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Pourquoi, à l’époque de la traite des fourrures, de nouveaux peuples sont-ils apparus dans certaines régions du Canada mais pas dans d’autres ? Dans les régions du nord du Québec, particulièrement en Eeyou Istchee (terres des Cris de l’est de la Baie James) et au Nunavik (terres des Inuit), ce ne fut pas le cas. Bien que l’on y ait assisté à l’émergence de populations d’ascendance mixte, celles-ci ne se sont pas « fondues » en sociétés distinctes. Cet article examine les relations interpersonnelles dans ces deux régions du Québec afin de comprendre leurs dynamiques, qui contrastent avec celles du peuplement de la Rivière Rouge ou, plus près de nous, de la côte ouest de la Baie James, où vivent d’autres peuples cris. L’histoire de ces deux peuples d’ascendance mixte, les Métis, a été largement documentée (Brown 1980 ; van Kirk 1980 ; Long 1985, 2010) et il n’est pas nécessaire ici d’y revenir en détail. Cet article s’intéresse plutôt aux deux sociétés québécoises cris et inuit. À l’époque coloniale, des marchands britanniques et des femmes autochtones se sont unis ; beaucoup ont élevé des familles ensemble et sont à l’origine d’individus et de familles d’ascendance mixte, et cependant aucune société distincte ne s’y est développée, contrairement à ce qui a pu se passer ailleurs. Pour identifier les relations entre les traiteurs de fourrures européens et les peuples autochtones, il nous faut examiner le quotidien des postes de traite, les forces qui ont rapproché les gens et celles qui les ont divisés, d’où l’emploi du mot « visage » dans le titre, pour traduire ces interactions en présence de l’Autre – en face à face. Les Européens ne sont pas arrivés dans le Nord canadien dépourvus de valeurs et d’opinions, et c’est là que je m’intéresse au travail magistral de Denys Delâge pour me rappeler le « bagage » colonial et intellectuel qui résidait au coeur de ces relations.

Delâge a consacré sa brillante carrière universitaire à l’examen des conséquences, pour les sociétés autochtones du Canada, des variantes française puis britannique du colonialisme, qu’il définit si bien dans ses écrits interdisciplinaires. Les relations interpersonnelles sont l’un des sujets qu’il a étudiés, parmi plusieurs autres, et celui-ci est particulièrement pertinent pour la présente discussion. Faisant commencer son étude au xviie siècle, Delâge (1985) a décrit les retentissements de ces quatre siècles d’une histoire complexe, examinant comment les Européens, mus par un inébranlable sentiment de supériorité, ont classé et reclassé les populations en catégories, sapé l’égalitarisme de leurs sociétés, provoqué des guerres, détruit leur environnement, et ainsi de suite. En collaboration avec François Trudel, Delâge (1991) suggère que les sociétés survivantes ont élaboré une culture de la résistance pour sauvegarder ce qu’il restait de leur identité ethnique. Néanmoins, les populations locales elles-mêmes ont pris part aux offres culturelles, mais en privilégiant la technologie européenne au détriment des systèmes idéologiques et politiques que les Européens s’attendaient à leur voir adopter. Cependant, et c’est important, ses travaux nous apprennent qu’il ne s’agissait pas non plus d’un transfert culturel à sens unique. Les Européens ont eux aussi emprunté des technologies, des idées et des comportements amérindiens (Delâge 1996). Un travail plus récent, coécrit avec Jean-Philippe Warren (Delâge et Warren 2017), met en exergue les répercussions contemporaines des politiques coloniales de répression et d’assujettissement qui ont produit des bouleversements culturels, en minant les structures sociales des Amérindiens, en dissolvant leurs liens communautaires, en érodant leurs logiques symboliques. Civiliser et christianiser les populations autochtones pour les délivrer de leur ignorance et de leur misère, tel était devenu le fardeau des Européens.

Si telles étaient les convictions des Européens, alors comment ont-ils perçu les populations locales et interagi avec elles ? Contrastant avec l’impressionnante perspective spatio-temporelle développée par Delâge, cet article s’intéresse au microcosme interne de la traite des fourrures : il offre une microlentille, une perspective rapprochée, conçue pour comprendre pourquoi une population distincte d’ascendance mixte n’est pas apparue chez les Cris ou les Inuit. J’espère que les paramètres utilisés dans mon analyse serviront à orienter des questionnements similaires au sujet de « nouvelles populations » dans d’autres régions du monde.

Bien que nous disposions depuis longtemps d’études sur les relations interpersonnelles au sein des sociétés de la traite des fourrures (Brown 1980 ; van Kirk 1980), ce n’est qu’au moment de ma recherche d’archives sur ce commerce en Eeyou Istchee et au Nunavik que j’ai commencé à appréhender l’importance de ces études, en me familiarisant notamment avec les écrits de John Foster Caldwell. Loin des rapports formels sur le commerce de la fourrure, les lettres qu’il envoyait à sa famille dévoilent ses pensées et ses opinions au sujet de ce qui l’entourait et des habitants des environs de la baie d’Ungava. Caldwell, jeune homme originaire d’Irlande du Nord, avait rejoint la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) en 1913. Tout d’abord envoyé à Fort-Chimo (Kuujjuaq), il avait ensuite été affecté à divers postes satellites avant de retourner dans son pays d’origine en 1917. Individu instruit (il finit par devenir avocat à Belfast), il écrivait scrupuleusement toutes les deux semaines à sa mère et plus sporadiquement à d’autres proches, et ce, bien que lesdites lettres n’aient été délivrées que deux fois par an à Belfast. Dans ses écrits, que j’ai lus chronologiquement, j’ai été frappée par son admiration pour les Inuit et les Naskapis (parents nordiques des Cris) et par la fierté qu’il éprouvait lorsqu’il acquérait certains de leurs savoir-faire, comme marcher avec des raquettes. Dans ses lettres, il évoque avec admiration les aptitudes et l’endurance des bons chasseurs, des voyageurs, des couturières, etc., et il semble qu’il ait eu des relations cordiales avec certaines de ces personnes. C’est donc avec un grand étonnement que j’ai lu sa lettre de décembre 1914 dans laquelle il remercie sa mère pour la cravate qu’il portait au repas de Noël, qui était certainement un signe de la distance sociale entre lui et les Inuit et/ou les employés d’ascendance mixte[1]. Il écrit dans cette lettre : « … passé mon premier Noël en solitaire. Si les Huskies n’avaient pas été là, j’aurais demandé à Sam [Voisey, un colon basé au Labrador] et sa famille de dîner avec moi, mais j’ai fixé la limite à mademoiselle Peter[2], sans même parler de Johnny [Anatuk, un Inuk] ». On lui avait tout de même offert des cadeaux, comme un sac à cartouches en peau de phoque, des peaux de rat musqué et une paire de mocassins pour sa soeur. Son sentiment de supériorité se manifeste aussi lorsqu’il dénigre d’autres cultures, notamment en exprimant des opinions antisémites et antibritanniques (BAC, John Caldwell 1913, 1915).

J’ai du mal à imaginer quelle impression cela a pu produire sur des gens issus de sociétés qui conféraient une telle importance au partage des ressources, notamment alimentaires. Quelques commentaires de traiteurs nous sont parvenus concernant les différences de comportement entre eux-mêmes et les Inuit, mais pas sur les conséquences durables de cette mise à distance et de cet égoïsme. Il me semble ainsi crucial d’examiner les types de comportements auxquels les Cris, les Naskapis et les Inuit ont été soumis lors de la traite des fourrures et pour lesquels je dispose de documents. La région de la traite des fourrures du nord et du nord-ouest du Québec n’a pas vu naître de société coloniale qui aurait pu produire un champ d’études fertile – par exemple la famille Douglas-Connolly en Colombie-Britannique, étudiée par Adele Perry dans son ouvrage Colonial Relations (2015), qui explore l’intersection des filiations, de la loyauté et des rapports familiaux avec le commerce et la gouvernance.

Comme je l’ai commenté dans d’autres travaux (Morantz 2002 : 5-7), au Canada il a fallu attendre les années 1970 pour que les universitaires analysent les relations avec les peuples autochtones sous le prisme colonial, plus tard qualifié de « colonialisme de l’intérieur » (voir, par exemple, Patterson 1971 ; Coates 1991). Souhaitant affiner la large catégorie du colonialisme, les anthropologues Jean et John Comaroff (1992 : 198) ont élaboré une classification tripartite, basée sur leur recherche en Afrique du Sud et qui est applicable à l’histoire coloniale canadienne : le colonialisme d’État, le colonialisme de population et le colonialisme civilisateur (c’est-à-dire les missionnaires). Certaines sociétés autochtones ont très tôt été piégées par le colonialisme civilisateur, qui est plus tard devenu un colonialisme d’État. À l’inverse, les autochtones qui vivaient dans les régions reculées de la forêt boréale ou dans la toundra, comme les trappeurs, ont joui pendant longtemps d’un certain degré d’autonomie, particulièrement dans les périodes de forte concurrence dans le commerce de la fourrure, notamment au début des années 1900. Là où un monopole du commerce de la fourrure s’est imposé, les intérêts des trappeurs se sont alors subordonnés à ceux de leur compagnie, notamment de la CBH. Il n’était pas dans l’intérêt de la Compagnie de transformer radicalement le mode de vie de ses fournisseurs. Cette transformation n’est devenue un objectif du gouvernement fédéral qu’au milieu du xxe siècle quand le colonialisme bureaucratique (étatique) s’est imposé.

Cette analyse ne porte pas tant sur la domination économique ou la dépendance que sur les aspects culturels et domestiques de la vie quotidienne et sur les relations de pouvoir qui en découlent au sein des établissements de la traite des fourrures. Elle interroge la nature des relations personnelles et des interactions physiques entre les populations locales et les nouveaux arrivants, c’est-à-dire la façon dont ils agissaient les uns envers les autres dans des rencontres en face à face. En outre, avec l’apparition d’une descendance issue d’unions entre des colons et des femmes autochtones, j’interroge aussi leurs relations personnelles avec les employés eurocanadiens de la CBH, ainsi qu’avec les chasseurs et les trappeurs cris et inuit. Mon enquête se base sur des documents historiques s’étalant du milieu du xixe siècle jusqu’à près d’un siècle plus tard dans les années 1940. Elle recouvre la période où les immenses troupeaux de caribous ont commencé à diminuer, à la fin du xixe siècle, provoquant des épisodes de disette, ainsi que la période de la réduction de personnel au sein de la CBH au début des années 1900, moment où un grand nombre d’employés autochtones furent licenciés.

Nous ne connaîtrons jamais les effets à long terme de ces relations interpersonnelles, mais une telle discussion ajoute à notre compréhension de la société de la traite des fourrures en Eeyou Istchee et au Nunavik, bien que mon travail pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. La période suivant la Seconde Guerre mondiale a été marquée par une implication beaucoup plus importante du gouvernement fédéral. Ce dernier a rapidement imposé aux Cris et aux Inuit des pratiques et des institutions originaires du Sud, telles que la sédentarisation, les allocations monétaires, la scolarisation des enfants, les services de santé, toutes choses qui dépassent le cadre de cet article, de même que le ferait une discussion sur l’influence et les pressions exercées par les missionnaires (aussi déterminantes cependant, compte tenu du pouvoir dont ces derniers disposaient).

Pour écrire l’histoire du commerce des fourrures, les journaux et correspondances de la CBH sont des trésors qui nous donnent une énorme quantité d’informations sur la façon dont fonctionnait la traite des fourrures, tant du côté des peuples autochtones que des traiteurs eurocanadiens, en plus des activités quotidiennes autour des postes de traite. Cependant, comme l’affirme K.G. Davies (1963 : ix), directeur de l’ouvrage Northern Quebec and Labrador Journals, ces journaux restent en quelque sorte des registres commerciaux. À l’occasion, on peut rencontrer des gérants de postes plus loquaces grâce auxquels nous en apprenons davantage sur ces relations interpersonnelles. Leurs remarques parfois désinvoltes au sujet de la femme d’un employé ou de ses enfants nous informent sur la teneur des liens sociaux dans la société de la traite des fourrures. De la même façon, certains commentaires critiques du gérant de poste au sujet de tel ou tel chasseur nous procurent des informations additionnelles sur ces rapports sociaux. Toutefois, les registres commerciaux des territoires cris, naskapis et inuit n’ont rien en commun avec les écrits provenant de la colonie de la Rivière Rouge. Établie au début des années 1800 par Lord Selkirk, ce peuplement a grandi, en nombre et en importance, à la suite de la fusion en 1821 de la Compagnie de la Baie d’Hudson et de la Compagnie du Nord-Ouest, « qui a unifié la sphère économique, sociale et communicationnelle » (Brown 2017 : 95), attirant l’élite britannique ; et ce sont les correspondances de ces hommes et d’une femme (Letitia Hargrave) avec des membres de leur famille en Écosse qui ont permis à Jennifer Brown et Sylvia van Kirk de décrire et d’analyser les relations interpersonnelles dans le pays de la traite des fourrures. Ce sont à ces études que se réfère cet article pour des comparaisons et des aperçus au sujet des relations intergroupes en Eeyou Istchee, et, dans une moindre mesure, au Nunavik. Dans les régions arctiques, la traite des fourrures était plus récente et moins intensive. En outre, la Compagnie recrutait ses employés parmi les colons du Labrador, ou « Livyers », dont un grand nombre avaient une mère inuit. La distinction entre ces derniers et les Inuit était moins marquée.

J’ai accès à des témoignages oraux inédits cris et inuit collectés par des anthropologues dans les années 1960 et 1970 auprès de personnes déjà âgées à l’époque, sous les auspices du Musée de l’Homme (aujourd’hui Musée canadien de l’Histoire). Les enregistrements offrent notamment des informations d’ordre culturel qui, bien qu’importantes, ne présentent pas un grand intérêt pour les questions que je pose ici. Par exemple, Ellen Smallboy, qui racontait sa vie en 1933, n’a mentionné qu’en passant le poste de Moose Factory, parlant plutôt de sa vie sur le territoire (Flannery 1995). Dans la tradition orale collectée de façon exhaustive à Whapmagoostui (Grande rivière de la Baleine), Susan Marshall note que, bien que le révérend Walton ait parlé aux Cris de la richesse de la CBH, aucune histoire ne critique la Compagnie ou son personnel (Marshall et Masty 2013 : 260). Les relations personnelles ne représentaient pas un intérêt majeur lors de ces enregistrements.

Politiques et pratiques de la traite des fourrures aux xviiie et xixe siècles

Dès son implantation, la CBH avait cherché à limiter les interactions entre ses employés et les femmes autochtones. La Compagnie s’est établie en 1670 en Amérique du Nord, sur la côte Est de la baie James (aujourd’hui Waskaganish, originairement Fort Charles puis Rupert House). En 1683, des directives émises par le siège londonien de la Compagnie à l’intention des trois postes entourant la baie interdisaient aux hommes de « “converser” avec les femmes » (Brown 1980 : 52). En 1740, le Comité de Londres ordonnait au directeur d’Eastmain House, Joseph Isbister, « d’éradiquer l’ivrognerie, la traite privée et “le détestable péché de la prostitution” » (van Kirk 1979). La Compagnie s’inquiétait aussi de la sécurité du poste. À cette époque, Eastmain était en effet dit « palissadé » (HBCA B.59/a/12, 1745, f˚ 20). Ce sont seulement deux exemples parmi d’autres des ordres en provenance de Londres pour limiter les relations, largement documentés par Brown (1980) et van Kirk (1980). Au cours de ces premières années, les postes étaient souvent à court de provisions, et les employés étaient envoyés passer l’hiver ailleurs pour subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Bien que cela ne soit pas clairement mentionné, il semble inimaginable que des Écossais aient pu survivre à l’hiver dans les forêts boréales en étant livrés à eux-mêmes. De toute évidence, ils hivernaient avec des familles cries ou, plus probablement, avec une femme crie. Par exemple, Peter White, qui rechignait à se déplacer vers l’intérieur en canoë, « avait désormais sa femme et un jeune Indien pour l’aider » (HBCA B.59/a/94, 10 octobre 1816). De telles remarques deviennent la norme dans le courant du xixe siècle ; il était inévitable que les Britanniques engagés contractuellement pendant trois à cinq ans par la CBH recherchent la compagnie d’une femme. Il s’agissait souvent d’adolescents de 15 ou 16 ans, engagés comme apprentis. Certains ont renouvelé leur contrat pour rester à la Baie James ou à la Baie d’Hudson avec leur famille. George Atkinson, un Anglais, a commencé sa longue carrière à la Baie James en 1768. En 1778, il était négociant en chef à Eastmain et il a « épousé » une femme crie, Nucushin, avec laquelle il a eu deux fils et une fille. Son fils aîné, George (dont le nom cri était Sneppy), est né en 1777 (Francis et Morantz 1983 : 60). George Sr. l’a envoyé poursuivre sa scolarité en Angleterre en espérant qu’il « se débarrasse de son côté indien » afin qu’à son retour à Eastmain « il fasse des efforts comme un homme » (Davies 1963 : 329). La famille Atkinson était l’une de ces vieilles familles d’ascendance mixte apparues à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, comme les Gladman, Chilton, Hester, Vincent, Moar, Spencer et Corrigal – ou les Gordon, Saunder et Ford au Nunavik. De nombreux hommes (mais pas tous) furent affectés dans d’autres districts par la CBH, ce qui eut pour résultat de faire disparaître un certain nombre de patronymes britanniques des communautés d’Eeyou Istchee. D’autres familles se sont aussi formées, mais sur de plus courtes périodes, car les hommes repartaient en Grande-Bretagne ou étaient mutés dans d’autres postes, laissant derrière eux femmes et enfants, qui conservaient souvent leur nom paternel britannique dans les registres de la CBH. Bien qu’il n’existât pas de clergé à la Baie James jusqu’au milieu du xixe siècle, ces unions étaient reconnues comme des mariages à la façon du pays (en français dans le texte, NDT). Les entrées dans les journaux des postes de traite mentionnent « la femme de » ou « Mme Bolland », « Mme Chilton », etc.  (HBCA B.59/a/94, 10 octobre, 16 janvier 1816). Les veuves étaient ainsi reconnues et pouvaient parfois bénéficier d’une aide alimentaire, bien qu’elles pussent également fournir d’utiles services au poste en l’approvisionnant en petit gibier et en poisson, ou en effectuant des tâches domestiques.

Un grand nombre de descendants de ces unions (ascendance mixte)[3] furent employés par la Compagnie après que les administrateurs de Londres eurent admis qu’ils pouvaient remplacer les employés recrutés en Europe. Au début, ces employés d’ascendance mixte étaient cantonnés aux travaux manuels, mais au milieu du xixe siècle ils ont pu atteindre des situations importantes telles que chef de poste ou chef d’expédition, puisqu’un certain nombre d’entre eux avaient été instruits en Angleterre ou par un maître d’école envoyé tout d’abord à Eastmain en 1808. L’embauche d’un personnel d’ascendance mixte n’était pas le fruit des seules considérations économiques : les pères nourrissaient en effet de hautes aspirations pour leurs fils, des considérations directement rattachées à leur propre éducation culturelle[4]. Notons que les hommes nés sur le territoire autochtone n’ont pas tous choisi de travailler pour le poste. Par exemple, ce n’est qu’au décès de Commochoppai (un chef chasseur à Rupert House) que la note « alias George Sabiston » s’ajoute à son identification, indiquant qu’il était de parenté mixte mais qu’il avait choisi d’être perçu comme un chasseur cri (HBCA B.186/a/45, 28 avril 1832).

En revanche, les femmes issues d’unions mixtes ne jouissaient pas des mêmes possibilités. Elles se mariaient généralement avec un chasseur cri et s’établissaient loin du poste. Par exemple, en 1838, le journal du poste de Fort George (Chisasibi) mentionne le décès de Charlotte, la fille de George Atkinson I ; elle était mariée à Foxskin, fils de Misticoosh, le « Patriarche de l’Est » (HBCA B.77/a/11, 23 juin). Autre exemple, Cowacawcawchin devait se rendre avec sa femme (elle-même fille de Duncan McDougall, un marchand de la Compagnie du Nord-Ouest, décédé) à Moose Factory pour collecter une annuité en son nom. Les femmes qui vivaient au poste avec leurs maris employés par la Compagnie tendaient à intégrer le mode de vie des villages entourant les postes de traite. Ainsi, on apprend qu’en 1819, Charles Cramer, le tonnelier, a construit un cercueil pour sa femme avant de l’enterrer à Eastmain House dans le « cimetière européen » (B.59/a/100, 4 février 1819). Les femmes des employés étaient souvent elles aussi recrutées par la Compagnie à titre de femmes de ménage, fournisseuses de poisson et de petit gibier, couturières, etc. Leurs maris construisaient habituellement des petites maisons en bois pour leur famille au sein du poste.

Malgré ces mains additionnelles, les représentants de la Compagnie finirent par réaliser le coût des aides en « nourriture, bois et toit » allouées aux membres des familles des employés (HBCA B.186/b/36, 15 juillet 1838). À partir de 1827, les directives de Londres à l’ensemble des postes ont contraint les chefs de poste et les employés à subvenir eux-mêmes aux besoins de leur femme et de leurs enfants. Par conséquent, un dixième de leur salaire annuel était prélevé dans ce but. En outre, on considérait que les femmes et les enfants devaient avoir un emploi. Dès l’âge de 15 ans les garçons ne pouvaient plus vivre avec leur famille et devaient travailler comme apprentis ou traiteurs pour la Compagnie. Les gérants de poste et les employés reçurent l’instruction de parler en anglais à leur femme et à leurs enfants. La plupart des hommes de la CBH quittaient la zone lorsque la Compagnie les mutait dans d’autres régions. Les femmes et les enfants abandonnés à la suite des décisions de la Compagnie ou par choix devenaient dès lors un fardeau pour celle-ci. De plus, les hommes ne pouvaient pas se marier sans l’autorisation du directeur de la traite de la région (HBCA B.135/k/1, 1827, f˚ 38 ; 1839, f˚ 95d). D’autre part, il est possible que les hommes britanniques aient été préoccupés par le fait que leurs filles ne puissent pas faire ce qu’ils estimaient être de bons mariages, ou qu’ils aient simplement souhaité pour elles un mode de vie comparable au leur. En 1875, le chef du poste de Moose Factory émit une directive à l’intention des employés de la Compagnie, leur interdisant de se marier « avec une femme indienne », « puisque des filles d’employés étaient disponibles » (HBCA B.77/c/2, f˚ 143), politique qui avait déjà été mise en place auparavant. En 1868, Jonathan Johnston s’était ainsi vu refuser la permission d’épouser une femme autochtone. Dans le journal de Fort George, on lit : « … qu’on le laisse vivre comme un Indien » ; et c’est ce que Jonathan Johnston fit cette même année (HBCA B.77/a/36, 14 et 18 janvier 1868).

Traits socioculturels des peuples d’héritage mixte en Eeyou Istchee

Les populations d’héritage mixte de la côte Est ne se sont pas muées en une société distincte, contrairement aux peuplements de la Rivière Rouge, voire même de Moose Factory, dont le quartier général était localisé des deux côtés de la baie James. D’une part, l’échelle démographique était trop petite : en 1898 seulement une demi-douzaine d’hommes vivaient toute l’année à Rupert House avec leur famille (Morantz 2002 : 60). Moose Factory (qui ne comptait que 36 hommes en 1900) n’était qu’un comptoir et une fabrique artisanale où étaient fabriqués à la main plusieurs des produits et équipements commerciaux pour les postes de la Baie James, qui requéraient un plus grand nombre d’employés spécialisés. Ce poste faisait aussi office de point de transbordement des livraisons destinées aux postes des côtes Est et Ouest (ibid. : 288, note xlv). En revanche, les populations métisses de l’Ouest avaient commencé à se distinguer des sociétés ojibwé et cri en s’investissant dans la chasse commerciale du bison. Selon Jacqueline Peterson (1985 : 37-38), le Métis « a fait son entrée sur la scène historique en 1815 » avec l’incursion sur ses terres des colons de Selkirk, en provenance d’Écosse ; ils furent d’autant plus convaincus de leurs intérêts communs lors des conflits militaires de 1869 et de 1885 (ibid. : 37-38).

En Eeyou Istchee, une distinction est apparue, basée non pas sur les lignées ancestrales des individus, mais sur leur activité économique. Ces différenciations n’étaient pas durables puisque qu’il était possible de passer d’un métier à l’autre, de chasseur/trappeur à traiteur/employé, et vice versa. Néanmoins, ces distinctions ont été renforcées par la Compagnie par des différences de salaire, de logement et même de prix des marchandises au magasin. Les employés voyaient leurs achats majorés d’un tiers (soit environ 30 %), tandis que ceux des chasseurs étaient majorés de la moitié (soit de 50 %). Selon le père Joseph Guinard, à Waswanipi au début du xxe siècle ce favoritisme a nourri un sentiment de mécontentement envers la Compagnie (Bouchard 1980 : 115). Il existait aussi des différences dans la manière dont était traité chaque groupe à Noël et lors des fêtes (Morantz 2002 : 59-65). Le plus significatif fut, en 1905, la signature du Traité 9, qui concerne la côte ouest de la baie James, entre le gouvernement canadien, les Cris de Moose, d’autres tribus cries et les Anishinaabe du nord de l’Ontario. Lors de la signature, les pouvoirs publics ont fait la distinction entre les « Indiens » et les « sang-mêlé » (Halfbreeds), différenciant les chasseurs et les employés de la Compagnie, et ce, malgré l’objection de nombreux individus d’ascendance mixte. Seuls les « Indiens » pouvaient faire partie du traité, le gouvernement ayant exclu les familles de la Compagnie qui résidaient à Moose Factory « au motif qu’elles ne vivaient pas selon le mode de vie indien » (Long 2010 : 80-82). La différence significative à l’est de la baie James est qu’aucun traité n’a été signé avec les Cris jusqu’en 1975, et qu’à ce moment les Cris ont insisté pour que toute personne d’ascendance crie en Eeyou Istchee soit incluse dans la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Un autre facteur crucial fut le déclin économique de la CBH au début des années 1900. La concurrence et la chute des prix de la fourrure ont contraint à ce moment la Compagnie à réduire son nombre d’employés, puis à nouveau à la suite du krach boursier de 1929, période qui coïncidait avec un effondrement des cycles animaliers pendant lequel les Cris trouvaient à peine de quoi se nourrir. La mécanisation a aussi joué un rôle déterminant dans la réduction de la force de travail dans les postes. Ne pouvant être employées au sein de la Compagnie, beaucoup de familles ont été contraintes de déménager dans l’arrière-pays pour chasser. Elles ont rejoint des membres de leurs familles sur leurs territoires de chasse, réduisant du même coup le nombre de familles au sein de la Compagnie (Preston 1987 : 293-94 ; Morantz 2002 : 126-130). Les Cris ne faisaient pas de distinction entre les individus qui avaient été salariés et ceux qui ne l’avaient pas été, comme l’illustre la vie de Frank Moar. Employé de la Compagnie, il avait été licencié dans les années 1930 avant d’être élu premier chef de la bande de Rupert House au milieu des années 1940 (ibid. : 129).

Les relations interpersonnelles

Il est difficile d’évaluer le caractère des relations entre les chasseurs et les familles de la Compagnie. Les récits oraux sont muets à ce sujet, sans doute pour de bonnes raisons si les délimitations n’étaient pas nettement marquées. Quelques Cris, sur les deux rives de la baie James, appelaient les employés de la Compagnie les wemstukshiokan, ce qui signifie littéralement « faits comme un homme blanc ». Le terme pour les Blancs est wemistikushiuu, qui désigne spécifiquement les Blancs anglophones (ibid. : 61 ; Long 2010 : 395-396). Le révérend Thomas Vincent, lui-même d’ascendance mixte, qui écrivait depuis le diocèse de Moosonee, affirmait qu’« une telle personne, née ici et parlant le langage local, est à tous points de vue considérée comme un frère » (Long 1985 : 149). Il y avait des fêtes et des événements sociaux : les archives des postes de traite mentionnent des soirées de danse. Bien que la Compagnie ait offert un traitement différencié aux deux groupes ethniques à Noël et au Nouvel An, chacun se voyant offrir une nourriture différente, cette distinction n’était pas toujours la règle. C’était notamment le cas lors des bals organisés par les employés de la Compagnie eux-mêmes, qui réunissaient à la fois les employés d’origine mixte et les employés européens ainsi que ceux des chasseurs inuit ou cris qui se trouvaient au poste à ce moment.

Comme nous le verrons plus loin, bien que les Européens aient considéré les populations autochtones comme culturellement inférieures, ils avaient conscience de la nécessité de les traiter cordialement sous peine de les voir déserter le poste, surtout dans les années de forte concurrence. Par nature, la traite des fourrures (fonctionnant sur le troc et l’extension du crédit) était propice aux confrontations, et cependant certains indices montrent que les relations pouvaient être amicales, selon le caractère des personnes en présence. Robert Flaherty (1924 : 39, n. 17), prospecteur et réalisateur au Nunavik dans les années 1920, a ainsi remarqué que les aînés inuit pouvaient passer du temps dans la maison du chef de poste à feuilleter des magazines, écouter la radio ou jouer aux dames (jeu auquel ils excellaient). Cependant, en une vingtaine d’années, ces relations ont changé avec la concurrence dans le commerce de la fourrure, les allocations monétaires du gouvernement et le travail salarié. Sous cette pression de l’extérieur, le gérant du poste de la CBH ne jouait plus un rôle essentiel et n’était plus en quelque sorte qu’un petit commerçant (Morantz 2010 : 97-98). D’après les archives, très peu de traiteurs nourrissaient des opinions négatives à l’endroit des chasseurs ; la plupart se montraient respectueux envers eux, admirant leur résistance et leur capacité de survivre dans des conditions rigoureuses. En fait, certains commentaires emploient le mot « génie » pour évoquer leurs aptitudes (HBCA, Payne, 1964-1679, f˚ 98). Peter Nichols (HBCA E.59/1, T11-41, f˚ 35), qui était traiteur dans l’Arctique au milieu des années 1930, a évoqué dans ses écrits la capacité d’autosuffisance des autochtones et leur fierté quant à leurs aptitudes. Pour Louis Romanet à Fort-Chimo, les Inuit étaient « honnêtes et conventionnels ». Mais, et comme Nichols de son côté, il les trouvait aussi « fatalistes », « acceptant leur sort sans chercher à l’améliorer » (UAA Romanet 1905, f˚ 8). Frank Melton, à Wakeham Bay (Kangiqsujuaq), disait préférer la moitié païenne de son interprète, Johnny Edmonds, à sa moitié chrétienne (HBCA E.93/20, 1918, f˚ 3). Néanmoins, certains commerçants ont aussi déballé leurs sentiments négatifs dans les journaux des postes, comme Edward Black, à Nemiscau (Nemaska), à la fin des années 1920. Il parlait des Cris comme de la « plus grande bande de fainéants » (Morantz 2002 : 69). À peu près à la même époque, W.E. Swaffield maudissait les Inuit en disant : « … pour ce qui me concerne, ils peuvent bien aller en enfer » (Morantz 2016 : 114). [Il s’agit ici d’une époque, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, où le déclin des ressources alimentaires et des populations animales angoissait les Inuit et les Cris, dont les inquiétudes étaient encore aggravées par la chute des prix de la fourrure.] Dans son carnet de voyage personnel, en 1920, Thierry Mallet, à la tête de Revillon Frères à New York, n’a de toute évidence pas censuré ses pensées, parlant en termes péjoratifs des Cris et des Inuit (Therrien 1986 : 36). De plus, en vrai reflet de l’époque, au début des années 1950 les anglophones de la Grande rivière de la Baleine (Whapmagoostui) ridiculisaient la culture des Cris, mais aussi des Finnois, des immigrés et des Canadiens français (Walker 1953 : 83).

En ce qui a trait aux opinions que les étrangers avaient d’eux, les Inuit s’en sortaient mieux que les Cris. À la fin des années 1890, le géomètre A.P. Low les disait travailleurs, aimables et joviaux (Morantz 2016 : 69). James L. Cotter, un Écossais, parlait aussi favorablement de « l’Inuit » : « Il est plus facile de traiter avec lui, il est facile à satisfaire et surtout il croit tout ce qu’on lui dit – toutes choses auxquelles un Indien ne parvient jamais » (HBCA E.144/16, 1860-1870, f˚ 9). Ces divergences de perceptions peuvent être attribuées au fait que la CBH se soit implantée dans les territoires cris et naskapis deux siècles avant l’intégration des Inuit à la traite des fourrures.

Que pensaient les Cris et les Inuit des Blancs ? Il existe bien moins de commentaires à leur sujet de leur part que de celle des nouveaux arrivants ; et de plus, ces commentaires ont été sélectionnés et filtrés par l’esprit et les préjugés de ces derniers. Dans les années 1930, Nichols pensait que les Inuit prenaient les hommes blancs de haut, car, contrairement à eux, ils n’étaient pas capables de beaucoup d’autosuffisance, surtout en matière de logement et de nourriture, et pour tout ce qu’ils utilisaient ils étaient dépendants de ce qui leur était livré par bateau (HBCA E.59/1, T11-41, fol. 35). En outre, les traiteurs de fourrure européens étaient aussi dépendants des chasseurs autochtones pour leur nourriture, leur gibier et leur poisson, surtout dans les petits postes qui tombaient souvent à court de provisions européennes. Aux yeux des Inuit et des Cris, les hommes de la CBH étaient avares, car ils ne partageaient pas volontiers leurs provisions de bouche, en dépit des enseignements de la Bible. Leur monde étant plus restreint, ils attribuaient les variations de prix aux caprices et au caractère vindicatif des individus en charge du poste. Ils trouvaient aussi les Blancs « trop émotifs et sujets à une irritabilité ou des colères injustifiées[5] ». Nichols conseillait à ses semblables de ne « jamais, jamais » perdre leur sang-froid, affirmant que cela était incompréhensible pour un Inuit et que « l’on pouvait s’en faire un ennemi, car la colère le blesse vraiment beaucoup » (HBCA E.59/1, T11-59, f˚ 13-14, 10). Il mentionne également que les Inuit se méfiaient des motivations des Blancs, parce qu’ils avaient « sans doute, par moments, déjà été trompés par des Blancs » (HBCA E.59/1, T11-59, f˚ 13-14, 10). Et, peut-être encore plus significatif, les Cris croyaient en l’esprit Pwâtich, qui symbolisait les représentations négatives des Blancs et qui inspirait peur et suspicion. Divers récits portent sur des tentatives de se défendre des attaques de cet esprit (Marshall et Masty 2013 : 109).

La représentation des Cris, des peuples inuit et des peuples d’ascendance mixte

Joseph Gladman, chef du poste de Rupert House dans les années 1860, lui-même fils de Mary Moore, femme en partie crie, a rédigé une description des Cris. Il écrivait au « maître de poste » de Nichikun, Robert Chilton (lui aussi d’héritage mixte), que les présents que la Compagnie offrait aux Cris lorsqu’ils apportaient leurs fourrures ne pouvaient être considérés comme une rémunération, mais plutôt comme une « offrande à leur propre importance ». Et cependant, dans la même lettre, il note aussi que Jacob, un pasteur autochtone, serait inefficace à Nichikun, disant que « les autochtones ne le respectent pas puisqu’il est l’un des leurs » (HBCA B.186/b/70, 10 juillet 1862) ; de toute évidence il visait là une certaine arrogance et une confiance en soi qui lui auraient paru plus naturelles si elles avaient émané du monde des Blancs et non d’un pasteur autochtone. Les registres indiquent aussi que les Cris ne toléraient pas d’être mal traités par un négociant, préférant déserter les postes où cela pouvait se produire, comme cela fut le cas à Neoskweskau en 1821 (HBCA B.133/a/2, f˚ 13). Néanmoins, partageant la vision de leurs homologues vis-à-vis des Inuit, les traiteurs de la CBH vivant dans des postes du territoire des Cris nourrissaient pour la plupart une opinion positive au sujet de ces derniers. Un rapport anonyme de la CBH rédigé en 1922 affirme que le Cri est « un individu social, bavard et heureux de faire partie d’une organisation importante » (HBCA DFTR/15/1922, f˚ 155-156). J.W. Anderson (1961 : 45), un traiteur de la CBH ayant servi longtemps des deux côtés de la baie James, observait que « les Indiens respectent avant tout l’honnêteté, la sincérité et l’intégrité ».

Lorsqu’on se penche sur les relations entre les peuples autochtones et les Eurocanadiens qui avaient choisi de s’établir dans le Nord en se mariant dans des familles cries, inuit ou naskapies, on pourrait s’attendre à ce que ces relations se soient construites sur un pied d’égalité relative, à l’exception de quelques différences dans les manières de vivre, de se loger ou de s’habiller. Cependant, les employés de la Compagnie ne formaient pas un groupe homogène. Il y avait une distinction de classe entre les administrateurs (commis ou employés aux écritures) et les hommes et femmes employés aux travaux physiques. Nous avons précédemment noté que ce dernier groupe pouvait alterner entre une vie à l’emploi de la Compagnie et une vie d’autochtone. Par exemple, en 1854, on dit de Mark Eshkacappo qu’il préférait chasser plutôt que travailler au poste de Rupert House (HBCA B.186/a/87) et qu’en janvier 1855 il avait quitté le service (HBCA B.135/b/53, 29 janvier) ; ou encore, de Samuel Atkinson, qu’il avait été « licencié mais qu’il [resterait] employé comme un Indien » (HBCA B.186/a/98, 1er juin 1875). Entre ces hommes et femmes employés par la Compagnie et les populations autochtones, la distance sociale était réduite. Cette découverte est corroborée par l’examen des registres des mariages anglicans de Rupert House, remontant à 1891, et archivés et numérisés à l’Institut culturel de Waskaganish[6]. Bien que cela ne constitue pas un registre complet des employés cris de la CBH, on a découvert que, pour l’année 1934, vingt-cinq hommes avaient été listés comme employés, commis ou l’équivalent. Dans la quasi-totalité des cas, les hommes enregistrés au titre d’employés avaient épousé des filles de « chasseurs » ou d’« Indiens », alors que les commis ou employés de rang plus élevé (un échantillon de 6) avaient épousé les filles d’autres commis ou employés, voire (dans un seul cas) la fille d’un marin. Ainsi, les employés ordinaires épousaient des femmes cries, et les commis ou préposés aux écritures, des femmes d’ascendance mixte.

Dans la classe managériale se trouvaient aussi des hommes d’ascendance mixte qui, jusqu’au milieu des années 1880, pouvaient prétendre monter en grade au sein de la Compagnie pour devenir chefs de postes dans des postes de plus petite envergure et en contrées isolées. Les plus grands postes, qui procuraient un plus grand éventail d’activités économiques, restaient la chasse gardée des Eurocanadiens, et les commis qui y travaillaient étaient majoritairement blancs. Il existait une distance sociale entre la classe des gérants des postes de la CBH et la population locale. Ce qui est entendu par cette expression, « distance sociale », est le niveau d’acceptation des Cris et des Inuit envers les Blancs, ainsi que leur volonté de passer du temps en leur compagnie. C’était aussi la posture adoptée par les gestionnaires blancs, comme nous le rappelle la gêne qu’éprouvait John Caldwell à l’idée de partager un repas de Noël avec les Inuit. Il n’était pas le seul à les éviter. Lors d’une entrevue, Peter Nichols a évoqué cet aspect frappant des rapports de race et de classe qui déterminaient l’inclusion ou l’exclusion. Il explique les relations épisodiques entre des femmes de ménage inuit employées par la CBH et des employés ou gérants du poste, précisant qu’il « existait là un attachement réel et, bien qu’il ne durât peut-être que quelques années, cela tenait autant de l’amour que l’on puisse imaginer entre deux êtres », ajoutant plus loin qu’elle « mangeait la même nourriture que lui. Peu importe l’étroitesse de la relation, il était rare qu’une femme s’assoie à la même table que le gérant blanc. C’était – je ne sais pas… – considéré comme une sorte de tabou » (HBCA E.59/1, T11-43, f˚ 14). Il n’en demeure pas moins que ces liaisons étaient cruciales pour le commerce de la fourrure. James Douglas (négociant de la CBH puis gouverneur de la Colombie-Britannique) commente : « Sans les nombreux et tendres liens de la famille, la vie monotone du traiteur de fourrure aurait été insupportable » (van Kirk 1980 : 5).

Le style de vie des chefs de poste de la CBH était aussi pour eux un moyen de se distancier des chasseurs et trappeurs cris ou inuit. Au début du xxe siècle, Alan Nicholson, un Écossais, vétéran de la Baie James où il avait passé quarante ans, s’était quasiment créé une vie de gentleman, d’après les géologues Charles et Arthur Leith, qui lui avaient rendu visite et ont évoqué « la confortable maison du gérant avec son jardin bien entretenu, sa clôture de piquets réguliers, son immense portail… » (Leith et Leith 1912 : 33-34). Nicholson avait épousé la fille de l’archidiacre Thomas Vincent, qui était d’ascendance mixte ; elle était aussi apparentée à l’importante famille Gladman, elle aussi d’ascendance mixte (voir Vibert 2010 pour les pratiques dînatoires selon la classe sociale). Et puis il y avait aussi le négociant Miles Spencer au Fort George, qui avait demandé une gouvernante pour ses enfants nés autochtones (HBCA E.370/1, 25 août 1888).

Une autre famille se distinguait aussi par son mode de vie : Thomas Corcoran. Venu d’Irlande pour travailler pour la CBH à la Baie James de 1818 à 1853, il avait gravi les échelons jusqu’à devenir chef de poste. Il avait épousé Charlotte Sutherland, femme issue d’un mariage mixte. Il a commencé à écrire, au début des années 1830, des lettres destinées à son frère, fermier dans le Bas-Canada, lettres dans lesquelles il exprime à maintes reprises son désir de s’installer dans le sud du pays, près de chez lui – ce qu’il ne put réaliser qu’une décennie avant sa mort, dans les années 1860. Ce qui l’a empêché de partir pour devenir fermier, c’était sa position sociale à la Baie James. À un moment, dans une lettre il qualifie cet endroit de « partie barbare du monde », et cependant il répète à l’envi dans ses lettres qu’il aurait à « renoncer à l’idée de vivre en gentleman, rang qu’il occupe à la [Compagnie de la] baie d’Hudson » (HBCA E.204/1, 8 mai 1835, f˚ 22). Dans une autre lettre, rédigée au Fort George, il commente : « Je suis depuis si longtemps dans l’habitude de l’oisiveté qu’il est difficile de penser que je pourrais jamais devenir agriculteur » (HBCA E.204/1, 18 juin 1839).

Il est connu que la barrière de la langue a créé une distance entre les peuples autochtones et la CBH, mais cette distanciation s’est également produite d’une autre manière. William K. Broughton, qui a lui aussi passé quarante ans à la Baie James, de 1860 à 1900, était réputé être un linguiste cri de première force, mais lorsqu’il se rendait à Moose Factory, en tant que responsable du district de la Baie James, il comptait systématiquement sur les services d’un interprète (ce que les Cris trouvaient plutôt comique). Anderson, à Moose Factory très peu d’années plus tard, présumait qu’il agissait ainsi pour « maintenir la dignité de sa position » (Brown 1921 ; HBCA E.93.3 4M72, f˚ 116, 11 nov. 1958).

Il n’existe presque aucun aperçu de la façon dont les traiteurs d’ascendance mixte se présentaient aux Cris, ni des relations de ces derniers. Les frères Joseph et George Gladman – fils d’un colon anglais et d’une femme en partie d’ascendance crie – ont passé les dix premières années de leur scolarité en Angleterre. De retour à la Baie James en 1814, Joseph, l’aîné, a été commis dans divers postes pendant trente-trois ans, jusqu’en 1847, année où il fut promu chef de poste à Rupert House. George, de quatre ans son cadet, est passé de commis à chef de poste plus rapidement, en vingt-deux ans (HBCA, notices biographiques). Nous disposons d’une meilleure connaissance du traitement de ces deux frères d’ascendance mixte au sein de la CBH que de celui de la population autochtone en général. Dans son article portant sur les enfants de la Terre de Rupert « nés dans le pays », Denise Fuchs (2002-2003 : 5-6) note qu’après la fusion de la Compagnie du Nord-Ouest avec la CBH en 1821, la possibilité d’être promus à des rangs plus élevés au sein de la Compagnie leur a été progressivement retirée. Cultivant une image négative des enfants autochtones, le gouverneur George Simpson avait restreint leurs possibilités de promotion. En 1832, il créa la fonction de « maître de poste » (postmaster), à mi-chemin entre la fonction d’interprète et d’employé, provoquant la colère des chefs de poste qui arguaient que les enfants nés dans l’arrière-pays étaient plus compétents que les employés immigrés envoyés par le Comité de Londres. On disait que ces derniers « méprisaient » les fonctions nouvellement créées de « maître de poste » et « d’apprenti maître de poste ». De même, le gendre de Thomas Corcoran écrivait qu’il était « fatigué du travail nécessaire qu’un natif comme lui [devait] fournir pour obtenir de si maigres encouragements » (HBCA E.204/1, 18 juin 1839, f˚ 29). Cette politique semble avoir perduré jusqu’au xxe siècle, bien que certains enfants autochtones aient pu servir à titre de gérants dans des postes importants, comme ce fut le cas pour George Gladman II, nommé négociant en chef au poste de York Factory en 1836. La plupart des hommes « nés dans le pays » (ainsi désignés par la CBH, et plus tard par les missionnaires), même ceux ayant reçu une bonne instruction, étaient affectés dans les plus petits postes – qui étaient aussi en général les plus isolés. En 1867, seuls six d’entre eux avaient été affectés à des postes de traite plus importants (Perry 2015 : 112). Il est possible, quoique difficile à corroborer, que les traiteurs d’ascendance mixte, qui se considéraient distincts des chasseurs cris, aient préféré émigrer vers la colonie de la Rivière Rouge ou des villes du Sud telles que Port Hope ou Coburg. Quant à l’attitude des Cris envers leurs cousins et cousines d’ascendance mixte, rien dans les archives n’indique qu’ils les considéraient comme des gens différents d’eux-mêmes. L’insistance des Cris à reconnaître tous les gens d’héritage cri comme bénéficiaires de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois de 1975 corrobore cette idée (Morantz 2002 : 301, n. lxiii). Un récent article rédigé par Jean Teillet, descendant de Louis Riel, et publié dans le Globe and Mail le 14 septembre 2019 rappelle que, dans le cadre d’une action collective, tout groupe se donne un nom, raconte les mêmes histoires, y compris une histoire de ses origines, agit collectivement et adhère à certaines formes de gouvernance. Aucun de ces traits ne caractérise les peuples d’ascendance mixte en Eeyou Istchee.

Dans les postes inuit, l’équipe était généralement composée de personnes originaires du Labrador ou de leurs enfants nés au Nunavik, mais comme en Eeyou Istchee, les postes importants, comme Fort-Chimo (Kuujjuaq), restaient dirigés par des Eurocanadiens. Lorsque la CBH a étendu son commerce de fourrures vers l’Arctique (en raison de la concurrence avec Revillon Frères – qui avait débuté en 1903), elle a commencé à employer majoritairement des gens du Labrador, c’est-à-dire des « colons » nés d’unions entre des Anglais et des femmes inuit. Les employés de la CBH envoyés au Nunavik étaient ainsi souvent bilingues, ce qui était un atout majeur pour la Compagnie. Leur quotidien dans la province du Labrador s’apparentait à celui des chasseurs, pêcheurs et trappeurs inuit et naskapis. Les familles Edmond, Ford, Voisey, Lane, Richard et plus tard Rich résidaient dans la région. D’autres familles d’ascendance mixte, originaires du Nunavik, étaient également employées par la Compagnie à diverses fonctions, généralement subalternes, à moins d’être envoyées gérer des avant-postes, comme ce fut le cas de Shennungnuk (Sinarnaq) et Nichy (Nichivaliak) ; ce dernier, un Inuit, était alphabétisé (ibid. : 125). En quittant l’emploi de la CBH, ces familles intégraient la société inuit locale ou retournaient au Labrador ou à Terre-Neuve (ibid. : 22). Par conséquent, dans cet article analysant les motivations des groupes d’ascendance mixte à se différencier ou non de leurs ancêtres autochtones, j’ai écarté l’exemple du Nunavik. Cependant, les archives du Nunavik restent utiles pour analyser les relations interpersonnelles dans les postes de traite.

Exposant sa vision des relations avec les Inuit, Nichols, commerçant à Cape Smith (Akulivik) au milieu du xixe siècle, précise que lui et sa femme recevaient très peu de visites des Inuit. Selon lui, les Inuit étaient rarement à l’aise dans la demeure d’un homme blanc. Nichols et sa femme rendaient visite aux employés du poste, mais ils obtenaient en retour un intérêt plus « limité » que celui qu’ils leur portaient (HBCA E.59/1, T11-57, f˚ 14-15). De même, A.A. Chesterfield, à la Grande rivière de la Baleine (Kuujjuarapik), refusa de rester dans la région au début des années 1900 au motif qu’il n’avait « aucune âme à qui parler » (James 1985 : 104). Nous en apprenons davantage sur les relations et les niveaux d’acceptation de la société anglophone blanche dans une lettre d’Anderson adressée à Theodora Stanwell-Fletcher qui lui demandait son avis sur son manuscrit retraçant un voyage dans l’est de l’Arctique dans les années 1950. Dans cette lettre, il lui explique qui est considéré comme « une personne blanche » et pourquoi : par exemple, bien que madame Crawford et madame John Watt aient été toutes deux d’ascendance mixte, seule madame Crawford était considérée comme « blanche » parce qu’elle était l’épouse du gérant du poste de la Baie Payne (Kangirsuk), tandis que madame Watt était mariée à un commis de magasin inuit de Fort-Chimo. En outre, madame Crawford avait permis que ses enfants soient instruits à « l’extérieur, où ils grandir[aie]nt en tant que Blancs ». À propos d’une autre épouse d’employé, madame Ford, Anderson écrit : « Elle est incontestablement une Eskimo qui ne fait aucun effort pour parler anglais devant les Blancs. Pour cette raison, elle ne peut être socialement acceptée, et tant monsieur que madame Ford se sont résignés à cet état de choses » (HBCA E.93/3, 26 juin 1956, f˚ 80-81). Ainsi, selon les Blancs, l’identité d’une femme tenait à sa classe sociale, c’est-à-dire au rang occupé par son mari dans la traite des fourrures, ainsi qu’à son degré de biculturalisme. Cela est très instructif pour ce qui est des relations personnelles.

Comparaison des relations interethniques à la colonie de la Rivière Rouge

Sylvia van Kirk a fait une découverte majeure dans la région de la rivière Rouge en étudiant le rejet soudain des filles et femmes nées autochtones, qui était une nouvelle trouvaille du gouverneur autocratique de la CBH, George Simpson. Dès son arrivée en 1821, Simpson avait entretenu des liaisons avec un certain nombre de femmes, mais il ne les a jamais considérées comme des épouses, les appelant « mon objet », « un appendice » ou « bout de brun ». Bien qu’il leur eût procuré un soutien financier, il laissait ses subordonnés « disposer » d’elles à leur convenance (van Kirk 1980 : 161-162, 205). En 1830, âgé d’une quarantaine d’années, lors d’un congé en Angleterre, il tomba « éperdument amoureux » de sa cousine Frances, 18 ans, et la ramena à la rivière Rouge. Son arrivée, ainsi que celle de Catherine Turner, une Écossaise mariée à John George McTavish, a eu un impact significatif sur les relations interethniques et interraciales au sein de la société de la traite des fourrures. Presque aussitôt, à la colonie de la Rivière Rouge, les filles de traiteurs d’ascendance mixte ont éprouvé une discrimination, de même que les femmes des Premières Nations, et toutes ont rapidement perdu leur statut social. Les seules femmes d’ascendance mixte autorisées à approcher Frances Simpson étaient ses domestiques. Selon van Kirk (ibid. : 184-185, 171, 205, 107), le gouverneur Simpson semblait déterminé à créer une élite exclusivement blanche au sein de la colonie. Des tensions entre Européens et individus d’ascendance mixte sont également apparues à Moose Factory avec l’arrivée des McTavish. Elles se sont intensifiées en 1843 avec l’établissement du premier missionnaire et de son épouse, madame Barnley, une Blanche anglophone. On disait d’elle qu’elle attisait la rancoeur des femmes locales à cause de son « ton déplaisant et hautain » (Reimer et Chartrand 2005 : x). Cependant, notons que, malgré les efforts de leurs supérieurs, les Simpson et les McTavish, les agents de la Compagnie ne se sont pas tous séparés de leurs épouses autochtones.

Le dédain affiché des Simpson envers les personnes d’ascendance mixte n’a pas produit autant de divisions dans les établissements de la côte Est et des terres de la Baie James. L’explication la plus probable est la taille restreinte des établissements, dont la population blanche se réduisait au seul chef de poste et à son épouse. La première femme blanche à résider dans l’est de la Baie James fut peut-être Mme Cotter, dans les années 1870, mais elle n’est pas mentionnée dans les archives : il est possible qu’elle soit demeurée dans un poste plus important tel que Moose Factory[7]. La première femme blanche à Rupert House mentionnée comme telle, fut J.E. Woodall, entre 1902 et 1911, la femme d’un pasteur anglican (Petersen 1974 : 51) ; hormis sa profession d’enseignante, les informations à son sujet sont très minces. La première femme blanche dont nous savons hors de tout doute qu’elle a occupé la maison du chef de poste de la CBH est Maud Watt, épouse de James S.C. Watt, envoyée à Rupert House en 1920 (Morantz 2002 : 110). Le couple avait précédemment résidé à Fort-Chimo en 1915. Les Watt ont pris un bon nombre d’initiatives bénéfiques et ils étaient tenus en haute estime par les Cris. Pourtant Maud Watt était connue pour son fort tempérament – dont on imagine qu’il fut sans doute source de conflits avec les femmes d’ascendance mixte, ainsi qu’avec les épouses des employés de la CBH et probablement aussi les Cris, d’autant plus que son rang était supérieur au leur. Comme je l’ai mentionné plus haut, aucun schisme n’est survenu au sein des établissements de l’est de la Baie James : contrairement à Moose Factory, il n’existait pas de traité ségréguant chasseurs et employés en fonction de la définition blanche de « l’Indien ». De plus, en Eeyou Istchee, les employés autochtones de la Compagnie ont rejoint les rangs des chasseurs quand la CBH a commencé à réduire son personnel.

Discussion

Je n’ai pas encore employé le mot « racisme ». En effet, au xixe siècle et au début du xxe siècle, ce concept n’était pas encore parfaitement articulé, mais les actions racistes ne se faisaient que trop ressentir. Comme le souligne Delâge, l’état d’esprit eurocanadien présupposait une conception hiérarchisée des peuples autochtones qui faisait des uns les dominants et des autres les subalternes. Selon Pierre Boulle (2005 [2002]), les contacts avec les peuples non européens, particulièrement les Africains, et leur exploitation dans le contexte colonial ont transformé la définition de la race. Le terme « race », dont l’usage au xviie siècle dénotait une notion de lignage, en vint à correspondre à la théorie polygéniste popularisée au milieu du xviiie siècle, qui postulait des origines distinctes pour les différents peuples humains. Selon le système de classification de Linné, le genre humain était ainsi divisé en diverses catégories, identifiables selon les « couleurs et qualités morales ». Boulle (ibid.), qui distingue le racisme du préjugé culturel, définit ainsi le racisme comme une idéologie qui « attribue des caractéristiques fixes, inscrites physiquement, à des groupes humains réels ou imaginaires ».

Comme nous l’avons vu dans la région de la rivière Rouge, le corps humain était une cible, et la couleur de la peau utilisée comme une injure. De telles « projections » de couleur, destinées à distancier le dominant de cet « autre », infériorisé, circulaient peut-être parmi la classe commerçante en Eeyou Istchee et au Nunavik, mais il n’existe cependant pas de preuve de l’usage d’un tel langage. Ces perceptions sectaires s’exprimaient plutôt par des tropes culturels. Ainsi, les termes « fainéants », « sales », « ingrats », « ordures », « barbares » (Morantz 2002 : 66) et autres épithètes similaires étaient lancés sur les Naskapis de Fort-Chimo (Morantz 2016 : 44). Quoiqu’il semble qu’un tel langage leur ait été appliqué moins souvent, les Inuit ont aussi été décrits ainsi de temps en temps.

Dans l’ensemble, les archives des postes à travers l’Eeyou Istchee et le Nunavik sont rédigées dans un langage respectueux des chasseurs et de leurs familles. Les employés de la CBH étaient-ils racistes ? Comme l’explique Theodore Binnema (2006), « ceux qui admettaient les théories raciales ne nourrissaient pas forcément de velléités génocidaires ou même haineuses. Beaucoup d’entre eux se seraient même considérés comme des “amis des Indiens” ». Pouvaient-ils se permettre d’être ouvertement racistes alors qu’ils dépendaient eux-mêmes du savoir-faire des populations autochtones ainsi que de l’approvisionnement vital en fourrures et en viande qu’elles leur fournissaient ? Néanmoins, on peut imaginer que les commerçants de la CBH, arrivant de l’Angleterre victorienne, avaient intériorisé une vision hiérarchique des classes et des cultures, en plus de défendre leur mission de christianisation et de civilisation des « païens » à travers le monde (Nock et Haig-Brown 2006 : 2-4). Est-il possible que les dissensions interethniques aient été renforcées avec l’arrivée tardive des missionnaires ? Ceux-ci auraient créé/confirmé/étayé le sentiment de supériorité des Blancs, renforçant du même coup leur volonté de civiliser l’autre. Peu importe le degré d’ouverture d’esprit et de respect des traiteurs de fourrures envers les trappeurs autochtones, on ne peut ignorer les préjugés raciaux et culturels issus du darwinisme social de l’époque. Selon Blackstock (2006 : 57), il n’était pas envisageable pour les nouveaux arrivants de penser autrement. Aussi tardivement que 1941, le politologue Stephen Leacock publiait un ouvrage d’histoire canadienne sur le thème de « la lutte de la civilisation contre la sauvagerie » (Francis 1992 : 55). Il y avait aussi les différences de classe, signalées par des tabous sociaux. Elles étaient clairement et facilement établies : le rang social d’une personne était défini par la façon dont elle gagnait sa vie. Tous ces courants ont probablement défini les alignements sociaux de la population des postes de traite, non seulement à la Rivière Rouge, mais dans tout le pays.

Conclusion

La réponse à la question posée dans l’introduction – pourquoi certains groupes d’ascendance mixte se sont-ils constitués en peuples distincts, mais pas les Cris de l’Eeyou Istchee – est probablement tout simplement donnée par le concept d’opposition. Comme nous l’avons noté plus haut, les Métis de la Rivière Rouge ont surgi brusquement sur la scène de l’histoire du fait de l’implantation des colons de Selkirk en 1815 et des batailles qui s’ensuivirent avec les autorités canadiennes. Sur l’autre rive de la baie James, la population d’ascendance mixte (aujourd’hui connue sous le nom de Nation métisse de l’Ontario) a pris une forme définie après que les délégués du gouvernement en charge du Traité 9, en 1905, eurent refusé l’octroi du statut d’autochtone à ceux et celles qui ne se conformaient pas « suffisamment » au mode de vie autochtone. Sur la côte Est, les personnes descendant d’unions mixtes entre Britanniques et Cris n’ont pas été confrontées à de telles objections et n’ont pas été différenciées des Cris lors de la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975.

L’objectif initial de cet article était de rendre compte de la nature des relations personnelles interethniques en Eeyou Istchee et au Nunavik à l’époque de la traite de la fourrure – en excluant ici les missionnaires à cause du manque d’espace. Les archives nous permettent de voir, jusqu’à un certain point, de quelle façon étaient encadrées ces relations entre personnes et entre groupes, mais elles ne nous renseignent pas sur les répercussions durables, morales et psychologiques, de la ségrégation sociale imposée par les populations blanches, même en remontant jusqu’au réveillon de Noël que John Foster Caldwell préféra passer seul. Nous ne disposons pas non plus d’une compréhension complète des règles d’inclusion ou d’exclusion des peuples autochtones. Étaient-elles le fruit de préjugés raciaux, de classe ou culturels ? Ou bien étaient-ce ces trois facteurs à la fois ? Quand Simpson, porteur d’une conception culturelle raciste du Vieux Monde, rembarrait les autochtones, d’autres ne le faisaient pas. Les arrangements domestiques dans les contrées de la traite des fourrures ont-ils modifié ces convictions ? D’un autre côté, la ségrégation sociale a-t-elle profondément blessé les Cris et les Inuit ? Peut-être préféraient-ils que les choses en soient ainsi et peut-être qu’eux aussi ont délibérément instauré une distance sociale entre eux-mêmes et les Eurocanadiens, accordant plus de mérite à leur propre manière de vivre et à leur culture. Il est intéressant de se pencher sur les relations intergroupes antérieures à l’établissement de l’État, et avant que son attention ne se porte sur les régions du Nord – et qu’il commence à imposer des lois qui définissent et qui restreignent. Les décisions pré-étatiques étaient guidées par le sens moral de personnes influencées par leur culture d’origine et par le christianisme, mais qui ont pu changer, une fois « sur le terrain ».

En nous concentrant sur les femmes et le métissage tout en tissant des comparaisons avec la colonie de la Rivière Rouge, nous observons l’émergence d’une population d’ascendance mixte au sein des Cris et des Inuit dans les régions nord-ouest et arctiques du Québec. Les hommes et les femmes d’ascendance mixte tendaient à se marier les uns avec les autres, engendrant plusieurs générations de gens apparentés et répartis sur une grande région géographique. Contrairement à leur parenté crie, les personnes d’ascendance mixte vivaient autour des postes de la Compagnie plutôt que dans des camps forestiers. Elles avaient un mode de vie hybride qui se distinguait de celui de leur ascendance non seulement sur le plan de la langue, mais aussi sur celui des valeurs. Et cependant, ces populations ne sont pas devenues un « nouveau » peuple. Elles se sont plutôt reconfigurées en deux « moitiés » et durent décider à laquelle elles appartenaient. Les lignes de démarcation entre elles et les Cris ou les Inuit étaient fluides. Un Cri ou un Inuk pouvait décider de vivre en chasseur ou en employé et revenir plus tard, s’il le souhaitait, à son identité précédente. Dans la plupart des cas, il pouvait choisir sa propre catégorie sociale. Cette fluidité a perduré aussi longtemps que la Compagnie a eu besoin de main-d’oeuvre, mais, quand ce ne fut plus le cas, les employés ont déménagé dans les terres et sont devenus chasseurs (avec l’aide de leur famille). Le caractère non exclusif des personnes d’ascendance mixte est également dénoté par le fait qu’elles n’ont pas non plus développé de pidgin ou de langue distincte, comme l’ont fait les Métis de la Rivière Rouge ; elles étaient plutôt bilingues anglais et cri pour la plupart (Reimer et Chartrand 2005 : lx). Elles ne fonctionnaient pas non plus comme une collectivité. La situation des femmes était cependant spéciale. Elles ne pouvaient pas choisir leur statut (défini par les Eurocanadiens) car celui-ci dépendait de leur conjoint, qui était généralement sélectionné par leur père. Le fait de porter attention aux femmes, dans la sphère domestique, nous donne également d’autres aperçus des dynamiques sociales dans les postes de traite, une leçon apprise des théories féministes (Stoler 2006 : 14). Ce type d’analyse nous permet d’appréhender plus précisément l’ascension d’un groupe racialement et socialement hybride. Or, comme dans l’un des exemples que nous avons vus, l’aptitude ou le désir d’une femme de répondre aux exigences euro-canadiennes pouvait consolider également le statut et la fortune de son mari et de sa famille. En outre, se concentrer sur ces préoccupations féministes met en exergue les profondes différences de genre et leur impact sur l’histoire coloniale.

Cette attention portée aux relations personnelles met en avant une autre sous-catégorie du colonialisme, à savoir la redéfinition de traits culturels et biologiques ; elle souligne aussi la nécessité d’explorer davantage la pensée victorienne au sujet des notions de classe, de race et de culture : quelles orientations étaient inculquées aux hommes envoyés dans les contrées de traite de la fourrure ? Dans quelles conditions les croyances profondément ancrées pouvaient-elles se modifier ? Sans les histoires personnelles des Cris et des Inuit, nous manquons d’informations pour mettre un « visage » sur leur expérience du colonialisme. Hélas, cet article pose trop de questions… mais certaines d’entre elles pourront peut-être guider d’autres personnes dans leurs recherches sur les relations qui ont pu unir les peuples ou les diviser.