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Une chicane de famille est l’histoire de la guerre d’indépendance des États-Unis, une guerre dans laquelle les autochtones ont été les grands perdants. Le titre évoque le fait que cette guerre était surtout un conflit fraternel entre la métropole et ses colonies, un conflit où la participation autochtone n’a jamais pesé lourdement dans la balance. Le titre fait allusion, aussi, au langage paternaliste qui était employé pour décrire les relations diplomatiques entre la Couronne britannique (et, auparavant, française) et ses sujets amérindiens. L’histoire de ce conflit nous est familière, de la première escarmouche à Lexington jusqu’au Traité de Paris de 1783. Tous les historiens s’entendent pour le reconnaître comme le préambule de l’époque contemporaine. Dans cette oeuvre relativement concise, Jean-Pierre Sawaya nous propose une relecture des événements. À la place d’une guerre d’indépendance, on est amené à considérer la perspective amérindienne. Pour ces peuples, cette guerre tragique a entraîné une spoliation de leurs territoires et une perte d’indépendance.

Le livre couvre une période de vingt ans. Il relate l’histoire du point de vue des Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent. Les Hurons, les Abénakis, les Algonquins, les Iroquois et les Nipissingues étaient répartis parmi huit villages et connus sous le nom des Sept-Nations. C’est aussi le récit de la division des terres le long du 45e parallèle, un trait de plume qui va finir par écarteler les territoires amérindiens entre deux pouvoirs coloniaux. Sawaya nous amène à considérer le chemin qui a conduit à la dépossession territoriale et politique qui a suivi la guerre. Il nous rappelle toutefois que, même si cette conclusion était prévisible, elle n’était pas inévitable.

Avant d’aborder l’ouvrage en tant que tel, il est intéressant de le situer dans l’historiographie autochtone du nord-est de l’Amérique. À ce sujet, on peut distinguer deux pôles historiographiques, qu’on peut nommer les approches ethnohistoriques et traditionnelles. En ce qui concerne l’approche ethnohistorique, elle est le fruit d’une utilisation conjointe des techniques historiques et anthropologiques, comme dans le classique The Children of Aataentsic: A History of the Huron People to 1660 (1987) de Bruce G. Trigger, par exemple, ou Les Hurons-Wendats : Une civilisation méconnue (2011) de Georges Sioui. Cette approche se concentre soit sur l’histoire longue d’un peuple ou sur des aspects culturels particuliers, comme l’étude des rôles féminins et ou masculins, ou l’ordre légal. De l’autre côté, il y a l’approche qui relève de l’historiographie plus traditionnelle, où les sources écrites et les tractations politiques priment. Dans cette optique, on voit souvent l’intégration d’une perspective autochtone dans le cadre d’une analyse spatio-temporelle large. On peut regarder The Middle Ground: Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region, 1650-1815 (1991) de Richard White comme l’une des premières tentatives d’utiliser cette forme d’histoire. D’ailleurs, le problème qui est engendré par cette approche est de bien cerner la question de l’équilibre des pouvoirs. La logique implacable de la colonisation étant d’intégrer ou d’écarter les autochtones, les moments où le pouvoir autochtone en Amérique du Nord a joué un rôle décisif dans les luttes coloniales sont limités. Certes, on peut regarder le Masters of Empire: Great Lakes Indians and the Making of America (2015) de Michael McDonnell comme un exemple réussi de cette approche, mais ces moments ont été éphémères. Le danger est que la perspective autochtone peut être réduite à un rôle de figurants. Quand on sort du milieu de la recherche pour se pencher sur la diffusion des connaissances historiques, le problème devient beaucoup plus préoccupant[1].

L’oeuvre de Sawaya se situe entre ces deux pôles, d’où son intérêt. Avec le mouvement actuel de la décolonisation de l’histoire dans nos collèges et universités, Une chicane de famille nous présente un outil pour comprendre, et surtout enseigner, la perspective autochtone de la guerre d’indépendance des États-Unis. En prenant les Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent comme le point focal, l’auteur retrace, à travers sept chapitres, les origines de la guerre et les tractations diplomatiques des autochtones pris entre le pouvoir naissant des États-Unis et le Premier Empire britannique. Deux entités pour lesquelles les autochtones n’étaient, au final, que des pions sur un échiquier nord-atlantique.

Dès le premier chapitre, Sawaya nous fait réfléchir sur le célèbre blocus des produits britanniques entamé par les colonies américaines. La question du « no taxation without representation » n’est pas importante pour son analyse historique; par contre, on peut se questionner sur ses impacts sur l’économie autochtone : « Que faire sans tissus ni fil à coudre ? sans fusil ni munition, un ensemble technologique qu’ils ne maîtrisent pas ? » (p. 16). Par la suite, on est amené à considérer la réaction des autochtones de la vallée de Saint Laurent, une réaction complexe qui mélange la diplomatie autochtone et européenne. Cette réaction est le fil conducteur du récit. En se basant sur un grand éventail de sources, Sawaya nous faire suivre les tensions entre les autochtones et les instances coloniales. Les enjeux de la neutralité, les alliances militaires et divisions politiques entre les différents intérêts amérindiens sont des thèmes qui sont développés ici. Tout au long du récit, on rencontre des personnalités historiques moins connues, comme le guerrier renommé Louis Cook Atiatoharongwen, un métis afro-abénaquis adopté par une famille franco-iroquoise.

Sur un côté plus stylistique, il faut noter que parfois Sawaya emploie des mots surprenants, souvent en reprenant dans son texte certains termes des sources primaires, comme « perfide » ou « odieux »,. Bien que l’utilisation de ces termes soit souvent réussie et ajoute un accent intéressant, cela nous fait parfois sourciller. Le terme « terroriste », que Sawaya utilise pour décrire la campagne militaire des Six Nations en 1778 contre les États-Unis, est plus problématique. Certes, les règles de la guerre chez les autochtones se distinguent des us et coutumes militaires de l’Europe du xviiie siècle. La saisie de captives, les tortures rituelles et le prélèvement de scalps, comme Sawaya le rappelle, ont nourri la propagande anti-amérindienne et, par extension, anti-britannique. Mais l’utilisation du terme terrorisme dans ce contexte relève de l’anachronisme, car elle implique d’aller à l’encontre des lois internationales de la guerre. Celles-ci sont apparues graduellement au cours du xixe siècle. En réalité, la terreur était une arme bien comprise et régulièrement utilisée par les pouvoirs européens de cette époque, quoiqu’on ait tendance à se souvenir davantage de quelques nobles gestes des aristocrates sur le champ de bataille. Si on veut utiliser le terme « terroriste » pour décrire la campagne militaire des Iroquois des Six Nations, il faut aussi souligner que George Washington était un terroriste beaucoup plus prolifique que ses adversaires ; d’ailleurs, Sawaya le décrit comme étant « un conquistador peu scrupuleux des droits autochtones » (p. 65).

Sur une note plus technique, il faut souligner le soin qui a été mis pour retrouver les sources primaires. L’auteur donne non seulement les liens Internet, mais aussi les sites qui hébergent ces liens. Cela peut être important pour ceux qui désirent se familiariser avec ces documents manuscrits et imprimés et peut permettre de retrouver les documents même si les adresses Internet deviennent inactives. C’est un atout important pour des enseignantes et enseignants qui cherchent à inclure une perspective autochtone dans leurs cours d’histoire. Dans le même ordre d’idées, l’inclusion de courtes biographies et d’explications régulières dans le texte est aussi une approche qui apporte une plus-value à l’ouvrage.

Une chicane de famille réussit son objectif de décrire la perspective des Amérindiens de la vallée de Saint-Laurent sur ce grand événement militaire. En plus, il livre un outil très intéressant pour ceux et celles qui veulent intégrer l’histoire autochtone dans leur enseignement de cette période charnière. En ce sens, il faut souligner ici le dernier chapitre, « Paix, soumission et dépossession, 1783–1796 », qui résume les conséquences à long terme de cette guerre sur les nations autochtones. Il permet de faire des liens entre l’histoire et des enjeux actuels. Le tout est soutenu par une richesse de sources manuscrites et imprimées.