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Cet ouvrage porte sur les revendications des droits politiques menées par les peuples autochtones, c’est-à-dire sur leurs luttes pour l’autodétermination. Ces luttes se font vis-à-vis des États-nations coloniaux qui ont été fondés sur les principes de subordination des peuples autochtones et d’unité et centralité de la souveraineté nationale. Le livre rend compte des visions de la souveraineté au sein des mouvements autochtones, sujet d’une grande importance académique et qui relève en même temps d’une certaine urgence sociale et politique. Il touche aussi la question de l’affirmation identitaire qui est souvent – mais pas toujours – liée aux luttes politiques pour l’autodétermination.

Le titre du livre contient l’hypothèse de travail : les luttes contemporaines menées par les mouvements autochtones en Amérique latine et en Océanie visent la reconquête de la souveraineté des peuples autochtones. Les différents terrains montrent que la question est bien plus complexe. Le vocabulaire utilisé pour formuler les revendications (autonomie, indépendance, décolonisation, autogestion, autodétermination) n’est pas le même partout et, l’opposition entre la souveraineté autochtone et celle de l’État n’est pas toujours automatique.

Les douze chapitres sont très instructifs, bien qu’inégaux quant à la qualité et à la taille. Les sept cas étudiés – qui correspondent aux pays que nous connaissons aujourd’hui comme la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, le Guatemala, le Pérou et la Bolivie – ont en commun la violence passée et présente du colonialisme, le rapport des autochtones à l’État et la persistance des résistances autochtones. Le livre est divisé en deux parties. La première partie comprend un article de contexte historique sur l’Amérique latine et un autre sur l’Océanie. La deuxième partie contient dix chapitres où s’entremêlent les analyses de cas des deux régions étudiées.

L’Amérique latine

Le chapitre d’introduction sur l’Amérique latine montre que dans ce sous-continent la signification du terme « souveraineté » a été marquée, depuis les premiers temps de la période coloniale, par les oppositions entre deux secteurs de l’Église catholique. D’un côté, les scolastiques, fortement représentés chez les créoles, prônaient la domination complète des autochtones et la souveraineté complète des Espagnols délégués de la Couronne et de Dieu. De l’autre côté, l’humanisme chrétien, très proche de la Couronne, prônait la protection de la souveraineté des autochtones et leur intégration dans la chrétienté. Rapidement, la Couronne espagnole a établi dans le Nouveau Monde un équilibre fragile pour l’ordre colonial : afin d’éviter l’anéantissement des autochtones et de leurs tribus, il a fallu limiter le pouvoir des colonisateurs et de leurs descendants, les créoles. De là, l’instauration d’une division administrative entre les républiques des Indiens et les républiques des Espagnols. C’est à partir de ce moment que les autochtones associent la notion de souveraineté à la nation, imaginée comme un espace où ils étaient supposés être intégrés. Cette compréhension de la souveraineté ne changera pas avec les indépendances (au cours desquelles les intérêts des créoles sortiront triomphants vis-à-vis de la Couronne et des autochtones), bien que les autochtones perdront alors le peu de protection que leur avait accordée le pouvoir colonial. Par contre, à partir des indépendances, la notion de souveraineté sera aussi associée à l’opposition aux ingérences étrangères.

Aujourd’hui, la reconnaissance des droits autochtones par l’État varie d’un pays à l’autre. En Amérique latine, depuis le début des années 1990, les politiques néolibérales ont facilité cette reconnaissance qui concerne principalement les droits fonciers et culturels. Il faut dire néanmoins, que la reconnaissance néolibérale est très limitée, servant davantage à encadrer les luttes autochtones qu’à leur donner du pouvoir. Dans les cas étudiés dans cet ouvrage, ce type de politiques sont actuellement implantées au Pérou (chap. 5), de même qu’elles l’ont été en Bolivie au début des années 1990 (chap. 4, S. Rousseau et H. Manrique). Le cas du Guatemala s’écarte considérablement du modèle néolibéral, le pays étant encore gouverné par un pouvoir oligarchique, héritier des rapports coloniaux et donc fortement marqué par des injustices et hiérarchies raciales exprimées ouvertement (chap. 3, M. Hébert). L’autre exception au néolibéralisme concerne les transformations encourues en Bolivie depuis 2005 (chap. 4, S. Rousseau et H. Manrique). Ce chapitre montre comment, avec l’arrivée au pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS), la reconnaissance étatique de l’autodétermination des autochtones est inscrite dans la Constitution, bien que l’État persiste à contrôler le processus d’autonomisation des peuples autochtones (p. 73). Sur ce dernier cas, il est surprenant de constater que ce chapitre ne semble accorder aucune importance au fait que le gouvernement du MAS est un gouvernement autochtone.

Le degré d’autonomie vis-à-vis de l’État varie selon les capacités d’organisation et de mobilisation des communautés et peuples autochtones. En général, ces derniers sont mieux organisés en Bolivie et au Mexique qu’au Guatemala et au Pérou. En Bolivie, les peuples autochtones exerçaient déjà un pouvoir de fait, bien avant que leur autodétermination ait été reconnue par l’État. Au Chiapas (chap. 8), l’autonomie des communautés zapatistes implique une rupture complète avec les institutions de l’État, alors que d’autres communautés acceptent parfois de participer aux programmes gouvernementaux sans renoncer à la construction d’un gouvernement propre. Au Pérou, les Marsigenka s’organisent au niveau de la communauté comme le prescrit l’État, mais de là ils sont en train de légiférer sur l’appartenance à la communauté, sur l’exploitation de ressources, etc. Toujours au Pérou, le gouvernement de la Nation wampis (2015) constitue une première expérience de gouvernement autonome. Au moins deux aspects de cette expérience méritent d’être soulignés : elle s’est constituée à l’échelle du peuple plutôt que de la communauté et pose au centre de leurs revendications les droits sur le sous-sol. Au Guatemala (chap. 3, M. Hébert), la peur de la répression fait que la construction de l’autonomie ne peut pas se faire en dehors des institutions gouvernementales. Dans ce contexte, les espaces investis par les leaders du mouvement autochtone pour essayer de faire valoir leurs droits sont lespostes publics chargés de la mise en oeuvre des accords de paix. Sur ce dernier cas, il aurait été important d’avoir un aperçu du point de vue des organisations autochtones et de leurs revendications.

Même si cela peut surprendre en Amérique du Nord, les luttes autochtones contre le colonialisme en Amérique latine sont, en partie, des luttes nationalistes. Les différents chapitres sur cette région font état d’expressions de ce nationalisme, expressions qui comprennent l’utilisation des symboles comme le drapeau national par les autochtones et leur insistance pour affirmer que leur lutte engage les intérêts de toute la population. Outre les faits historiques déjà mentionnés, le nationalisme autochtone s’explique par le fait que ces États coloniaux sont aussi colonisés et que les piétements à la souveraineté nationale ont miné avant tout les droits des peuples autochtones. L’exemple le plus illustratif est l’extractivisme : après l’Espagne coloniale, l’usurpation de ressources se fait par des multinationales souvent peu respecteuses des droits autochtones. Cela constitue pour nombre d’organisations et peuples autochtones un obstacle à la souveraineté et afin de la défendre, l’État est l’instrument idéal. C’est pourquoi au Guatemala « l’État est investi d’espérances [et vu comme] porteur de promesses de renforcement des communautés » (p. 69). Même situation au Pérou, où les autochtones affirment : « Nous sommes avant tout des indigènes péruviens… nous allons assumer la gestion des ressources… De cette façon, nous faisons notre part pour le pays. » (p.108) Idem au Mexique : si les zapatistes s’opposent au gouvernement central c’est parce qu’ils le considèrent corrompu et l’accusent d’avoir trahi les intérêts nationaux (p. 171-173). La question de l’identité nationale des autochtones n’a pas été traitée dans le chapitre sur la Bolivie (chap. 4, S. Rousseau et H. Manrique), là où, précisément, les autochtones se sont servis de l’État pour faire reconnaître leur souveraineté et constituer un espace où ils étaient supposés être intégrés.

Océanie

Le chapitre d’introduction sur l’Océanie (chap. 2, N. Gagné et M. Salaün) identifie trois types d’administration coloniale qui se sont transformés dans le temps. Premièrement, en Nouvelle-Calédonie, dans le contexte d’une colonie de peuplement, l’administration coloniale est indirecte. Les indigènes, perçus comme sujets de l’Empire, sont administrés par délégation, à travers une élite indigène choisie et payée par le gouverneur. Deuxièmement, dans les établissements français de l’Océanie, où les autochtones sont restés majoritaires durant la période coloniale, l’administration directe était composée d’une majorité de fonctionnaires coloniaux et de représentants autochtones. Troisièmement, en Nouvelle-Zélande, où les Maoris ont été minorisés démographiquement et politiquement, leur participation politique est limitée à 4/72 sièges au Parlement. Soulignons deux remarques critiques concernant ce chapitre (N. Gagné et M. Salaün). D’abord, il fait le pari que l’évolution démographique peut expliquer les luttes pour la souveraineté, sans vraiment réussir à le démontrer. Ensuite, il est désarçonnant d’y voir apparaître des qualificatifs comme « malentendus » et « conflits d’interprétation » (p. 30) pour décrire les causes des résistances autochtones autour du traité Waitangi, résistances qui furent non seulement juridiques, mais aussi armées. Cette question est mieux traitée dans le chapitre 12 (C. Pellini) concernant les femmes artistes mauries.

Le chapitre 6 (P.-O. Pereira de Grandmont), en prenant comme exemple l’expérience de la communauté de communes des îles Marquises (CODIM), illustre bien les tensions d’une société qui vise à construire l’autonomie dans le contexte d’une double tutelle, celle de l’État français et celle du gouvernement territorial polynésien. Les aspirations d’autonomie des Marquisiens sont en concurrence avec ces deux lieux de pouvoir. Créée en 2010 par des partis politiques indépendantistes qui ont rallié autour de cette proposition d’autres élus, la CODIM est vue comme un espace d’unité et de solidarité qui permet de penser l’archipel, de créer la nation et de surmonter les divisions linguistiques, culturelles et politiques qui traversent la société marquisienne (p. 127). Mais cet organe de pouvoir local doit se conformer au système politique de l’État français. Cela fait que pour le gouvernement territorial polynésien, basé à Tahiti, la CODIM représente un recul pour l’autonomie, le transfert des compétences étant en dernière instance sous contrôle de l’État. Pour eux, la CODIM est aussi une menace à l’unité du pays car d’autres archipels pourraient suivre la même voie, menant ainsi à la galvanisation de la Polynésie.

La CODIM a porté deux projets importants. L’un, concernant une aire maritime protégée, sera bloqué par le gouvernement territorial – qui veut plutôt une aire maritime gérée « autorisant la pêche industrielle et permettant ainsi de rassurer les investisseurs, tout en s’affichant à l’international en “bon élève de la protection des océans” » (p. 132). Le deuxième projet de la CODIM est celui de « pêche semi-industrielle visant l’exportation quotidienne de 6 à 10 tonnes de thon frais vers le Japon et les États-Unis (Hawaï) [p. 113]. Ce projet suscite la résistance d’une partie importante de la population locale, opposition qui est très médiatisée et qui revendique la protection des ressources pour les générations futures. L’échec de ces projets a mené les élus marquisiens à demander une évolution statutaire sans rupture avec la Polynésie et basée sur le principe de la « différentiation ».

La réaffirmation identitaire

D’autres chapitres du livre s’intéressent à la question identitaire, sans nécessairement avoir un rapport avec la lutte pour l’autodétermination. C’est-à-dire que les mouvements autochtones qui luttent pour l’autodétermination luttent en même temps pour la reconnaissance culturelle, mais les organisations d’affirmation identitaire ne font pas automatiquement partie d’une lutte pour l’autodétermination politique. Identifier les lignes de distinction entre ces deux types de mouvements n’est pas une tâche qu’on peut entreprendre ici, mais il est clair que les cas d’étude qui suivent s’intéressent davantage à l’affirmation culturelle qu’à la souveraineté autochtone.

Par exemple, l’engagement social des jeunes et la création de l’Organisation Jeunesse de Koné (chap. 9, È. Desroches-Maheux) démontrent que les jeunes ont la capacité de s’organiser pour répondre à quelques-uns de leurs besoins personnels et sociaux ainsi que pour faire face aux conflits intergénérationnels qu’ils entretiennent avec le Sénat coutumier. Ce chapitre permet de voir aussi quelques questionnements très intéressants en ce qui concerne les rapports de sexes dans l’organisation sociale. Par contre, le chapitre semble ne pas toucher les enjeux sur la souveraineté, et cela malgré ce qui est annoncé en introduction.

De la même manière, l’analyse du tatouage en Polynésie française (chap. 11, C. Charest) montre qu’on assiste ici à un renouveau, une pratique traditionnelle qui est revalorisée et qui s’inscrit dans la réaffirmation identitaire et non pas seulement dans une tendance de la mode et une réponse au tourisme. On voit aussi que progressivement les femmes se font une place dans cette pratique qui était l’apanage des hommes comme tatoueurs et comme tatoués. Cela dit, ce chapitre ne traite pas de revendications d’autonomie.

Il ne faut pas conclure, à la lumière de ces deux exemples que la réaffirmation identitaire n’est pas en lien avec la réaffirmation politique. L’excellent chapitre qui ferme ce livre (chap. 12, C. Pellini) montre que la réaffirmation culturelle des artistes contemporaines maories constitue une dénonciation du colonialisme et s’inscrit dans un processus de réaffirmation de la souveraineté autochtone.

Finalement, le chapitre 10 (M.-È. Paquet) analyse le festival artistique de l’Universidad Mayor de San Andrés, en Bolivie, comme espace qui permet de franchir les frontières raciales. Ce qui est intéressant ici est que l’identité se construit autour d’un groupe à forte composante autochtone.

À la lumière des chapitres qui portent sur les luttes identitaires, il convient de se rappeler que les protagonistes des luttes autochtones dans les Amériques et en Océanie ont beaucoup discuté de l’autochtonisation des sociétés colonisées. Si la question reste ouverte aux débats, les chapitres nous rappellent que ces débats ne sont pas seulement théoriques : les mouvements autochtones imprègnent par les diverses expressions et luttes identitaires les sociétés où ils ont toujours été présents et sont de plus en plus visibles.

Un plus grand souci de cohésion entre les chapitres aurait été souhaitable afin que le lecteur puisse suivre un fil conducteur plus clair.