Corps de l’article

Introduction : Contexte de l’intégration de l’apprentissage expérientiel dans les institutions postsecondaires

En 2019, l’Université de Sudbury a fait de l’apprentissage expérientiel une priorité dans le but de mieux connecter le milieu universitaire et la société pour ainsi paver le chemin des étudiants vers le marché du travail le plus tôt possible. Cette décision répondait au virage du ministère ontarien des Collèges et Universités qui venait d’établir l’apprentissage par expérience comme l’un des neuf critères de qualité à considérer pour orienter le financement des programmes en milieu postsecondaire[1]. Ces changements institutionnels et politiques donnent suite à plusieurs études, guides et recommandations venant, entre autres, du Conseil ontarien de la qualité de l’enseignement supérieur et de l’Education at Work Ontario (EWO) (Stirling et al. 2014; Stirling 2016)[2] ou encore du Conseil de recherches en sciences humaines. En 2016, ce dernier avait publié le document Le savoir au service de l’enseignement et de l’apprentissage au 21esiècle : Perspectives et possibilités de recherche et de mobilisation des connaissances où l’apprentissage par expérience était présenté comme une méthode d’enseignement à privilégier afin de répondre aux besoins de la société du XXIe siècle[3]. Les auteurs précisaient que cette méthode était déjà utilisée « hors classe pour offrir de meilleures possibilités de carrière et améliorer les compétences techniques et non techniques propres à des disciplines données »[4]. Ils précisaient également qu’il y a « des variations d’une discipline à l’autre quant à leur examen, à leur évaluation et à leur adoption ». Le passage de l’apprentissage expérientiel d’une méthode pédagogique à privilégier par certaines disciplines au statut de critère d’évaluation de la qualité de l’ensemble des programmes postsecondaires en Ontario[5] a provoqué un certain bouleversement, car il venait avec certaines pressions : l’apprentissage expérientiel devait être intégré dans l’enseignement en classe, donc l’exigence dépassait les formes classiques d’expériences – stages, écoles d’été, voyages d’études de courte ou longue durée, les laboratoires – souvent vues comme complémentaires à la formation théorique ou mandataires uniquement en fin de programmes (Cantalini-Williams 2015). Un objectif de cette approche était d’encourager les étudiants et les professeurs à sortir des murs institutionnels et à intégrer d’autres environnements communautaires ou de travail (l’apprentissage intégré au travail (l’AIT), où les étudiants pouvaient vivre une expérience formative complémentaire et connective. Un autre objectif était de transmettre la théorie par la pratique ou, autrement dit, de mettre fin à la ségrégation structurelle des programmes entre les cours avec un mandat théorique et les autres, pratique ou appliqué (Stirling 2016).

Bien que ces idées ne soient pas nouvelles (Bilett 2015 : 15-30; Sattler 2011; Sattler et Peters 2012) et que, comme nous allons le voir, l’ethnologie et l’anthropologie aient l’habitude de mener des formations par expérience (Sobocinska et Purdey 2019 : 225-251), quelques questions se posent. Est-ce que ce type d’apprentissage assure la transmission théorique? Quelle est son efficacité quant à la connexion des deux milieux de formation et d’expérience, l’école et la société? Quels sont les impacts véritables de ce type d’apprentissage sur les étudiants et les communautés? D’autres questions, plus institutionnelles, se posent aussi. Est-ce que les structures des institutions postsecondaires ontariennes sont vraiment prêtes à accommoder ce type d’apprentissage? Est-ce que la mobilité qu’impose l’apprentissage expérientiel s’insère vraiment dans les horaires des étudiants et des professeurs?

Cet article a pour objectif de comprendre les forces et les limites de l’apprentissage par expérience, son impact sur la formation des étudiants en ethnologie et anthropologie et, plus largement, en sciences sociales. Nous allons développer notre réflexion à partir de l’analyse des expériences, des opinions et des résultats d’apprentissage d’un groupe d’étudiants[6] qui a participé à un projet de recherche ethnographique multisite que nous avons mené à l’hiver 2020, dans le cadre du programme Folklore et ethnologie à l’Université de Sudbury. Lors de ce projet, les étudiants devaient apprendre, appliquer et expérimenter des méthodes ethnographiques en explorant le thème des patrimoines connectés dans une diversité de contextes ethnoculturels et institutionnels. Les enquêtes de terrain ont été réalisées en collaboration avec quatre communautés du Nord de l’Ontario, trois organismes à but non lucratif et le Consortium d’apprentissage expérientiel francophone de l’Ontario, CAPFO[7]. Dans cet article, nous suggérons que, pour la majorité des étudiants, cette expérience a été révélatrice : tout d’abord, pour la diversité des compétences et des connaissances créées suite à l’alliance des méthodes d’enquête ethnographique à l’usage des nouvelles technologies; ensuite pour ses finalités théoriques inter- et transdisciplinaires; aussi pour ses potentialités de création du lien social et de découverte de soi; et, finalement, pour la rigidité du système institutionnel postsecondaire, pas encore adapté pour accommoder ce type d’apprentissage. Dans un premier temps, je procéderai à une brève analyse des principales définitions et contextes d’application de l’apprentissage expérientiel. Dans un deuxième temps, je présenterai le projet pilote, l’expérience des étudiants, la relation avec les communautés, et les milieux de pratique. Ensuite, j’analyserai les résultats de ces expériences dans la formation des parties impliquées. Dans la dernière partie, je dégagerai une compréhension des forces et des limites pratiques et institutionnelles de l’application de la pédagogie expérientielle en ethnologie et anthropologie et, plus largement, en sciences sociales. À la lumière des expériences personnelles des étudiants, cet article propose aussi quelques pistes de réflexion et d’amélioration.

Brève analyse des principales définitions et contextes d’application de l’apprentissage expérientiel

Le concept d’apprentissage expérientiel émerge dans les années 1980 à la suite des travaux de D. A. Kolb (1984), expert en sciences de l’éducation, qui propose une nouvelle philosophie et méthodologie de transmission du savoir par l’arrimage entre la théorie et l’expérience, entre les institutions d’éducation et leur cadre social. Selon l’auteur, l’apprentissage expérientiel est « le processus permettant la création de connaissances par la transformation de l’expérience » (Kolb 1984 : 38). Le cycle de l’apprentissage expérientiel se divise en quatre étapes : expérience, réflexion, théorisation et expérimentation (Kolb 1984). Il doit avoir lieu soit sous une forme de va-et-vient entre le milieu de l’enseignement et le milieu de pratique, soit dans la société, les communautés et les entreprises uniquement. L’environnement d’insertion de l’étudiant doit être choisi en conformité avec les objectifs de l’apprentissage (Kolb 2005 : 193-212). Ce type d’apprentissage n’est pas le résultat automatique d’une expérience, mais le processus même de s’engager délibérément dans une expérience (Beard et Wilson 2013; Kolb, Boyatzis et Mainemelis 2001). Autrement dit, la création des connaissances se produit lorsqu’une personne saisit une expérience personnelle et la transforme intentionnellement par « l’intermédiaire de ses affects, de ses perceptions, de ses connaissances ou de ses comportements » (Stirling et al., 2016 : 21-22). David Thornton Moore, lui aussi professeur en sciences de l’éducation et expert en apprentissage expérientiel, soutient à cet effet que la principale mission de l’enseignement supérieur est de créer des ponts entre la théorie enseignée dans les salles de classe et la réalité telle qu’elle est vécue à l’extérieur. Selon lui, le engaged learning « manages to induce the learner to look carefully at her experience, to question her own assumptions, to place the experience in relation to larger institutional and societal processes and discourses, to hear others’ voices, to grapple with the question of why things happen the way they do […] – to engage, in other words, in serious critical thinking » (2013 : 201-202).

Ce mouvement théorique et pratique d’arrimage de l’éducation postsecondaire à la société, qui traverse les domaines des sciences de l’éducation depuis quelques décennies, sert d’assise au Conseil ontarien de la qualité de l’enseignement supérieur[8] et à l’Education at Work Ontario (EWO)[9] pour définir « l’apprentissage intégré au travail ». Il s’agit d’une pratique pédagogique hybride composée de contextes d’apprentissage traditionnels (en classe) et modernes (dans un environnement de travail choisi) (Billett 2009; Sattler 2011) « afin d’optimiser l’apprentissage et le perfectionnement des étudiants » (Stirling et al. 2016 : 7). Dans l’initiative « Imaginer l’avenir du Canada », présentée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) en juin 2016, l’apprentissage expérientiel figure en tant que sujet de recherche à approfondir afin « d’élaborer de meilleures politiques en matière de pédagogie, de programmes d’études et d’éducation » (4). Les concepteurs du plan reconnaissent que cette méthode n’est pas une nouveauté pour les établissements d’enseignement postsecondaire, et qu’il y a des variations d’une discipline à l’autre ou d’un contexte à l’autre[10]. C’est justement bien le cas des disciplines telles que l’ethnologie et l’anthropologie que nous allons examiner ici.

Depuis leur fondation, les deux disciplines se sont définies par leur objet d’étude. Bronislaw Malinowski a été parmi les premiers[11] à affirmer que la connaissance de l’Autre doit obligatoirement passer par l’immersion totale et de longue durée de l’anthropologue dans une société complètement différente afin de « saisir le point de vue de l’indigène, sa relation à l’existence et de réaliser quelle est sa vision de son monde » (Malinowski 1922 : 25). Ce que Malinowski apporte de nouveau dans la discipline c’est « de prétendre à la nécessité de combiner désormais l’enquête directe sur le terrain avec la réflexion théorique, et d’ériger par conséquent l’expérience personnelle en une “norme” de la profession » (Kilani 1987 : 44)[12]. Depuis, plusieurs formules d’enquête, parfois opposées, se sont succédé ou ont alterné : des récits ethnographiques ayant comme finalité la description à qualité littéraire ou la résolution d’un problème théorique; des observations participantes qui encouragent l’implication totale ou l’observation systématique structurée par une éthique très rigoureuse; des recherches appliquées où le chercheur est aussi activiste, expert et consultant, ou d’autres qui ont comme règles la distanciation et la neutralité (Burawoy et al., 2000).

Les années 1980 et 1990 arrivent avec un virage épistémologique valorisant une « ethnographie multisite » (Marcus 1995) ou « multilocale » (Hannerz 1998). L’objectif de ce changement était de faire sortir la discipline de son ancrage local, unique, et de l’ajuster en fonction de la pluralité des discours et communautés, de la diversité des temporalités et références autres qu’occidentales, blanches et masculines. Selon l’anthropologue allemand Christoph Wulf, la décolonisation des institutions anthropologiques doit commencer par l’enseignement qui doit devenir polycentrique, transdisciplinaire et à l’image du monde globalisé, pluralisé et hyperconnecté (2013). En plus de la globalisation, ce virage est amplifié par l’avènement des nouvelles technologies qui créent de nouveaux territoires fertiles à l’ethnographie (Pastinelli 2004) et aux études patrimoniales (Turgeon 2015). Ces disciplines y voient des possibilités alternatives et infinies de recherche, de sauvegarde, de préservation et, surtout, de valorisation et de médiatisation culturelle, et ce, de concert avec les communautés dans leur diversité (Moisa et Tran 2015 : 3-25).

Peu importe le type d’approche adopté, peu importent les finalités de recherche, tout ethnologue qui veut se considérer comme tel doit : 1) passer par le « baptême » d’une pluralité de terrains et vivre dans des sociétés et cultures différentes de la sienne (Kilani 1989 : 47); et 2) penser le travail de terrain comme un va-et-vient entre l’expérience existentielle et l’expérience intellectuelle (Kilani 2013 : 42). Autrement dit, l’apprentissage par expérience et l’aller-retour entre la pratique et la réflexion théorique, entre le local et le global, continuent d’être des conditions sine qua non pour tout ethnologue et anthropologue. L’éclatement méthodologique impose même à l’apprenti de dépasser les dyades de la modernité (local-global, rural-urbain, masculin-féminin, majoritaire-minoritaire) et de puiser son expérience dans des territoires flous, flottants, plurisémantiques, invisibles et immatériels, qui interrogent et relativisent les classements habituels émanant des approches culturaliste et positiviste.

Ainsi, l’exigence demandée aux institutions postsecondaires ontariennes d’intégrer l’apprentissage expérientiel dans les approches pédagogiques ne devrait pas poser de problèmes à l’enseignement de l’ethnologie et de l’anthropologie. Et pourtant, une question autre que celles déjà formulées au début de notre article s’impose : comment connecter et harmoniser, d’une part, les compétences critiques et (auto) réflexives développées par l’étudiant dans son immersion dans des milieux sociaux différents et pluriels sans l’obligation que ces derniers deviennent des lieux de travail et, d’autre part, l’exigence institutionnelle qui envisage l’immersion de l’étudiant comme moyen de le préparer et le conformer au « milieu du travail »? Il y a des enjeux éthiques qui peuvent rendre difficile ou problématique la jonction entre les exigences du milieu universitaire et celui du monde du travail, et c’est ce que nous allons essayer de montrer dans cet article.

Projet « Patrimoines connectés » : chronique d’un projet pilote en patrimoine ethnologique ontarien

Pour le semestre d’hiver 2020, les étudiants inscrits au cours de folklore FOLK 3516 Enquête ethnographique du programme Folklore et ethnologie de l’Université de Sudbury, ont consacré chacun environ 200 heures à un projet pilote intitulé « Patrimoines connectés : valorisation, médiatisation et vivre-ensemble », qui visait à intégrer dans la structure du cours des méthodes spécifiques à l’apprentissage expérientiel. Son principal objectif était de placer les étudiants dans différents environnements socioculturels afin de leur faire vivre une expérience personnelle les amenant à connaître et à comprendre le concept de patrimoine et ses significations, formes, fonctions et enjeux éthiques. Quatre communautés ethnoculturelles de la région ont été choisies pour ce projet expérimental : la communauté franco-ontarienne de Sudbury, la communauté anglophone de Capréol, la communauté autochtone de Dokis et la communauté congolaise du Grand Sudbury. Le choix des communautés a été fait en fonction du profil et des intérêts des étudiants inscrits dans le cours. Leurs recherches et projets ont été réalisés en collaboration avec quatre organismes culturels et patrimoniaux à but non lucratif : le Centre franco-ontarien de folklore, au Grand Sudbury; le Northern Ontario Railroad Museum et le Heritage Center, tous deux situés à Capréol; et le Dokis Museum de Dokis First Nation. Les étudiants devaient faire leur apprentissage dans un contexte particulier marqué par plusieurs allers-retours entre la salle de classe et les communautés partenaires. Leur travail avec et au sein des organismes culturels et des communautés a été chapeauté par moi-même et un représentant de chaque organisme partenaire. Pendant deux mois, les étudiants ont appris à prendre contact avec les communautés, à les apprivoiser. Ensuite, ils ont identifié des sujets liés au thème proposé et choisi les personnes-ressources qui les ont aidés à avancer leurs projets. Ils ont pris des entrevues sur le terrain, filmé des porteurs du patrimoine, pris des photos et obtenu le matériel nécessaire à la création d’une exposition multimédia sur chaque communauté à des fins de valorisation et de médiatisation.

En plus des objectifs de méthode, d’autres objectifs, théoriques, devaient être atteints : comprendre les définitions du patrimoine culturel, les enjeux et les défis liés à son étude, sa valorisation et sa mobilisation en contexte de diversité ethnoculturelle (francophone, anglophone, autochtone et allophone); travailler et monter des projets de développement culturel, patrimonial et muséal avec et dans n’importe quelle communauté; saisir l’importance du patrimoine culturel immatériel à la réconciliation avec les communautés autochtones, au vivre-ensemble dans la diversité, à la reconnaissance des communautés immigrantes francophones dans le nord de l’Ontario; et permettre aux étudiants de tisser des liens avec les communautés et les différents organismes culturels locaux et régionaux.

Les méthodes de formation proposées par le cours et mobilisées par les étudiants ont combiné l’apprentissage par l’expérience, l’immersion et la coopération. L’originalité du projet et de son l’approche pédagogique réside dans la proposition d’une formation transdisciplinaire : les étudiants ont dû développer des compétences et intégrer des connaissances techniques et les adapter au contexte de la recherche ethnographique. Pendant deux semaines, avant le commencement du terrain, les étudiants ont suivi des formations pour la prise d’images et la capture vidéo, pour la réalisation d’entretiens et la captation de l’information. À tout cela, une courte formation en montage et édition avant l’enquête de terrain a été faite dans le Labo Médias du département de culture et communication de l’Université de Sudbury, avec du soutien technique pour l’équipement utilisé. Il importe de préciser que ces types de formation ont permis la création d’une boîte à outils qui devait être amélioré et perfectionné à travers le travail de terrain et de traitement des données. Les limites de notre approche ont été imposées par les contraintes du temps alloué à un cours de 3 crédits et par la participation des étudiants qui ne poursuivaient pas nécessairement une formation en ethnologie.

Sous notre supervision, ils se sont déplacés sur le terrain dans les communautés choisies. L’enseignement a eu lieu au fur et à mesure que les recherches avançaient. Après deux mois de séjour de plusieurs journées dans les communautés, les étudiants devaient se focaliser sur le traitement des données, le montage des capsules vidéo et l’analyse et la diffusion du matériel traité, étape qui a été interrompue par l’arrivée de la crise du COVID-19. Ainsi, nos réflexions ont comme appui les témoignages des étudiants sur leurs expériences ethnographiques, leurs journaux de terrain, les témoignages des acteurs qui ont participé au projet, ainsi que les échanges et les interactions que nous avions chaque semaine, à la suite de leurs séjours dans les communautés.

L’expérience des étudiants

Pendant deux mois, chaque étudiant a été responsable d’une communauté qu’il avait choisie en fonction de la faisabilité du terrain, de ses préférences et de ses affinités. Pour la communauté autochtone Dokis, l’étudiant responsable avait passé la moitié de son enfance et de sa jeunesse sur la réserve. Très impliqué dans les dynamiques locales, il connaissait tout le monde, dont le chef de la communauté, et ce dernier a accepté d’accueillir les étudiants et de les guider. La communauté franco-ontarienne a été choisie par une étudiante francophone extérieure à la grande région de Sudbury. Ayant elle-même grandi dans plusieurs communautés francophones en contexte minoritaire – son père étant militaire, la famille a déménagé souvent –, l’étudiante a trouvé dans le projet proposé par le cours l’occasion de mieux se familiariser avec la communauté franco-ontarienne du nord de l’Ontario. La troisième étudiante, elle, a choisi la ville de Capréol, qui a une population majoritairement anglophone et un petit pourcentage de francophones. Bien qu’elle se définisse comme francophone, sa famille étant d’origine québécoise, elle ne s’est jamais identifiée à la communauté franco-ontarienne. Le fait d’avoir passé une grande partie de son enfance aux États-Unis et d’habiter une ville anglophone du sud de l’Ontario a fait d’elle, affirme-t-elle, une personne à l’identité « bilingue ». Puisque à Capréol il y a aussi une population francophone, elle a trouvé cette communauté plus proche de ses champs d’intérêt et de ses questionnements. La quatrième et dernière communauté choisie est celle congolaise de Sudbury, terrain pris en charge par une étudiante internationale d’origine congolaise arrivée au Canada depuis trois mois seulement. Son choix a été expliqué autant par ses origines communes que par un besoin personnel de découvrir la communauté congolaise de Sudbury de laquelle elle ne savait presque rien. Bien que chaque étudiant fût responsable d’une communauté, les descentes sur les différents terrains se faisaient alternativement, jamais simultanément, afin que tous aient la possibilité d’aller sur le terrain des autres. Ainsi, à quelques exceptions près, chaque étudiant était accompagné par ses collègues. À la fin de chaque semaine, il y avait une réunion où les étudiants présentaient l’avancement des enquêtes et les difficultés. À l’exception des premières immersions dans les communautés – où nous avons accompagné les étudiants sur le terrain pour faciliter la prise de contact avec les représentants, les informer et leur demander la permission – le reste des visites ont été organisées et entreprises à elles-seules par les étudiants. Néanmoins, nous les avons indirectement guidés par les réunions hebdomadaires qui avaient lieu à l’université. Aussi, sur le terrain, ils étaient accompagnés par un représentant choisi par les trois organismes culturels partenaires.

L’expérience pratique entre la classe et le terrain

Le processus d’apprentissage ne résulte pas automatiquement de l’expérience. Selon David Thornton Moore, un apprentissage expérientiel efficace requiert plutôt un engagement délibéré dans une expérience (2010 : 32). En choisissant leur communauté, les étudiants devaient développer une réflexion critique sur le patrimoine étudié, résoudre des situations de terrain inattendues, faire preuve de créativité et d’adaptabilité. Pour plusieurs d’entre eux, cette expérience a été « surprenante », car ils pensaient tout savoir de leur communauté :

Je pensais tout savoir de ma communauté puisque j’y ai vécu toute ma vie. J’ai pu voir ma communauté d’une nouvelle perspective. Parce que j’étais tellement proche de la communauté, c’était vraiment différent de sortir de cette bulle tout en restant à l’intérieur. Ce sont les lunettes d’ethnographe qui m’ont donné le pouvoir de voir les choses différemment, témoigne C., étudiant responsable de la communauté autochtone de Dokis.

Sudbury, 2020

En plus de bien saisir le sens du patrimoine et de comprendre comment le reconnaître, comment l’approcher, les étudiants ont réussi à synthétiser des définitions, à décrire les structures du patrimoine, ses fonctions et ses usages. À la fin de chaque semaine, tout ce que nous devions faire en tant que professeure était de leur fournir un vocabulaire approprié, un certain canevas permettant l’articulation scientifique et la structuration des idées. Lors du projet, mais aussi à l’occasion d’autres exercices expérientiels que nous avons mobilisés dans d’autres cours, nous avons constaté que la mémorisation ayant comme point de départ l’expérience personnelle et comme point d’arrivée la théorie était bien plus efficace que l’inverse, et ce, peu importe l’environnement où l’expérience se produit.

Le fait de mener des enquêtes dans sa propre communauté, chez soi, rend la formation du regard ethnographique plus tangible, car l’étudiant a la possibilité de comparer l’expérience vécue avant l’enquête ethnographique avec celle vécue en raison du terrain ethnographique. Cette approche pave ainsi la voie à des réflexions plus fines sur la culture en tant que somme des destins singuliers, collectifs ou individuels, et évite ainsi sa substantialisation. Selon les termes de Marc Augé, ethnologue qui a longtemps réfléchi sur l’ethnologie chez soi, l’idéal de la discipline « […] n’a jamais été d’isoler des échantillons représentatifs d’une totalité présupposée : c’est le contraire [c’est] à partir de situations particulières pleinement explorées que se pose le problème des mises en rapport ou des généralisations possibles » (Augé 1989 : 32). En d’autres mots, plus riche est l’interaction entre le chercheur et son sujet d’étude, plus féconde sera sa recherche. Il en est de même pour les étudiants et leur sujet d’apprentissage. Le fait d’avoir des points en commun avec les communautés choisies a facilité le déroulement du terrain. En effet, deux étudiants venant d’autres programmes que celui d’ethnologie et n’ayant jamais suivi de formations ni en méthodes ni en méthodologies de terrain ont tout de même bien performé. Ce type d’expérience semble être particulièrement approprié pour une première incursion ethnographique ou comme processus d’initiation pour des étudiants en début de parcours universitaire. Sans avoir de soucis de langue ou de dépaysement culturel et géographique, les étudiants peuvent se concentrer sur l’intégration des méthodes concrètes de recherche telles que l’entretien, l’observation (participante), la prise de photos et la production de matériel audio-vidéo; ou encore sur la réflexion sur des notions théoriques clés exigées par le cours. Bien que la grande majorité du terrain soit faite à l’intérieur d’une communauté proche ou chez soi, l’expérience de l’altérité n’était pas complètement absente. À la fin du terrain de deux mois, tous avaient fait le tour des quatre milieux. Cette expérience a été révélatrice pour son impact sur la coopération et l’interaction, aspects que nous allons développer plus loin.

Le lien entre la théorie et la pratique

Pour qu’elle soit efficace, l’expérience doit occasionner l’intégration et la maîtrise des notions théoriques. Les étudiants doivent être capables de faire le lien entre la théorie et la pratique et arriver à mener des réflexions critiques sur le milieu étudié (Ash et Clayton 2009 : 26-27). Le thème général du projet a été le patrimoine matériel et immatériel en contexte de diversité culturelle. Bien que les deux expressions patrimoniales soient imbriquées, des politiques culturelles institutionnelles[13] les ont séparées afin de mieux représenter l’ensemble des sociétés qui ne possèdent pas nécessairement une culture matérielle importante. Cependant, la ligne de démarcation entre les deux et leur mode de fonctionnement ne sont pas toujours évidents. Même si, préalablement, les étudiants n’ont pas bénéficié d’une formation théorique approfondie dans le domaine du patrimoine, l’expérience comparative de terrain avait déclenché chez certains d’entre eux une prise de conscience de l’interdépendance qui existe entre les deux facettes du patrimoine. Voici le témoignage d’une des étudiantes :

J’ai été marquée par l’importance d’avoir des lieux et des événements pour créer un sentiment d’identité communautaire. Pour moi, à Capréol, et pour C., responsable de la communauté autochtone Dokis, c’était plus facile de faire du terrain et trouver des informateurs, car nos communautés étaient structurées par des espaces physiques très précis […]. Le cas de S., responsable de la communauté franco-ontarienne, était à l’opposé. Elle avait plus de difficultés à trouver des informateurs et des lieux franco-ontariens à l’extérieur des organismes bien connus et établis politiquement. Pour elle, c’était difficile de trouver des gens qui se déclarent Franco-ontariens à l’école, avec leurs familles, avec leurs amis, une identité qui est quotidienne, pas seulement affichée de façon publique. Ce n’était pas le cas de Capréol : bien qu’éloignés des autres communautés de la région, les gens de Capréol sont très unis entre eux. Il y a un musée dédié à leur communauté uniquement, il y a des organismes communautaires pour renforcer les liens entre les gens organisés autour du sport, des églises.

V., Sudbury, 2020

Un autre élément qui ressort des témoignages des étudiants est l’articulation entre le public et le privé, ou entre le quotidien et les grands événements sociétaux ou communautaires, et son impact sur les définitions, les discours et les pratiques du patrimoine. Une fois que le terrain est bien démarré, il s’installe, d’une part, un rythme d’apprentissage qui permet le va-et-vient entre la pratique et la théorie; et, d’autre part, un processus de « transformation » (Moore 2013) de l’étudiant où il apprend comment performer et adapter les modèles théoriques appris, comment se connecter et penser sur et avec les communautés étudiées.

Apprentissage par coopération et connexion

Un autre objectif de l’apprentissage expérientiel est celui du développement de compétences de communication et d’interaction à l’extérieur du milieu universitaire (Higgs 2011 : 1-2). Selon les témoignages des étudiants, deux types de relations ont été très fructueux : d’une part, avec les membres des communautés; d’autre part, avec les collègues.

Aller sur le terrain exige des compétences qui dépassent les problématiques strictes et théoriques de l’ethnologie et de l’anthropologie. Les étudiants doivent développer la capacité de communication, savoir interagir, prendre contact, et développer des relations interpersonnelles (Higgs 2011; Moore 2010). Bien que tout soit enseigné dans les cours de méthodologie, seul le terrain peut faire une différence :

J’ai eu de bons contacts avec les membres de la communauté congolaise qui m’ont directement prise comme leur « fille ». Dans notre culture, quand un aîné t’appelle « ma fille », ça veut dire que tu fais directement partie de sa famille. C’est comme ça que j’ai eu à connaître des personnes autres que celles que je connaissais déjà. Tous se sont montrés très soucieux, responsables, mais également très coopératifs lors de toutes mes enquêtes. Certes, il y avait une part de surprise et de réticence au tout début étant donné que je suis une étudiante de première année et que je n’ai jamais eu des cours d’enquête auparavant. Mais ils ont su surmonter cela sans me frustrer et se sont tous montrés prêts à m’aider.

J., Sudbury, 2020

Non seulement l’étudiante a su faire appel à des modèles culturels communs pour pouvoir communiquer avec les membres d’une communauté que, bien que Congolaise, elle ne connaissait presque pas, mais elle a, de plus, réussi à développer de stratégies pour gagner la confiance de la communauté, pour reconnaître les obstacles et chercher des méthodes pour les surmonter. La réflexion dans l’action devait cependant être accompagnée par la réflexion sur l’action, et ici le professeur devait jouer un rôle soutenu. Puisque la théorie n’est pas le point de départ, les étudiants devaient être rassurés. Chaque descente sur le terrain était ainsi suivie par une réunion de mise au point et de questions. Le raisonnement était développé à partir de l’expérience de l’étudiant, qui, qu’elle fût négative ou positive, les engageait sur la voie de la réflexion théorique, de la reconnaissance des perspectives, sur la description et la résolution des problèmes.

Le facteur surprise mentionné par l’étudiante est revenu dans tous les témoignages de ses collègues. Personne ne s’attendait à un accueil chaleureux. Il est vrai que, dans le cas de ce projet, la coopération s’est installée facilement :

Les gens étaient très excités d’avoir un projet ici. Ce n’est pas souvent que des projets d’institution arrivent à Dokis. Comme le chef l’a bien dit : « [C’est] pas souvent que l’école demande qu’est-ce que les Premières Nations pensent, ce que les Premières Nations font ». Ils sont heureux de voir une université et des étudiants s’investir dans un projet de collaboration avec une communauté autochtone, avec une réserve. Ils étaient très excités de nous aider et de partager avec nous leur histoire et leur patrimoine.

C., Dokis, 2020

Puisque, dans le sens commun, le patrimoine et l’histoire locale sont perçus comme des « affaires de vieux », voir que les jeunes s’y intéressent apporte de la fierté aux communautés :

Toutes les personnes avec lesquelles j’ai parlé étaient très heureuses de nous voir et de voir que de jeunes personnes s’intéressent à leur communauté et à leur héritage. Par exemple, lors de notre première descente à Capréol, A. et J. M. nous ont mis en contact avec plusieurs personnes de la communauté. Même, lorsqu’on croisait quelqu’un sur la rue, ils étaient très fiers de nous présenter et de parler de notre projet.

V., Capréol, 2020

Les étudiants se sentent valorisés et comprennent que leur travail peut faire une différence dans la société. Ce constat permet de sortir le patrimoine de la vision passéiste et de le placer dans le présent, en tant qu’agent de développement et de changement (Moisa et Roda 2015 : 14). À l’intérieur de cette dynamique, les jeunes prennent un rôle actif, où le changement se fait d’une manière responsable et en accord avec les besoins et les valeurs des communautés.

Ce que ce type d’apprentissage fait aussi ressortir, c’est son impact sur la relation entre les étudiants : « Je me sens chanceuse d’avoir participé aux enquêtes, de savoir que mes collègues étaient prêts à me montrer sans cesse comment monter une caméra, qu’ils ne se fatiguaient pas de répondre à toutes mes questions » (J., Sudbury, 2020). L’un des principes du projet a été de créer un cadre où les étudiants devaient être les plus autonomes possible. Nous avons déjà précisé que, à l’exception des premières incursions sur le terrain où nous accompagnions les équipes, le reste des visites étaient organisées et entreprises par les étudiants uniquement. Cette situation a renforcé l’esprit d’équipe, la collégialité, la communication de soutien. Les étudiants ont dû non seulement collaborer pour atteindre les objectifs d’un travail : ils ont eu l’occasion de constater que l’image que les individus se font du patrimoine d’un groupe ethnoculturel n’est jamais la même, qu’elle est structurée par des valeurs, des croyances, des convictions et des préjugés.

Le projet m’a fait vraiment réaliser que les Premières Nations et la réalité d’une première nation sont peu discutées. Moi, j’y ai grandi à demi temps, j’ai toujours passé du temps sur la réserve et connu les histoires et les cérémonies. Mais, pour mes collègues de classe, c’était vraiment une réalité différente. C’était intéressant de voir que, pour eux, tout était tellement différent : les maisons, la communauté, la distance, à quel point nous habitons loin et sommes isolés. Pour moi, c’était très intéressant de voir la différence entre leur perspective de ma communauté et ma propre perspective. On entend souvent de mauvaises choses, des stéréotypes… C’est une belle occasion de [leur] faire voir une nouvelle réalité.

C., Dokis, 2020

Cette diversité de perspectives est ressortie entre autres en raison du profil varié des identités des étudiants : canadienne-française, congolaise et autochtone. Ainsi, l’expérience commune consolide autant les liens sociaux que l’identité individuelle de chaque étudiant. Dans les termes de Moore, l’éducation est transformationnelle, dans le sens où aucune connaissance n’est garantie, mais tout est à questionner en fonction des faits, des valeurs, des contextes et des contenus appris dans chaque milieu visé par le projet, mais aussi en fonction de l’histoire socioculturelle, des émotions et des préférences de chaque étudiant et étudiante (2013 : 34).

Intégration des étudiants étrangers

L’apprentissage expérientiel touche aux dynamiques d’intégration des étudiants étrangers ou des immigrants dans les universités et les sociétés d’accueil. Pour l’étudiante congolaise qui habitait au Canada depuis trois mois uniquement, cette expérience lui a permis trois choses : prendre contact et connaître la communauté congolaise du Grand Sudbury; découvrir d’autres communautés locales en se familiarisant avec les réalités sociales, culturelles, politiques de la région; et tisser des liens très forts avec ses propres collègues. Selon plusieurs études en migration, la tendance des nouveaux arrivants est de chercher, dès leur arrivée dans le pays d’accueil, des milieux identiques aux leurs (Lafortune et Kanouté 2014; Mossière 2006). L’étudiante congolaise fréquentait déjà un lieu de rassemblement pour des Congolais qui, faute de lieu de culte, louaient une salle pour la prière et la socialisation. Elle était également amie avec deux filles d’origine congolaise qui habitaient dans les résidences de l’université. Malgré ces formes de socialisation, elle connaissait très peu le milieu congolais nord-ontarien, encore moins des personnes d’origine canadienne :

J’ai une affection envers toutes les communautés que j’ai eu l’occasion de rencontrer. J’ai participé à plusieurs activités et j’ai visité plusieurs lieux qui m’étaient inconnus auparavant et je me sens chanceuse d’avoir participé à toutes ces enquêtes. Mais, au-delà de tout, j’affectionne un peu plus la communauté congolaise puisque c’est ma communauté, je suis congolaise d’origine et de nationalité. J’ai créé des liens avec de belles personnes que je ne connaissais pas avant et avec qui je garde toujours le contact […]. J’ai vu des personnes se soucier du bien-être des autres puisqu’ils venaient tous d’un même pays, et ce, malgré les nombres d’années que tout et chacun a parcouru loin de son pays. Finalement, c’est ça qui nous définit, l’amour du prochain et l’identité de son pays. Toute cette aventure, puisque j’appelle ça une aventure, m’a appris à connaître pourquoi il était important de conserver sa culture et son patrimoine culturel et l’importance que l’on y accorde malgré les différentes cultures qui habitent l’une à côté de l’autre.

J., Sudbury, 2020

Selon ce témoignage, mais aussi selon l’observation d’autres étudiants étrangers, l’apprentissage par expérience amène des impacts bénéfiques autant sur le plan de l’intégration efficace des notions théoriques que sur ceux de la socialisation et des émotions personnelles. D’une part, ce mode d’apprentissage favorise indéniablement une compréhension de l’importance du patrimoine et de sa place dans la maintenance, la promotion et la communication identitaires en contexte de migration et de diversité (Moisa et Roda 2015). D’autre part, la connaissance de la société d’accueil est bien plus rapide et bien plus efficace. Dans le cas de l’étudiante congolaise, la prise de contact se fait avec un mandat précis : celui de découvrir, étudier et valoriser le patrimoine des Congolais de Sudbury. Ce mandat n’est pas innocent, mais confère à l’étudiant un certain statut, de la valeur et de la crédibilité. Non seulement ce type d’expérience rehausse la croissance professionnelle et donne une place sociale au jeune arrivant, mais il amplifie aussi l’estime de soi et approfondit l’identité personnelle. D’ailleurs, après la fin du projet, l’étudiante prévoyait de retourner dans la communauté et même de s’investir dans les activités culturelles du groupe.

Défis de l’intégration de l’apprentissage expérientiel en ethnologie

Malgré les multiples bénéfices de l’apprentissage expérientiel, est-ce que ce type d’apprentissage est une option à prendre en considération n’importe où, n’importe comment? En reprenant la formulation de Moore, ça dépend! Le premier et le plus important défi signalé par les étudiants et observé par nous a été le temps. D’ailleurs, celui-ci a été mentionné à plusieurs reprises par les études sur l’insertion de l’apprentissage expérientiel en médecine et visait le rythme très accéléré de ces milieux du travail (Mamede et Schmidt 2005). Dans le cas de notre projet, les communautés ont su s’adapter aux besoins des étudiants, et les défis venaient plutôt du côté universitaire :

J’aurais aimé passer plus de temps sur le terrain à Capréol juste pour me promener, visiter d’autres lieux dans la ville comme les autres entreprises, les lieux de sport, les églises, etc., pour apprendre à mieux connaître la communauté en général. Avec nos horaires, cela n’a pas vraiment été possible.

V., Capréol, 2020

Il est difficile de calculer et de prévoir le déroulement d’une expérience. Par sa nature mouvante et imprévue, le terrain peut nécessiter du temps qu’on appelle mort ou d’attente, avant que tout débloque et la recherche acquière un rythme constant. D’ici une importante différence des sciences ou des sciences de l’éducation où les environnements sont déjà bien définis et l’insertion de l’étudiant est facile à tracer et à déterminer. L’ethnologie et l’anthropologie et, plus largement, les sciences sociales, ont comme « laboratoire » une communauté, un groupe socioculturel, avec ses propres spécificités. Une expérience acquise dans le contexte de la communauté congolaise n’est pas nécessairement la même dans la communauté franco-ontarienne par exemple. Prendre comme modèle les constats acquis sur l’apprentissage expérientiel par les sciences et les laboratoires pour les mobiliser dans le domaine des sciences sociales devrait donc se faire avec prudence, car les réalités, les compétences et surtout les environnements de la formation des étudiants ne sont pas pareils.

Un autre défi directement lié à celui déjà énoncé plus haut concerne l’horaire des étudiants. Bien que les communautés choisies soient proches, les départs sur le terrain duraient toujours une journée. Puisque certains d’entre eux n’avaient pas de voiture, les étudiants devaient s’organiser, trouver des plages horaires leur permettant à tous de partir en même temps. Nous rappelons que le projet, interne au cours, s’est déroulé pendant la session d’hiver, période où les étudiants avaient d’autres cours. Pour qu’à l’avenir l’apprentissage expérientiel puisse être intégré dans les cours et dans les horaires des universités, les programmes dans leur ensemble doivent devenir plus flexibles. Au lieu de penser d’une manière pointue, par cours, il serait utile de développer une vision plus large qui remette en question la rigidité des programmes.

Un dernier défi est d’ordre éthique. La grande majorité des partenaires a très bien collaboré et les étudiants ont pu comprendre le rôle qu’ils jouaient, d’une part, dans la promotion et la valorisation du patrimoine et, d’autre part, dans la création du lien social et identitaire :

J’ai beaucoup été inspirée par cette recherche. J’ai aimé travailler avec les musées, avec les organismes d’héritage communautaire, parce que j’ai été particulièrement intéressée par la façon dont elles se servent du patrimoine autant pour préserver l’histoire locale et l’héritage que pour créer et renforcer ce sentiment de communauté. C’est vraiment une problématique qui m’intéresse.

V., Sudbury, 2020

Néanmoins, ce type de relation pose problème lorsque l’apprentissage expérientiel fait le virage vers l’apprentissage intégré au travail (l’AIT) ayant comme objectif ultime l’intégration des jeunes sur le marché du travail. En effet, chaque organisme à but non lucratif partenaire du projet avait ses propres exigences et attentes. Bien qu’il y ait eu une harmonisation en amont, le travail de collaboration a révélé certains défis. Au-delà des objectifs spécifiques liés à la transmission des connaissances, le devoir de toute institution postsecondaire est de former chez l’étudiant un esprit critique et de l’outiller avec les instruments d’analyse capables de l’aider à cerner et à évaluer tous les aspects de la société. Souvent, les entreprises, les organismes ou les institutions voyaient l’étudiant comme un producteur de contenu, un exécutant. Selon nos constats suite au projet, performer en milieu de travail peut être davantage un exercice de régularisation de la pensée et des actions en fonction de critères internes à l’institution ou à l’organisme qu’une démarche de stimulation de l’esprit analytique et surtout critique. La promotion de l’apprentissage par expérience dans les universités est louable et souhaitable. Néanmoins, le lien que les institutions postsecondaires font entre ce type d’apprentissage et les objectifs de performance, dont l’intégration au marché du travail, peut être problématique, et une réflexion sérieuse devrait être enclenchée à ce sujet. Cette nuance devrait nous obliger à nous interroger sur une question de fond quant au rôle de l’université aujourd’hui : produire de la main-d’oeuvre – vision plus instrumentaliste et utilitariste de notre société en général – ou former la pensée, l’esprit critique et analytique, moteur d’avancement de la recherche et du monde?

Conclusions

Cet article interroge les forces et les limites de l’apprentissage expérientiel dans les programmes d’ethnologie et d’anthropologie à partir des témoignages des étudiants qui ont participé à un projet en patrimoine au nord de l’Ontario. Nous avons analysé les manifestations et les résultats pratiques, théoriques et émotionnels de leurs expériences de terrain vécues dans quatre communautés ethnoculturelles différentes. Après un bref survol des théories de l’apprentissage expérientiel et de leur présence dans l’ethnologie et l’anthropologie, nous avons consacré une importante partie de la réflexion à l’identification des forces et des limites pratiques et institutionnelles de l’application de la pédagogie expérientielle dans ces mêmes domaines et, plus largement, en sciences sociales. Nous avons observé que l’expérience engendre la réflexion et l’abstraction à condition que ladite expérience soit intentionnelle et que l’étudiant soit conscient du statut qu’il est en train de s’approprier, celui d’ethnographe. Nous avons constaté aussi que le contact avec les communautés ethniquement différentes et l’origine diverse des étudiants structurent un environnement propice à la compréhension des normes et des valeurs culturelles et à l’identification des clichés dont les individus et les communautés sont porteurs. En plus de vivre une expérience de l’altérité – par la possibilité de mener des recherches dans une communauté différente de la sienne –, l’étudiant a la possibilité d’observer sa propre communauté avec une méthodologie qui lui donne accès à un autre niveau de compréhension. Cette dynamique individuelle est bonifiée par l’interaction entre les collègues qui, eux, en posant un regard qui est le leur, révèlent les multiples possibilités d’interprétation, de définition et de conceptualisation du même fait culturel ou d’une même société. Autrement dit, la généralisation qui doit résulter de l’expérience devient nuancée et l’étudiant a la possibilité d’identifier et surtout de comprendre les multiples articulations des concepts clés de l’ethnologie tels que le patrimoine, la culture, la communauté, l’identité, etc. Une autre force de l’apprentissage expérientiel est sa capacité de transformer le statut de l’étudiant, qui passe du rôle d’apprenti passif à celui d’agent de changement. Par son intérêt et sa présence dans les communautés, l’étudiant confère de la valeur aux individus et, implicitement, acquiert de la crédibilité et du prestige. Ce constat est encore plus valable pour les groupes racialisés, marginalisés ou invisibles, car ils ont besoin de la reconnaissance, de la valorisation et de la médiatisation que les jeunes originaires de la communauté, en acceptant la responsabilité, peuvent réaliser.

En plus des forces, nous avons ensuite identifié les limites de l’apprentissage expérientiel, notamment lorsqu’il s’intègre au travail où il tourne en AIT. Bien que la conceptualisation théorique, philosophique et méthodologique de l’AIT soit échafaudée sur l’apprentissage expérientiel tel que défini par Kolb (1974), nous avons constaté l’existence d’enjeux d’ordre institutionnel, éthique et fonctionnel desquels il faut tenir compte lorsque cette méthode est utilisée en ethnologie et, plus largement, en sciences sociales. Il y a le risque de l’instrumentalisation de l’étudiant qui, en contexte de « travail », peut être vu comme un exécutant à l’oeuvre lequel doit, par conséquent,intégrer les normes et les règlements institutionnels. Cette approche donne peu de place à l’esprit analytique, à la relativisation et à la déconstruction critique. Mobilisé davantage dans les programmes de sciences, l’apprentissage expérientiel doit être adapté aux principes éthiques de l’ethnologie et de l’anthropologie, et, plus largement, des sciences sociales. L’environnement choisi pour cette méthode pédagogique doit permettre à l’étudiant de comparer, de questionner, de relativiser. C’est cet esprit critique qui va l’aider plus tard, une fois dans le milieu de travail, à faire une différence et à poser des gestes réfléchis.

Un autre défi identifié est d’ordre institutionnel. Beaucoup d’universités encouragent l’intégration de ce type de pédagogie dans les cours, sans toutefois penser à une adaptation de l’environnement temporel et spatial, d’une part, et de la structure des programmes dans leur ensemble, d’autre part. Selon notre expérience et celle des étudiants, les changements devraient commencer avec les salles de classe actuelles qui ne sont plus de mise. Dans leur grande majorité, elles ont une structure et des fonctions classiques, conçues pour accueillir un enseignement magistral, qui engage les deux parties, professeurs et étudiants, en une relation bi- ou unidirectionnelle. Les cours intégrant l’apprentissage expérientiel devraient se dérouler dans des lieux adaptés, multifonctionnels et flexibles, où l’espace est ajustable en fonction d’une diversité de méthodes d’apprentissage : travail individuel, travail de groupe, télétravail, manipulation des nouvelles technologies, activités performatives et artistiques. Les meubles doivent être mobiles, faciles à déplacer et à manipuler. Ce cadre spatial est plus permissif à l’approche transdisciplinaire aussi, car il donne plus de possibilités à l’arrimage entre les méthodes d’apprentissage spécifiques à l’ethnologie et les expressions artistiques et performatives. La présence des nouvelles technologies devrait être obligatoire afin d’atteindre les objectifs des projets semblables à celui que nous avons présenté ici : des ordinateurs pourvus de logiciels de montage et de traitements des données, des plateformes informatiques pour l’accueil et la gestion des données, etc. À la transformation de l’espace universitaire, nous ajoutons la nécessité d’envisager de plus en plus d’autres lieux de formation et d’apprentissage, intégrés dans la société et dans les communautés. Cette approche contribuerait à une démocratisation des universités ainsi qu’au renforcement du lien entre le milieu universitaire et le milieu de pratique. Elle permettrait aux étudiants d’être plus flexibles, plus sensibles à des enjeux de société, plus connectés aux réalités socioterritoriales de différents groupes.

Concernant le temps, nous avons vu que l’horaire fixe diminue considérablement la mobilité des étudiants à l’extérieur du campus, en rendant difficile l’adaptation au rythme des communautés et milieux étudiés. Cela limite aussi la finalisation du cycle d’apprentissage structuré par D. A. Kolb, qui démarre avec l’expérience vécue, passe par l’explication et la mise en récit de l’expérience, ensuite par la conceptualisation et la généralisation pour finir avec l’application des connaissances et compétences dans le milieu étudié ou le milieu du travail (1984 : 41). Ce que nous avons observé, c’est que la concrétisation des quatre étapes est difficile lorsqu’on impose un rythme d’apprentissage très accéléré. Quelques solutions se dégagent ici. Une première, c’est qu’il serait nécessaire d’effectuer un ajustement institutionnel touchant autant les cours qui proposent cette pédagogie que les programmes, et cela dès la première année d’études jusqu’à la dernière. Deuxième, la mention de ce type d’apprentissage devrait créer certaines attentes, autant de la part des étudiants que des professeurs. Troisième, ce type de pédagogie devrait être intégrée seulement dans des cours de six crédits. De cette manière, la pression du temps serait moins lourde. Et pour finir, la quatrième solution, ce serait de repenser les interventions pédagogiques afin de permettre à plusieurs professeurs et conférenciers d’intervenir dans le même cours.

Pour atteindre l’objectif d’une formation transdisciplinaire, le cours devrait être donné par deux, même trois professeurs, qui devraient adapter les séances, les travaux et les évaluations en fonction de la transmission de compétences et de connaissances spécifiques. Par exemple, pour ce projet, nous avions enseigné les cours en patrimoine et en méthodes ethnographiques, tandis que les séances en montage vidéo et en traitement numérique des données ont été enseignées par un expert en technologies et informatique. Cette formule reste toutefois difficile, car le système de gestion des cours universitaires n’est pas encore adapté à des formules d’enseignement transdisciplinaires. Or, les étudiants semblaient très attirés par la possibilité de bénéficier, lors du même cours, d’une diversité de formules d’apprentissage.

Bien que la formation trans- et interdisciplinaire puisse se réaliser dans des cours distincts, lors d’un programme de deux ou trois ans, l’accès à une formation à travers une variété de méthodes et interventions, dans le même cours, est possible et souhaitable. Cette formule faciliterait l’ajustement de chaque projet ou intervention en fonction des objectifs de formation professionnelle précis : dans le domaine du patrimoine, de la muséologie, de la culture, du développement des arts, du développement social et culturel. Finalement, l’étudiant ressortira à la fois avec une diversité de compétences et avec une spécialisation axée sur les enjeux spécifiques aux actions et interventions culturelles dans la société.