-mêmes sur le registre. Raymond s’intègre progressivement au groupe qui s’est constitué et grâce aux Jones, il découvre l’histoire personnelle et familiale du donneur. Si les personnes conçues par don et les enfants du donneur se fréquentent indifféremment plusieurs fois par an et participent à des événements de la vie des un·e·s et des autres – vernissages d’exposition, mariages, etc. –, Raymond fait part de la différence qu’il ressent entre son statut et celui de Dennis, le fils d’Ernest.

C’est comme si ceux d’entre nous qui sommes conçus par don avions beaucoup… ressentions que nous avons beaucoup plus en commun et que nous nous sentons beaucoup plus proches. C’est comme si nous avions une sorte d’héritage partagé [shared heritage] ou, vous savez, une situation partagée [shared situation]. Quand Dennis Jones est venu en visite ici il y a un ou deux mois, j’ai ouvert la porte d’entrée et j’ai dit « oh, c’est comme recevoir un membre de la royauté ». Et c’est comme ça que je le ressens. Je suis, d’une certaine manière, inférieur à lui parce que je suis conçu par don et il a été… Il a été conçu comme il faut [properly]. Dans le mariage. (…) Il a grandi avec Ernest Jones. (Raymond, né dans les années 1940, R-U)

Raymond a grandi dans une société où le recours au don était condamné de toutes parts. Un article académique publié en 1945 dans le British Medical Journal (Barton et al., 1945) provoque l’ire de l’Église anglicane, qui demande la criminalisation du recours au don (Archbishop of Canterbury, 1948). Douze ans plus tard, la Commission Feversham (Earl of Feversham’s report, 1960) recommande de limiter l’usage de l’IAD autant que possible. Les personnes conçues par don sont considérées comme des enfants illégitimes et l’inscription des pères sur les actes de naissance est un délit jusqu’en 1987 (Frith, 2001). Pour Raymond, plus qu’un géniteur, il partage avec les autres personnes conçues par don les circonstances de sa conception. Si du point de vue de la procréation, le lien avec les enfants du donneur est identique, leur statut est quant à lui bien différent.

Peu de participant·e·s ont, comme Raymond, identifié – et encore moins rencontré – les enfants de leur donneur. Beaucoup établissent en revanche une distinction entre leur position et celle des personnes issues du même don. Les enfants du donneur sont celles et ceux qui ont été reconnu·e·s par ce dernier qui est donc légalement leur père. Les participant·e·s les plus âgé·e·s ajoutent la dimension du mariage : les enfants du donneur sont ses enfants légitimes. Le contexte historique montre ici ses effets, le mariage ayant acquis une place de moins en moins centrale dans la définition de la filiation en Europe de l’Ouest durant la seconde moitié du XXe siècle (Cretney, 2005 ; Théry, 1996). Au-delà de l’importance accordée (ou non) au mariage en tant que tel, les unions successives du donneur inscrivent ses enfants dans une histoire familiale : certains sont issus d’une première alliance, d’autres d’une seconde, dessinant des événements et dynamiques qui dépassent la relation entre parent et enfants.

Alors même que le lien entre personnes issues du même don est marqué par l’égalité vis-à-vis du donneur, celui entre personnes conçues par don et enfants du donneur semble être synonyme d’un potentiel danger et d’une forme de hiérarchie. La question de l’héritage est par exemple souvent mentionnée dans les premiers contacts, que ce soit parce que les enfants du donneur craignent les potentielles velléités patrimoniales des personnes conçues par don ou parce que ces dernières tiennent à rassurer les premiers quant à leurs motivations. Les personnes conçues par don sont perçues comme des « outsiders » (Jodie, née dans les années 1980, R-U) susceptibles de menacer les prérogatives des enfants du donneur. Au-delà, ces situations questionnent l’exclusivité de la filiation.

Je suis pleine d’admiration pour lui. Juste… Parce que vous partagez votre père avec tant de personnes. Et je pense qu’il faut être une personne plutôt spéciale pour faire ça. (Daphne, née dans les années 1940, R-U)

Personnes issues du même don et enfants du donneur sont ainsi distingués en premier lieu par la filiation. S’ils partagent un même géniteur, ce dernier endosse deux statuts presque diamétralement opposés. Il participe corporellement à la procréation dans les deux cas, mais pour les personnes conçues par don, il agit en tant que donneur, avec comme postulat de départ qu’il ne deviendra pas le père des enfants à naître. Pour ses enfants, il agit en tant que père. Comme l’ont montré Irène Théry (2010) et Laurence Hérault (2015), le fait d’engendrer en tant que donneur et celui d’engendrer en tant que père constituent deux registres d’actions séparés, qui s’associent à des manières d’agir distinctes – le fait de procéder à un recueil de sperme dans une clinique par exemple. Ils produisent des situations et des relations différentes. La loi britannique traduit d’ailleurs cette distinction dans la définition qu’elle donne des personnes issues du même don. Elle repose sur une opposition avec les enfants du donneur par rapport à la filiation : deux personnes sont considérées comme des « demi-frères et sœurs génétiques conçu·e·s par don » si une personne (le donneur), qui n’est le parent d’aucun d’entre eux – au sens de la filiation – serait ou pourrait en être le parent – au sens de l’acte procréatif et du modèle généalogique[17]. Envisagé comme un « tissu d’actions intentionnelles et de relations signifiantes qui ne sont possibles que référées à une règle du jeu commune » (Théry, 2010 : 128), le don d’engendrement donne tout son sens et sa spécificité au lien entre personnes issues du même don. Il constitue un récit de conception spécifique et induit des expériences communes pour celles et ceux qui en sont issu·e·s.

D’abord, contrairement aux enfants du donneur, les personnes issues du même don partagent le fait d’avoir été conçu·e·s par l’intermédiaire d’un procédé technique, une assistance médicale. Pour Raymond, cette observation est associée à la honte qu’il a longtemps ressentie vis-à-vis de son mode de conception. Il souligne les efforts qu’a dû faire sa mère pour accéder à une technique peu répandue, démontrant combien sa naissance a été désirée. Toutefois, la technicité du protocole teinte négativement les événements.

J’ai encore le sentiment que c’est une manière plus naturelle et positive de venir au monde. Et être conçu par don semble plutôt calculateur [manipulative] et froid. (Raymond, né dans les années 1940, R-U)

Ensuite, les personnes issues du même don en partagent les incidences : le secret qui a éventuellement entouré le recours au don, le fait de découvrir son existence à une période plus ou moins avancée de sa vie et, dans certains cas, la recherche du donneur. Melissa considère ainsi les personnes issues du même don et les enfants du donneur comme deux groupes distincts.

Je pense à tous ceux qui sont conçus par don comme à un groupe. Et ensuite les enfants du donneur comme à un groupe différent à côté. (…) Je pense parce qu’ils ne sont pas passés par l’expérience par laquelle nous sommes passés, de découvrir et de trouver. (Melissa, née dans les années 1980, R-U)

Enfin, les personnes issues du même don ont en commun le fait que le donneur ne les a pas élevés et qu’il est en sus anonyme. Il a en revanche élevé ses enfants qui, par la relation qu’ils ont eue sur la durée avec lui, le connaissent intimement[18]. Les enfants du donneur sont à ce titre des sources de connaissance et des clefs de compréhension pour les personnes conçues par don. Irene associe ce rôle informatif à une position générationnelle d’ascendance indirecte en rapprochant le lien avec le fils du donneur de celui qu’elle aurait avec un oncle. L’absence initiale de connaissance sur le donneur anonyme met au contraire les personnes issues du même don sur un pied d’égalité, renforçant l’horizontalité de leur connexion.

Bien qu’il soit un frère, et un frère au grand cœur [generous-hearted], on ne pourrait pas demander mieux, je le vois plus comme un oncle-frère. Il est plus avunculaire. C’est plus… Vous allez le voir pour en savoir plus sur son père. C’est un lien direct à lui. Tandis qu’aucun de nous ne l’est parce que nous ne l’avons jamais rencontré. Nous sommes à égalité, tandis qu’il est au-dessus de nous d’une certaine manière. Même s’il ne le verrait jamais comme ça, il l’est. (Irene, née dans les années 1950, R-U)

La comparaison avec les enfants du donneur montre ainsi qu’au-delà d’un géniteur et d’un lien corporel issu d’un acte procréatif, ce que partagent les personnes issues du même don c’est justement le don, dans toute sa dimension relationnelle. Le don distingue deux « groupes », celui des enfants du donneur et celui des personnes conçues par don ; et dans le même temps, il fait émerger une nouvelle catégorie spécifique, celle des personnes issues du même don. Les origines et l’expérience qu’elles ont en commun constituent un récit particulier, qui distingue le lien corporel qu’elles partagent. Dès lors, on peut s’interroger sur ce que ces expériences communes produisent pour les personnes issues du même don. À quel(s) type(s) de relations conduisent-elles quand elles s’établissent ?

Personnes issues du même don : une nouvelle catégorie aux confins de la parenté

Les attentes ne correspondent pas à la réalité. On s’attend à ce que ce soit le Nirvana, comme des réunions familiales [family-like gathering], boire un verre au coin du feu en ayant de nouvelles personnes avec lesquelles on peut se lier d’amitié. Mais à la fin de la journée, ce sont des étrangers [strangers]. Parce qu’il y a le lien du sang, on veut établir la relation et y aller à fond, mais on se fait mordre [you get bitten]. (Margaret, née dans les années 1950, R-U)

Margaret a découvert son mode de conception par hasard quand elle a matché avec une personne conçue grâce au même donneur sur un site de généalogie génétique. Par la suite, elle a rencontré un groupe de personnes issues du même don. Elle fait état de l’écart entre la représentation idéale qu’elle se faisait de ces nouvelles relations et son expérience concrète dont elle souligne plusieurs désillusions. Elle raconte plus particulièrement une anecdote qui se déroule à son domicile. Après un repas en l’honneur d’un·e membre du groupe qu’elle héberge vient le temps de débarrasser le couvert ; Margaret annonce qu’il faut faire la vaisselle. La personne en visite lance alors une boutade à son mari lui intimant de s’y atteler. Il le prend mal et une brève altercation s’ensuit. Depuis, Margaret continue d’échanger très fréquemment avec l’invité·e, mais un malaise s’est installé quant à l’éventualité d’un nouvel hébergement. Plus généralement, elle se met en retrait des contacts au sein du groupe de personnes issues du même don, décidant de se limiter à celles et ceux avec lesquel·le·s elle a le plus d’affinité.

Il est rare que les personnes rencontrées au cours des enquêtes fassent part de conflits ou de déconvenues quant à leur accès à des « origines » dans le cadre du don (Frith et al., 2017). Margaret n’a d’ailleurs livré cette partie de son récit qu’après l’arrêt de l’enregistreur. Néanmoins, les conflits potentiels apparaissent en filigrane dans de nombreux témoignages. Les contacts sont accompagnés de prudence et de précautions. Il faut apprendre à se connaître, faire attention aux sentiments et valeurs des un·e·s et des autres, sous peine de provoquer des conflits. Chaque groupe construit une dynamique et crée des habitudes qui structurent les échanges (voir les observations similaires de Hertz et Nelson, 2019). Contacts uniquement collectifs, bilatéraux ou un peu des deux… Circulation de listes de dates d’anniversaire pour pouvoir se les souhaiter le moment venu… Visites et hébergement à domicile ou déplacement à l’hôtel… De multiples détails constituent un ensemble de négociations plus ou moins explicites. Il s’agit de chercher les limites d’une relation qui se construit, qui évolue, mais qui peut aussi s’arrêter à tout moment, comme le glisse Amandine avec humour.

On n’a pas d’obligation. En fait c’est même plus intéressant qu’entre un vrai frère et une vraie sœur parce que tu te sens obligé filialement de, j’imagine que tu as une responsabilité filiale envers tes frères et sœurs, tu as été élevé ensemble, enfin tu as quelque chose, alors que nous on a le choix en fait de le construire ou pas quoi. Bon, il m’a quand même dit « et puis, quand je n’aurai plus envie de te voir, je continuerai de voir [ton mari] et puis ça ira » (sourire). Parce qu’ils se sont super bien entendus (rire). (Amandine, née dans les années 1970, France)

Les relations entre personnes issues du même don se caractérisent par leur dimension élective (voir aussi Frith et al., 2018). Elles se distinguent également par leur extensibilité. Pour ces premières générations conçues par don, l’arrivée potentielle de nouvelles personnes partageant le même donneur plane constamment (voir aussi Bolt et al., 2019). Tous les groupes dont plusieurs membres ont participé à l’enquête ont par exemple accueilli de nouveaux et nouvelles arrivant·e·s au cours des deux années de terrain. Jodie plaisante en projetant l’établissement d’un protocole pour leur accueil, avec un colis de bienvenue résumant toutes les informations sur le donneur.

On sait qu’on fait partie d’une couvée [brood] et on plaisante souvent en disant que je serai celle qui fera la newsletter annuelle, qui organisera le bal annuel, et enverra des packs de bienvenue. (Jodie, née dans les années 1980, R-U)

Le donneur a officié très régulièrement pendant plusieurs années et elle s’attend donc à ce que beaucoup de personnes aient été conçues grâce à lui. Dans un premier temps, ce nombre potentiellement important et le fait qu’elles puissent arriver à tout moment ont rendu difficile l’établissement de liens avec celles qui s’étaient déjà identifiées. Plus le nombre croît, plus il devient compliqué d’envisager l’approfondissement des relations de manière égale avec toutes les personnes issues du même don – alors même que cela semble être l’objectif de départ pour beaucoup. Le don peut dessiner des groupes qui n’ont aucune commune mesure avec la taille des fratries dans les sociétés euroaméricaines contemporaines (Toulemon, 2012). Le flux imprévisible de nouvelles arrivées, résultant du secret et de l’absence de linéarité des parcours de recherche[19], vient redistribuer les arrangements des relations déjà construites, créant potentiellement de nouvelles dynamiques. Les attentes et les usages des arrivant·e·s peuvent diverger de ceux du reste du groupe.

De fait, des relations privilégiées se construisent progressivement sous l’effet du temps, en fonction du moment où chacun·e est arrivé·e dans le groupe et des affinités plus personnelles – le partage d’une profession, d’une éducation religieuse, de goûts et loisirs, d’un caractère… Les liens se structurent autour de nouveaux critères dont le rang d’arrivée dans le groupe est l’un des plus saillants. Le don perturbe la succession des naissances, particulièrement quand il engage la congélation du sperme (voir aussi Collard et al., 2011). Certaines personnes ne sont nées qu’à quelques jours d’intervalle ; d’autres à plus de vingt ans d’écart. Un·e nouvel·le arrivant·e peut troubler à tout moment l’équilibre des âges en cours. Les attributions et hiérarchies liées à l’âge qui structurent classiquement les relations entre frères et sœurs, notamment à travers les rôles d’aîné·e et de cadet·e (Lett, 2011 ; Thelen et al., 2013) ne sont donc pas opérantes[20]. Le rang d’arrivée dans le groupe, en particulier par rapport à la recherche et à l’identification du donneur, les remplace.

Il y a aussi une différence entre les personnes qui étaient là au début. Celles qui sont arrivées assez proches du début. Et ensuite les gens qui sont venus plus tard. Il y a aussi, pas exactement une hiérarchie, mais il y a une histoire et une connaissance. (Irene, née dans les années 1950, R-U)

Le savoir sur les origines et le fait de prendre part à la construction des premiers liens qui formeront le groupe confèrent un statut particulier aux « membres fondateurs » et renforcent leurs relations. Jodie envisage ainsi de préserver des modalités de communication privilégiées avec les premières personnes qu’elle a identifiées.

Nous sommes les membres fondateurs, quelle que soit la taille que cette couvée [brood] prendra. Donc je pense que cela ne changera pas [be disrupted]. Mais cela pourrait très bien vouloir dire que lorsque nous communiquons, nous n’incluons pas tout le monde de la même manière. Il se pourrait que les nouveaux membres aillent ailleurs. (Jodie, née dans les années 1980, R-U)

À l’épreuve des relations, de nouvelles hiérarchies se créent au sein de liens qui étaient à l’origine égalitaires du point de vue de l’engendrement et de l’anonymat du donneur. Le lien corporel et les expériences communes partagés dans les origines donnent lieu à des formes relationnelles diverses qui sortent du modèle classique des relations fraternelles. Un sentiment familial peut être exprimé par certain·e·s participant·e·s, mais ce n’est pas toujours le cas. De plus, ce sentiment n’induit pas les attentes et obligations propres aux liens de parenté, et ce, d’autant plus quand plusieurs générations sont concernées (Alber, 2013). Daphne explique par exemple comment les personnes issues du même don de son groupe ont envoyé leurs félicitations à sa fille quand elle a été diplômée, alors que sa sœur n’a dit mot. Implicitement, on entend que la fille de Daphne n’a pas pu compter sur ce qu’elle aurait été en droit d’attendre de sa tante, mais qu’elle a reçu de personnes qui n’en ont, au départ, pas l’obligation. Un sentiment familial dont la souplesse est ainsi accrue à mesure que l’on s’éloigne du groupe de personnes issues du même don en tant que tel.

Le partage d’« origines » entre personnes conçues grâce au même donneur crée des liens qui demeurent aux confins de la parenté. Leur élasticité pousse à la prudence dès lors qu’il est question d’en définir la nature. Rosanna Hertz et Margaret Nelson (2019) soulignent en effet qu’au fur et à mesure des générations de personnes issues du même don, les relations se transforment, en lien avec le contexte de la procréation assistée avec tiers donneur et des pratiques et normes associées à la parenté – chez les plus jeunes, par exemple, certains parents cherchent à identifier des personnes issues du même don dès la grossesse. Réinscrits dans l’ensemble des relations mises en jeu par le don, les liens entre celles qui partagent un même donneur n’en montrent pas moins leurs spécificités. Les origines laissent entrevoir l’émergence de relations inédites dont les normes ne sont pas instituées. Aux confins de la parenté, une nouvelle catégorie se crée, dont l’avenir nous dira si elle constituera progressivement un statut à part entière.

Conclusion

Les personnes issues du même don représentent une figure inédite émergeant des parcours de recherche des « origines » dans la procréation assistée avec tiers donneur. Le droit semble peiner à positionner ces nouveaux acteurs, même lorsqu’il est prêt à reconnaître une place – aussi mince soit-elle – aux donneurs. Leur prise en compte dans la question des origines s’est seulement faite dans un second temps au Royaume-Uni – c’est le Human Fertilisation and Embryology Act de 2008 qui en fait mention. Les débats parlementaires en cours en France les laissent à la marge, invitant à se tourner vers les personnes concernées pour comprendre ce qu’engagent les liens créés par le partage d’un même donneur. Pour ce faire, il ne suffit pas de considérer ces liens isolément. Ce n’est qu’au prix de leur réinscription dans le tissu relationnel dont ils font partie qu’on peut déplier leurs différentes facettes, toujours imbriquées.

L’acte procréatif particulier que constitue le don produit des partages de substances corporelles souvent convoquées comme fondement de relations de parenté dans les sociétés euroaméricaines. Ce lien s’établit néanmoins entre des inconnu·e·s qui étaient censé·e·s ne jamais pouvoir entrer en contact et qui choisissent délibérément de construire et maintenir une relation en dépit des obstacles. L’action complexe du don d’engendrement crée un récit partagé et des expériences communes spécifiant les relations qui en découlent. Le lien corporel issu de la procréation ne suffit pas à caractériser des relations qui sont mises en signification par l’histoire familiale et les expériences personnelles de chacun·e – à l’instar de ce qu’ont observé de nombreux chercheurs et chercheuses sur d’autres terrains (Edwards, 2009 ; Fine et Martial, 2010 ; Ouellette, 1995). Les liens entre personnes issues du même don témoignent en outre d’une grande élasticité. Ils font l’objet de négociations. Ils peuvent ne jamais être investis comme particulièrement signifiants par les personnes qu’ils relient potentiellement. Ils peuvent aussi être rompus. S’ils suscitent parfois un sentiment familial, ces liens portent une forte dimension élective et ils ne peuvent être strictement rapportés aux hiérarchies, attentes et obligations typiques des relations entre frères et sœurs. À la lumière de l’ensemble des relations collatérales créées par le don, les liens entre personnes issues du même don, inédits et peu normés, laissent entrevoir l’émergence d’une nouvelle catégorie relationnelle aux confins de la parenté.

Les multiples dimensions des « origines » sont ainsi éclairées. Les relations qu’elles créent comportent une dimension corporelle matérialisée dans le sang et les gènes, mais elles ne peuvent être réduites à un « récit des ascendances génétiques » comme le suggère Coralie Dubost dans les propos cités en exergue de cet article. Les origines se tracent aussi dans des récits, des histoires personnelles et familiales qui plus que des ascendant·e·s et descendant·e·s, relient des collatéraux.