Corps de l’article

1. Introduction

En anglais (1), en espagnol (2) et en catalan (3), les pronoms pluriels se comportent comme des noms comptables et peuvent apparaître nus lorsque précédés de quantificateurs comptables.

En revanche, les pronoms pluriels du français semblent s’inscrire dans une logique différente, puisqu’ils permettent très difficilement que les pronoms du pluriel apparaissent nus lorsque précédés d’un quantificateur comptable (4). Les mêmes exemples deviennent toutefois parfaitement acceptables lorsque la préposition entre est insérée devant le pronom (5).

Selon Franckel et Paillard (2007), ce contraste est attribuable au fait qu’en l’absence de entre, les pronoms du pluriel désignent un ensemble non différencié.

Cela montre que les pronoms nous/vous/eux/elles désignent un ensemble qui en tant que tel, est incompatible avec une partition. Dans ces exemples, entre a pour fonction de différencier l’ensemble auquel réfère le pronom, et donc de le rendre quantifiable.

Franckel et Paillard 2007: 48

L’utilisation de la préposition entre n’est pas la seule stratégie disponible en français permettant la partition de l’ensemble dénoté par le pronom. Ainsi, en français vernaculaire québécois, où les pronoms forts non clitiques du paradigme du pluriel apparaissent très souvent avec le morphème post-pronominal autres (Morin 1982, Auger 1994, Blondeau 2011, Blondeau et al., à paraître), la présence de ce suffixe -autres rend la présence d’un déterminant comptable parfaitement grammaticale (6).

Par ailleurs, le français québécois n’est pas la seule variété gallo-romane où le pronom complexe peut être précédé d’un quantificateur comptable. Les exemples ci-dessous montre que cela est aussi possible en picard avec le quantificateur beaucop (7 a), avec le nominal proportionnel la plupart (7b) ou avec un syntagme Qu – qui (7c).

Ceci soulève quatre questions auxquelles nous tenterons de répondre dans le présent article. Pourquoi le français ne permet-il pas que le pronom du pluriel apparaisse nu dans les constructions partitives ? Qu’est-ce qui distingue le français et le picard de l’anglais et des autres langues romanes ? Quelles sont les stratégies utilisées par les variétés gallo-romanes pour sanctionner les constructions partitives pronominales ? Et que nous révèlent ces différentes stratégies sur les distinctions grammaticales entre ces variétés ?

Notre discussion est organisée de la façon suivante. La section 2 commence avec une brève note historique sur l’origine de la suffixation en – autres dans les langues romanes et se poursuit avec une description des formes composées en français de référence, en français québécois et en picard. La section 3 porte sur les constructions partitives pronominales en français de référence (ou français normé). Nous y verrons que les pronoms (forts) du français ne dénotent pas des ensembles individués et discuterons de deux stratégies permettant l’individuation : la préposition entre et le mouvement de N-à-D. La section 4 traite plus spécifiquement de la variation en français québécois et propose que dans cette variété, la formation des pronoms complexes implique la cliticisation du pronom simple. La section 5 porte sur l’usage des formes complexes en picard et montre que les similarités entre le français québécois et le picard ne sont qu’apparentes et que dans cette langue gallo-romane, le morphème -autes/-eutes est un véritable suffixe qui sert à marquer le pluriel. Ainsi, le système pronominal du picard s’apparenterait beaucoup plus à celui des autres langues romanes qu’à celui du français.

2. Le contexte des langues romanes : Deux paradigmes morphologiques

Les pronoms forts du pluriel dans les langues romanes standard se déclinent sous deux paradigmes morphologiques : nous avons d’un côté, les langues romanes comme le français normé, l’italien et le portugais, où le pronom est (souvent) une forme simple, et de l’autre, les langues romanes comme l’espagnol, le catalan et le galicien, où le pronom du pluriel est une forme complexe grammaticalisée, composée du pronom simple et d’un suffixe otros/altres/outros.

Tableau 1

Pronoms pluriels non clitiques dans les langues romanes standard

Pronoms pluriels non clitiques dans les langues romanes standard

-> Voir la liste des tableaux

Selon Price (1998), la présence de formes pronominales complexes plus ou moins grammaticalisées dans la plupart des langues romanes milite en faveur d’une origine latine. En revanche, son absence des textes latins indiquerait que ce suffixe était un trait du vernaculaire latin. En latin classique, la forme alter pouvait servir de pronom ou d’adjectif et signifiait « l’un de deux », comme la forme autre des langues romanes modernes. Ce n’est qu’au tout début de la période médiévale que la forme alter se mit à être confondue avec la forme alius « les autres ». Toujours selon Price, c’est cette extension de sens qui serait à l’origine du suffixe – alteros des formes pronominales complexes qu’on retrouve dans les langues romanes au cours de la période du bas moyen-âge. Pendant cette période, le suffixe semble avoir subi une extension de sens. Au début, le suffixe est restreint aux pronoms pluriels de deuxième personne et sert à marquer l’altérité et le contraste. Cette restriction est documentée pour l’espagnol et le catalan (García et al. 1990, cité dans Fábregas 2014) et le français (Brunot et Bruneau 1969). Le suffixe alterne alors avec mismos/mêmes ou todos/tous. La nécessité de distinguer les pronoms inclusif et exclusif aurait par la suite motivé son extension aux pronoms de la première personne du pluriel nos/nous, pour ensuite s’étendre à tout le paradigme des pronoms. Il marque alors l’emphase. Cette dernière utilisation correspond à l’usage des pronoms disjoints « employés à des fins contrastives en français normé », que nous décrivons dans la section qui suit.

2.1. Le suffixe – autres en français de référence

En français normé (ou de référence), on rattache généralement les formes composées en – autres à une valeur sémantique reliée à l’emphase. Dans cet emploi emphatique, Hilgert (2012) note que le pronom est généralement accompagné d’une expression désignant une identité de classe, explicite ou implicite :

[…] elles assurent toutes, quelle que soit leur forme, l’expression de l’identité catégorielle de la classe à laquelle appartient l’énonciateur de « nous autres » ou de la classe à laquelle appartient la personne à laquelle il adresse la formule « vous autres », ou encore de la classe pointée par « eux autres ».

Hilgert 2012 : 1780-1781

Les exemples suivants, que nous reprenons du travail de Hilgert, illustrent le phénomène : le pronom complexe y est suivi d’un marqueur de classe (ici, femmes, dans l’enseignement, dans les chemins de fer, alsaciens).

D’autre part, Hilgert remarque que l’ensemble auquel réfère le pronom composé en autres doit porter le trait [+humain] :

Il n’est pas inutile de souligner le trait [+humain] des pronoms catégoriels : si cela est une évidence pour nous autres ou vous autres, grâce aux pronoms d’énonciation nous/vous qu’ils contiennent, le trait [+humain] doit être souligné pour eux autres, dont le pronom « tête » eux n’est a priori pas une marque de l’énonciation : eux autres ne se comprend pas comme pouvant référer à un ensemble de livres, par exemple. Il acquiert le trait [+humain] du paradigme.

Hilgert 2012 : 1784

Elle lie d’ailleurs l’exigence de pluralité des pronoms composés en – autres à leurs traits sémantiques :

Le fait que les Pron.+autres n’ont que des formes de pluriel se comprend maintenant : le pluriel n’est pas lié à l’idée de contraste, mais à l’idée de classe naturelle concrète [+humains], qui suppose une multitude d’éléments discrets, à l’emploi catégoriel [+humain] pour lequel ils sont spécialisés.

Hilgert 2012 : 1790

Le travail de Hilgert apporte un éclairage nouveau sur la contribution sémantique de la forme – autres en position postpronominale : s’il n’est pas obligatoire pour marquer l’emphase (le suffixe n’est jamais requis dans ce contexte et les formes simples nous, vous, elles et eux sont parfaitement grammaticales dans ce contexte), la présence de – autres marque le contraste, qui demande alors à être explicité (lorsque le contexte le requiert). Hilgert n’offre cependant pas d’explication sur la restriction sémantique [+humain]. Par ailleurs, comme elle le mentionne elle-même au début de son étude, cette analyse ne tient pas compte de l’usage non contrastif qu’on retrouve dans certains parlers régionaux, usage dans lequel le pronom n’est pas associé au contraste. Pour mieux comprendre ce qui distingue le français normé de ces parlers, nous nous nous pencherons sur l’étude de deux variétés gallo-romanes qui permettent la variation entre les formes pronominales simple et complexe : le français québécois (§2,2) et le picard (§2,3).

2.2. La suffixation pronominale en – autres en français québécois

Si le suffixe – autres demeure largement facultatif dans les variétés européennes du français, la situation est très différente dans les variétés de français d’Amérique. Ainsi, en français québécois, si même se rattache toujours bien à une valeur d’identité, autres semble avoir perdu cette propriété de marquer le contraste et les pronoms composés avec – autres ont un caractère quasi systématique (Morin 1982). On peut donc se demander si les formes composées du français québécois seraient à mettre en parallèle avec les pronoms composés lexicalisés qu’on retrouve dans d’autres langues romanes comme l’espagnol ou le catalan, plutôt qu’avec l’italien et le portugais, ou encore le français normé, où la suffixation en – autres marque le contraste.

Pourtant, un examen plus approfondi du français québécois révèle une situation beaucoup plus complexe. D’une part, il semblerait qu’en français québécois, le suffixe – autres n’ait pas atteint le même niveau de grammaticalisation qu’en espagnol, en catalan ou en galicien. Ainsi, même si la suffixation en – autres est très répandue en québécois, elle n’y est pas pour autant obligatoire comme le montre l’exemple (9), où un jeune locuteur utilise la forme simple (nous) et le forme complexe (nous autres) dans un même énoncé.

D’autre part, alors qu’en espagnol (10) et en catalan (11), par exemple, le paradigme des pronoms pluriels ne permet pas la forme simple à la première et à la deuxième personne du pluriel (10a-b, 11a-b) et ne permet pas la forme complexe à la troisième personne du pluriel (10c, 11c), le français québécois, permet les deux types de pronoms forts à toutes les personnes (12).

Finalement, comme l’a montré Blondeau (2011), contrairement au français de référence, le pronom composé du français québécois ne nécessite pas la présence d’un marqueur de classe, implicite ou explicite[1]. En fait, les exemples comme (13), où autres est suivi d’un marqueur de classe, demeurent extrêmement rares[2].

De plus, comme l’illustre l’exemple (14), les formes complexes n’y sont pas restreintes aux référents [+humain], ni même [+animé].

En résumé, l’alternance nous/nous-autres montre qu’en français québécois, contrairement aux autres langues romanes comme l’espagnol et le catalan, la forme complexe n’est pas lexicalisée. Dans ces langues, le suffixe – autres semble avoir perdu son statut de morphème et ne plus apporter de contribution sémantique. Le français québécois se distingue aussi du français normé, où le suffixe – autres y est aussi non lexicalisé : en français québécois, le suffixe – autres ne marque pas nécessairement le contraste, il n’exige pas de marqueur de classe et il n’est pas restreint aux animés, deux propriétés que le français québécois partage avec le picard, que nous abordons dans la section qui suit.

2.3. Les pronoms composés en picard

Le français québécois n’est pas le seul dialecte gallo-roman permettant la variation. En effet, une étude de la base de données Picartext[3] (Eloy et al. 2015) nous permet de constater que le picard, une langue d’oïl septentrionale parlée dans le nord-est de la France et en Belgique, permet aussi bien les formes simples que les formes complexes[4]. Les exemples en (15), (16) et (17) montrent qu’en picard, comme en français québécois, un même locuteur peut utiliser soit la forme simple (nous/vous), soit la forme complexe (nous-autes/vous-autes) dans un même contexte linguistique.

Les exemples ci-dessus indiquent aussi que, comme en français québécois et contrairement au français de référence, les pronoms composés du picard n’exigent pas la présence d’un marqueur de classe. De plus, toujours comme en français québécois, mais contrairement à l’espagnol, les pronoms composés se retrouvent à toutes les personnes. Pourtant, le paradigme des pronoms forts du picard n’est pas identique au paradigme des pronoms forts du français québécois. Ainsi, alors que la forme eux-autres n’est pas marginale en québécois, elle semble très peu fréquente en picard, comme en témoigne le peu d’exemples relevés dans la base Picartext (18).

On peut donc se demander quelle est la contribution du suffixe – autres en français québécois et en picard. S’agit-il maintenant uniquement d’un simple indicateur dialectal en train de devenir un marqueur social (au sens de Labov 1972) comme le suggère Blondeau (2011)[6] ? Le rôle particulier que joue le suffixe – autres dans les constructions partitives exige qu’on se penche sur sa distribution, son statut lexical et sa contribution sémantique. Toutefois, avant de traiter de ces questions, nous devrons aborder le problème de l’individuation dans les constructions pronominales en français, en commençant par les restrictions sur les constructions partitives pronominales en français normé.

3. Les constructions pronominales et l’individuation

3.1. Les constructions partitives pronominales en français normé

Tremblay (2016) a documenté les contextes qui favorisent ou exigent la présence de la préposition entre dans ces constructions pronominales et fourni une analyse quantitative de la variation. En comparant le journal Le Monde 2002 (31 354 097 mots ; 3 252 constructions partitives) et un corpus de journaux canadiens de la même époque (8 256 841 mots ; 707 constructions partitives, cette analyse quantitative a permis d’identifier les déterminants qui sélectionnent d’entre de façon catégorique[7] (19).

Les déterminants qui nécessitent la présence de entre de façon catégorique sont des déterminants partitifs d’ensembles. Or, les exemples en (20) et (21) montrent que ces mêmes contextes sont parfaitement grammaticaux avec les pronoms de l’anglais (20) ou de l’espagnol (21), qu’ils soient simples comme them ou ellos, ou complexes comme nosotros.

Ces faits soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, pourquoi les constructions partitives pronominales impliquant des déterminants partitifs d’ensembles nécessitent-elles la présence de la préposition entre et quel est le rôle de entre dans ces constructions ? Ensuite, qu’est-ce qui distingue les pronoms du français des pronoms de l’anglais et des autres langues romanes ?

3.2. La dénotation des pronoms simples du pluriel

Selon de Hoop (1997), seuls les NPs qui dénotent des entités peuvent apparaître avec des partitifs d’entités (partie d’un tout) et seuls les NPs qui peuvent dénoter des ensembles d’entités peuvent apparaître avec des partitifs d’ensembles (un sous-ensemble d’un plus grand sous-ensemble). Elle en conclut qu’alors que les DPs acceptables sous les déterminants partitifs d’ensembles dénotent des ensembles d’entités, et que les DPs non acceptables sous les déterminants partitifs d’ensembles ne dénotent pas des ensembles d’entités.

L’agrammaticalité des pronoms nus (sans entre) sous un déterminant partitif d’ensemble montre qu’en fait, les pronoms du français normé ne dénotent pas des ensembles d’entités, mais plutôt des entités. Ainsi, les pronoms nus du français réfèrent à des groupes, c’est-à-dire à des singletons formés des membres de l’ensemble comme illustré en (22). Un peu comme les noms collectifs, par exemple comité ou groupe, le pronom pluriel du français réfère à une collection d’individus pris comme un tout.

Lorsque l’ensemble dénoté par le pronom n’a pas besoin d’être partitionné en parties atomiques, le pronom nu est parfaitement grammatical (23 a) et la préposition entre est agrammaticale (23 b).

La préposition entre permet la partition de l’ensemble dénoté par le pronom pluriel en membres atomiques[8]. Ainsi, les pronoms pluriels précédés par entre dénotent des ensembles d’individus, d’où leur compatibilité avec les déterminants partitifs d’ensembles.

Le contraste ci-dessous illustre bien la différence entre les deux types de dénotations. En l’absence de entre (25), le pronom dénote un groupe non individué et le superlatif dénote la partie supérieure de ce groupe non individué. Le superlatif ne peut apparaître au pluriel dans ce contexte. En revanche, lorsque entre est présent (26), le pronom dénote un ensemble individué et le superlatif peut servir à isoler un ou plusieurs individus de cet ensemble.

Ces résultats appuient l’analyse de Franckel et Paillard (2007), selon laquelle les pronoms du pluriel désignent un ensemble non différencié et la préposition entre a pour fonction de partitionner l’ensemble dénoté par le pronom : le pronom nu dénote un ensemble non individué et la présence de la préposition entre vient partitionner cet ensemble en membres atomiques. Or, nous avons aussi vu que cette contrainte semble spécifique au français, l’anglais et les autres langues romanes ne nécessitant la présence d’une préposition comme entre. On peut donc se demander ce qui distingue les pronoms du pluriel en français des pronoms du pluriel de l’anglais et des autres langues romanes, question que nous adressons dans la section qui suit.

3.3. Qu’est-ce qui distingue le français des autres langues ?

Bouchard (2002) distingue deux types de langues : alors que les langues comme l’anglais marquent le nombre (#) sur N, le français marque le nombre sur D. Les pronoms pluriels partageant plusieurs des propriétés des noms comptables au pluriel (ils dénotent des ensembles d’entités et permettent l’accord pluriel avec le prédicat), on peut se demander si cette différence est à la source de la différence de comportement des pronoms pluriels dans les constructions partitives. Nous faisons l’hypothèse que dans les langues où le nombre est marqué sur N (N-number languages), les pronoms sont des têtes nominales marquées pour le nombre et sont par conséquent associés à une structure de division (au sens de Borer 2005), comme en (27).

Les langues où le nombre est marqué sur D sont différentes. Dans ces langues (D-number languages), les pronoms nus en position N ne sont pas marqués pour le nombre et ne sont pas associés à une structure de division (28).

Ces pronoms requièrent une stratégie d’individuation supplémentaire – comme la présence du morphème d’individuation (entre) – lorsque l’ensemble dénoté par le pronom doit être partitionné en ses parties atomiques (29).

L’individuation peut aussi se faire lorsque le pronom est déplacé de N à D, où il peut être marqué pour le nombre et être associé à une structure de division. On retrouve ce type de mouvement de N-à-D notamment en anglais lorsque la cardinalité de l’ensemble dénoté par le pronom est exprimée. En anglais, ce mouvement le N-à-D rend compte de l’alternance en (30), sémantiquement équivalents. En (30 a), représenté en (31 a), le pronom monte de N à D. La montée du pronom est facultative. S’il n’y a pas montée comme en (30 b), la tête doit être remplie par un déterminant manifeste (31 b), un type d’alternance documenté dans Longobardi 1994 (entre autres).

En français, le mouvement de N-à-D est obligatoire dans ce type de constructions. L’expression d’un nombre cardinal pour indiquer le nombre d’éléments de l’ensemble dénoté par le pronom exige la montée du pronom à D comme le montrent les exemples en (32).

La montée N-à-D du pronom permet de marquer D pour le nombre et par conséquent d’introduire une structure de division au-dessus de D comme en (33).

Lorsque le pronom est suivi d’un nombre cardinal comme deux,trois ou cinq en (34), et occupe ainsi la position sous D, le pronom nu peut apparaître avec un partitif d’ensemble sans nécessiter obligatoirement la présence de la préposition entre.

En résumé, nous avons attribué le comportement singulier des constructions partitives pronominales en français au fait que cette langue marque le nombre sur D plutôt que sur N. Cette propriété du français explique que les pronoms nus ne soient pas associés à une structure de division et donc qu’ils ne puissent pas apparaître nus sous un déterminant partitif d’ensemble. Deux stratégies permettent de sanctionner les structures partitives pronominales : l’ajout d’un morphème d’individuation (entre), qui sélectionne DivP et permet la partition de l’ensemble dénoté par le pronom pluriel en membres atomiques, ou la montée du pronom sous D, qui permet de marquer D pour le nombre et donc d’introduire une structure de division[9]. Dans la section qui suit, nous verrons comment le français québécois vient appuyer cette dernière analyse.

4. Le français québécois

4.1. Les constructions partitives pronominales

Nous avons vu à la section 2.3, qu’en français québécois, le morphème – autres a perdu la propriété de marquer le contraste. Pourtant, ce morphème n’est pas complètement désémantisé puisqu’il permet de sanctionner les constructions partitives pronominales. En effet, les pronoms complexes du français québécois peuvent apparaître sous des déterminants partitifs d’ensembles.

Trois analyses sont possibles : 1) – autres joue le même rôle que le morphème entre en français normé et permet de partitionner l’ensemble dénoté par le pronom ; 2) dans nous-autres, la présence de autres permet au pronom d’occuper la position sous D un peu comme dans nous-deux. 3) – autres dans nous-autres vient marquer le pluriel sur le pronom comme en anglais et en espagnol ; Dans la section qui suit, nous présentons des arguments en faveur de la deuxième hypothèse pour le français québécois. Nous verrons à la section 5 que la troisième hypothèse permet de rendre compte des données du picard.

4.2. La proclise des pronoms du pluriel en français québécois

Nous avons vu qu’en français québécois, les pronoms composés avec – autres ont un caractère quasi systématique (Morin 1982). Nous attribuons cette dernière particularité du français québécois au fait que les pronoms du pluriel y ont été réanalysés comme des pronoms clitiques. Ainsi, selon notre analyse, dans cette variété, l’inventaire des pronoms forts se limite aux pronoms moi, toi, lui et elle (alors qu’en français normé, cet inventaire comprend aussi les formes nous, vous, eux et elles). Le paradigme des pronoms forts serait complet en français normé, mais limité aux formes du singulier en français québécois, comme illustré dans le tableau ci-dessous.

Tableau 2

Paradigme des pronoms forts en français

Paradigme des pronoms forts en français

-> Voir la liste des tableaux

Ainsi, alors qu’en français normé, les pronoms du pluriel sont des pronoms forts générés sous N (36), en français québécois, les formes nous, vous et eux sont des formes faibles générées directement sous D (37) et cliticisées sur le morphème autres, dont la présence est requise justement pour permettre cette cliticisation.

En (37), le pronom occupe la position sous D, où il peut être marqué pour le nombre et être associé à une structure de division. Ainsi, comme dans nous deux, la présence d’une structure de division au-dessus de D rend compte du fait que le pronom puisse apparaître avec un partitif d’ensemble sans nécessiter obligatoirement la présence de la préposition entre.

Trois arguments viennent appuyer l’idée qu’en français québécois, les pronoms nous/vous/eux dans les formes complexes en autres sont des proclitiques : la régularité du paradigme, la neutralisation du genre et les contraintes sur la modification.

4.2.1. La régularité du paradigme

Nous avons vu à la section 2.3 qu’alors qu’en espagnol et en catalan, les formes complexes étaient limitées aux pronoms de première et deuxième personnes, le français québécois n’offre pas cette restriction. Ainsi, l’étude de Blondeau (2011), fondée sur une étude de trois corpus de la fin du 20ème siècle, a bien montré la quasi-systématicité des formes complexes en français montréalais : toutes les personnes y présentent un taux d’utilisation de la forme complexe d’au moins 74 %. Or, selon Zwicky et Pullum (1983), les clitiques ne présentent pas de lacunes arbitraires. Les affixes, en revanche, sont souvent lexicalisés et peuvent simplement ne pas se produire avec certains mots. La restriction sur la distribution de – otros/altes en espagnol et en catalan viendrait donc appuyer une analyse selon laquelle ce morphème serait un véritable suffixe dans ces langues. En revanche, la régularité du paradigme des pronoms forts du pluriel en français québécois serait compatible avec notre analyse selon laquelle les pronoms du pluriel sont des formes clitiques en français québécois.

4.2.2. La neutralisation du genre

Contrairement aux autres langues romanes comme l’espagnol, où les déterminants sont marqués à la fois pour le genre et le nombre (38), le français marque soit le genre, soit le nombre sur le déterminant (39) (Déchaine, Dufresne et Tremblay [2018]).

En français, les pronoms clitiques générés sous D obéissent à cette même contrainte et sont soit marqués pour le genre (40a, b), soit marqués pour le nombre (40 c).

En français normé, les pronoms forts du pluriel sont générés sous N. Ils ne sont donc pas soumis à la contrainte touchant les déterminants et peuvent à la fois marquer le genre et le nombre qu’ils soient ou non suivis d’un nombre cardinal comme deux ou du quantificateur universel tous.

La situation est différente en français québécois, où les pronoms du pluriel sont des formes clitiques générés sous D et ne peuvent marquer que le nombre comme les déterminants et les autres clitiques.

Le caractère clitique des pronoms du pluriel en français québécois expliquerait le phénomène de neutralisation du genre observé dans les formes composées du français québécois : à la troisième personne du pluriel, la forme complexe ne présente pas de distinction entre masculin et féminin, et le pronom eux-autres peut avoir un antécédent féminin comme l’illustre l’exemple (43). En revanche, la forme simple eux n’est pas grammaticale dans ce contexte.

4.3. Contraintes sur la modification

Contrairement à la forme simple, la forme composée ne peut pas être suivie de quantificateurs comme tous et seuls et est difficilement suivie de cardinaux comme deux ou cinq.

Alors que les formes nous autres deux et nous autres tous sont considérées comme agrammaticales par les locuteurs natifs, les formes nous deux et nous tous sont perçues comme appartenant à un registre plus soutenu et associées au français de référence[10].

La distribution complémentaire[11] entre le morphème autres d’une part, et les nombres cardinaux et les quantificateurs d’autre part semble indiquer que ces trois types de morphèmes rivalisent pour occuper une même position entre D et N.

Nous avons vu à la section 3.3 que dans une construction comme nous deux ou nous tous, le pronom était déplacé sous D par mouvement de N-à-D. Toutefois, alors qu’en français normé, le pronom occupe la position sous D après un mouvement de N-à-D (48), le pronom pluriel du français québécois est un clitique généré directement dans cette position comme en (49).

4.4. Résumé

Nous avons vu dans la section 3 que, comme le français marque le nombre sur D (et non sur N), les pronoms nus ne sont pas associés à une structure de division, ce qui explique que, dans cette langue, les pronoms ne peuvent apparaître nus sous un déterminant partitif d’ensemble.

Trois stratégies permettent de sanctionner une structure de division et par conséquent les structures partitives pronominales : l’ajout d’un morphème d’individuation (entre) (51 a), la montée du pronom sous D (51 b), qui permet de marquer D pour le nombre et donc d’introduire une structure de division, et, finalement, dans le cas du français québécois, la génération du pronom directement sous D (51 c).

Selon notre analyse, les pronoms forts du pluriel du français québécois sont des proclitiques qui nécessitent la présence du morphème – autres. Les pronoms complexes de ce dialecte du français sont donc très différents des formes composées des autres langues romanes comme l’espagnol, où les pronoms sont des têtes nominales marquées pour le nombre et sont par conséquent associés à une structure de division (au sens de Borer 2005). La prochaine section se penche sur les pronoms complexes du picard, afin de déterminer si ces derniers se comportent comme les pronoms complexes du français québécois ou plutôt comme ceux de l’espagnol.

5. Les constructions partitives pronominales en picard

Nous avons vu dans l’introduction que les pronoms complexes du picard peuvent comme en français québécois apparaître sous des déterminants partitifs d’ensembles (voir exemples en [7]). Dans le cas du français québécois, de nombreux arguments nous ont amenée à proposer que, dans cette variété, les pronoms forts complexes impliquaient la cliticisation du pronom sur le suffixe -autres. Nous verrons maintenant que des différences importantes entre le français québécois et le picard nous forcent à proposer une analyse différente pour ce dernier : en picard, -autes dans nous-autes se comporte comme un véritable suffixe et vient plutôt marquer le pluriel directement sur le pronom comme en anglais et en espagnol.

Trois différences importantes entre le picard et le français québécois viennent appuyer cette analyse. Tout d’abord, en picard, contrairement au français québécois, il n’y a pas de distribution complémentaire entre le suffixe autes et les nombres cardinaux (52), ni entre le suffixe autes et les quantificateurs universels tous (53) et tertous (54).

Ensuite, on note deux formes complexes pour la deuxième personne du pluriel en picard : en plus de la forme vous-autes, on retrouve aussi la forme tizautes, formée du pronom fort de 2ème personne ti « toi » du singulier et du suffixe -zautes.

L’émergence de la forme tizautes vient appuyer l’hypothèse de la réanalyse du modificateur autres comme morphème de pluralité en picard[12].

Troisièmement, alors que les formes complexes à la troisième personne sont très fréquentes en français québécois, ces formes sont très rares en picard. Dans Picartext, pour la troisième personne, nous n’avons retrouvé que de raricimes formes en -eutes associées au picard d’en bas, mais aucune forme en -autes en picard d’en haut. Ces restrictions sur la distribution de morphème -autes/eutes en picard viendraient appuyer une analyse selon laquelle ces morphèmes sont de véritables suffixes en picard (et non des clitiques), ce qui les distinguerait des morphèmes autres du français normé et du français québécois, mais établirait un parallèle avec l’espagnol et le catalan.

Finalement, dans le cas du français québécois, nous avons utilisé la neutralisation du genre du pronom complexe de troisième personne comme un argument en faveur de la cliticisation du pronom sur -autres. Toutefois, cet argument ne peut pas être utilisé en picard, car, contrairement au français québécois, la forme simple du pronom de troisième personne du pluriel eux y est aussi neutralisée pour le genre comme le montre l’exemple en (56).

En picard, la neutralisation du genre est donc compatible avec une analyse qui postulerait que le pronom pluriel est plutôt directement généré sous N, comme en français normé.

En résumé, le suffixe -autes en picard, tout comme en français québécois, n’a pas de valeur contrastive. Toutefois, alors qu’en français québécois, le morphème -autres est en distribution complémentaire avec les nombres cardinaux et les quantificateurs tous et seuls, en picard, ce morphème a été lexicalisé au point de pouvoir apparaître suivi d’un nombre cardinal ou d’un quantificateur. Dans cette variété, le morphème -autres semble agir comme véritable marqueur de pluralité puisqu’il peut apparaître avec le pronom de deuxième personne du singulier ti pour donner la forme plurielle tizautes. Selon notre analyse, les formes nous-autes/tizautes du picard sont à mettre en parallèle avec les pronoms pluriels de l’anglais et de l’espagnol : dans les trois cas, les pronoms pluriels sont des têtes nominales marquées pour le nombre et sont par conséquent associés à une structure de division (au sens de Borer 2005).

C’est cette dernière propriété qui explique qu’en picard, comme en anglais et en espagnol, le pronom pluriel puisse apparaître avec un partitif d’ensemble.

6. Conclusion

De nombreuses études portent sur la pluralité et l’individuation (Chierchia 1998, Gillon 1992, Link 1983, Rothstein 2010, entre autres) et on distingue souvent deux classes morphosyntaxiques dénotant des ensembles d’entités comptables : les noms comptables et les collectifs. Les pronoms pluriels partagent plusieurs des propriétés des noms comptables au pluriel : ils dénotent des ensembles d’entités et permettent l’accord pluriel avec le prédicat. En revanche, les ensembles d’individus dénotés par les pronoms pluriels ne sont pas toujours individués. L’individuation de ces ensembles dépend de propriétés morphosyntaxiques : dans les langues qui marquent le nombre sur le N, les pronoms pluriels sont individués et permettent la partition ; dans les langues qui marquent le nombre sur le D, la partition de l’ensemble dénoté par le pronom nécessite une stratégie d’individuation.

Selon notre analyse, les pronoms pluriels du français, tout comme ceux de l’anglais ou de l’espagnol, dénotent un ensemble d’individus. En revanche, contrairement aux pronoms pluriels de l’anglais ou de l’espagnol, les pronoms pluriels du français ne sont pas toujours individués. Nous avons attribué cette différence à la façon dont la pluralité est marquée dans le DP. En anglais, les noms, tout comme les pronoms, sont porteurs de la morphologie du pluriel, qui sanctionne la structure de division. En français, les noms et les pronoms ne sont pas marqués pour le nombre et ne sanctionnent pas de structure de division. La valeur par défaut est donc la non-individuation. La structure de division joue un rôle de premier plan dans l’individuation : lorsqu’elle est absente, le pronom pluriel n’est pas individué, alors que sa présence provoque l’individuation. Cette analyse appuie l’hypothèse selon laquelle la distinction comptable/masse serait grammaticale plutôt qu’ontologique (Gillon 1992, Borer 2005). Elle appuie aussi l’hypothèse selon laquelle les systèmes de division peuvent prendre différentes formes (Mathieu 2012).

En français, deux stratégies permettent de sanctionner les structures partitives pronominales : l’ajout d’un morphème d’individuation (entre) ou lorsque le pronom pluriel occupe la position sous D, soit à la suite de la montée du pronom sous D (comme dans nous deux) ou lorsque le pronom est un clitique et généré directement sous D (comme dans le nous-autres du français québécois). Dans tous ces cas, c’est la présence d’une structure de division au-dessus du DP qui permet que l’ensemble dénoté par le pronom puisse être partitionné par un déterminant partitif d’ensemble. Notre approche permet une analyse unifiée du français de référence et du français québécois. Dans les deux dialectes, le nom n’est pas marqué pour le nombre et les pronoms simples ne sont pas individués. La différence entre les deux dialectes se réduit au fait que le français québécois dispose d’un moyen additionnel pour introduire l’individuation des pronoms : la cliticisation du pronom pluriel sur le morphème -autres.

Il suit de notre analyse que malgré une ressemblance morphologique importante, les pronoms complexes comme nous autres en français normé, en français québécois et en picard sont fondamentalement distincts et reflètent des stades de grammaticalisation différents. Alors qu’en français normé, le morphème -autres sert toujours à marquer le contraste, la situation est différente en français québécois et en picard. En français québécois, -autres sert de support à la cliticisation ; en picard, -autres est un suffixe marqueur de pluralité, généré sous N. Les pronoms complexes du picard sont à mettre en parallèle avec les pronoms complexes des autres langues romanes comme l’espagnol, plutôt qu’avec le français.

Notre analyse permet aussi de mieux comprendre la place qu’occupent les pronoms pluriels des langues gallo-romanes dans la typologie des langues romanes. En français, les pronoms nous/vous/eux renvoient à des ensembles d’objets dénombrables non individués, ce que nous avons attribué au fait qu’en français, le nom ne porte pas la marque morphologique du pluriel. Cette façon de voir nous oblige à revoir notre typologie des pronoms dans les langues romanes et la place qu’occupe le français québécois dans cette typologie. D’une part, le facteur déterminant n’est pas la présence ou l’absence du suffixe -alteros, mais plutôt le fait que les pronoms soient individués ou non individué. Ce nouveau classement situe le français bien à part dans les langues romanes, mais relie cette différence à la façon dont le nombre est marqué sur les noms dans cette langue. Finalement, notre analyse vient appuyer l’hypothèse selon laquelle le picard n’est pas un dialecte du français, mais plutôt une langue gallo-romane possédant une grammaire distincte (Auger 2010).