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Dirigé par Noémie Étienne, Claire Brizon, Chonja Lee et Étienne Wismer et en lien avec un projet de recherche intitulé « Faire exotique ? Production, usages et matérialité de l’ailleurs en France et Suisse au xviiie siècle » ainsi qu’avec une exposition présentée à Lausanne (Suisse), cet ouvrage explore différents chapitres des relations de la Suisse au monde « lointain », entre 1664 et 1815.

Dans son introduction, Noémie Étienne souligne l’importance de faire justice à la longue vie des objets et à leurs multiples usages. Entre le moment de leur production et celui de leur « consommation », ils sont pris dans des réseaux qui voient la circulation de matériaux, de techniques et d’images. À ce titre, les objets témoignent bien de dynamiques multiples : ils sont la propriété de communautés variées, servent parfois à nourrir des mouvements de résistance ou encore sont manufacturés spécifiquement pour l’export en lien à la création d’une identité touristique. Cette perspective est appliquée au sujet de la construction d’un imaginaire helvétique en lien à la circulation d’objets et de savoirs « exotiques ». L’approche révèle le saisissant contraste que forme l’image « neutre » de la Suisse, actée par le Congrès de Vienne, avec la réalité des activités liées au commerce global et à l’exploitation des ressources en Amérique, en Asie et en Afrique. Poursuivant dans cette même perspective, le chapitre introductif de Patricia Purtschert explore la face sombre des Lumières, en lien à la construction d’un discours patriarcal et la mise en place d’inégalités économiques Nord-Sud. Elle souligne ainsi que c’est à cette époque que s’élaborent à la fois la notion de race – comme conceptualisation négative et « altérisée » des non-Européens – et la naturalisation des rapports genrés, confinant les femmes dans des rôles subalternes.

La section « Matérialité en réseau » étudie la circulation des objets et les relations entre leur contexte de production et leur contexte de « consommation ». L’étude de Bernhard Schär, qui explore deux dossiers en parallèle, est un exemple à ce sujet : d’un côté, la place de la Suisse dans des réseaux commerciaux internationaux, au sein desquels des aristocrates suisses (le plus souvent protestants) ont joué un rôle de premier plan ; et de l’autre la genèse de l’image de la Suisse comme défendant les valeurs de l’émancipation humaine. La réflexion est étayée par l’examen d’objets, d’images et de textes des xviie et xviiie siècles. À relever notamment le cas du Voyage d’un Suisse dans les colonies d’Amérique (1786) de Justin Girod de Chantrans. L’ouvrage, prenant un point de vue abolitionniste, contraste la condition des esclaves à celle des citoyens suisses, tout en passant sous silence le rôle des aristocrates et banquiers suisses dans le financement et l’administration des projets coloniaux. Jean-Jacques Rousseau lui-même, grand défenseur de l’égalité et de la liberté individuelle, resta silencieux sur le sujet de l’esclavage, et l’éditeur de ses oeuvres complètes, Pierre-Alexandre DuPeyrou, était né au Surinam dans une famille ayant fait fortune dans les plantations de cette colonie néerlandaise esclavagiste. Le chapitre démontre de manière particulièrement frappante l’importance d’étudier de manière conjointe l’histoire des relations, notamment économiques, avec les régions lointaines et l’histoire des représentations identitaires suisses, et ce dès le xviie siècle.

La partie « Savoirs exotisants » porte sur différents projets savants ayant impliqué des Suisses au sein de contextes lointains. L’exemple donné par Dominique Poulot porte sur Pierre-Eugène Du Simitière, un Genevois qui s’installe à Amsterdam à 16 ans et s’embarque pour les Caraïbes où il s’adonnera notamment au dessin. Par la constitution du premier « Musée américain » en 1782, il propose une nouvelle interprétation de l’identité politique et nationale américaine. Ce projet relevant de son activité de collectionneur amateur témoigne de la violence commise à l’égard des premiers occupants du territoire, car les collections accumulent divers trophées rapportés des expéditions de découverte et des guerres menées avec les communautés autochtones. Malgré sa courte durée de vie, ce musée « témoigne du rôle joué par les curiosités naturalistes et, plus largement, par la science des “faits” dans la formation de l’espace public américain ». Dans la même section, Sara Petrella revient sur différents cas de la circulation des images exotiques aux xviie et xviiie siècles. Insistant sur la présence de réseaux d’auteurs, d’éditeurs et d’illustrateurs, elle souligne la question des réemplois d’images d’un contexte à l’autre. Par son rôle singulier dans les guerres de religion, la Suisse apparaît comme un noeud important dans ce maillage. L’auteure conclut sur le changement de paradigme qui se produit dès le début du xixe siècle, avec la mise en place d’une anthropologie physique qui propose des grilles d’analyse systématiques et hiérarchisantes de la diversité humaine, bien loin des « bricolages » à l’oeuvre dans les illustrations des xviie et xviiie siècles. Une brève contribution de Chantal Courtois et Madeleine Leclair revient sur le parcours étonnant du Genevois Ami Butini. Comme exploitant d’une plantation à Paramaribo (Surinam) en 1753, Butini a collectionné des spécimens de la faune et de la flore locales, tout comme des artefacts, remis plus tard au cabinet de curiosités de la Bibliothèque publique de Genève. Un objet en particulier, une flûte taillée dans un fémur, permet de s’interroger sur les circonstances des contacts de Butini avec l’aire des Kali’na.

La section « Made in Switzerland » analyse quant à elle la construction des représentations identitaires helvétiques, à l’image des différentes éditions du guide de voyage L’État et les Délices de la Suisse étudiées par Ariane Devanthéry. Dans sa version de 1730, sous la plume de Johann Georg Altman, un pasteur bernois, cet ouvrage commence par présenter les Suisses comme des sauvages au coeur de l’Europe, avant de « démystifier » cette image en passant en revue les vertus du pays : une nation simple, honnête, courageuse et attachée à sa liberté. La contribution montre de quelle manière la représentation de la Suisse et de ses habitants a évolué tout au long de l’histoire européenne des idées du xviiie siècle.

Dans son épilogue, l’anthropologue Alban Bensa souligne les arguments centraux qui font la force de l’ouvrage : l’importance des objets, comme témoins des réseaux « globaux » et de leurs asymétries, déjà à l’oeuvre à l’époque considérée, et surtout le fait que « l’exotisme n’est jamais l’expression d’une puissance s’exerçant à sens unique ». Ces représentations se sont en effet déployées dans des directions diverses – un processus riche en ambiguïté et dont témoigne particulièrement bien la circulation d’« objets métis ».

Le tour d’horizon que propose l’ouvrage est particulièrement riche, et l’angle d’approche des objets permet de développer la réflexion sur des bases empiriques et originales. Selon les thématiques, le sujet de la religion mériterait peut-être un traitement encore plus détaillé : ce sont en effet fréquemment des ecclésiastiques qui ont contribué à la construction de cet imaginaire de soi et des autres, mobilisant souvent des conceptions qui cherchaient à rendre compte de la diversité des cultures humaines (et de leur hiérarchie) enracinées dans une vision biblique du monde. Enfin, l’analyse de l’exotique gagnerait parfois (et quand cela est possible !) à être complétée par une mise en relation avec les régimes d’historicité propres des sociétés lointaines considérées (histoire des civilisations amérindiennes, histoire de l’Inde moghole, histoire des royaumes africains, etc.). Les relations entre l’Europe et ces sociétés, souvent inégales, gagneraient en effet à être considérées dans toute leur complexité : les sociétés cosmopolites de l’Inde moghole ou de la Turquie ottomane, par exemple, forcent sans doute à mettre en question l’eurocentrisme à l’oeuvre dans la notion même de « siècle des Lumières ».

Cela étant, les schémas mis à jour dans cet ouvrage pourront intéresser bien au-delà des spécialistes de l’histoire suisse – et tout particulièrement pour ce qui concerne l’analyse des liens entre l’« exotisme » et la construction d’un imaginaire national au sein de sociétés n’ayant pas eu de colonies. Enfin, l’ouvrage et le projet dont il est solidaire apportent indéniablement une importante contribution à une histoire sociale et culturelle globale de la Suisse qu’il reste à écrire.