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À divers titres, nombre d’historiennes et d’historiens de la famille ont tiré parti de l’étude du droit et des pratiques qu’il suscite[1]. Les règles juridiques concernant le mariage, les successions ou les testaments incarnent toujours une vision particulière (et genrée) de la famille et de la parenté. Au XIXe siècle, en dépit d’une relative libéralisation du droit, la loi conserve son emprise sur la vie et le destin des ménages[2]. Certes, avec les progrès de l’intimité et de la sphère « privée », les stratégies familiales se démarquent du texte juridique au point où le chef (masculin) de l’unité domestique dispose d’une latitude sans doute jusque-là inégalée. La rencontre avec le juriste n’en donne pas moins lieu à une incessante construction symbolique et matérielle du pouvoir au sein de l’unité domestique et de la société civile. C’est souvent à cette occasion que nombre de décisions familiales se concrétisent qui laissent deviner les discussions ou les négociations préalables.

Le présent article porte sur cette rencontre et cible une procédure judiciaire bien spécifique en usage au Bas-Canada : la tutelle des enfants mineurs, institution romaine reprise par le droit coutumier français et la coutume de Paris. Relevant du tribunal, la tutelle a essentiellement pour but de protéger les héritiers d’âge mineur en nommant un représentant légal habilité à agir en leur nom. Étudier cette institution judiciaire dans le contexte du Bas-Canada, c’est interroger le rôle du droit dans une société coloniale secouée par des conflits politiques aux résonances sociales et même culturelles[3]. L’analyse des dossiers de tutelle permet en effet de faire ressortir les usages judiciaires d’une population de plus en plus diversifiée sur le plan des identités et des ressources. Elle braque le projecteur tout particulièrement sur deux marqueurs identitaires : l’appartenance ethnoculturelle et le genre. L’étude propose, en somme, une réflexion sur l’usage genré et culturellement différencié d’une procédure d’origine française dans le contexte du Bas-Canada au début du XIXe siècle.

En lever de rideau, nous rappelons à grands traits le problème du droit français dans cette colonie britannique. Puis, nous abordons tour à tour les principes de la tutelle parisienne, son administration dans le district de Montréal et, pour finir, le portrait des hommes et des femmes qui y ont recours durant les années 1820 et 1830. Non seulement les pratiques suggèrent un lien très fort entre le droit et l’origine, ce qui ne surprend guère, mais elles révèlent plus clairement encore l’importance du genre dans cette démarcation. Car au terme de l’analyse, un double constat s’impose. D’une part, le traitement des femmes par l’institution judiciaire paraît dans l’ensemble assez similaire d’un groupe ethnoculturel à l’autre. D’autre part, les pères qui ont recours à la tutelle sont presque exclusivement Canadiens. Un tel écart, même s’il était en partie prévisible, mérite des explications – et aussi quelques nuances, aucune frontière n’étant parfaitement étanche. En fin de parcours, nous esquissons une réflexion sur la masculinité et le pouvoir domestique dans ce coin de l’Empire britannique.

Droit et identités au Bas-Canada

Il est sans doute utile de rappeler très brièvement la situation sociojuridique qui prévaut au Bas-Canada au début du XIXe siècle. Depuis 1774, on le sait, un droit civil d’origine française s’impose à nouveau dans cette colonie cédée à la Grande-Bretagne en 1763. Parallèlement, la société coloniale se transforme au gré d’un pluralisme ethnoculturel croissant, particulièrement à partir de 1815. Les premiers recensements de la ville de Montréal, au XIXe siècle, montrent bien que cette diversité ne se résume pas à la seule présence anglo-écossaise[4]. Mais le poids économique et politique de ce groupe est grand et l’identité britannique agit comme une trame fédératrice, particulièrement à l’approche des Rébellions de 1837-1838[5]. Particulièrement pour les classes supérieures britanniques, le droit coutumier français constitue un sérieux irritant dans plusieurs domaines : règles du régime seigneurial, propriété matrimoniale et droits de la veuve, hypothèques générales et « secrètes », etc. Pendant plusieurs décennies, la coutume de Paris se retrouve au coeur d’un conflit à saveur nationale dont Evelyn Kolish a retracé le déroulement et les inflexions[6]. Au tournant du XIXe siècle, les Canadiens n’ont pas manqué d’accuser à leur tour les juges anglo-protestants de miner l’héritage juridique français du pays. À la vérité, on connaît mal la situation réelle derrière ces dénonciations publiques. Peu d’études se sont penchées sur l’activité quotidienne des tribunaux civils, malgré quelques contributions importantes[7]. Grâce tout particulièrement à Bettina Bradbury, on connaît par contre la propension presque viscérale des élites anglo-protestantes à se soustraire à la coutume de Paris. La communauté de biens entre époux, avec ses accents égalitaires, ou le douaire coutumier de la veuve, qui grève la propriété du mari, ne correspondent pas à la conception de la famille propre à ce groupe. Ses membres ont donc tendance à gommer les effets indésirables du droit français grâce à une stratégie juridique centrée sur le contrat de mariage et le testament. L’objectif consiste à libérer, le plus possible, la propriété masculine des droits coutumiers de la veuve et de l’orphelin. Dès le début des années 1840 (au plus tard), il semble que ces solutions aient fait tache d’huile, de sorte qu’une partie des membres des classes supérieures canadiennes-françaises emboîte le pas, petit à petit[8].

On peut donc considérer à juste titre que le Bas-Canada de cette époque constitue un curieux borderland juridique. Non seulement le droit anglais y a été introduit en matière criminelle et commerciale, mais la colonie est traversée par plus d’une tradition nationale en matière de droit civil. Plusieurs indices montrent qu’une relative « personnalisation des lois » prévaut dans ce domaine, situation facilitée par le fait que la majorité des juges de droit commun et une bonne partie des avocats de la colonie sont d’origine britannique[9]. Des contemporains s’inquiètent de la progression des usages anglais dans certaines matières telles les relations entre époux. S’il faut en croire une lettre publiée dans un journal par une certaine « Adélaïde » en 1837, de nombreuses épouses canadiennes prennent désormais le nom de famille de leur mari, même si « les lois de leur pays leur […] assurent la conservation » de leur propre nom[10]. Les hommes seraient aussi victimes de l’attrait des coutumes anglaises, faute apparemment plus grave encore pour la gent masculine, une distinction importante sur laquelle nous reviendrons. Selon une vision assez caricaturale, mais qui demeure tout de même instructive pour la présente discussion, Adélaïde oppose l’égalité des rapports conjugaux dans le droit français à la toute-puissance du mari dans le droit anglais :

Nos lois, d’accord avec nos moeurs, font de la femme l’associé [sic] de l’homme aussi bien que sa compagne. Elle doit partager ses soins pour l’augmentation et la conservation de leur fortune ou de leurs moyens d’existence, et surtout pour la conduite de sa maison, faire régner l’économie, parvenir à l’acquisition de biens communs, qu’ils partagent et qu’ils transmettent en leur propre nom et en leurs droits respectifs à leurs enfans [sic], comme le fruit d’une collaboration mutuelle.

Les lois d’Angleterre envisagent la femme d’une manière bien moins favorable, et la placent dans un degré bien inférieur. Elle cesse pour ainsi dire d’avoir une existence qui lui est propre, dès le moment qu’elle a contracté mariage ; elle perd son nom et prend exclusivement celui de son époux[11].

Dans un article portant sur la conception républicaine de la femme chez les patriotes canadiens, Allan Greer cite la lettre d’Adélaïde de 1837, mais surtout pour déconstruire ce discours trompeur et signaler les inégalités de genre qui prévalent dans la pratique juridique tout comme dans les représentations et les comportements des maris canadiens[12]. L’auteur s’inscrit donc à contre-courant de la thèse de l’historienne Jan Noel voulant que les femmes canadiennes aient été privilégiées par rapport à leurs consoeurs anglophones, notamment en raison de cette différence juridique qu’évoque Adélaïde[13]. Plus récemment, Mylène Bédard a préféré présenter cette mercuriale parue dans La Minerve sous l’angle de l’anglicisation des moeurs et établir un parallèle intéressant entre les « droits des Canadiennes » et les « droits des peuples » à l’autodétermination : tous deux auraient été « bafoués par les lois anglaises[14] ». Identité nationale et genre se conjuguent donc, mais diversement selon les auteurs, dans les rapports que les Bas-Canadiens de toutes origines ont entretenus avec le droit[15]. Dans son étude sur les veuves, Bettina Bradbury reconnaît l’importance du droit dans les rapports patriarcaux entre hommes et femmes, mais les frontières négociées par les couples apparaissent beaucoup plus complexes et souples que la dichotomie du discours national le voudrait[16].

Si l’influence réelle du droit ne fait pas l’unanimité, on peut néanmoins penser que l’érosion, voire la perte, des traits identitaires préoccupent, à titre collectif et individuel, une partie de la population coloniale. À n’en pas douter, un travail de réaffirmation des traits et des valeurs de chacun se fait dans les mille et une actions du quotidien, à l’occasion des rituels de la vie sociale. Or, le rôle de l’appareil judiciaire et des hommes de loi dans cette dynamique culturelle semble avoir été négligé[17]. Détentrice de la puissance publique, gardienne du droit français, sollicitée par des individus d’horizons divers, cette institution étatique a pourtant grandement contribué à l’incessante construction des identités dans le contexte impérial et transnational du Bas-Canada.

C’est du moins dans cette perspective que nous abordons la pratique judiciaire de la tutelle des enfants mineurs. Le tribunal n’est évidemment pas le seul forum où le pouvoir domestique et les représentations sociales sont façonnés. Mais il demeure l’un des principaux organes publics où les identités individuelles et les droits de chacun sont pris en compte, réaffirmés ou oblitérés, parfois subtilement redéfinis, au gré des innombrables affaires que la cour traite, bon an mal an. La rencontre avec le juge des tutelles cartographie les coordonnées essentielles de la maisonnée, détermine la position relative de ses membres et de l’entourage sur l’échiquier du pouvoir, en plus de livrer quelques bribes d’histoires de vie, à défaut de révéler vraiment l’intimité des ménages. Dans ce travail d’écriture du quotidien, l’homme de loi témoigne des représentations du pouvoir domestique que lui suggèrent le droit et sa propre sensibilité.

La tutelle parisienne et l’autorité domestique

Tout comme la coutume de Paris, la tutelle a été introduite en Nouvelle-France dès le XVIIe siècle. Elle s’est maintenue dans la colonie sans grande modification législative jusqu’à l’adoption du Code civil du Bas-Canada en 1866 et au-delà[18]. Le principal changement tient à l’âge légal de la majorité qui, après l’Acte de Québec, passe de 25 à 21 ans[19]. C’est dire la stabilité relative que connaissent les principes juridiques protégeant les enfants mineurs. Rappelons-en les traits essentiels, en soulignant au passage leurs conséquences pratiques pour les familles.

En principe, la nomination d’un tuteur ou d’une tutrice est requise dès qu’un enfant d’âge mineur est susceptible de recevoir des biens en héritage. Or, d’une part, l’égalité successorale promue par la coutume de Paris fait en sorte que chacun des enfants peut prétendre à une part de l’héritage parental[20]. D’autre part, parce que cette même coutume établit un régime de communauté de biens entre les époux, le décès du père ou de la mère peut donner lieu à l’administration tutélaire (et à la transmission d’une partie de l’avoir familial). Rappelons que l’assiette successorale consiste généralement en la moitié des biens communs, à laquelle peuvent s’ajouter les autres possessions restées en propre au défunt (une terre reçue en héritage, par exemple). Puisque la mort précoce du père ou de la mère est encore relativement fréquente au XIXe siècle, la tutelle des enfants mineures continue de faire partie des moeurs familiales. Préalable à l’inventaire des biens après décès, l’élection du tuteur ou de la tutrice inaugure une administration de l’héritage qui dure en principe jusqu’à la majorité des mineurs ou jusqu’à leur émancipation par mariage ou par jugement. De droit naturel, nous disent les auteurs de doctrine[21], le conjoint survivant est désigné tuteur sur l’avis de sept parents et amis assemblés sous les auspices d’un juge. Le magistrat se contente la plupart du temps d’homologuer une décision prise à l’«  unanimité », s’il faut en croire la formule consacrée. Il n’impose sa volonté qu’en cas de conflit, d’irrégularité ou de refus d’accepter la charge de tuteur (en principe obligatoire puisque de nature publique). La coutume de Paris prévoit également la nomination d’un subrogé-tuteur. Habituellement choisi parmi la parenté du défunt, ce « légitime contradicteur » a pour mission de s’assurer de l’exactitude de l’inventaire des biens de la communauté.

Le cycle juridique inauguré par l’élection de tutelle jette donc un éclairage précieux sur l’avoir des familles. Mais l’étude de la tutelle proprement dite permet aussi de lever un peu le voile sur les réaménagements de l’autorité domestique après le décès d’un parent, sur le comportement des membres de la famille, le veuf ou la veuve en particulier, tout comme sur l’entourage des mineurs – un oncle, un beau-frère ou encore de proches connaissances. La tutelle de la coutume de Paris est associée au règlement du régime matrimonial qui survient au décès du premier des deux conjoints : en présence d’enfants mineurs, le recours est nécessaire pour dissoudre légalement la communauté de biens[22]. Il importe de signaler toutefois que l’institution d’origine romaine n’est pas réservée à ce type de régime matrimonial. La tutelle « dative » ou judiciaire est requise dès que des enfants d’âge mineur sont susceptibles de recueillir un héritage, peu importe la provenance ou la nature de celui-ci[23]. Enfin, la disparition des deux parents exige évidemment la nomination d’un tuteur chargé de veiller à « la conservation des biens et de la personne » des orphelins. Le remplacement de l’autorité parentale s’ajoute alors aux considérations plus strictement matérielles de la gestion tutélaire.

Jusqu’en 1791, les membres de l’élite anglo-protestante de la colonie incluent la tutelle dans la liste de leurs doléances. Les marchands pestent contre l’assemblée de parents et amis et la nature exclusivement judiciaire de la tutelle parisienne, inconnus du droit anglais[24]. Malgré des similitudes importantes, le guardianship anglais diffère en effet de la tutelle. Rappelons d’abord que l’architecture de la common law repose essentiellement sur la volonté individuelle de l’homme (mari et père), un trait qui se renforce au XVIIIe siècle[25]. C’est ce dont témoigne notamment l’institution de la liberté testamentaire, introduite dans la colonie dès 1774[26], l’un des symboles forts de la Britishness toute masculine. Or, contrairement à la tutelle parisienne, le droit anglais permet la désignation du guardian par testament. Selon le célèbre juriste William Blackstone, chaque père peut nommer le tuteur de ses enfants, dans le secret de sa maison, au moment de rédiger ses dernières volontés[27]. À ce titre, un testateur peut choisir son épouse comme représentante légale des enfants. Si Blackstone n’envisage que le pouvoir des pères, la pratique montre que les femmes ont aussi recours au testament, mais plus souvent lorsque celles-ci sont veuves[28]. À défaut de désignation testamentaire, le choix du guardian relève d’un tribunal spécial qui n’existe pas comme tel au Bas-Canada (la Prerogative Court)[29].

Considérant que nombre d’études ont souligné l’existence d’un écart parfois important entre le droit et la pratique, en Angleterre comme partout ailleurs, plusieurs questions s’imposent d’emblée : comment les familles britanniques se sont-elles accommodées de l’univers légal d’origine française du Bas-Canada en matière de protection des enfants mineurs ? Dans quelle mesure la vision juridique anglaise du pouvoir domestique, caricaturée par Adélaïde, a-t-elle influencé le comportement des veufs et des veuves de la colonie ? Quelle fut aussi l’attitude des hommes de loi face au pluralisme ethnoculturel croissant en ville et même à la campagne ?

L’administration de la tutelle et les hommes de loi du district de Montréal

Depuis 1794, les affaires de tutelle relèvent de la cour du Banc du roi établie dans les trois principales villes de la colonie. Notre enquête porte uniquement sur le district de Montréal[30], un espace qui dépasse largement la ville et inclut encore, à la fin des années 1830, un vaste territoire rural[31]. Précisons également que les tutelles ne sont pas les seules procédures non contentieuses entendues par le tribunal. La curatelle des interdits[32], des absents ou des successions vacantes compose une bonne part de son travail judiciaire et se mêle aux tutelles proprement dites. De 1815 à 1840, le nombre de dossiers traités par la cour oscille entre 600 et 800 par année environ, tous types confondus. Les années 1832-1834 constituent l’exception. En raison du choléra, on enregistre un doublement de l’activité judiciaire habituelle[33].

Quelques remarques de nature méthodologique s’imposent d’entrée de jeu, d’autant plus que le travail d’identification assuré par les hommes de loi est crucial dans l’analyse qui suit. De manière générale, l’origine « nationale » des individus est très rarement évoquée. La justice ne se soucie guère de l’identité ethnoculturelle des parties, sans doute parce qu’elle ne doit faire exception de personne[34]. Le recours aux sites web consacrés à la généalogie nous a permis de lever l’ambiguïté pour un certain nombre de cas, mais sans permettre une catégorisation d’ensemble assez fine pour distinguer systématiquement l’origine ou la religion des individus[35]. Autre constat, cette fois, relatif au classement genré des dossiers : l’index confectionné par les greffiers ne retient généralement que le nom du veuf ou du défunt père, parfois des enfants mineurs. Dans cet instrument de recherche d’époque, le scribe n’inscrit le nom des femmes que de manière très exceptionnelle, comme lorsqu’une orpheline d’âge mineure désire se marier. Il faut se plonger dans les dossiers eux-mêmes pour obtenir l’information complémentaire qui, incidemment, se conforme mieux aux principes du droit parisien. Les requêtes et les procès-verbaux d’assemblée de parents et amis livrent habituellement des renseignements sur les père et mère, sur les enfants mineurs (pas toujours avec précision), les membres de l’assemblée et, de façon très inégale, le lien que ceux-ci entretiennent avec les pupilles. L’entourage des enfants demeure un peu flou, ce qui est aussi vrai pour les enfants majeurs, surtout ceux d’un lit antérieur du défunt.

En somme, c’est une certaine vision de la famille qui se profile sous la plume des juristes, tous des hommes, bien que d’appartenances ethnoculturelles diverses[36]. Si les avocats ou les greffiers qui agissent au nom des familles sont souvent d’origine britannique, les notaires publics qui rédigent bon nombre de requêtes et de procès-verbaux d’assemblée sont très largement canadiens. Or, certaines habitudes caractérisent les hommes de loi britanniques : le nom de la défunte mère n’est pas toujours donné, non plus que le lien entre le requérant ou les membres de l’assemblée et les enfants mineurs. Même si le constat demeure impressionniste, il semble que les informations concernant le mari et les garçons retiennent plus l’attention des juristes qui rédigent en anglais, au détriment des autres membres de la famille nucléaire ou de la parenté.

Le cas des enfants mineurs de feus Alexander McDonald et Mary McDougal permet d’illustrer la situation. On ne sait à quel moment survient le décès de ce couple établi à Soulanges, une paroisse située à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Mais en juillet 1825, leur fils aîné requiert les services du notaire irlandais catholique de Montréal, Richard O’Keefe : il est alors question de vendre l’une des terres de la famille, et comme une partie de l’héritage revient aux enfants d’âge mineur, l’élection d’un tuteur est exigée par le notaire. Dans la requête que ce dernier rédige en anglais, le nom de la mère est passé sous silence. Les informations se précisent cependant lorsque Joseph B. Mailloux, notaire de Soulanges, est autorisé par le juge Louis Charles Foucher à rédiger le procès-verbal de l’assemblée de parents et amis[37]. Dans ce document, le nom de la mère apparaît pour la première fois, de même que la mention de « frères consanguins » qui semble indiquer la présence de deux lits d’enfants[38]. D’autres cas similaires existent[39], suffisamment pour penser que l’anecdote témoigne de représentations différenciées de la famille et du genre parmi les professionnels du droit, tout comme au sein de la société plus généralement.

L’autorité domestique au prisme de l’origine et du genre

L’analyse des pratiques familiales repose sur le dépouillement systématique des dossiers de tutelle du district de Montréal pour les années 1825 et 1835. Pour ces deux années, nous avons identifié 1111 procédures impliquant un père ou une mère survivante, dont 736 concernent une élection de tutelle, premier temps de l’administration tutélaire. Nous avons aussi retrouvé 238 dossiers ouverts cette fois après le décès des deux parents, dont 111 pour élire un tuteur aux orphelins[40]. L’analyse quantitative qui suit porte sur les seules élections de tutelle, procédure initiale qui témoigne bien du recours en justice visant la protection des enfants mineurs.

Les élections de tutelle et le groupe linguistique

Qu’elle survienne après le décès du premier conjoint ou après la mort du second des deux parents (n = 847), la tutelle des mineurs est très largement l’affaire des couples francophones (environ 85 %). Le constat ne surprend guère considérant que les Canadiens constituent la vaste majorité de la population du district de Montréal. Cette proportion est en fait légèrement supérieure à celle de la population canadienne au Bas-Canada[41]. Par ailleurs, les élections concernent en bonne partie les familles rurales du district de Montréal, bien que la campagne soit légèrement sous-représentée devant le tribunal[42]. Sans surprise, les pupilles francophones prédominent largement dans l’espace rural (un peu plus de 9 familles sur 10). Supervisé le plus souvent par le notaire de l’endroit, le recours traduit manifestement une continuité des usages traditionnels en la matière[43]. La majorité de ces ménages ruraux canadiens s’adonnent d’ailleurs à l’agriculture (environ les deux tiers, mais tout près de 8 cas sur 10 après répartition proportionnelle des cas inconnus).

Pour les familles de Montréal et ses faubourgs, le tableau se rapproche de la proportion respective des communautés francophones et anglophones de l’agglomération. Afin d’élargir l’échantillon, les années 1831 et 1832 ont été ajoutées aux élections de 1825 et 1835[44]. On pourrait penser que l’épidémie de choléra, qui frappe durement les villes durant la seconde moitié de l’année 1832, fausse un peu les données. La calamité a peut-être pris au dépourvu certains pères des classes supérieures britanniques habitués à coucher sur le papier leurs dernières volontés. Mais, en chiffres absolus, l’accroissement des cas de tutelle est notable en 1832 pour tous les groupes ; et en valeur relative, aucune tendance claire ne semble avoir été brisée par l’épidémie[45]. Quoi qu’il en soit, pour ces quatre années réunies, un peu plus de 40 % des familles qui sollicitent une élection de tutelle en région urbaine sont d’expression anglaise. Si on ajoute les couples mixtes ou d’une autre origine (italienne et allemande, notamment), qui représentent près de 15 % de l’ensemble, un peu plus de la moitié des dossiers montréalais impliquent au moins un conjoint qui n’est pas d’origine française. La diversité socioprofessionnelle est bien sûr plus grande chez les familles de la ville et de ses faubourgs (tableau 1). Il ne fait pas de doute que plusieurs d’entre elles sont d’origine assez modeste, tandis que d’autres appartiennent aux couches supérieures de la société. Ces dernières sont néanmoins surreprésentées, particulièrement chez les anglophones qui dominent le secteur du commerce ou que nous classons dans la catégorie « élites et notables[46]  ». Sauf exception, les ouvriers non qualifiés venus des îles britanniques se préoccupent peu de la procédure de la tutelle, dont ils ignorent vraisemblablement l’existence. Par comparaison, la grande majorité des familles francophones appartiennent aux classes moyennes et, dans une moindre mesure, aux couches populaires de la ville.

Tableau 1

Répartition des élections de tutelle à Montréal (ville et faubourgs) en fonction de la catégorie socioprofessionnelle du père (1825, 1831, 1832, 1835)

Répartition des élections de tutelle à Montréal (ville et faubourgs) en fonction de la catégorie socioprofessionnelle du père (1825, 1831, 1832, 1835)
Sources : BAnQ, CAM, CC601, S1, Fonds Tutelles et curatelles ; registres paroissiaux d’état civil (site Généalogie Québec)

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D’autres traits distinguent les deux principaux groupes ethnolinguistiques. Tout d’abord, la tutelle d’orphelins de père et de mère survient, toutes proportions gardées, un peu plus souvent du côté des familles non francophones. De plus, l’orphelin anglophone est souvent un garçon désirant apprendre un métier ; ou alors, il s’agit d’une jeune femme sur le point de se marier. Parfois, les parents décédés ne sont jamais venus au Bas-Canada et leur identité n’est d’ailleurs pas toujours dévoilée. D’autres récits de vie s’entremêlent à ces histoires. À l’automne 1835, une trentaine de garçons de 10 à 17 ans venus d’Angleterre trouvent un tuteur à Montréal, le secrétaire de la London Children’s Friend Society for Canada, chargé sans doute de leur trouver un métier avec l’aide des organismes caritatifs de la ville[47]. La procédure française vient ici au secours de la régulation sociale des « vagabonds » anglais. Elle s’insère dans des mesures de prophylaxie sociale qui se déploient à l’échelle de l’Empire britannique. Par comparaison, la tutelle des orphelins canadiens n’est guère inspirée d’un roman de Charles Dickens. Leur expérience est davantage celle d’une fratrie trop jeune pour assurer seule son développement. Elle mobilise donc plus volontiers l’entourage familial, bien que les cas d’enfants « naturels » soient bien présents dans les dossiers de tutelle[48].

Veuves et veufs face à la tutelle

La tutelle de la coutume de Paris peut donc prendre des significations différentes selon l’origine des familles du district de Montréal. L’étude du recours requis par le conjoint survivant, veuf ou veuve, permet de préciser ce constat d’ensemble en ajoutant le genre à l’analyse. Certes, l’assemblée de parents et amis consacre presque toujours le père ou la mère comme tuteur ou tutrice des enfants mineurs. Malgré tout, la pratique fait ressortir des usages différents au croisement du genre et du groupe linguistique.

Le constat le plus évident concerne les veufs de 1825 et 1835 : alors que les pères francophones sont un peu plus nombreux que les mères du même groupe à se plier aux exigences de la tutelle, leurs homologues britanniques boudent en masse la procédure après le décès de leur épouse (tableau 2[49]). Les quelques veufs d’expression anglaise qui réclament l’assistance du tribunal semblent avoir été aiguillés par des notaires canadiens, particulièrement Nicolas-Benjamin Doucet, homme de loi bien connu pour son traité de droit civil rédigé à l’intention de la population anglophone de la province[50]. Des Canadiens, membres de l’entourage familial, ont peut-être exercé une influence à l’occasion. C’est ce qui semble se passer pour Stanley Bagg, un marchand de la ville qui s’est notamment illustré comme candidat lors de la sanglante élection partielle du comté de Montréal-Ouest[51]. En février 1835, peu de temps après le décès de son épouse Ann Clarke, Bagg obtient la tutelle de son garçon de 14 ans[52]. Peut-être avait-il déjà envisagé de placer ce fils en apprentissage[53]. Le titre de subrogé-tuteur revient à un oncle par alliance de l’adolescent, un Canadien marié à la soeur de Bagg. Notons aussi que Bagg est natif de Montréal, tout comme sa défunte épouse[54]. Quoi qu’il en soit, cet exemple indique qu’il est possible de s’éloigner des normes de son groupe, même celles de l’élite anglo-écossaise[55]. Ces rares cas constituent néanmoins l’exception confirmant la règle.

L’absence quasi complète des pères britanniques mérite explications. Il est vrai que les couples anglophones avec un contrat de mariage ne sont généralement pas régis par la communauté de biens. La mère ne possédant rien ou presque à son décès, aucun bien n’est donc susceptible d’être administré par le veuf selon les règles de la tutelle parisienne. Mais cette pratique du contrat de mariage ne concerne qu’une faible minorité de familles d’expression anglaise, surtout le petit groupe des élites anglo-protestantes de Montréal[56]. Pour la majorité des autres familles anglophones du district, la communauté de biens s’applique d’office du fait de la coutume de Paris[57]. Une recherche dans les testaments de la période permettrait sans doute de constater que quelques femmes lèguent leur avoir à leur mari uniquement. Mais ce scénario demeure très certainement marginal[58]. Dans les cas moins fréquents où la mère laisse des biens à son décès, ceux-ci sont susceptibles d’être en partie dévolus aux enfants, soit par testament, soit par succession ab intestat. En somme, la situation juridique des familles anglophones ne semble pas pouvoir expliquer entièrement l’absence assez généralisée des pères de ce groupe devant le juge des tutelles. Non seulement l’autorité domestique du père britannique paraît prévaloir sans partage dans le district de Montréal, comme si elle procédait d’un pouvoir sui generis, mais il faut observer en outre que cette indépendance masculine se manifeste ici sans égard à la classe sociale.

Il en va bien autrement des mères anglophones. Toute proportion gardée, celles-ci se retrouvent au tribunal aussi fréquemment que les mères francophones. En ville, elles sont même plus visibles, représentant au-delà de la moitié (88/169) des élections requises par une veuve durant les quatre années retenues. Par une sorte d’effet de miroir, l’indépendance des veufs britanniques se reflète en bonne partie dans la présence sensible de leurs conjointes survivantes. La mort du père constitue le véritable événement, celui qui inquiète parfois les associés et les partenaires d’affaires, qui mobilise les membres de l’association mutuelle ou qui tourmente le ménage harcelé par les créanciers[59]. La mort de l’homme sonne l’heure des comptes. Plus d’une veuve requiert alors la tutelle de ses enfants mineurs, ce qu’elle obtient généralement. La plupart du temps, cela indique que le défunt n’avait pas fait de testament. Mais parfois, lorsque le défunt couche sur papier ses dernières volontés et nomme son épouse exécutrice testamentaire, il prend aussi le soin de planifier la tutelle en sa faveur. C’est ce que Nathaniel Smith et quelques autres font, en exprimant le souhait que leur épouse « should be appointed Tutrix »[60]. Comme la tutelle testamentaire est en principe interdite au Bas-Canada, le souhait des défunts doit en principe être confirmé par le tribunal[61]. La situation est différente dans les cas où la richesse du testateur est placée entre les mains d’un ou plusieurs fiduciaires (trustees) chargés d’administrer ses biens par-delà la mort. Le trust peut en effet suspendre la transmission du patrimoine familial et rendre caduque la nécessité d’obtenir la tutelle d’enfants mineurs[62]. Mais cette pratique ne doit pas avoir été fréquente au Bas-Canada puisque les veuves des classes marchande et professionnelle anglophones se présentent bien devant le juge des tutelles.

Tableau 2

Répartitions des élections de tutelle en fonction du conjoint survivant et de la situation linguistique du couple, district de Montréal, 1825 et 1835

Répartitions des élections de tutelle en fonction du conjoint survivant et de la situation linguistique du couple, district de Montréal, 1825 et 1835
Sources : BAnQ, CAM, CC601, S1, Fonds Tutelles et curatelles ; registres paroissiaux d’état civil (site Généalogie Québec)

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Cela dit, le traitement dont les mères font l’objet ne semble pas varier substantiellement d’un groupe à l’autre. Pour certaines veuves, le fait d’être nommée tutrice est sans doute un avantage, puisqu’à ce titre elles président à l’administration d’une partie d’un avoir familial parfois non négligeable. Mais les preuves tangibles manquent pour le moment. Ce qui est clair, en revanche, c’est que la tutelle constitue une occasion de rappeler l’encadrement serré dont elles font l’objet par les hommes de loi, dépositaires de la puissance publique. Enceintes d’un « enfant posthume », les mères devront s’accommoder d’un « curateur au ventre ». La pratique bas-canadienne ajoute un subrogé-tuteur à ce curateur, contrairement à ce que la règle voudrait, ce qui renforce du même coup la garde masculine sur la mère et sur les biens de ses enfants mineurs[63]. Dix-sept ans après avoir obtenu la tutelle de ses enfants, Josephte Fonteneau doit à nouveau être élue tutrice, mais cette fois pour son tout dernier enfant dont elle était enceinte au moment du décès de son mari[64]. Bien sûr, ce ne sont là que tracasseries légales qui génèrent surtout des revenus pour le notaire et le tribunal. Mais ce contrôle, apparemment exercé par l’homme de loi, révèle aussi de véritables enjeux de pouvoir dont l’entourage est partie prenante. Que l’assemblée de parents et amis soit exclusivement composée d’hommes adultes, sauf cas rarissimes[65], n’est évidemment pas sans conséquence sur les décisions qui s’y prennent.

Le subrogé-tuteur semble avoir joué à cet égard un rôle plus grand pour les mères que pour les pères. Lorsque la veuve ne se remarie pas, la nomination du subrogé-tuteur se révèle plus fréquente et lourde de conséquences. Les Canadiennes doivent régulièrement composer avec un parent du défunt, souvent un père ou un frère dont les prétentions sur la richesse foncière apparaissent en filigrane. Du côté anglophone, les femmes semblent plus souvent confrontées à un associé ou à un homme de confiance du défunt mari. Le cas de Pélagie Larochelle est intéressant à cet égard parce qu’il met en scène un couple d’origines mixtes. Épouse d’un marchand anglais de Montréal, Larochelle obtient la tutelle de ses quatre enfants mineurs à peine quelques jours après le décès de son mari, un cas de figure peu fréquent chez les pères qui recourent à cette procédure (ce court délai constitue donc un autre indice du cadre plus strict à l’intérieur duquel plusieurs femmes évoluent). L’un des frères de ce dernier est nommé subrogé-tuteur. Quelques jours plus tard, la veuve lui accorde une procuration générale, selon toute vraisemblance pour lui permettre de reprendre en main le commerce[66]. Durant les années 1830, la distinction entre tutelle honoraire et tutelle « onéraire » ressort davantage dans la pratique montréalaise, ce qui permet de mieux distinguer la responsabilité de la mère, chargée de la seule personne des pupilles, de celle de l’homme à qui revient la gestion de l’héritage[67]. En usage dans les familles parisiennes aisées du XVIIIe siècle[68], cet emprunt renforce un aménagement genré du pouvoir qui existe sans doute depuis un bon moment dans la société coloniale, à la faveur de l’idéologie ambiante des sphères séparées.

Sans surprise, le contrôle masculin apparaît particulièrement lorsqu’il y a remariage. Contrairement au veuf, la veuve qui convole en secondes noces est « déchue de plein droit » de la tutelle. Conforme à la doctrine et à la pratique françaises, cette règle est parfois rappelée en toutes lettres par les hommes de loi du district de Montréal. Assez souvent, la mère doit même se soumettre à deux élections en l’espace de deux à trois ans (en moyenne) : après le décès du père et peu après son remariage[69]. Certes, de manière générale, la mère est réélue tutrice conjointement avec son second mari, beau-père des mineurs. Mais le remariage donne parfois lieu à des conflits. Après avoir obtenu la tutelle de ses huit enfants mineurs, Thérèse Simard, veuve d’un cultivateur de l’Assomption, se remarie à un menuisier du même endroit et s’installe au village. À peine quelques semaines plus tard, le subrogé-tuteur et oncle paternel des mineurs requiert la tenue d’une nouvelle élection sans y convier la mère. N’eût été le juge de la ville, qui exige d’aviser le nouveau couple, Thérèse aurait perdu le bénéfice de la reconnaissance publique de ce statut. Elle est finalement confirmée comme tutrice de ses enfants, mais sous la puissance de son second mari[70]. Pour Jane Allan, l’autorité maritale semble s’exprimer avec plus d’évidence encore. Immigrante écossaise, déjà veuve à son arrivée dans la colonie, elle se remarie à un Écossais établi dans la seigneurie de Beauharnois. Vraisemblablement, le nouveau couple désire mettre en apprentissage le fils d’Allan âgé de 14 ans « to whom no tutor or guardian has ever been named or appointed ». Instruit des usages canadiens par un juriste sans doute soucieux de traduction (la référence au guardianship revient dans d’autres procédures), le second mari requiert la tutelle de l’enfant de sa conjointe. Contrairement au cas de Thérèse Simard cependant, seul le beau-père obtient la tutelle de l’adolescent, sans qu’aucun subrogé-tuteur ne soit nommé[71]. Cela dit, le résultat n’est sans doute pas très différent dans les faits, car la tutelle conjointe permet de toute façon au beau-père d’agir seul au nom des pupilles.

D’autres situations indiquent que le tribunal cautionne une certaine érosion de l’autorité des mères dans l’espace public. C’est ce qui ressort de l’histoire de Fleure Deniger, jeune femme de 19 ans sur le point de s’unir à un jardinier de Montréal. La mère de Fleure, veuve récemment remariée, n’a apparemment jamais été nommée tutrice. À quelque jour du mariage de Fleure, son beau-père demande qu’un « tuteur ad hoc » lui soit nommé en raison de sa minorité[72]. La demande est inhabituelle puisque ce genre de requête ponctuelle concerne toujours des mineurs dont les parents sont décédés ou absents de la province[73]. En fait, la démarche cache une situation bien plus exceptionnelle encore : nulle part dans le dossier n’est-il indiqué que Fleure vient de donner naissance à une fille issue de sa liaison hors mariage avec John Trim, son futur mari, veuf afrodescendant alors âgé d’environ 70 ans[74]… Quel qu’ait été son sentiment à l’égard de cette union, la mère de Fleure Deniger ne se fait pas entendre au palais de justice. L’événement mobilise plutôt l’entourage de Trim, visiblement lié à la communauté anglicane de Montréal. La plupart des hommes présents en cour sont des anglophones bien établis. L’assemblée des parents et amis désigne Joseph Shuter, marchand de Montréal et parrain de l’enfant « naturel », pour agir comme tuteur ad hoc de Deniger. Fleure et John se marient finalement à la cathédrale anglicane Christ Church de Montréal. Quelques années plus tard, au baptême catholique d’un autre enfant, Fleure porte désormais le nom de son mari[75]. Le cas Deniger-Trim montre qu’exceptionnellement des hommes et des femmes franchissent la frontière jamais tout à fait étanche des communautés ethnoculturelles ou des identités raciales : un peu plus de 5 % des élections de tutelle mettent en présence un couple mixte. Ce cas indique aussi que des Canadiennes peuvent adopter les façons de faire « anglaises » de leur mari, même d’origine africaine.

Conclusion

Adélaïde n’avait donc pas entièrement tort lorsqu’elle dénonçait les Canadiennes adoptant le nom de leur mari, au mépris de leurs propres traditions. On trouve, d’un groupe à l’autre, des exemples d’emprunts culturels ou de « transferts identitaires » à la faveur de la pratique tutélaire. Mais ce phénomène, plutôt marginal dans notre échantillon, paraît surtout concerner les quelques couples mixtes. Parmi les épouses en secondes noces, la signature des Canadiennes au bas des procédures de tutelle se fait rare (environ 15 % des mères remariées de ce groupe[76]). Lorsqu’elles prennent la plume, elles conservent cependant leur nom de naissance, sauf exception (souvent en cas de mariage mixte). En revanche, les mères anglophones adoptent massivement le nom de leur nouveau mari[77]. À côté d’un Stanley Bagg ou d’une Pélagie Larochelle, des centaines de pères et de mères demeurent donc à l’intérieur d’ornières que l’appareil judiciaire renforce ou qu’il conditionne sans doute aussi dans certains cas.

Par ailleurs, la coutume de Paris ne semble pas avoir particulièrement « favorisé » les Canadiennes par rapport à leurs consoeurs britanniques. Sur papier, le droit français est peut-être plus égalitaire que la common law, mais la pratique tutélaire du district de Montréal apporte un éclairage différent. Il est vrai que le portrait esquissé dans cet article demeure incomplet à cet égard. Mais c’est ce que suggère clairement l’étude des autres procédures concernant l’administration de la propriété familiale après le décès du père. Les hommes de loi réduisent à leur plus simple expression les droits de la veuve, au prix d’opérations comptables très souvent contraires aux intérêts de cette dernière. Il semble donc que, bien avant les années 1840, la situation juridique des femmes ait fortement changé par rapport à l’époque de la Nouvelle-France[78].

Enfin, il convient de souligner à gros traits l’omniprésence des hommes dans la pratique de la tutelle. De toute évidence, cette institution construit jour après jour la prééminence masculine dans la sphère publique relevant des hommes de loi. La toute-puissance des pères est patente. La façon d’exprimer légalement cette domination diffère toutefois d’un groupe à l’autre. Même si la frontière n’est pas étanche, l’origine nationale des hommes et leur héritage culturel respectif comptent pour beaucoup. Chez les pères britanniques, le refus de la tutelle parisienne est presque généralisé, peu importe la classe sociale. Pourtant, nous l’avons vu, la pratique juridique des familles anglophones n’explique pas vraiment cette situation. En faisant l’économie de la procédure française, ces hommes s’évitent les tracasseries de l’assemblée des parents et amis à laquelle se prêtent de bonne grâce leurs homologues canadiens. Répétons-le : la volonté de ces derniers prévaut avec autant de force. Mais, pour les Canadiens, la mort de l’épouse amorce une négociation qui inclut assez souvent la famille de la défunte. La procédure confronte le chef de ménage à la complexité du droit parisien (matrimonial et successoral), aux prétentions de l’entourage familial. La plupart des pères canadiens demeurent en contrôle d’un jeu qui les avantage, pour peu qu’ils soient avisés ou bien entourés. Mais ils doivent souvent gagner l’adhésion des plus proches parents. Un peu comme pour les femmes, l’autorité des tuteurs canadiens s’institue dans un rituel ouvert sur le cercle plus large de la parenté et de la communauté. En plus de la négociation préalable avec la belle-famille, la rencontre judiciaire provoque la publicité des affaires domestiques du chef du ménage. Les pères canadiens ne subissent pas le traitement dont les femmes font parfois l’objet. Mais ils se placent dans la même position de « suppliant » que ces dernières, un rapprochement qui ne peut pas avoir échappé aux chefs de ménage britanniques. Les procédures subséquentes de l’administration tutélaire, celles qui nécessitent à l’occasion une autorisation spéciale durant la minorité des enfants, n’ont pas été abordées ici[79]. Leur analyse montre que même après avoir été nommés tuteurs, les pères canadiens se soumettent à nouveau à l’autorité du tribunal pour gérer le patrimoine foncier des mineurs, à l’instar des mères de toutes origines. Or, nous n’avons trouvé aucun père britannique parmi ce type de dossiers[80].

Alors que certains historiens et historiennes préfèrent souligner la vision patriarcale qui unit les hommes bas-canadiens d’origine différente, il nous semble important de relever la construction différenciée de la masculinité qui départage assez nettement Canadiens et Britanniques dans la colonie. Certes, le langage un peu aride des pièces judiciaires parle moins éloquemment que la plume vibrante d’un homme politique comme Louis-Joseph Papineau[81]. Les dossiers de tutelle font tout de même ressortir des comportements masculins distincts, fondés en bonne partie sur l’appartenance ethnoculturelle. Si les institutions peuvent être perçues comme un creuset important pour la construction des masculinités au quotidien, il convient alors de considérer la pratique tutélaire comme un indice précieux de l’expression genrée du pouvoir domestique[82]. Car la justice coloniale semble avoir contribué à façonner, voire à hiérarchiser, deux modèles de masculinité qui coexistent durant la période étudiée. L’un de ces modèles valorise nettement l’autonomie individuelle du père et chef de famille, que certains ont associé à l’indépendance politique du citoyen anglais[83]. L’autre modèle, généralement partagé par les petits propriétaires du pays, semble plus dépendant de la parentèle et s’accommode bien d’un paternalisme judiciaire favorisé par le droit français. Cette construction bipartite de la masculinité n’est pas sans rappeler la distinction entre les modèles patriarcaux monarchique et républicain évoquée par Mary Beth Northon dans le contexte révolutionnaire américain[84]. Plus récemment, Elizabeth Mancke et Colin Grittner ont identifié deux types de masculinités « économiques » au sein de la société néo-écossaise des XVIIIe et XIXe siècles : un idéal capitaliste d’indépendance masculine aurait progressivement remplacé un idéal moral et communautaire[85].

À la lumière de sa pratique tutélaire, la société bas-canadienne semble encourager simultanément deux formes d’autorité domestique masculine, l’une qui s’institue dans le maillage de la sociabilité locale, l’autre qui s’affirme dans la maîtrise individuelle du destin familial. Même si on peut douter que la situation résulte d’un projet impérial concerté, comme l’a récemment suggéré Nancy Christie, la gouvernance des ménages se loge assurément au coeur même du pouvoir des hommes de cette société[86]. L’adhésion des pères canadiens à la tutelle réaffirme leurs traditions nationales. Selon Adélaïde, il est de leur responsabilité de ne pas commettre la faute des Canadiennes qui imitent les moeurs anglaises (« faiblesse […] chez lui beaucoup plus condamnable »). Mais la conformité aux coutumes nationales semble du même coup placer ces hommes dans une position subalterne sur l’échelle du pouvoir masculin britannique marqué par l’indépendance domestique et politique. En ville surtout, cet ordonnancement genré est fort probablement orchestré par des hommes de loi sensibles aux distinctions ethnoculturelles qui s’accentuent dans le Bas-Canada des Patriotes. Un combat fait déjà rage dans cet incessant travail de réaffirmation des frontières identitaires, lutte inégale face aux forces entropiques du changement qui bouleversent cette colonie de l’Empire britannique.