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1. Introduction et problématique

Au Québec, où la question de l’identité nationale – et des identités nationales – est une question socialement sensible, les débats autour des finalités éducatives de l’enseignement de l’histoire du Québec et du Canada secouent régulièrement l’espace public. Ainsi, en 2006, l’introduction du programme Histoire et éducation à la citoyenneté au deuxième cycle du secondaire a soulevé une vive polémique qui a duré plus d’une décennie. Face à l’ampleur de la controverse, non seulement les balises ministérielles entourant l’enseignement de l’histoire au secondaire n’ont cessé d’être modifiées entre 2006 et 2011, mais une vaste consultation publique, dont l’objectif était alors de réformer l’enseignement de l’histoire, a aussi été mise en place sous le gouvernement péquiste de Pauline Marois. Cette consultation fut menée par le sociologue Jacques Beauchemin et par l’historienne Nadia Fahmy-Eid, lesquels ont recommandé, dans un rapport, Le sens de l’histoire (2014), la révision du programme Histoire et éducation à la citoyenneté. Ce dernier a finalement été remplacé, en 2017, sous le gouvernement libéral de Philippe Couillard, par un nouveau programme d’histoire dite nationale qui s’attira, à son tour, l’opprobre de certains groupes, en particulier dans les milieux anglophones et autochtones.

Dans les médias, les critiques relatives à la refonte des programmes d’histoire du Québec et du Canada se cristallisèrent, pour l’essentiel, autour des enjeux identitaires, évacuant certains enjeux épistémologiques et didactiques. De nombreux⋅ses spécialistes des sciences de l’éducation se sont alors affronté⋅e⋅s par le biais d’articles dans la presse, dans des revues professionnelles, dans des revues scientifiques ou dans des ouvrages collectifs révélant des conceptions de l’enseignement de l’histoire – et de la nation – souvent dichotomiques (Cadieux-Cotineau, 2015 ; Dupuis-Déri et Éthier, 2016). Pourtant, l’étude des programmes d’histoire québécois est un domaine de recherche encore peu exploré à ce jour (Bouvier, Allard, Aubin et Larouche, 2012 ; Lemieux, 2014 ; Moreau, 2012, 2017 ; Roy, Gauthier et Tardif, 1992) ; les écrits portant sur ce nouveau programme d’histoire dite nationale sont rares et ils ont, par ailleurs, été rédigés à partir des versions provisoires du nouveau programme et non à partir de sa version officielle (Éthier, Boutonnet, Demers et Lefrançois, 2017 ; Stan, 2015).

C’est pourquoi nous avons entrepris, dans le cadre d’un devis de recherche de type descriptif reposant sur une analyse de contenu, d’analyser les fondements épistémologiques, didactiques et idéologiques du programme Histoire du Québec et du Canada (Québec, 2017) enseigné au deuxième cycle du secondaire dans les écoles québécoises. Dans cet article, nous synthétisons les résultats de cette recherche professionnalisante faite dans le cadre d’un essai (Curtil, 2019a).

2. Contexte théorique

Dans cette section, les enjeux relatifs à la refonte du programme Histoire du Québec et du Canada sont définis.

2.1 Les enjeux épistémologiques

Le premier enjeu est d’ordre épistémologique et peut se traduire par la question suivante : quelle histoire enseigner ? L’élaboration d’un programme en histoire suit, en règle générale, l’évolution historiographique de la discipline, dans le but d’actualiser les contenus selon les avancées de la recherche. Aussi, il s’avérait nécessaire de replacer l’implantation du programme Histoire du Québec et du Canada dans une perspective historiographique afin de déterminer quels grands courants auraient pu en inspirer la rédaction. Or, la discipline de l’histoire connait depuis une quarantaine d’années un éclatement important, à tel point que Dosse (1987) évoque une « histoire en miettes ». En raison de l’absence de bibliographie dans le corpus en question, la gageüre d’associer le programme à tel ou à tel courant s’est donc avérée délicate.

À la suite du Rapport de la commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province du Québec (Québec, 1966), les orientations ministérielles concernant l’enseignement de l’histoire sont désormais profondément influencées par l’École des Annales née dans les années 1930. Cette dernière contestait, entre autres, le primat du politique et de l’évènement dans l’histoire-bataille, laquelle est souvent associée à l’histoire évènementielle ou à l’histoire-récit (Ricoeur, 2000) permettant de tricoter un grand roman national autour de figures et d’évènements considérés comme emblématiques. Aussi, dans les années 1960, il n’est plus question de dispenser une formation civique patriotique ou religieuse centrée sur des éléments considérés fondateurs d’une nation, mais plutôt d’ouvrir le champ disciplinaire à l’histoire sociale et économique (Bouvier, 2012). Cette tendance, qui n’est pas propre au Québec (Bouchard, 1997), apparait clairement dans les objectifs de formation du programme d’études Histoire du Québec et du Canada de 1982 (Cardin, 2006). Seulement, dans les années 1990, l’histoire sociale, accusée de verser dans le pluralisme identitaire et dans le structuralisme connait, à son tour, une « crise » (Petitclerc, 2009) sous l’impulsion de la Nouvelle Histoire. Cette crise annonce un glissement vers une histoire davantage culturelle, tandis que l’histoire politique se voit profondément renouvelée, comme en témoigne, au Québec, la vitalité du Bulletin d’histoire politique depuis plus de 25 ans.

Ainsi, il a été reproché au programme Histoire et éducation à la citoyenneté de marginaliser l’histoire politique – et nationale – au profit d’une approche davantage sociale (Bouvier et Lamontagne, 2006 ; Comeau et Rouillard, 2007 ; Sarra-Bournet, 2008). La Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN, 2015), qui représente pour l’essentiel les enseignant⋅e⋅s de l’enseignement supérieur, avait d’ailleurs recommandé, dans un avis, de « réconcilier l’histoire politique et l’histoire sociale en les articulant dans une trame nationale plus suivie » (p. 85) et de revenir à une histoire chronologique que le programme Histoire et éducation à la citoyenneté avait abandonnée en quatrième secondaire au profit d’une trame thématique. Le rapport Beauchemin-Fahmy-Eid (2014) a relayé cette recommandation.

Cependant, cette volonté de réhabiliter l’histoire politique a suscité des inquiétudes relativement au retour éventuel du « vieux récit politico-nationaliste » (Laville, 2015), reposant sur une trame nationale chronologique héritée du 19e siècle centrée sur l’unique expérience canadienne-française (Moisan, 2016). En effet, les détracteur⋅rice⋅s du programme Histoire du Québec et du Canada craignaient le retour d’une histoire positiviste et d’une vision téléologique de l’histoire du Québec et du Canada fondée sur un nationalisme ethnique exclusif (Demers, 2017).

En conséquence, nous avons donc tenté, dans le cadre de cet essai, d’analyser la place accordée à l’histoire sociale, à l’histoire politique, à l’histoire économique, à l’histoire culturelle et à la géographie dans le nouveau programme afin de déterminer s’il rompt bel et bien à cet égard avec les programmes d’histoire antérieurs.

2.2 Les enjeux didactiques

Le deuxième enjeu, d’ordre didactique, concerne la façon d’enseigner l’histoire du Québec et du Canada.

La polémique autour de l’enseignement de l’histoire s’inscrit dans le contexte du Renouveau pédagogique avec l’implantation, en 2001, du Programme de formation de l’école québécoise qui consomme une rupture paradigmatique. En effet, on passe d’un programme par objectifs à une approche par compétence, laquelle implique de réformer, par la même occasion, la formation à l’enseignement autour d’un référentiel de compétences. Ces nouvelles orientations, véhiculant pour certain⋅e⋅s une vision utilitariste de l’enseignement dont la finalité première serait avant tout la formation d’un capital humain, ont été vivement critiquées au Québec (Baillargeon, 2009 ; Cerqua et Gauthier, 2010). De plus, le Programme de formation de l’école québécoise s’inscrit fondamentalement dans une approche constructiviste et socioconstructiviste au sein desquelles l’élève doit être actif⋅ve dans ses apprentissages et où l’enseignant⋅e devient un⋅e « guide » (Québec, 2001, p. 90). Ce rôle de médiateurrice implique que l’enseignant⋅e d’univers social privilégie désormais des modèles d’apprentissage qui relèvent avant tout de l’apprentissage par problème, en assurant le développement d’une pensée historique. Cette dernière est au coeur d’une profonde réflexion didactique depuis près d’une trentaine d’années et les modélisations de celle-ci, afin d’en faciliter sa transposition didactique en classe, tendent à inspirer nombre de programmes au Canada (Moisan, 2017). Ce passage du paradigme de l’enseignement au paradigme de l’apprentissage s’avère être une exhortation pour les enseignant⋅e⋅s à renouveler en profondeur leurs pratiques pédagogiques qualifiées par certain⋅e⋅s de « douteuses ».

Des conceptions mal fondées permettraient donc, là aussi, d’expliquer certaines pratiques à l’efficacité pédagogique douteuse, notamment l’entêtement de plusieurs à donner un enseignement de l’histoire exclusivement magistral et l’attachement irrationnel pour les cahiers d’exercices.

Martineau, 2011, p. 13

Si le programme de 2006 accordait une place prépondérante à la méthode historique ainsi qu’à l’éducation à la citoyenneté, il en serait autrement dans le programme de 2017. En effet, dans un recueil d’articles, Quel sens pour l’histoire ? (Éthier et coll., 2017), les auteur⋅rice⋅s présentent leur analyse critique du nouveau programme, lequel ne répond pas à leurs attentes. Elles⋅ils considèrent qu’un programme d’histoire devrait être davantage centré sur l’apprentissage de la méthode historienne, laquelle repose sur l’analyse et l’interprétation rigoureuse et critique de sources, sur la problématisation, sur la conceptualisation et sur le débat délibératif.

Dagenais et Laville (2007) ont souligné que, depuis les années 1960, les programmes d’histoire sont centrés sur l’initiation à la pensée historique. En effet, Roy et coll. (1992) ont constaté que les programmes, à partir de 1967, entendaient favoriser le développement d’habiletés propres à la démarche historique. Néanmoins, il faudra attendre 1982 pour que la pensée historique, alors qualifiée de démarche historique, soit explicitée dans les programmes et les guides pédagogiques à l’intention des enseignant⋅e⋅s (Québec, 1982). Le terme pensée historique n’apparait qu’en 2006 dans le programme Histoire et éducation à la citoyenneté (Moreau, 2012). En effet, ce dernier accordait une place particulière à la démarche historique – conformément au modèle de Robert Martineau (1997) – pour initier les élèves à la pensée historique et favoriser le développement d’une conscience citoyenne. D’ailleurs, sur les trois compétences disciplinaires en vigueur dans l’ancien programme, seule celle relevant de la pensée historique, « interpréter les réalités sociales à l’aide de la méthode historique », est épargnée dans le rapport Beauchemin-Fahmy-Eid (2014). En effet, l’abandon de la compétence disciplinaire « interroger les réalités sociales dans une perspective historique » et de la compétence disciplinaire « consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire » est suggéré, car elles encourageraient des « prédispositions présentéistes et anachroniques » (p. 17-18).

Ces recommandations ont-elles été prises en considération lors de la rédaction du nouveau curriculum ? L’histoire-problème a-t-elle été abandonnée au profit d’une histoire-récit, tel que le prédisaient certains détracteur⋅rice⋅s du programme en question ? L’histoire-récit est souvent associée à une histoire évènementielle et à la transmission d’une mémoire collective imposante et imposée par le truchement de cours magistraux centrés sur un⋅e enseignant⋅e omniscient⋅e. Ainsi, la narration par l’enseignant⋅e et la trame chronologique sont souvent décriées, car elles sont associées au paradigme de l’enseignement et à l’approche de la mémoire collective. En effet, Seixas (2000) a défini trois approches disciplinaires. La première est celle de la mémoire collective où l’histoire est envisagée sous la forme d’un récit unique porteur d’une mémoire collective officielle assurant une identité et une culture commune censées consolider l’unité de la nation et la légitimité de l’État. L’enseignant⋅e transmet alors des faits, de façon chronologique, comme des vérités devant être mémorisées par les élèves. Cette approche de type béhavioriste relèverait du paradigme de l’enseignement. Les deux suivantes relèveraient davantage du paradigme de l’apprentissage, dans la mesure où elles reconnaissent que l’élève construit ses savoirs. Si l’approche disciplinaire vise la formation de citoyen⋅nes critiques dans une démocratie libérale grâce à l’apprentissage de la pensée historienne, l’approche postmoderne vise, quant à elle, la déconstruction des discours dominants afin d’engager l’élève dans les principaux débats de société.

Aussi, pour définir les fondements didactiques du programme en question, il nous est apparu primordial d’évaluer si le nouveau curriculum s’arrime au Programme de formation de l’école québécoise en déterminant le paradigme auquel il appartient et l’approche disciplinaire dont il relève.

2.3 Les enjeux idéologiques

Enfin, le troisième enjeu est d’ordre idéologique et concerne les raisons d’enseigner l’histoire du Québec et du Canada.

Premièrement, les orientations d’un programme ne sont pas idéologiquement neutres dans la mesure où les curriculums sont des productions institutionnelles répondant à des attentes sociales et qu’ils sont validés par une instance politique (Laville, 2000 ; Legris, 2014). En conséquence, pour interpréter la dimension idéologique du programme Histoire du Québec et du Canada, nous avons tenté d’analyser ses finalités éducatives afin d’identifier les conceptions de l’enseignement de l’histoire et les valeurs véhiculées dans le discours. Selon Althusser (1970), l’école entre dans la catégorie des appareils idéologiques d’État, lesquels participeraient à l’assujettissement des futur⋅e⋅s citoyen⋅ne⋅s et imposeraient une forme d’« hégémonie culturelle » (Gramsci, 1948-1951) ou de « domination culturelle » (Bourdieu, 1967), légitimant ainsi le pouvoir en place (Ferro, 1987).

Deuxièmement, la trame nationale du programme Histoire du Québec et du Canada s’inscrit dans un cadre de pensée présupposant, à priori, l’existence d’un État-nation. Ce concept, défini par Baum (1998) comme un « construit historique », est en général associé à celui de la souveraineté. Or, au Québec, ce sujet est une question socialement vive puisqu’elle touche à la question de l’indépendance de la province. Les critiques adressées au nouveau programme d’histoire s’inscrivent dans cette dualité nationale qui opposerait traditionnellement les francophones aux anglophones. Ainsi, le nouveau programme reposerait sur la seule et unique expérience du groupe majoritaire, soit les Québécois⋅es d’origine canadienne-française (Moisan, 2016), et véhiculerait un nationalisme ethnique (Laville et Dagenais, 2016). Par ailleurs, Éthier et Lefrançois (2017) craignent que le programme impose un patriotisme nuisible à l’agentivité des élèves et à leur lutte, entre autres, contre l’oppression nationale. Pour sa part, Baum (1998) a souligné le caractère manichéen des définitions qui opposent un nationalisme ethnique présenté comme « étroit, exclusif et xénophobe » (p. 175) à un nationalisme civique incarnant des idéaux démocratiques inclusifs ; la frontière entre ces deux concepts n’est pas aussi nette qu’il n’y parait. En effet, il rappelle qu’une nation peut tout à fait encourager un nationalisme civique sans pour autant renier ses origines et les célébrer.

Troisièmement, Demers (2017) avance, quant à elle, que l’une des visées du nouveau programme serait identitaire, car il prioriserait l’acquisition de connaissances plutôt que le développement de la pensée historienne, en exigeant la mémorisation d’objets de la mémoire collective figés et non problématisés et en imposant une mémoire collective officielle qui reposerait sur une histoire finalement évènementielle et sur une conception culturelle de la nation. Selon Halbwachs (1950), la mémoire collective correspondrait aux représentations qu’un groupe se fait de son passé, assurant ainsi la construction d’une identité commune. Les déterminants qui permettent sa construction sont la famille, la classe sociale, le groupe professionnel, les médias et les institutions (par exemple, les écoles). La mémoire institutionnelle (par exemple, les programmes scolaires et les manuels), les mémoires individuelles ou celles de groupes sociaux périphériques peuvent alimenter la mémoire collective, la conforter ou la contester. Ainsi, les représentations sociales d’un évènement peuvent entrer en conflit avec l’histoire officielle dont l’objectif a longtemps été de construire une identité nationale commune. Cette mémoire officielle – et officialisée dans les productions curriculaires – participerait à la cohésion sociale d’une communauté autour d’une entité imaginée : la nation (Anderson, 1996). Or, l’enseignement de l’histoire a toujours eu un rôle à jouer dans la construction d’une identité nationale, au Québec comme ailleurs. Cependant, les revendications identitaires et mémorielles qui émergent dans le courant des années 1970 remettent en question le grand roman national, engendrant des conflits mémoriels et donc des revendications identitaires. Beauchemin (2003) emploie même le terme de champ de bataille et considère que cette lutte identitaire serait la manifestation d’un besoin de reconnaissance de la part de mémoires cantonnées à la périphérie de la mémoire collective, lesquelles revendiqueraient leur réintégration au coeur de l’Histoire nationale. C’est pourquoi Moisan (2016) recommande d’intégrer ces histoires plurielles à l’intérieur de la trame nationale.

Pour conclure, les différents enjeux autour de l’enseignement de l’histoire tourneraient, pour l’essentiel, autour de la question de la transmission d’un récit opposant : 1) l’histoire sociale à l’histoire politique ; 2) l’histoire-récit à l’histoire-problème ; 3) l’histoire postnationale véhiculant une citoyenneté civique et inclusive à une histoire nationaliste véhiculant une citoyenneté ethnique centrée sur les Canadien⋅ne⋅s français⋅es.

Ainsi, la recension des écrits et le contexte polémique dans lequel la rédaction de ce nouveau programme s’inscrit ont mis à jour deux conceptions de l’enseignement de l’histoire, souvent présentées comme inconciliables. Selon les critiques qui lui ont été adressées avant même sa sortie officielle en 2017, ce nouveau programme d’histoire dite nationale prônerait un retour au paradigme de l’enseignement et véhiculerait un nationalisme ethnique exclusif s’inscrivant dans l’approche de la mémoire collective.

Le cadre conceptuel a permis de nuancer ces allégations et a conduit à émettre certaines réserves quant à l’idée qu’un programme d’histoire versant dans le nationalisme ethnique et dans la formation de patriotes acquis⋅es à la cause indépendantiste aurait été validé par le Parti libéral du Québec.

3. Méthodologie

La problématique et le cadre conceptuel de notre recherche ont permis de faire ressortir trois concepts fondamentaux : l’épistémologie, la didactique et l’idéologie. En conséquence, afin d’analyser les fondements de ce nouveau programme, nous avons opté, en ce qui concerne la collecte et l’analyse des données, pour une approche thématique reposant sur une analyse de contenu. Selon Van Campenhoudt et Quivy (1995), l’analyse de contenu permet à la⋅au chercheur⋅se de prendre une distance par rapport à sa culture première, ce qui, dans le cas d’un sujet de recherche polémique, s’avérait incontournable :

il ne s’agit pas d’utiliser ses propres repères idéologiques ou normatifs pour juger ceux des autres, mais bien de les analyser à partir de critères qui portent davantage sur l’organisation interne du discours que sur son contenu explicite.

p. 209-210

3.1 Présentation du corpus à l’étude

Le programme Histoire du Québec et du Canada, validé en aout 2017 par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, assigne à l’histoire une fonction avant tout culturelle (Québec, 2017, p. 1) visant à amener les élèves à : 1) « acquérir des connaissances sur l’histoire du Québec et du Canada » (finalités cognitives) ; 2) « développer les habiletés intellectuelles liées à l’étude de l’histoire » (finalités pratiques) ; 3) « développer les aptitudes critiques et délibératives favorables à la participation sociale » (finalités axiologiques). Le nouveau programme adopte une approche par compétence reposant sur deux compétences disciplinaires, « caractériser une période de l’histoire du Canada » et « interpréter une réalité sociale », lesquelles favoriseraient le développement de cinq habiletés intellectuelles.

Le programme est divisé en huit périodes : quatre étudiées en troisième secondaire (des origines à 1840) et quatre en quatrième secondaire (de 1840 à nos jours). Chaque période, correspondant à une réalité sociale, est associée à trois concepts particuliers et à une ligne de temps. Le programme s’articule autour de cinq concepts communs illustrant les objectifs de ce dernier, soit d’aborder l’histoire politique (pouvoir), l’histoire sociale (société) ainsi que les aspects culturels (culture), économiques (économie) et territoriaux (territoire) de l’histoire du Québec et du Canada. Contrairement à l’ancien programme, aucun angle d’entrée n’y est imposé et la compétence disciplinaire « consolider l’exercice de sa citoyenneté à l’aide de l’histoire » a été abolie, conformément aux recommandations du rapport Beauchemin-Fahmy-Eid (2014).

3.2 Procédure

Ce travail de recherche s’inscrit dans un devis à visée descriptive (Paillé, 2007) reposant sur une approche méthodologique thématique (Paillé et Mucchielli, 2016). Afin de dégager les concepts et sous-concepts relatifs à nos trois concepts fondamentaux, soit l’épistémologie, la didactique et l’idéologie, nous avons opté pour une analyse de contenu (Bardin, 2009) reposant sur une analyse lexicométrique du corpus à l’étude, sur une catégorisation thématique des connaissances prescrites (Van Campenhoudt et Quivy, 1995) et sur une analyse du discours (Sabourin, 2003). La collecte de données s’est fondée sur un repérage systématique et continu des indicateurs relatifs à chacun des trois concepts fondamentaux.

Dans un premier temps, nous avons entrepris un inventaire lexical du corpus à l’étude afin de dégager les sous-concepts associés à chacun des trois concepts centraux. La lexicométrie est une méthode d’étude du discours empruntée à la linguistique, qui se veut exhaustive, systématique et automatisée, mais qui s’est avérée insuffisante pour analyser le contenu et le discours (Bonnafous et Temmar, 2007). En effet, elle peut même conduire à des interprétations erronées. Par exemple, le terme « nation(s) » apparait 24 fois, alors qu’il est en général accompagné de l’adjectif « Première(s) ». C’est pourquoi l’inventaire lexical a été complété par une analyse textuelle afin de recontextualiser et de classifier l’ensemble des indicateurs. Cette première étape a permis de déterminer et de quantifier les différents concepts associés à nos trois concepts centraux. Dans un deuxième temps, nous avons analysé le contenu de formation, et plus particulièrement la partie qui s’intitule Précision des connaissances (Québec, 2017, p. 16-65), qui détaille la structure du programme tout en précisant les connaissances historiques prescrites dans chacune des huit réalités sociales. Elle est présentée sous forme de tableaux divisés en 103 thèmes composés d’éléments, lesquels précisent les connaissances historiques prescrites. Ces dernières, qui sont au nombre de 428, ont fait l’objet d’un classement systématique en fonction des cinq concepts communs (pouvoir, société, culture, économie et territoire) et en fonction des perspectives dominantes (nation, société, groupe). Enfin, dans un troisième temps, nous avons analysé le discours en combinant et comparant l’ensemble des données qualitatives et quantitatives recueillies.

Cette approche thématique a permis de définir les fondements épistémologiques, didactiques et idéologiques du nouveau programme Histoire du Québec et du Canada lesquels sont présentés dans la section suivante.

4. Résultats et discussion

4.1 Les fondements épistémologiques

La place de l’histoire politique dans le curriculum est au coeur de la polémique autour des enjeux épistémologiques concernant l’enseignement de l’histoire. En effet, le programme insiste sur son souhait d’arrimer l’histoire politique et l’histoire sociale lorsqu’il est question d’interpréter une réalité sociale. Pour preuve, nous avons relevé, dans le discours, la phrase suivante à huit reprises : « [l]a réalité sociale évoque le changement, les transformations ; elle met en valeur l’interaction entre les aspects de société et favorise l’arrimage entre l’histoire politique et l’histoire sociale » (Québec, 2017, p. 22, 26, 31, 37, 44, 50, 56, 62).

Les résultats de la catégorisation thématique des connaissances prescrites en fonction des concepts communs (pouvoir, société, économie, culture et territoire) semblent différer de cette volonté affichée d’établir un équilibre entre l’histoire sociale et l’histoire politique. En effet, les résultats témoigneraient, à priori, d’un manque d’arrimage entre un discours, qui préconise une réconciliation entre l’histoire politique et sociale, et la précision des connaissances qui, elle, consacre le retour de l’histoire politique (35 %).

Figure 1

Répartition des connaissances prescrites en fonction des concepts communs au 2e cycle du secondaire (en %)

Répartition des connaissances prescrites en fonction des concepts communs au 2e cycle du secondaire (en %)

-> Voir la liste des figures

L’analyse textuelle permet de préciser ces résultats. En matière d’histoire politique (champ lexical : 114 éléments), elle révèle qu’une grande place est accordée à l’histoire militaire, aux conflits et à l’histoire institutionnelle. Concernant l’histoire sociale (champ lexical : 307 éléments), celle-ci est souvent arrimée à l’histoire politique, économique et culturelle. La démographie y tient une place importante, alors que l’histoire des femmes (Curtil, 2020), l’histoire urbaine et rurale et la vie quotidienne y ont une place marginale. En matière d’économie (champ lexical : 112 éléments), les politiques et les doctrines économiques, les crises économiques et les systèmes d’échanges sont au coeur de la thématique. D’un point de vue culturel (champ lexical : 103 éléments), l’éducation, la religion et l’histoire des idées sont relativement bien représentées alors que tout ce qui relève de l’art et des mentalités est à peine évoqué. L’aspect linguistique, s’il est traité, est généralement associé à la question politique. Quant à la géographie (champ lexical : 103 éléments), si quelques éléments de géographie physique ont été repérés, l’occupation et la construction du territoire restent l’essentiel du domaine (traités, infrastructures, transports, urbanisation, etc.). Celle-ci a pour principale fonction de permettre aux élèves de situer des faits dans l’espace, de lire l’organisation d’un territoire et d’en délimiter le cadre spatial.

De plus, ces résultats doivent être nuancés et replacés dans un contexte historiographique plus large. Febvre, en 1943, constatait déjà que l’épithète « social » ne voulait finalement rien dire et que, par définition, l’histoire était sociale. Dans les années 1970, sous l’impulsion de la Nouvelle Histoire (Le Goff, Revel et Chartier, 1978), la discipline historique éclate en une myriade d’objets d’étude. On observe alors un glissement vers une histoire davantage culturelle, tandis que l’évènement est réhabilité, annonçant le retour du politique, de l’histoire-récit, de la biographie et du sujet historique (Bélanger, 1997 ; Dosse, 2010 ; Le Goff, 1999 ; Ricoeur, 1992). Dosse (1987) pensait d’ailleurs que « la renaissance d’un discours historique passait par la résurrection de ce qui a été rejeté depuis le début de l’école des Annales : l’événement » (p. 258).

Le programme Histoire du Québec et du Canada semble s’inscrire dans cette mouvance en réhabilitant l’histoire récit, en arrimant histoire politique (35 %) à histoire socioculturelle (38 %) et en adoptant une approche chronologique, laquelle avait été abandonnée dans le précédant programme. Par contre, la géographie semble être reléguée au rang de science auxiliaire de l’histoire malgré la recommandation 23 du rapport Beauchemin-Fahmy-Eid (2014) qui suggérait « [q]ue le programme prévoie des moments dédiés à l’enseignement de la géographie au début de chacune des années d’enseignement de l’histoire » (p. 45). Laurin (2000) l’explique par le fait que la géographie scolaire, contrairement à l’histoire, n’a pas su réactualiser ses contenus et faire valoir sa « pertinence éducative ». Sa faible représentativité dans les curriculums serait à mettre en relation avec les finalités utilitaristes néolibérales contenues dans l’approche par compétence.

4.2 Les fondements didactiques

D’après ses détracteur⋅rice⋅s, le programme Histoire du Québec et du Canada serait en rupture avec le programme Histoire et éducation à la citoyenneté en s’inscrivant dans l’approche de la mémoire collective. Il relèverait du paradigme de l’enseignement en délaissant la pensée historique au profit de l’enseignement de connaissances non problématisées. Boutonnet (2017) affirme que « ce nouveau programme serait un recul majeur au regard des intentions socioconstructivistes et interprétatives de tous les autres programmes québécois » (p. 78).

En conséquence, pour cerner les fondements didactiques du programme Histoire du Québec et du Canada, nous devions définir dans quelle approche (Seixas, 2000) et dans quel paradigme il s’inscrit afin de déterminer s’il s’arrime ou non au Programme de formation de l’école québécoise. Tout d’abord, il importait de déterminer à quelle approche ce dernier s’associe. Ce dernier s’est donné pour mission de participer à la structuration de l’identité des élèves en les enracinant dans une culture commune par l’apprentissage d’un bagage de connaissances jugées essentielles à l’alphabétisation sociale des futurs citoyens qui vivront dans une société démocratique et pluraliste. Les élèves doivent non seulement partager une mémoire commune, mais aussi des valeurs et des principes qui sont considérés comme le fondement de la société québécoise. « L’école est appelée à jouer un rôle d’agent de cohésion sociale en contribuant à l’apprentissage du vivre-ensemble et à l’émergence chez les jeunes d’un sentiment d’appartenance à la collectivité. » (Québec, 2007, chapitre 1, p. 6)

Il s’agit ici, à priori, d’une approche qui se fonde sur la mémoire collective où l’école participe à l’intégration sociale des futur⋅e⋅s citoyen⋅ne⋅s en favorisant l’apprentissage du vivre-ensemble et l’émergence d’un sentiment d’appartenance à la collectivité, afin de favoriser la cohésion sociale. Or, ce serait omettre que le Programme de formation de l’école québécoise insiste aussi sur le développement d’aptitudes critiques et délibératives permettant aux élèves de jouer un rôle actif dans une société démocratique et pluraliste. « C’est en prenant conscience des effets de l’engagement et de la participation sociale qu’ils réalisent la nécessité de fonder toute décision sur des bases critiques, en tenant compte de ses répercussions sur l’avenir de la collectivité. » (Québec, 2007, chapitre 4, p. 9)

Nous constatons ici que le Programme de formation de l’école québécoise oscille entre deux approches, tout comme le programme Histoire du Québec et du Canada.

En effet, différents modèles ont été élaborés ces dernières années afin de favoriser le développement de la pensée historique – ou historienne – chez les apprenant⋅e⋅s. Si ces modèles divergent quant aux composantes en jeu pour assurer leur transposition didactique, la place accordée à la démarche historique et aux sources semble être incontournable. L’analyse du discours a révélé que la pensée historique (inventaire lexical : 8 fois) est au coeur du développement des compétences disciplinaires. Le modèle proposé dans le programme semble être influencé par celui de Duquette (2011), lui-même inspiré de ceux de Laville (1979) et de Seixas et Morton (2012). Il repose sur deux concepts que l’on retrouve dans le programme Histoire du Québec et du Canada : la perspective historique (champ lexical : 23 éléments) et la démarche historique (champ lexical : 17 éléments). Duquette définit la pensée historique comme un processus dynamique reposant sur une suite d’opérations propres à l’histoire dans le but de répondre à une problématique et ce, par l’interprétation des sources. Le modèle préconisé dans le nouveau programme permettrait le développement de cinq habiletés intellectuelles : la conceptualisation, la comparaison, l’analyse, la confrontation des différentes interprétations et la synthèse. Il s’inscrit donc dans l’apprentissage par problème qui s’inspire du courant socioconstructiviste et relève du paradigme de l’apprentissage. Le programme Histoire du Québec et du Canada s’arrime ainsi au Programme de formation de l’école québécoise dans la mesure où ce dernier s’inscrit dans une approche socioconstructiviste.

Néanmoins, il est à noter que le programme consacre le retour du mode transmissif et narratif (champ lexical : 6 éléments), ce qui peut sembler contradictoire. En effet, le programme Histoire du Québec et du Canada donne une définition de l’enseignement pour le moins ambigüe, qui relève à la fois du paradigme de l’enseignement et de celui de l’apprentissage.

En étudiant les faits du passé, qu’ils établissent eux-mêmes ces faits ou que ceux-ci leur soient transmis, les élèves saisissent l’importance de situer les expériences antérieures dans leur contexte. La pensée historique affine l’esprit critique des élèves et développe la rigueur intellectuelle, les outillant conséquemment pour la délibération sur des problèmes contemporains et la participation sociale.

Québec, 2017, p. 1

Le modèle transmissif, associé au courant béhavioriste, est souvent considéré comme incompatible avec le développement d’une pensée historique, comme l’affirme le Programme de formation de l’école québécoise. « La simple logique permet de comprendre que la transmission de connaissances à mémoriser ne peut suffire. Il faut recourir aussi à des pratiques faisant appel aux processus cognitifs supérieurs que sont les activités intellectuelles d’analyse, de synthèse et d’évaluation. » (Québec, 2007, chapitre 1, p. 17)

Pourtant, certain⋅e⋅s philosophes et didacticien⋅ne⋅s ont souligné que la construction de sens en histoire passe nécessairement par la mise en récit, qu’elle soit transmise par l’enseignant⋅e ou construite par l’élève (Cardin, 2015 ; Ricoeur, 1984). Les rédacteur⋅rice⋅s du programme semblent avoir privilégié l’autonomie professionnelle dans un contexte où l’apprentissage par problème est présenté, dans l’ancien et dans le nouveau programme, comme l’unique voie pour accéder à la pensée historique. De plus, en règle générale, les enseignant⋅e⋅s considèrent que l’acquisition des connaissances est un préalable au développement d’habiletés plus complexes, ce qui est par ailleurs affirmé dans le Programme de formation de l’école québécoise.

En bref, nous avons constaté, malgré certaines incohérences relevées et d’abondantes redondances, que le programme Histoire du Québec et du Canada s’arrime parfaitement au Programme de formation de l’école québécoise tout en intégrant certaines recommandations du rapport Beauchemin-Fahmy-Eid (2014). « Que les libellés relatifs à la compétence 2, ainsi que l’ensemble des préambules, promeuvent explicitement un rapport équilibré entre compétences et connaissances, et fassent état de la nécessité du travail de transmission de connaissances des enseignants. » (p. 43)

En effet, le nouveau programme s’inscrit dans une approche par compétence ; il relève du paradigme de l’apprentissage en plaçant les élèves en action et de l’approche disciplinaire en misant sur le développement d’une pensée historique autour de deux euristiques, lesquelles encourageraient l’émergence d’une citoyenneté civique, critique et active.

Nous présentons, dans la section suivante, les finalités du programme en question.

4.3. Les fondements idéologiques

Pour interpréter la dimension idéologique du programme Histoire du Québec et du Canada, les finalités de ce programme comportent des indicateurs significatifs qu’il convient de présenter dans cette section. Hameline (1979, cité dans Raynal et Rieunier, 2005) définit les finalités éducatives comme une « affirmation de principes au travers de laquelle une société (ou un groupe social) identifie et véhicule des valeurs. Elle fournit les lignes directrices à un système éducatif et des manières de dire au discours sur l’éducation » (p. 145).

Si, dans le discours, le programme Histoire du Québec et du Canada assigne à l’histoire une fonction avant tout culturelle, d’autres finalités sont sous-jacentes : les finalités critiques, les finalités civiques, les finalités patrimoniales et les finalités identitaires.

4.3.1 Les finalités critiques et civiques

Dans les fondements didactiques, il a été établi que le programme Histoire du Québec et du Canada, en misant sur le développement de la pensée historique et en s’inscrivant dans l’approche disciplinaire, entendait permettre aux élèves de développer des aptitudes critiques. L’inventaire lexical a par ailleurs révélé un champ relativement important en lien avec cette finalité (champ lexical : 24 éléments). Quant aux finalités civiques (champ lexical : 36 éléments), elles sont associées de près aux finalités critiques. En effet, le programme part du postulat selon lequel la pensée historique favoriserait l’acquisition d’aptitudes critiques et délibératives conduisant à une conscience citoyenne. Il se place ainsi dans la continuité du Programme de formation de l’école québécoise en affirmant établir des liens évidents avec les domaines généraux de formation, en particulier celui du Vivre-ensemble et citoyenneté, et ce, d’autant plus que le programme donne le mandat à l’enseignant⋅e de former des citoyen⋅ne⋅s. « L’enseignant d’histoire reconnaît son apport à la préparation des élèves à leur rôle de citoyens. Bien que cette préparation implique l’ensemble de l’équipe-école, le cours d’histoire constitue un lieu privilégié de développement des aptitudes inhérentes à la citoyenneté. » (Québec, 2017, p. 6)

Cependant, si ces finalités civiques sont annoncées dans le discours, elles sont absentes du contenu de formation, même si le programme insiste sur certaines habiletés intellectuelles permettant à l’élève de prendre une certaine distance critique par rapport à sa culture première en confrontant et en comparant les différentes interprétations. Pour cela, l’enseignant⋅e doit proposer des séquences d’enseignement et d’apprentissage qui placeraient les élèves dans cette optique, ce qu’un cours magistral ne permet pas. Clarke (2000) a par ailleurs souligné que nombreux⋅ses sont les enseignant⋅e⋅s démuni⋅e⋅s en ce qui concerne l’enseignement des questions socialement vives et sensibles. Plusieurs raisons sont avancées par cette dernière : le sentiment d’incompétence ; le manque de temps pour étudier ces questions complexes et controversées ; la crainte de se faire accuser de partialité ou de perdre le contrôle de son groupe lors d’un débat houleux. Si l’on ajoute à cela que Déry (2016) a conclu, à l’issue de son travail de recherche sur l’analyse des postures épistémologiques sous-tendues par l’épreuve unique ministérielle en Histoire et éducation à la citoyenneté, que l’épreuve était en « désalignement » par rapport à la posture « critérialiste/constructiviste » du programme et par rapport à la volonté de développer la pensée historienne (p. 138), les finalités civiques et critiques risquent fort de rester lettre morte.

4.3.2 Les finalités culturelles et patrimoniales

Tout comme le Programme de formation de l’école québécoise, le programme Histoire du Québec et du Canada assigne à l’école une fonction culturelle, soit la transmission d’un héritage, d’un bagage de connaissances communes : « à l’école, l’histoire remplit une fonction culturelle par laquelle les élèves sont appelés à intégrer un ensemble de connaissances collectives qui en nourrissent l’étude » (Québec, 2017, p. 1). Les enseignant⋅e⋅s sont convié⋅e⋅s à identifier des ressources dans leur environnement immédiat pouvant enrichir ce patrimoine culturel et à initier les élèves à la fréquentation d’institutions culturelles. Le programme prescrit aussi un ensemble de repères culturels présentés comme « incontournables » (Québec, 2017, p. 9) et qui doivent faire l’objet d’une planification de la part de l’enseignant⋅e. En l’absence de référence bibliographique, nous ne pouvons que supposer que le programme Histoire du Québec et du Canada se fonde sur le document de référence à l’intention du personnel enseignant, qui recommande l’intégration de la dimension culturelle à l’école (Québec, 2003) et sur le référentiel de compétences à l’enseignement (Québec, 2001) qui considère l’enseignant⋅e comme un⋅e « passeur culturel » (p. 39).

4.3.3 Les finalités identitaires

Pour déterminer la place des finalités identitaires dans le corpus, il convenait de définir ce que le programme entend par « l’étude des particularités du parcours d’une nation, d’une société, d’un groupe » (Québec, 2017, p. 1). De quelle nation s’agit-il : du Québec ou du Canada ? Quelle société est à l’étude : la société québécoise ou la société canadienne ? Quels groupes ont une place dans la trame historique ? Pour ce faire, les différentes perspectives dominantes contenues dans la Précision des connaissances ont été mises en parallèle avec l’analyse du discours.

Tout d’abord, le titre du programme, Histoire du Québec et du Canada, apparait sans ambigüité ; le programme porterait donc sur l’histoire de deux nations. Pourtant, dès la première page, il est question de l’histoire du Québec : « [l]’histoire du Québec s’inscrit dans le contexte sociohistorique canadien, nord-américain et mondial, diverses nations contribuant à l’évolution de la société québécoise » (Québec, 2017, p. 1).

Ainsi, le programme se propose de retracer avant tout le parcours d’une société, la société québécoise, tout en envisageant différentes perspectives nationales ayant contribué à son évolution. La classification des éléments de la Précision des connaissances, effectuée en fonction des perspectives dominantes, offre une approche plus nuancée, comme en témoigne le diagramme ci-dessous.

Figure 2

Synthèse des perspectives dans la Précision des connaissances

Synthèse des perspectives dans la Précision des connaissances

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Nous remarquons donc que la perspective principale relève des deux nations (49 %) et que la perspective secondaire dominante est québécoise (23 %), tandis que la perspective autochtone représente 13 %. Quant aux contextes sociohistoriques occidental (6 %), nord-américain (3 %) et mondial (3 %), ils sont peu abordés. Cependant, le cadre territorial est essentiellement québécois, sauf quand il est question de géopolitique ou de relations internationales.

Ensuite, le discours du programme prétend insérer dans la trame chronologique les interactions entre les différents groupes (inventaire lexical : 11 fois) qui composent la société québécoise : « [i]l permet l’étude des interactions entre les divers groupes au sein de l’ensemble complexe que constitue la nation » (Québec, 2017, p. 1).

L’étude des différentes perspectives explicites et implicites contenues dans la Précision des connaissances permet de conclure qu’une place conséquente est accordée à l’histoire plurielle comparativement à l’ancien programme (Curtil, 2019). En effet, la perspective autochtone est davantage visible, probablement en raison de la pression exercée par ce groupe, laquelle a conduit à la révision des manuels scolaires québécois en 2018 (Bélair-Cirino et Noël, 2018). Par contre, d’autres groupes sont encore marginalisés, ce que confirme l’inventaire lexical. Moisan (2016) considère d’ailleurs que l’histoire plurielle est loin de voir le jour : les programmes en histoire au Québec « ne rendraient pas compte des multiples expériences historiques des divers groupes de la société québécoise » (p. 225).

Tableau 1

La place des groupes dans le programme Histoire du Québec et du Canada

La place des groupes dans le programme Histoire du Québec et du Canada

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En conclusion, nous conviendrons donc que la structuration de l’identité et la socialisation de l’individu s’inscrivent dans un cadre territorial centré sur la nation québécoise, présentée comme une société singulière dans le discours. Pouvons-nous pour autant conclure que le programme est nationaliste ? Pour cela, il nous fallait déterminer quel projet politique le programme véhicule. Ce sera l’objet de la synthèse des résultats.

4.3.4 La synthèse des résultats

L’analyse des finalités critiques, civiques, culturelles, patrimoniales et identitaires permet d’affirmer que le programme Histoire du Québec et du Canada prône un nationalisme civique inclusif dans le discours, malgré la faible représentativité de certains groupes dans le contenu des apprentissages. En effet, il prétend former des citoyen⋅ne⋅s québécois⋅es éclairé⋅e⋅s, critiques, actif⋅ve⋅s, ouvert⋅e⋅s sur le monde et respectueux⋅ses de la diversité. De plus, il offrirait un bagage culturel commun aux jeunes générations, assurant ainsi la construction de leur identité autour d’une entité territoriale : la nation québécoise. Ainsi, la socialisation de la⋅du futur⋅e citoyen⋅ne et la structuration de son identité reposeraient sur l’acquisition d’une mémoire collective fondée sur un héritage commun, sur l’acquisition d’aptitudes critiques et délibératives et sur l’intériorisation de valeurs reposant sur le vivre-ensemble. En conséquence, le programme s’arrime parfaitement au Programme de formation de l’école québécoise et se place dans la continuité de l’ancien programme Histoire et éducation à la citoyenneté (Éthier, Lautheaume, Lefrançois et Zanazanian, 2008), en entendant consolider la légitimité d’un système déjà en place et en assurant la cohésion sociale autour de valeurs partagées par une société démocratique, libérale et pluraliste.

5. Conclusion

Pour conclure, le nouveau programme Histoire du Québec et du Canada a tenté de répondre à certaines des recommandations émises dans le rapport Beauchemin et Fahmy-Eid (2014), lequel préconisait, entre autres : 1) un rééquilibrage entre connaissances et compétences ; 2) une réconciliation entre l’histoire-récit et l’histoire-problème ; 3) une trame chronologique et non thématique en 4e secondaire ; 4) l’arrimage de l’histoire sociale à l’histoire politique au sein d’une trame nationale.

En définitive, comme l’indique l’absence de références bibliographiques dans ce corpus, le programme semble être davantage un exercice de style consensuel dont les finalités premières seraient avant tout d’ordre politique : 1) ménager les susceptibilités de certains groupes d’influence en tentant de concilier différentes approches pédagogiques ; 2) assurer la stabilité sociale en prônant un nationalisme civique inclusif dans le discours alors que l’éducation à la citoyenneté est absente du contenu des apprentissages ; 3) clore la polémique autour de la question identitaire en intégrant la perspective autochtone sans pour autant accorder une place conséquente à l’histoire plurielle.