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Dans les dernières pages de ce fort beau livre sur les marxistes-léninistes en Acadie, Au temps de la « révolution acadienne », Philippe Volpé et Julien Massicotte s’interrogent sur les raisons d’écrire un livre sur l’histoire du marxisme-léninisme en Acadie. Pourquoi écrire sur un fait de l’histoire récente de l’Acadie, déjà oublié, sinon uniquement présent dans la tête des quelques militants de l’époque aujourd’hui septuagénaires ? Ils sont alors bien près de contredire leur intuition de départ selon laquelle les marxistes-léninistes acadiens ne seraient pas « des hurluberlus venus d’une autre planète » (p. 3). En fait, précisent-ils, il n’y a pas eu de « révolution acadienne ». Et le mouvement marxiste-léniniste en Acadie de la fin des années 1970 fut bien éphémère. Peut-être une vingtaine de militants. Sa volonté d’entrer dans les milieux ouvriers a échoué. Ses résultats électoraux ont frisé le ridicule. Il fut plus audible dans le milieu étudiant, d’où provenait l’essentiel de ses effectifs, mais encore là, ce furent des bruits de tambour. En fait, à l’encontre de sa prétention d’être l’avant-garde du prolétariat, il fut l’excroissance d’un mouvement qu’il combattait (le libéralisme antiautoritaire des années 1960).

Selon Volpé et Massicotte, la raison de cet échec est que le militantisme marxiste ne fut pas « organique » avec la société acadienne, ne s’appuyait pas sur une « référence collective construite historiquement » (p. 221), à la différence, précisent-ils, avec raison, du Parti acadien, lui aussi à l’expérience éphémère, mais dont l’inscription dans la trame nationaliste acadienne a laissé des traces.

Voilà la raison de l’échec, mais pas de celle d’écrire un livre sur un quasi-non-événement. Parce que c’est une histoire occultée, ce serait une sorte de « refoulé » de l’histoire acadienne ; mais, un refoulé de quoi, si les marxistes-léninistes acadiens ont une histoire, mais n’ont pas fait l’histoire ? Parce qu’il est toujours dans la tête des ex-militants et que leur expérience de jeunesse a largement contribué à leur développement individuel ; mais, c’est à la « révolution acadienne », non à l’histoire de quelques individus acadiens, à laquelle s’intéresse le livre. Parce qu’il faudrait enrichir la mémoire acadienne des luttes du passé. Mais, encore là, les auteurs de l’étude concluent que l’action marxiste-léniniste ne fut jamais réellement greffée à un mouvement social acadien et que la lutte était guidée par des éléments dogmatiques extérieurs à l’histoire acadienne.

Bien que les auteurs ne répondent finalement pas directement à la question, pourquoi écrire un livre sur l’éphémère passage en Acadie du marxisme-léninisme au tournant des années 1980 (1977-1983), je crois avoir trouvé la réponse. Elle est dans la structure du livre. Volpé et Massicotte refusent au départ d’inscrire l’histoire qu’ils vont nous raconter dans l’histoire des idées occidentales ; celle de la jeunesse antiautoritaire des années 1960 (le « moment 68 »), comme l’a démontré Joël Belliveau pour le mouvement étudiant acadien[1] ou celle de la gauche socialiste et communiste où le marxisme fut plus qu’une idée, un mouvement faiseur d’histoire. La radicalité du marxisme-léninisme post-68 fut une sorte de chant du cygne de la fin du mouvement ouvrier, pour parler comme Alain Touraine[2], ou encore dans la connivence de la jeunesse acadienne de l’époque avec la mouvance québécoise. Cela fut vrai lors de la création du Parti acadien, comme vient de le rappeler Michel Poplyanksky[3] (autre histoire d’un mouvement éphémère, mais organiquement lié à la société acadienne cette fois), mais aussi dans le choix des jeunes militants marxistes-léninistes de joindre la Ligue communiste du Canada, qui deviendra plus tard le Parti communiste ouvrier et son journal La Forge (et non l’autre groupuscule marxiste-léniniste, En lutte). L’existence en Acadie d’une mouvance marxiste-léniniste au tournant des années 1980 se trouve probablement mieux expliquée par ces phénomènes que par la conjoncture acadienne.

En effet, Volpé et Massicotte choisissent plutôt d’inscrire le récit marxiste-léniniste acadien dans la conjoncture acadienne, manière pourrait-on dire de démontrer que l’Acadie est bien une société globale. Les marxistes-léninistes acadiens seraient nés de la conjoncture acadienne, du moins se croit-on capable d’inscrire leur récit dans celle-ci. Le premier chapitre, « “De la misère en masse” contexte de l’Acadie révolutionnaire », décrit la situation économique désastreuse de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, au tournant des années 1970. Là serait le terreau qui a fait naître les luttes sociales contre le sous-développement régional, celles pour la reconnaissance linguistique ainsi que pour l’autonomie de l’Acadie et l’émancipation culturelle. Le marxisme acadien y serait né, comme le néonationalisme. Les marxistes-léninistes auraient voulu se dissocier de leurs frères de luttes, les néonationalistes, considérant les luttes culturelles comme des « contradictions secondaires » dirigées par la « petite bourgeoisie » acadienne. Ils auraient voulu construire un véritable mouvement social s’appuyant sur la classe ouvrière. Mais leurs discours s’inscrivaient mal dans l’historicité du sujet acadien et son univers de travailleur saisonnier, plus près idéologiquement du petit producteur que du prolétaire (d’où l’intérêt plus grand pour le coopératisme que pour la lutte des classes). Leur seule présence notable fut dans l’Union des pêcheurs des Maritimes (UPM), mais encore là on a dit qu’ils avaient plutôt instrumentalisé l’UPM au sein de laquelle Gilles Thériault et Omer Chouinard, deux membres de la Ligue communiste, furent des organisateurs importants (p. 151). Le groupe serait finalement resté à l’état de groupuscule, s’éparpillant en fin de vie dans la fragmentation identitaire des années 1980.

Une telle approche, inscrire le récit marxiste-léniniste acadien dans la conjoncture acadienne, induit quelques biais historiques. Elle reprend le discours marxiste-léniniste comme quoi il serait lui-même né de la misère du peuple. En fait, l’Acadie de l’après-guerre est bien plus en processus de modernisation (les Trente Glorieuses, le moment Robichaud) et son marxisme-léninisme est plus une importation antiautoritaire des nouveaux mouvements sociaux de la jeunesse occidentale que l’effet mécanique du sous-développement. Une telle approche tend encore à reconnaître plus de légitimité à l’événement qu’il en eut réellement, l’associant parfois à un mouvement social ou encore à un acteur (bien que les auteurs se reprennent en conclusion). Le marxisme-léninisme en Acadie ne fut jamais un acteur social si on le dissocie du radicalisme politique post… années 1960, un radicalisme qui réussit mal à devenir un véritable acteur politique, tout comme on le dira aujourd’hui de ses successeurs, les partisans de la démocratie directe. La radicalité d’ailleurs en politique est toujours en quelque sorte un déficit d’institutionnalisation.

Mais cela dit, le livre est bien une preuve que l’Acadie est une société. On est capable à partir d’un événement quelconque (l’existence d’un groupuscule de gauche) de rendre compte d’une époque et d’un contexte, voire de l’évolution des représentations d’une société. Tout objet peut être le départ d’une interrogation sociohistorique plus large. Sur ce point, c’est une grande réussite. En suivant avec minutie l’histoire des marxistes-léninistes en Acadie, les auteurs nous conduisent à comprendre les enjeux sociaux des décennies 1970-1980 en Acadie, les luttes contre le chômage, la radicalisation politique, le nationalisme, la dualité linguistique, la judiciarisation, la fragmentation ; en somme le récit de l’histoire du marxisme-léninisme comme révélateur de la société acadienne, ce que les marxistes-léninistes comme « acteurs » n’ont jamais su être.