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Introduction

Depuis quelques années, au Québec notamment, le patrimoine fait les manchettes des principaux médias (voir Breton-Demeules 2020 ; Boissonneault 2020) : non pas parce qu’il est célébré ou encore parce qu’un vaste débat public cherche à identifier les modalités optimales de sa mise en valeur, mais parce qu’on assiste au théâtre silencieux de sa marginalisation symbolique, de sa destruction tranquille. Cela ne veut pas dire que certains progrès, à court et à moyen termes, ne peuvent pas être observés. Mais à l’ère du « one-size fits all », des produits à usage unique et de l’obsolescence programmée, on semble effectivement se préoccuper davantage de la rentabilité du bulldozer qui vient raser la « mémoire patrimoniale » pour mieux « passer à l’avenir » que de la valeur de ce qui concourt sitôt à l’oubli collectif[1].

Quelques exemples récents peuvent en témoigner : en 2014, nous assistons à la démolition de la maison Redpath à Montréal. Malgré de nombreuses initiatives citoyennes et mobilisations de la société civile militant pour la sauvegarde de cette maison bourgeoise du Mille carré doré, le bâtiment qui était demeuré vacant depuis 1986 se voit rasé en même temps qu’arrive le printemps. En 2018, la maison Boileau – « rare témoin de l’histoire des patriotes de 1837-1838 », comme le soulignent Jeanne Corriveau et Jean-François Nadeau (2018) – a été démolie car sa restauration aurait coûté trop cher selon les autorités publiques de Chambly (Corriveau et Nadeau 2018).

En 2019, le projet de développement immobilier du Carré Saint-Laurent à Montréal voit le jour en faisant fi non seulement de son intégration architecturale avec l’immeuble adjacent – le Monument-National, symbole phare de la connexion entre la société, les arts et la culture –, mais en ne conservant d’aucune manière les façades du bâtiment précédent, laissées en héritage du XIXe siècle. Comme le dit l’aménagiste Marie Massicotte (2019), ce « projet moderne […] ne souligne en rien l’importance et la place de ce lieu dans l’histoire » du Québec et de sa métropole. À quelques kilomètres de là, et quelques mois plus tard, on assiste à l’abandon du projet de réhabilitation de la bibliothèque Saint-Sulpice, demeurée vacante depuis 2015. Même si, en principe, ce joyau patrimonial faisait l’objet d’un encadrement législatif spécifique, un manque d’argent et de vision va légitimer l’abandon de la protection publique de plusieurs de ses éléments patrimoniaux (Pilon-Larose 2021).

Encore récemment, on apprenait que la grande région de la capitale nationale n’est pas épargnée par le phénomène : c’est au tour de l’édifice Scies Mercier situé dans le vieux-Lévis – un des « incontournables du patrimoine industriel de Québec » de la fin du XIXe siècle – d’être sacrifiée au profit d’un promoteur voulant construire sur cet emplacement quelques condominiums (Lavoie 2021). Bien que l’édifice figure depuis 2011 à l’Inventaire des sites et des bâtiments incontournables du patrimoine industriel, le ministère de la Culture et des Communications a indiqué qu’il ne s’opposera pas à sa démolition.

Dans la foulée de ces événements et de bien d’autres encore, le ministère de la Culture et des Communications du Québec lui-même est placé en observation par le Vérificateur général du Québec (VGQ) en 2019-2020. Le rapport produit, puis déposé en juin 2020 devant les parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec, est accablant. On y souligne les nombreuses lacunes dans le domaine de la conservation du patrimoine immobilier et de sa gestion ministérielle, mais aussi un manque de ressources, tant financières qu’en termes d’expertise dans les différentes régions, un manque de vision et de stratégies à long terme, sans oublier un déficit de connaissances pratiques et fondamentales au sein des unités ministérielles afin d’en assurer une gestion adéquate, responsable et holistique (Vérificateur général du Québec 2020).

Bref, le constat est grave : le patrimoine québécois est en abîme. Par-delà ces quelques exemples, il importe plus que jamais de dépasser l’aspect anecdotique de la chose, et de s’interroger sur les puissants fondements normatifs qui conduisent à la présente situation.

Or, ce n’est pas que le patrimoine qui est en abîme. Dans les faits, c’est l’acte de patrimonialisation qui est au bord du gouffre; un gouffre certes symbolique, mais dont la source normative est extrêmement puissante, d’autant plus qu’il en est venu à porter les habits de la banalité (voir Billig 1995).

Certes, le phénomène n’est pas nouveau et on l’observe à des degrés variables aux quatre coins du globe. Il n’en est pas moins préoccupant. À ce titre, le Québec est un témoin particulièrement intéressant et révélateur : « petite nation » (Kundera 2005 ; Gagnon et Mathieu 2020), le Québec existe en marge de l’Histoire moderne (c’est-à-dire qu’il n’en est pas le principal sujet ou modèle de référence), et il est conscient de cette fragilité collective (Mathieu 2020) et de celle de son patrimoine au regard de l’humanité dans son entièreté. En contrepartie, il semble que le Québec ait souvent cherché à dépasser l’horizon de cette fragilité relative en s’imaginant à l’avant-garde de la modernité, en tant que « société neuve » (Bouchard 2000). Évoluant par ailleurs dans l’ombre de la plus grande puissance globale qui ait jamais existé – les États-Unis d’Amérique –, c’est sans doute une manière pour le Québec de s’inscrire au coeur – dans le tourbillon? – de la modernité[2] ; mais le risque de s’y faire avaler tranquillement et d’y perdre ses ancrages propres est bien réel.

Jadis « plus catholique que le pape » à l’ère de la « survivance » et du Canada français, le Québec d’après la Révolution tranquille a entrepris de se faire la société la plus moderne de toutes. À n’en point douter, un réel progrès technoscientifique s’est produit dans La Belle Province (Chartrand, Duschesne et Gingras 1987), une économie riche et diversifiée a hissé le Québec parmi les acteurs actifs d’un réseau internationalisé (Rioux 2019), et la marche pour une plus grande égalité et justice sociale a parcouru un chemin considérable (Noël 2019). Par contre, ce « trop-plein de modernité » – nous désignerons ce phénomène comme « l’américanité » – contient en lui-même les germes de ce qu’on pourrait appeler le « mal patrimonial » du Québec et, partant, les fissures à sa propre existence comme communauté politique singulière. Phénomène sournois, apparaissant comme « banal », il ne conduit pas moins à une destruction tranquille du patrimoine québécois, en s’en prenant aux raisons fortes qui doivent mener à l’acte de patrimonialisation.

Or, fait social bien documenté (Morisset 2007; Fournier 2007; Grenier 2008; Vincent 2008 : 17 et suivantes; Saidi 2010 ; Bergeron 2010), la pratique touristique à l’américaine s’est répandue comme trainée de poudre dans le village global, y compris au Québec. « Disneyfication », « américanisation », « standardisation », « marchandisation » : plusieurs termes et cadres d’analyse ont permis de comprendre l’ampleur du phénomène et d’en étudier les nombreuses facettes concrètes. Jusqu’à un certain degré, on peut avancer que ce qui a conduit à ce type de pratiques touristiques, et ce qui a mené à l’abîme du patrimoine, participe du même phénomène. Toutefois, l’analyse de ces « symptômes » – disneyfication et standardisation – ne permet pas pour autant d’en expliquer la cause profonde. Formulée autrement, l’américanisation, c’est-à-dire les pratiques observables, n’est que la pointe immergée de l’iceberg. Et comme pour ces glaciers, on n’est pas sans savoir que ce qui apparait à l’oeil nu n’est rendu visible que par la masse submergée, l’infrastructure, qu’on n’aperçoit guère aussi facilement. Cette cause profonde, selon nous, prend source dans le phénomène de l’américanité, soit l’épine dorsale du « mal patrimonial » au Québec.

En cherchant à alimenter les réflexions sur les sources profondes de ce mal patrimonial au Québec, nous souhaitons nourrir un dialogue trop souvent délaissé entre la discipline des études patrimoniales et l’univers des idées politiques. Alors que la première s’est surtout développée ces dernières décennies autour d’une pratique scientifique empirique et ancrée dans les enquêtes de terrain, le second demeure largement orienté par la métaphysique et les études fondamentales et abstraites. Pourtant, une problématique de l’ampleur de celle qui nous intéresse exige un certain raccord entre ces deux approches ; c’est ce que nous proposons de faire au moyen d’une sociologie politique du mal patrimonial au Québec.

Toutefois, nous n’avons pas la prétention d’offrir ici un mariage tout à fait équilibré entre ces perspectives empiriques et théoriques. Dans l’économie du présent article, notre ambition est d’éclairer certaines zones d’ombrage dans les travaux en études patrimoniales, à l’aide des outils provenant notamment de l’histoire des idées et de la sociologie politique. Malgré l’absence d’enquête de terrain originale pour asseoir nos conclusions, nous espérons susciter de nouvelles réflexions chez nos collègues qui s’y attardent dans leurs travaux.

Dans cet article, nous empruntons d’abord un détour théorique et abstrait pour ensuite atterrir sur le terrain du concret, et ce, dans l’objectif de mieux cerner l’ampleur du phénomène en cause. Pour commencer, nous proposons une brève clarification conceptuelle pour bien saisir le sens de certaines notions qui nous serviront d’outils de base : le patrimoine, la patrimonialisation et leur rapport à la société. Puis, nous allons présenter les tenants et aboutissants du cadre analytique que nous lions au concept d’américanité, et qui se trouvent à être au coeur de cet essai de sociologie politique du mal patrimonial au Québec. Pour ce faire, nous puiserons abondamment dans l’oeuvre du sociologue et professeur émérite, Joseph Yvon Thériault. Il s’agit d’une oeuvre riche et diversifiée qui s’est constituée sur quelque quatre décennies de labeur intellectuel. Afin de bien marquer la parenté de notre propos avec les écrits du sociologue, nous ferons appel directement à plusieurs extraits tout au long de la réflexion. Ensuite, nous allons mobiliser ce cadre d’analyse dans le but de mieux comprendre la cause profonde du mal patrimonial au Québec, terrain laissé en friche par Thériault. C’est donc en appliquant les fondements idéels de ce cadre d’analyse – l’américanité – à l’univers du patrimoine et de la patrimonialisation au Québec que nous cherchons à contribuer de manière originale à la littérature. De même, une plus-value de notre réflexion s’apprécie à l’aulne de la présente démarche interdisciplinaire, forgée d’un alliage combinant d’une part la sociologie politique et, de l’autre, les référents de l’ethnologie et des études patrimoniales.

Enfin, en guise de conclusion et d’ouverture, nous pointerons vers certains chantiers de recherche que nous invitons les chercheurs à investir sans plus tarder, puis nous formulerons des réflexions pouvant servir d’ancrages pour alimenter les discussions tant dans la communauté savante que populaire.

Le patrimoine et l’acte de patrimonialisation au Québec

À l’instar de plusieurs autres concepts, le patrimoine connaît diverses acceptions selon les régions, l’époque ou même les dispositifs législatifs mis en place pour veiller à sa conservation. Jacques Mathieu écrivait justement que « chaque époque [crée] ses propres référentiels historiques, ses propres attitudes face au patrimoine » (1992 : 7). C’est pourquoi il importe dès lors d’en préciser les contours conceptuels pour éviter toute ambigüité.

Suivant la tradition anglophone (voir Smith 2006 : 19), d’abord, le terme « heritage » désigne surtout « ce qui a été recueilli du passé » (Morisset 2009 : 12). Or, on le distingue du concept plus porteur de « patrimoine » qui, suivant les courants européens continentaux et notamment français, « dénote à la fois ce bien reçu (des ascendants) et le bien propre », appelant ainsi à « une dynamique du maintenant vers le demain » (Morisset 2009 : 12). Dans la Déclaration de Deschambault, c’est-à-dire la Charte de conservation du patrimoine québécois (1982), on s’inspire de l’Association québécoise d’interprétation du patrimoine et on y écrit que le patrimoine fait référence à « l’ensemble des créations et des produits conjugués de la nature et de l’homme, qui constituent le cadre de notre existence dans le temps et dans l’espace. [C’est une] réalité, une propriété à dimension collective et une richesse transmissible qui favorisent une reconnaissance et une appartenance » (Icomos 2011).

On dira donc que le patrimoine est une forme de représentation ; il est non seulement un liant entre le passé, le présent et le futur, mais il rappelle la distinction autant que le pont entre le monde vécu et la représentation symbolique qu’une société se fait de celui-ci (voir Dumont 1995). En ce sens, nous pouvons considérer que le patrimoine, sous toutes ses formes, est avant tout « immatériel » (Smith 2006 : 3) : il véhicule effectivement un sens, une mémoire, un souvenir, des valeurs, etc., pour celles et ceux qui souhaitent le transmettre et le mettre en valeur. Il marque ainsi le sceau d’une intention singulière d’une communauté qui cherche à s’inscrire comme témoin original de l’humanité, qui ne se représente donc pas comme simple passager d’une locomotive mondiale indifférenciée.

Dans le sillage des travaux de Nathalie Heinich (2009 ; voir aussi Davallon 2006; Fabre 2013), il importe d’élargir notre regard vis-à-vis du seul objet patrimonial pour tenir compte également de l’acte de la patrimonialisation et des dynamiques qui s’y rattachent. À la manière de Laurajane Smith (2006 : 2), nous souscrivons à l’idée que le patrimoine n’est pas qu’une « chose » ; c’est un processus culturel et social. Il est, pour le formuler autrement, un acte discursif et éminemment politique. C’est-à-dire que le patrimoine et a fortiori l’acte de patrimonialisation sont intimement liés aux processus de construction et de régulation d’une gamme variable de valeurs et d’une vision particulière du monde ; il est une représentation du « soi-même » (au sens collectif) au sein de l’univers dans lequel ledit sujet collectif évolue. Ainsi, l’acte de patrimonialisation se révèle à la base même de la régulation des psychés collectives, de la capacité pour tout demos de s’imaginer comme « communauté nationale » singulière (Anderson 2006 ; voir aussi Thériault 2007).

À la croisée de l’ethnologie et de la sociologie politique, le patrimoine peut ainsi être considéré comme un témoin particulier des « intentionnalités » humaines ; de cette volonté partagée au sein d’un groupement social et politique plus ou moins large (un demos) de marquer du sceau de son expérience propre son rapport au monde plus large qui l’englobe et le dépasse à la fois. C’est pourquoi le processus de la patrimonialisation est un acte politique : celui de se rappeler à soi-même qu’un « nous » distinct des autres « nous » existe, et qu’il a laissé au passage les traces de sa trajectoire originale comme groupement d’une humanité plus large, dans le but notamment d’être reconnu comme tel par ses « autres donneurs de sens » (voir Mead 1934 ; Taylor 1994 : 50). Ainsi, dans cet article, les notions de patrimoine et de patrimonialisation sont inextricablement liées, et le péril comme la sauvegarde de l’un passe inévitablement par celui de l’autre.

Comme le précise d’ailleurs Martin Drouin, la protection du patrimoine est toujours liée à la préservation d’une « identité collective », d’une « nation », en ce qu’« elle est énoncée au nom d’une collectivité comme représentative d’elle-même (ou d’une image souhaitée) » (2007 : 10). En réfléchissant précisément à la trajectoire du Québec, il poursuit :

La genèse de l’intervention en matière de patrimoine, au Québec, est intimement liée à la quête d’une histoire nationale, à la suite des Rébellions de 1837-1838 et du dépôt du rapport Durham, alors que des intellectuels – tel François-Xavier Garneau qui publia entre 1845 et 1849 son Histoire du Canada – avaient oeuvré à jeter les bases d’une identité nationale. À compter du début du XXe siècle, l’État québécois prit le relais pour jouer un rôle fondamental dans la mise en valeur du patrimoine. Son action prit forme dans la constitution d’un fonds patrimonial national. L’État s’y employa de deux façons, d’une part, par le biais de politiques culturelles énoncées comme fondement de l’action gouvernementale et, d’autre part, par des gestes concrets qui visèrent à conserver, par la sélection, la restauration et l’interprétation, des traces matérielles du passé québécois. Depuis 1929 – année qui présida à la désignation des trois premiers « monuments historiques » classés sur le territoire – l’État, en attribuant des statuts juridiques destinés à protéger tantôt des « monuments historiques », tantôt des « biens culturels », a conféré une existence légale à un certain « patrimoine », consacré au nom de la collectivité et élevé au rang de symbole de l’« identité québécoise ». Au fil des décennies, l’action de l’État s’est graduellement accrue pour atteindre un point culminant dans les années 1970.

Drouin 2007 : 12

Il s’avère que, lorsque le gouvernement du Québec a entrepris de protéger plus activement le patrimoine, à partir des années 1950 (Courchesne et Corbo 2016 : 14-16), il le fait pour deux raisons principales (Drouin 2007 : 12) : (1) réagir à la menace que représentent la modernisation et l’urbanisation croissante sur la préservation des traces du passée, (2) la volonté d’asseoir la pleine légitimité (historique et mémorielle) de la nation qu’il dirige. Or, de manière un peu sournoise, la volonté de faire du Québec une société à l’avant-garde de la modernité a conduit à une certaine banalisation de la menace jadis perçue dans la modernisation ; ce que nous aborderons notamment au travers de la modernisation de la ville de Montréal sous la gouverne du maire Jean Drapeau. En bref, c’est de cette manière que le phénomène de l’américanité a graduellement pris de l’expansion, pour s’en prendre au fondement même de la protection du patrimoine et à l’acte de patrimonialisation.

Retour sur une critique de l’américanité : synthèse théorique et cadre analytique

L’oeuvre du sociologue Joseph Yvon Thériault repose sur un lexique particulier, auquel il a lui-même largement contribué au développement[3]. Parmi les notions clés qu’il contient trônent la modernité, l’américanité ainsi que les petites nations et leur fragilité relative. Leur articulation conjointe nous permettra alors de mieux cerner le phénomène de l’américanité, pour ensuite apprécier son impact sur les dynamiques de patrimonialisation au Québec.

La modernité comme projet inachevé, inachevable

La sociologie politique de Joseph Yvon Thériault est indissociable de sa lecture critique de la modernité radicale. Comme il l’annonce dans l’introduction de L’identité à l’épreuve de la modernité, l’objet de ses recherches a pour finalité de « définir au sein de la modernité la place de l’identité » (Thériault 1995 : 15). L’épreuve dont il est question provient d’un certain paradoxe qu’il perçoit dans le projet même de la modernité : soit accéder à l’universel. Mais qui, se questionne le sociologue, peut bien atteindre les promesses de la modernité? La réponse simple qu’on est tenté de formuler, à la lecture, par exemple, d’un texte classique comme Qu’est-ce que les Lumières? d’Emmanuel Kant (2020 [1784]), est d’affirmer : l’individu. Mais comme l’observait déjà Aristote, l’individu est un animal politique, donc social. Pour se réaliser, rappelle Thériault, il a besoin d’un « Nous », d’une « société » donnée :

Politiquement, le projet des modernes ne saurait se réduire à l’autonomie individuelle et la négation sociétale qu’un tel processus peut engendrer […]. La démocratie est aussi une proposition de se gouverner soi-même. Et, à la différence de la liberté qui peut souffrir d’être seule, le gouvernement de soi implique toujours une dimension collective, une dimension identitaire. Pour se gouverner soi-même, il faut qu’il y ait quelque part un « Nous », c’est dire une société qui affirme son identité, qui se différencie des autres « Nous ».

Thériault 2020a : 324

Selon le sociologue, la modernité ne peut se manifester que par l’intermédiaire d’un sujetpolitique, d’un demos qui se trouve à être, dans bien des cas, la communauté nationale (Thériault 2012 : 77). C’est-à-dire qu’il y a nécessairement un écart entre le monde vécu – la manière dont se traduisent concrètement les promesses de la modernité – et la représentation de celui-ci – le mythe de la modernité toute puissante. En écho aux idées portées par Fernand Dumont (1993; 1995), Thériault suggère alors que ce qui permet de lier « monde vécu » et « représentation », consiste en le sentiment d’historicité, soit la conscience politique d’agir sur son histoire. Comme nous l’indiquions précédemment en mobilisant les travaux de Martin Drouin (2007), c’est précisément ce que les communautés nationales rendent possible et mettent en oeuvre, notamment par leurs dynamiques de patrimonialisation. C’est donc la nation, selon Thériault, qui est productrice et régulatrice des intentions humaines à se mouvoir au sein de la modernité, et non pas simplement la subir (Thériault 2019 : 216).

Pour le dire autrement, la modernité a besoin d’un sujet, c’est-à-dire « celui qui énonce le motif d’une action » (Thériault 2020b : 105). Et dans les faits, observe le sociologue, c’est la modernité elle-même qui a institué la nation comme sujet apte à en réaliser les promesses, lesquelles demeurent inaccessibles aux seuls individus :

L’idée de sujet, telle que je l’entends ici, est une idée religieuse, du moins elle nous fut transmise par l’idée de Dieu. Il n’est pas sans intérêt de s’en rappeler. Dans l’univers des religions monothéistes, Dieu seul est Sujet, il a créé le monde et lui seul connaît sa finalité. « La mort de Dieu » (Nietzsche) ou « le désenchantement du monde » (Weber) sont des formules qui annoncent la disparition du sujet divin. Mais le sujet n’est pas mort avec la mort de Dieu, il s’est plutôt incarné dans le monde, il s’est fait chair.

Thériault 2020b : 105

C’est alors qu’en « donnant la parole au sujet », la modernité a institué un sujet identitaire, doté d’une langue particulière, d’une culture spécifique, d’une mémoire originale et de traditions partagées. C’est ce « Nous », la société, qui porte et transporte les idéaux de la modernité ; mais ce « Nous » rappelle également la trace d’une trajectoire particulière, que d’aucuns[4] croyaient vouer à disparaître devant la Raison des Lumières (Kant 1784). D’où le paradoxe identifié par Thériault, car « dans sa représentation idéale-typique [la modernité] appelle à l’existence d’une société mue par une volonté réfléchie, complètement transparente à elle-même, libre de toute attache à son passé » (Thériault 1995 : 17). Or, la modernité a accouché d’un projet inachevé, et sans doute inachevable, et ce tant que les humains n’accèderont à ses promesses que par l’intermédiaire d’un sujet politique particulier. À cet égard, les éléments du patrimoine sont autant de rappels de cet intermédiaire, un liant ô combien important, entre les passés, présents et futurs vécus et imaginés par les diverses sociétés, de ce pont entre « monde vécu » et « représentation » de celui-ci. Les traits de ce paradoxe, ou plutôt de cette épreuve que la modernité fait subir au sujet identitaire, sont amplifiés lorsque conjugués à l’américanité.

L’américanité comme refus du particulier

Le sociologue Joseph Yvon Thériault n’est certainement pas le premier ni le dernier à s’intéresser à la force normative de l’américanité dans la définition du sujet identitaire québécois. Dès les années 1980, Fernand Dumont se questionnait sur le rapport qu’entretenait le Québec avec l’espace nord-américain dans lequel il baigne (Dumont 1982). Les politologues Guy Lachapelle et Louis Batlhazar se sont aussi intéressés à la question, notamment par le prisme de l’intégration économique panaméricaine de La Belle Province (Lachapelle et Balthazar 1999). Des historiens de premier plan se sont aussi saisis de l’enjeu, en cherchant à expliquer la trajectoire québécoise au travers de la variable des « sociétés neuves », celles du « Nouveau Monde » (Bouchard 2000; voir aussi Andrès et Bouchard 2007). C’est dans un esprit similaire que Yvan Lamonde (2001) va poser sa fameuse « équation identitaire » pour situer les composantes constitutives de l’ADN du Québec[5] : « identité québécoise = -(F)+(GB)+(USA)2-(R) ». On le comprend dès lors : le pôle « américain » apparaît tout dominant dans cette formule.

Or, pour assurer la cohérence et l’intelligibilité de notre propos, il importe d’atteindre une précision analytique particulièrement fine de ce qu’on entend par « américanité ». Pour éviter toute confusion, nous dirons que l’américanité est un concept qui connaît des déclinaisons normatives à la fois pratique (c’est-à-dire comme « pensée molle », dirait Thériault) et analytique (ou comme « pensée forte »). Suivant son acception pratique, l’américanité ne cause pas de problème véritable : elle ne vise qu’à rappeler l’espace géographique continental (l’Amérique) et à « rétablir la part respective des influences qui ont façonné et façonnent » (Thériault 2005a : 13) les différentes cultures qui s’y matérialisent. Selon nous, c’est dans cette lignée que l’on peut ranger principalement les perspectives sur l’américanité que nous venons d’identifier.

Toutefois, comme pensée forte, l’américanité est un puissant mythe sociopolitique, faisant de l’Amérique un espace civilisationnel autopoéïtique, le lieu de la modernité, libéré des « mémoires patrimoniales » ; un lieu qui ne nécessiterait aucun intermédiaire entre le monde vécu et la représentation de celui-ci. Autrement formulé, au sein de cet espace, ne persistent pas de lieux de mémoire (Nora 1997) où chaque demos se rappelle et s’imagine l’horizon particulier de son entrée dans la modernité. Ainsi, l’américanité « annonce un renversement de ce qui a caractérisé historiquement l’intentionnalité dans l’histoire » (Thériault 2005a : 14). Elle incarne un « retour à la société sans histoire où les êtres sont entièrement déterminés par les forces occultes d’un univers naturel et technique qu’ils ne contrôlent pas » (Thériault 2005a : 81).

Aux yeux de l’américanité comme pensée forte, donc, l’Amérique du Nord apparaît comme le seul prototype de la modernité. L’américanité, au fond, représente « le culte de la société […] sans filiation, surgie de nulle part » (Thériault 2005b : 72). Par conséquent, il ne saurait exister une pluralité de sujets politiques, de demoi, qui agissent sur l’histoire, pas plus que de « mémoires patrimoniales » qui s’y rattacheraient. Il n’y a plus d’intentionnalités politiques, mais uniquement le rouleau compresseur d’une société obnubilée par les mirages de la techno-scientificité. C’est pourquoi Thériault associe l’américanité à une forme radicale de la modernité. Elle engage à l’effacement des sujets politiques et, dès lors, à la suppression de toute dynamique de patrimonialisation, car celle-ci entre nécessairement en contradiction avec la logique normative forte de l’américanité. Ainsi, ce phénomène a pour effet d’« évacuer tout ce qui n’est pas lié directement au rationalisme universalisant et instrumental et à ses procès d’institutionnalisation – c’est-à-dire les subjectivités particularisantes – comme extérieur à la modernité » (Thériault 2005ba : 172). C’est alors que les communautés nationales – mais aussi précisément le bagage patrimonial qu’elles transportent et mettent en valeur –, apparaissent comme « des restes de traditions prémodernes » (Thériault 2005ba : 172).

De cette manière, l’américanité refuse que des sujets politiques aient leur propre mémoire : « les formes particulières qui rendent compte des manières subjectives par lesquelles les processus de modernité furent vécus et construits par des acteurs historiques sont ici évacuées comme des éléments exogènes à l’aventure de la modernité » (Thériault 2005ba : 233). Par la même occasion, on met à mal tout projet patrimonial, tout processus de patrimonialisation, puisqu’aux yeux de l’américanité, leur valeur n’est pas compatible avec le projet politique et normatif qu’elle porte. Le patrimoine apparaît comme un « rejeton » de l’Ancien régime, le symbole d’un temps révolu et d’une tradition incompatible avec les prémisses normatives d’une modernité radicale : l’américanité.

Le Québec comme petite nation au patrimoine fragile

L’enjeu des petites nations – ou petites sociétés – n’est pas, selon Thériault, un enjeu périphérique : il « n’est rien d’autre […] que la question de la diversité culturelle et des lieux politiques permettant le déploiement de cette pluralité » (Thériault 2005c : xviii). À ce titre, elle serait même « la grande question politique de notre époque » (Thériault 2005c : xviii). Mais qu’est-ce, au juste, qu’une petite nation ou petite société? Pour y répondre, il est pertinent de définir, d’abord, le concept de société.

Comme il le précise avec Jacques L. Boucher, Thériault suggère de comprendre ce qu’est une société en ayant recours à deux caractéristiques fondamentales, propres à celles-ci. Premièrement, toute société participe d’une « prétention totalisante » : « c’est-à-dire que la société est conçue comme une concentration de relations sociales (ou un fait social pour employer une terminologie durkheimienne) à partir de laquelle il est possible d’expliquer la totalité des rapports sociaux » (Boucher et Thériault 2005 : 4). Deuxièmement, la société « doit être considérée comme le lieu par excellence de l’historicité dans la modernité, c’est-à-dire non pas le lieu où se réalise l’histoire effective, mais le lieu où un groupement humain particulier – une société – décide d’agir sur l’histoire, donne sens au processus de civilisation » (Boucher et Thériault 2005 : 4; italiques dans l’original). C’est précisément pour cette raison qu’une communauté en vient à s’investir dans des actions de patrimonialisation, cherchant alors à fortifier l’idée qu’elle est porteuse d’un tel « lieu par excellence de l’historicité », qu’elle est une société à part entière.

À cet égard, une petite nation n’est pas une société en déficit (partiel) de l’une ou l’autre de ces deux caractéristiques fondamentales. On ne peut pas non plus en réduire la signification par une échelle quantitative (espace géographique, taille de la population, PIB, etc.). Pour la définir, Thériault s’inspire largement des réflexions posées par Milan Kundera (2005 : 47-48) : avant toute chose, le fait d’être une petite nation renvoie à une attitude plus qu’à une réalité. Cela fait état d’une « certaine conscience d’être à la marge […]. Être d’une petite société c’est vivre continuellement l’expérience de la précarité » (Boucher et Thériault 2005 : 2-3). Les petites nations sont donc des « sociétés non hégémoniques […] c’est-à-dire des sociétés dont les institutions, qu’elles soient politiques, culturelles ou économiques, ne définissent pas l’ordre du monde » (Boucher et Thériault 2005 : 3).

Mais cette fragilité, ce « sentiment d’impuissance », d’être « en retrait de l’histoire », n’est pas une fatalité. Elle peut aussi s’accompagner d’une « créativité » ou « expressivité positive » :

La créativité, en tant que réponse de la petite société au fait de sa marginalité, de son exigüité, de sa petitesse, peut conduire pour sa part à l’exaltation de la spécificité, à adopter l’arrogance propre aux grandes cultures. C’est la rencontre entre la fragilité et la créativité qui fait qu’une petite société ne s’enferme pas dans le « small is beautiful » ni dans le désir mimétique « d’être grand ».

Boucher et Thériault 2005 : 3

Or, le danger de l’américanité émerge lorsque cette tension créatrice disparaît tranquillement au profit d’une fuite vers l’avant dans la modernité radicale, c’est-à-dire lorsqu’il y a déni de sa fragilité en voulant être – en cherchant à devenir? – moderne sans aucun intermédiaire culturel, refusant par conséquent toute créativité singulière, toute intentionnalité originale dans l’histoire. Formulé autrement, le gouffre de l’américanité, comprise comme pensée forte, refuse aux (petites) nations d’être porteuse d’un patrimoine singulier, authentique, et d’être pleinement légitime de veiller à sa protection, transmission et mise en valeur. Elle participe ainsi à une dynamique plus ou moins consciente d’homogénéisation culturelle. C’est pourquoi l’américanité est à la source d’un « mal patrimonial », entraînant la destruction tranquille des symboles de la singularité d’une collectivité.

Le Québec face à l’américanité (banale)

Les Canadiens français avaient bien conscience de cette petitesse, de cette fragilité. Lorsque Lord Durham suggère que cette « race » est « sans histoire », il ne faut pas tant entendre que ce peuple était, pour lui, dépourvu d’héritage (au sens anglo-saxon) ; mais bien davantage qu’il était en déficit, précisément, de patrimoine, c’est-à-dire qu’il n’avait pas d’avenir, qu’il n’était pas « dans l’histoire qui se fait » (voir Thériault 2005a : 259). Ceci étant, en réponse à la prophétie d’une modernité radicale qui se dessine graduellement au XXe siècle, la petite nation canadienne-française, pour survivre à la modernité, s’est confortée dans ses traditions et ses moeurs religieuses, traits d’une singularité en Amérique du Nord. Refusant d’être assimilée au melting-pot de l’américanité, la nation canadienne-française se savait fragile – très fragile –, mais elle conservait tout de son intentionnalité, de son agentivité propre, pour continuer à exister comme sujet original de l’histoire.

C’est sans aucun doute cette conscience du trait particulier de son identité culturelle qui a conduit le Québec à adopter, le 21 mars 1922, le premier encadrement législatif du patrimoine au sein de la fédération canadienne : la Loi relative à la conservation des monuments et des objets d’art ayant un intérêt historique ou artistique. Il semble que la Loi relative aux monuments, sites et objets historiques ou artistiques du 23 janvier 1952 – laquelle vient moderniser celle de 1922 – va dans le même sens (voir Courchesne et Corbo 2016 : 13 et suivantes). Cette sensibilité hâtive que le Québec avait de protéger et documenter les traits de sa singularité en Amérique du Nord était précisément ce qui allait chercher l’admiration du philosophe politique George Grant, et ce qui inversement suscitait son dédain eu égard à ce qu’il observait au Canada anglais : « le Québec n’était pas une société disposée à en venir à un accord avec la philosophie politique de Jefferson ou des capitalistes de la Nouvelle-Angleterre » (Grant 1988 : 76).

Or, après s’être ainsi faite « plus catholique que le pape » – pour survivre – la nation québécoise moderne a entendu être la plus moderne de toutes, et ce, pour vivre la modernité, et dès lors justifier aux yeux du monde entier son droit d’exister. Mais dans le même temps, cette fuite dans la modernité (radicale) participe à l’indifférenciation de la trajectoire québécoise et à la fusionner dans le creuset de l’américanité. En effet, « les intellectuels québécois ont senti le besoin de redéfinir l’identité québécoise. […] Il s’est agi principalement de délester l’identité collective des Québécois des pesanteurs historiques de manière à affirmer le caractère radical de leur modernité » (Thériault 2005a : 375).

Comme le chantait avec éloquence Renée Claude, on était véritablement épris du sentiment de vivre le début d’un temps nouveau ; d’être à l’année zéro d’un grand renouvellement. Sans conteste, ce vent de fraîcheur s’accompagna d’avancées considérables, et le domaine patrimonial est loin d’être sacrifié purement et simplement. Loin s’en faut, les révolutionnaires tranquilles sont ceux qui ont adopté, en 1963, la Loi des monuments historiques, générant le début d’une certaine décentralisation de la gouvernance en la matière. Il en va de même pour la Loi sur les biens culturels du 8 juillet 1972, laquelle prévoira, après l’adoption d’un amendement à son contenu en 1985, un rôle grandissant pour les municipalités et les autorités locales. Cette dynamique de décentralisation se consolide en 1992 avec l’adoption de la Politique culturelle du Québec : notre patrimoine, notre avenir. Par contre, il faut noter que les municipalités ne disposaient pas nécessairement des ressources (matérielles, mais aussi idéelles) afin d’en assurer une gestion responsable et holistique (voir Drouin 2007 : 31 ; Vérificateur général du Québec, 2020).

Nonobstant l’évolution de l’encadrement législatif du patrimoine au Québec, on constate tout de même qu’en toile de fond, on s’est mis à concevoir que « la culture québécoise contemporaine est une radicale nouveauté en regard de l’histoire du Canada français, groupement historique qui n’aurait jamais assumé son destin continental » (Thériault 2005a : 14). Avec l’objectif d’opérer le passage de la nation ethnique à la nation civique, la nation québécoise post-Révolution tranquille « serait la première véritable formulation d’une identité débarrassée des scories essentialistes de la nation ethnique canadienne-française » (Thériault 2005a : 24). C’est ainsi que la « dimension subjective de l’affirmation du Québec moderne – voire du Québec historique – est évacuée pour faire place aux grands procès de rationalisation de la société moderne » (Thériault 2005a : 173). De cette manière, un environnement normatif toxique pour les dynamiques de patrimonialisation s’installe graduellement dans l’imaginaire québécois, jusqu’à y devenir « banal ».

Dans le même temps, alors qu’on en appelle à une décentralisation toujours croissante de la gestion du patrimoine au Québec, la fin des années 1990 est quant à elle marquée par une phase de néolibéralisation de la gouvernance publique, impliquant « un rétrécissement de l’accès à l’État » et du rôle qu’il entend jouer dans la régulation des dynamiques sociales (Rouillard, Montpetit, Fortier et Gagnon, 2004 ; Graefe 2017 : 144). Dès lors, les avertissements et les campagnes d’action que vont mener une pléiade d’associations issues de la société civile pour exiger une meilleure préservation du patrimoine québécois peinent de plus en plus à concurrencer les sirènes du « déficit zéro » pour aller chercher l’attention des gouvernements successifs.

Le patrimoine comme antithèse de l’américanité

C’est parce qu’elle associe plus ou moins (in)consciemment le patrimoine aux traditions, puis le traditionalisme aux sociétés d’Ancien régime, que l’américanité comme pensée forte est à l’origine du « mal patrimonial » au Québec. Tout ce qui convoque aux images et aux traces d’un passé singulier, à l’articulation d’une mémoire originale, tout rappel d’une trajectoire particulière pour « entrer dans la modernité » entre en collision avec la rationalité normative forte de l’américanité. C’est pourquoi, sous la force d’attraction de la source normative de ce puissant mythe sociopolitique (l’américanité), l’abandon et la destruction de sites patrimoniaux au profit de l’érection de quelques condominiums sont légitimés par l’inévitable marche vers le « progrès », qui se traduit notamment par l’appât du gain à court terme. Les savoir-faire et métiers dits traditionnels apparaissent alors comme un « retour en arrière », comme le refus d’embrasser la modernité triomphante, plutôt que de les interpréter à l’image d’un liant entre le passé, le présent et le devenir d’une société donnée. Le forgeron traditionnel ou le tailleur de pierre apparaissent dès lors comme des figures anachroniques, voire archaïques, lorsqu’on les situe par rapport à la capacité productive des machines industrielles.

Or, réduire le patrimoine à sa valeur marchande conduit à le dépouiller de son histoire, de ses représentations et des valeurs qu’il incarne qui, loin d’être passéistes, peuvent et continuent de faire sens dans le monde contemporain. Le forgeron est porteur d’un savoir-faire absolument incontournable si les idéaux du développement durable et de la lutte contre les changements climatiques, par exemple, sont pris au sérieux – il n’est donc pas question ici de prôner un quelconque « retour en arrière ». De même, le conteur apparaît bien pâle et « dépassé » en comparaison des téléséries hollywoodiennes propulsées par les GAFAs (Google, Apple, Facebook, Amazon) et cie. Pourtant, on ne compte plus les « séries » modernes qui ne sont, en fait, que la mise à jour de contes et légendes certes colorés d’un nouveau vernaculaire particulier, mais tout autant porteurs de valeurs et morales universelles.

Les exemples s’accumulent, mais chaque fois, c’est le même procédé qui semble être en cause : ils représentent un patrimoine, un acte de patrimonialisation (un choix délibéré), qui rappellent cette volonté partagée au sein d’un groupement social et politique plus ou moins large (un demos) de marquer du sceau de son existence et expérience propre son rapport au monde plus large qui l’englobe et le dépasse à la fois. Ils représentent cet acte politique qui consiste à (ré)itérer qu’un « nous » distinct des autres « nous » existe et a laissé au demeurant les traces de sa trajectoire originale comme groupement d’une humanité plus large. C’est-à-dire que l’acte de patrimonialisation cherche à fortifier les fondations de l’autel sur lequel un demos s’érige en témoin authentique et singulier des « intentionnalités » humaines, rappelant le nécessaire caractère particulier qui le lie au monde universel au sein duquel il évolue.

Rejeter (consciemment ou non) la légitime valeur de l’acte de patrimonialisation, ce peut être compris comme une manière de vouloir dépasser l’horizon d’une fragilité collective. Ce n’est pas là un mal en soi. Mais lorsque du même souffle on en vient à refuser sa petitesse relative, pour porter plutôt les habits d’une américanité (banale) et embrasser mimétiquement « le désir d’être grand », on en vient à vouloir accéder aux promesses de l’universel en refusant de reconnaître son propre ancrage particulier. Dès lors, exit le patrimoine et la patrimonialisation : ils apparaissent comme autant de boulets qui rattachent le demos aux chaînes d’un passé tout simplement insoluble dans le creuset de l’américanité.

C’est ici, précisément, que réside le « mal patrimonial ». Il n’est pas extérieur à la société québécoise. Il ne s’agit pas tant, donc, de comprendre la situation au Québec à la lumière de ces « ‘terroirs volés’ […] que les Américains auraient dans leurs bagages » (Morisset 2007 : 105). La cause est plus profonde, plus insidieuse encore. C’est la résultante de l’intériorisation collective d’une idée et de sa puissance normative : l’américanité.

Le cas de Montréal et de la vision portée par le maire Jean Drapeau

L’application en bonne et due forme du cadre d’analyse que nous venons d’esquisser à une enquête empirique va au-delà des objectifs du présent article. Néanmoins, afin d’inviter nos collègues universitaires et praticiens à s’en inspirer dans le déploiement de leurs propres réflexions et protocoles de recherches, nous proposons ici le schéma d’une telle entreprise. Pour ce faire, nous portons notre regard vers la métropole du Québec, en particulier la période historique qui coïncide avec la gouverne du maire Jean Drapeau (1954-1957 et surtout 1960-1986).

Celui qui n’avait que 38 ans lorsqu’il succède à Camillien Houde a sans conteste contribué au mieux-être de plusieurs citadins. Il ne s’agit pas de remettre ceci en cause, ni de faire le procès politique des aspirations du célèbre maire de Montréal. Plus simplement, l’idée est de le prendre à témoin de l’emprise du puissant mythe de l’américanité dans la mise en abîme du patrimoine québécois et de l’acte de sa patrimonialisation.

Constatant que sa ville fut reléguée au second plan derrière Toronto, le grand combat de Drapeau sera de changer durablement le visage de Montréal en s’inspirant des « meilleures pratiques modernes » qu’il voit à l’oeuvre dans les diverses capitales américaines (McKenna et Lambert 2016). Structures de béton et d’acier, chantiers ambitieux, événements internationaux : voilà les critères fixés par le maire afin de faire de Montréal une capitale véritablement moderne. La force de ces critères provient tout spécialement du fait qu’ils sont présentés comme étant invariablement nécessaires aux grandes villes américaines pour accéder à la modernité et à l’universel ; ils n’ont jamais eu pour vocation de traduire une quelconque spécificité montréalaise ou québécoise.

Or, « ce début d’un temps nouveau » s’opère effectivement dans l’esprit de se croire « au temps zéro » : par exemple, les installations d’Expo 67 se feront au prix de l’effacement total du Village-aux-Oies, au même moment où les « cent clochés » de la ville tombent dans l’ombrage des gratte-ciels qui s’accumulent. Alors que de célèbres monuments sont démolis pour ne pas ralentir les constructions – on peut penser à la Maison Van Horne –, c’est probablement la construction de la place Ville-Marie qui marque un point de non-retour (Germain et Rose 2000 : 68-70).

Pour reprendre les mots de Martin Drouin (2007 : 47), « la ‘nord-américanité du Québec’ et plus spécifiquement celle de Montréal, était vue par certains comme un ‘processus nécessaire et inéluctable’. Ainsi, la démolition des formes de la ville ancienne pouvait se conjuguer comme un ‘mal nécessaire’ ». De cette manière, en voulant faire de Montréal non pas seulement la métropole du Québec, mais une « grande ville » moderne et internationale, il fallait s’inspirer de ce qui se passait à Las Vegas et à New York. Et comme tout ce qui rappelle l’ancrage particulier du Québec comme collectivité particulière apparaît comme une antithèse au mythe de l’américanité que l’on se devait d’adopter coûte que coûte pour atteindre cet objectif, ces « démolitions » et nouvelles « constructions modernes » apparaissaient effectivement comme un « mal nécessaire ». La rationalité à l’oeuvre est donc la suivante : ne pas le concéder, c’eût été perçu par « les internationaux » comme un refus du Québec de participer entièrement à la modernité, car tenant à un ancrage particulier, à un intermédiaire passéiste entre « soi » et la représentation de l’universel que l’on aspirait à atteindre directement.

Conclusion : La rose et les vignes

Les vignerons ont pris l’habitude d’installer des plants de roses aux extrémités des vignes. Le visiteur pourra trouver la chose charmante – elle l’est –, mais la rose représente bien davantage que la beauté seulement. Elle ne fait pas qu’ornementer les pourtours des vignes. Son état permet notamment d’annoncer les catastrophes potentielles. Que ce soit en raison de la température, de bactéries ou champignons ou encore d’insectes ravageurs, la rose sera affectée avant les vignes. La clarté avec laquelle on peut en déceler la fragilité relative annonce la vulnérabilité des vignes elles-mêmes. Mais, dès lors, cela permet aussi de prendre conscience d’un problème, et d’agir dans le but de protéger les vignes et d’éviter le pire.

Le patrimoine est à la société qui l’alimente un peu ce que la rose représente pour les vignes. Le premier est un symbole visible du caractère (de la santé) du second. L’américanité est un puissant mythe sociopolitique dont les impacts sont multiples, même lorsqu’on ne l’aperçoit guère facilement (puisque devenue banal). Or, il appert que ses conséquences sont tout spécialement visibles lorsque l’on s’intéresse aux dynamiques de patrimonialisation et au « mal patrimonial » qui en est désormais caractéristique.

Dans ce bref essai de sociologie politique du patrimoine au Québec, nous avons cherché à préciser les contours de ce « mal patrimonial », mais en demeurant à un niveau d’abstraction relativement élevé. Il s’agissait, selon nous, de la démarche optimale afin de cerner l’ampleur du phénomène, par nature évanescent. Nous invitons maintenant la communauté épistémique à prendre au sérieux l’hypothèse de l’américanité comme source du « mal patrimonial », et de l’étudier empiriquement. Au moyen d’enquêtes ethnologiques et de recherche de terrain, il serait à propos de comprendre les raisons profondes qui ont conduit autant à la « disneyfication » des pratiques touristiques qu’à l’abandon de sites patrimoniaux ou aux manques de ressources destinées à mettre en valeur et protéger le patrimoine immatériel. Les acteurs ne mettront pas nécessairement le doigt sur l’américanité comme cause du « mal patrimonial ». Mais c’est au chercheur d’interpréter les discours et les symptômes pour essayer d’en expliquer la cause et de pleinement comprendre le phénomène.

Mieux interpréter l’ampleur de l’américanité comme pensée forte dans l’univers du patrimoine au Québec a également une valeur sociale qui dépasse les études patrimoniales : comme la rose pour les vignes, il s’agit de bien cerner le phénomène dans le but d’en appréhender les impacts potentiels pour la société plus largement, et sur le temps long. Ceux-ci peuvent être majeurs : c’est la perte de l’identité collective qui est en jeu.

Pour l’État du Québec, une province canadienne, certes, mais aussi, et surtout le principal outil d’émancipation collective de ce demos singulier en Amérique du Nord (voir Balthazar 2013 : 142), il importe d’agir pour revitaliser les dynamiques de patrimonialisation. Si le Québec veut encore aujourd’hui être reconnu comme société distincte, comme demos particulier néanmoins légitime d’aspirer à sa manière aux promesses de la modernité, s’attaquer au « mal patrimonial » devrait être une priorité. De cette entreprise, le Québec, comme communauté politique, pourrait réapprendre à canaliser les énergies de la « tension créative » propre aux petites nations.

Comme nous l’indiquions en introduction, l’acte de patrimonialisation est un acte politique : il évoque une intentionnalité humaine. Il rappelle que son existence est le fruit d’une intention ; que la société présente est en filiation avec un passé, qu’elle est porteuse d’une mémoire, d’un patrimoine à mettre en valeur et à transmettre aux générations futures. C’est un acte politique, car il réitère ce qui distingue le « nous » québécois des autres collectivités. De même, il rappelle au grand jour qu’il existe des « nous » différenciés qui peuvent se mouvoir dans la modernité sans être avalé tranquillement dans le creuset de l’américanité. Défendre la légitimité de la patrimonialisation du Québec revient donc, en soi, à offrir un plaidoyer pour l’expression de la pluralité des cultures.

Formulé autrement, si le Québec aspire à être reconnu comme société distincte, la mise en valeur de son patrimoine est fondamentale. Car c’est bien les traces de son expérience originale comme collectivité politique nord-américaine, symbolisée notamment par son patrimoine, qui permet de le distinguer du Michigan ou du Wisconsin, par exemple. Ne pas s’enquérir du « mal patrimonial », c’est accepter tacitement d’oublier que le Québec est une société distincte. Ce serait renoncer non seulement à un devoir de mémoire, mais aussi à un devoir d’avenir. C’est se résigner à la destruction tranquille d’une mémoire patrimoniale et, dès lors, des patrimoines et des sociétés qui sont appelées à les alimenter.

Enfin, il importe de préciser à nouveau que chercher à s’en prendre au « mal patrimonial » et de défendre l’importance des dynamiques de patrimonialisation, ne revient pas pour autant à souhaiter un retour vers l’Ancien régime. Ce n’est pas un conservatisme traditionaliste, une conception politique aspirant au retour à l’arrière, pour en figer l’horizon dans un passé idéalisé, au prisme d’un temps immuable. Le patrimoine est un « arbre vivant ». Les dynamiques de patrimonialisation le sont aussi. Comme nous l’affirmions plus haut avec Lucie K. Morisset, le patrimoine est à la fois « bien reçu » (les racines de l’arbre), et « bien propre » (le tronc et les branches), appelant toujours à une « dynamique du maintenant vers le demain ». Tout simplement, le patrimoine ne fleurit pas dans la « monoculture » ; il se nourrit de diversité et de singularités. Chercher à (ré)habiliter le patrimoine, au Québec, est un acte politique en soi, mais qui dépasse par ailleurs les frontières de La Belle Province : c’est un plaidoyer pour la légitimité des cultures de s’exprimer et de mettre en valeur ce qui témoigne de leurs parcours différenciés, tous plus riches les uns que les autres. Ultimement, se résigner à l’américanité, c’est accepter la perte d’une part grandissante de notre commune humanité.