Corps de l’article

1. Problématique

Les structures coordonnées représentent des problèmes intéressants pour toute théorie linguistique explicative. Dans cet article, nous analyserons les coordinations de noms simples de l’anglais, telles que café theater et salt and pepper, qui présentent des propriétés intéressantes tant du point de vue de l’externalisation de la conjonction que du point de vue de leur interprétation sémantique[1].

Nous avons proposé par ailleurs (Di Sciullo 2017b) une analyse des coordinations multiples, telles que John, Paul and Mary, qui met en jeu le déplacement du DP et l’intervention de principes d’efficacité computationnelle. Nous montrons que cette analyse s’étend aux coordinations de noms simples.

Nous cherchons à expliquer pourquoi la coordination n’est pas prononcée dans certains cas, bien qu’elle soit interprétée sémantiquement. Nous argumentons que les principes maximisant l’asymétrie et les principes minimisant l’externalisation offrent une solution dynamique à ce problème, tout en gardant Merge, l’opération centrale de la faculté du langage, dans sa forme la plus simple.

Cet article est organisé comme suit : Nous décrivons en premier lieu le cadre théorique que nous adoptons. Nous proposons une analyse qui permet de dériver les cas où la conjonction est externalisée ainsi que ceux où elle ne l’est pas et nous lions les asymétries d’externalisation du coordinateur à des différences sémantiques. Nous identifions certaines conséquences de notre analyse pour le développement du langage chez l’enfant et pour l’émergence rapide du langage.

2. Théorie minimaliste actuelle

Merge est l’opération centrale de la faculté du langage (Chomsky 1995, et subséq.). Elle s’applique à deux objets syntaxiques x et y et forme l’ensemble : {x, y}. Merge s’applique à nouveau à sa propre sortie et forme un ensemble plus grand avec un autre objet syntaxique z et dérive : {z, {x, y}}, et ainsi de suite, voir (1). La récursivité illimitée de Merge génère l’infinité discrète du langage : le fait que le langage permet d’exprimer des expressions infinies à partir d’un ensemble fini d’éléments.

Selon la théorie minimaliste actuelle (Chomsky 2013 ; Chomsky, Gallego et Ott 2019), Merge est réduite à sa forme la plus simple. Simplest merge combine librement deux objets syntaxiques qui n’ont pas encore été combinés (External merge) ou qui l’ont déjà été à une étape antérieure de la dérivation (Internal merge). Les dérivations sont annulées lorsque l’étiquetage ne peut être effectué, et que le Principe d’interprétation complète n’est pas satisfait (Chomsky 2013).

Les têtes fonctionnelles ont des traits qui doivent être validés dans la dérivation syntaxique au sens étroit (Narrow Syntax (NS)) avant Spell-Out, c’est-à-dire là où la dérivation syntaxique conduit d’une part à l’interface sémantique (SEM), et d’autre part à l’interface phonétique (PHON), (voir [2]). Les matrices de traits associés aux têtes fonctionnelles peuvent inclure des traits lisibles à SEM mais non externalisés à PHON, ce qui donne lieu à des asymétries d’interface.

Chomsky (2005) identifie trois facteurs qui interagissent dans la caractérisation du langage interne (I-language). Tout d’abord, la prédisposition génétique des êtres humains pour le langage, qui prend la forme de l’opération dyadique et récursive Merge. Ensuite l’expérience, qui donne lieu à la variation linguistique, qui peut être réduite à des différences de traits associés aux éléments fonctionnels. Enfin, les principes d’efficacité computationnelle, indépendants du langage interne, qui interviennent dans la dérivation des expressions linguistiques. Dans Di Sciullo (2015, 2017a), nous avons proposé de subsumer ces derniers sous deux principes généraux : les uns maximisent l’asymétrie et les autres minimisent l’externalisation (voir [3] ci-dessous).

Les principes maximisant l’asymétrie incluent l’Axiome de correspondance linéaire, la Dérivation par phases et l’Accord (Agree). Selon l’Axiome de correspondance linéaire (Kayne 1994), l’ordre des constituants linguistiques à l’interface phonétique résulte de la relation de c-commande asymétrique entre ces constituants. La Dérivation par phases (Chomsky 2001, 2008) fait également partie des principes maximisant l’asymétrie. Selon la Condition d’impénétrabilité de la phase, seuls les constituants des positions de tête et de spécificateur sont accessibles par Agree et Merge, et donc peuvent se déplacer à l’extérieur de la phase. Définie en termes de c-commande asymétrique, Agree peut également être subsumée sous les principes qui maximisent l’asymétrie[2].

Les principes minimisant l’externalisation incluent les conditions telles que Pronounce the minimum (Chomsky 2001) et Condition on Spell-Out (Collins 2007). Selon Pronounce the minimun, les copies laissées par le déplacement d’un constituant sont généralement silencieuses. Selon Condition on Spell-Out, la tête ou le spécificateur d’une phase doit être prononcé. Une tête n’est pas prononcée si le spécificateur l’est, et inversement, le spécificateur n’est pas prononcé si la tête l’est, voir (4)[3].

Parce qu’elles concernent la prononciation de constituants dans la dérivation des expressions linguistiques, Pronounce the minimum et Condition on Spell-Out peuvent être subsumées sous les Principes d’efficacité computationnelle, minimisant l’externalisation. La réduction des principes d’efficacité computationnelle à deux types, Maximiser l’asymétrie et Minimiser l’externalisation, simplifie la théorie linguistique.

3. Les noms simples coordonnés

3.1. Structure

Nous ciblons la dérivation de noms coordonnés tels que (5) et (6). Ces expressions sont formées de deux noms simples et singuliers reliés par une conjonction de coordination dans certains cas.

Nous soutenons que la structure de la coordination de noms simples singuliers est asymétrique en ce qui a trait à la relation de dominance, voir (7) vs. (8), comme c’est le cas, plus généralement, des structures coordonnées[4].

La structure en (7) inclut une tête fonctionnelle F, une position α de spécificateur et une position β de complément. Le constituant α c-commande asymétriquement β et le constituant β ne c-commande pas asymétriquement le constituant α. La conjonction de coordination occupe la position de la tête F et ne projette pas ses traits[5].

La prononciation obligatoire de la conjonction de coordination en (6) vient appuyer la structure en (7) plutôt que la structure en (8). Alors que la catégorie fonctionnelle n’est pas prononcée en (5), la structure en (7), plutôt que la structure en (8), est motivée par les principes qui minimisent l’externalisation, ainsi que par la sémantique de ces expressions, qui requièrent un opérateur de coordination. L’absence d’un coordinateur manifeste à l’interface phonétique suit de la Condition sur Spell-out en (4), et donc s’appuie sur une stucture telle que (7). La présence d’un opérateur de coordination à l’interface sémantique ne peut résulter d’une structure telle que (8) si l’on prend pour acquis la Thèse de la transparence de la syntaxe par rapport à la sémantique (Chierchia 2013).

Nous avons analysé dans des travaux antérieurs les expressions nominales telles que (5) et (6) comme des composés exocentriques, c’est-à-dire des composés dont la tête catégorielle nominale est externe au composé, voir Di Sciullo (2005b)[6]. Une tête nominale silencieuse est requise pour la dérivation de ces composés ainsi que pour leur interprétation d’entités complexes, plutôt que d’entités simples à l’interface sémantique. Nous étayerons maintenant les dérivations des structures internes de ces composés et de leurs propriétés d’interface. Nous proposons une analyse qui dérive la prononciation ou le silence de la conjonction de coordination ainsi qu’un aspect de leur sémantique interne.

3.2. Propriétés sémantiques

Nous avons vu au préalable que dans les noms coordonnés, la conjonction de coordination peut être prononcée dans certains cas et rester silencieuse dans d’autres cas. Nous cherchons maintenant à déterminer s’il y a une relation entre la prononciation ou le silence de la conjonction et l’interprétation sémantique des noms coordonnés.

Nous posons qu’un nom coordonné a une dénotation unique, qui est celle de leur tête catégorielle et sémantique externe. Ainsi, café theater ne dénote ni un café ni un théâtre, mais une intersection de ces deux dénotations[7]. Similairement, salt and pepper dénote une entité complexe, qui est celle du groupe formé par les deux entités. Bien que la tête externe des noms coordonnés bloque les dénotations de chaque constituant nominal, la relation sémantique entre ces constituants est visible à l’interface phonétique dans certains cas. Nous observons que l’interprétation sémantique interne de certains noms coordonnés varie selon que la conjonction de coordination est prononcée ou silencieuse. Lorsqu’elle n’est pas prononcée, comme c’est le cas de café theater, l’opération sémantique qui régit leur interprétation interne est généralement l’intersection[8]. Lorsque le coordinateur est prononcé, comme c’est le cas de salt and pepper, l’opération sémantique interne est la formation de groupe. L’ensemble dénoté par cafétheater est l’intersection des ensembles dénotés par café et par theater. L’ensemble dénoté par salt and pepper est le groupe formé de la dénotation de salt et de la dénotation de pepper. Ainsi, l’interprétation sémantique de (9a) et (9b) contraste avec celle de (9c), alors que l’interprétation sémantique de (10a) et (10c) contraste avec celle de (10b)[9].

Winter (1995, 1998) et Szabolcsi (2015) soutiennent que dans les langues naturelles, and et or n’effectuent pas des opérations booléennes ni n’additionnent des entités, mais signalent la présence d’opérateurs silencieux qui effectuent ces opérations booléennes. Zhang (2015) soutient également que les opérations sémantiques d’intersection d’ensembles et de formation de groupes ne sont pas effectuées par and. Elle propose que la coordination dans les langues naturelles est essentiellement un marqueur de liste de structures de données[10].

Si l’opération pour l’intersection d’ensembles et pour la formation de groupes n’est pas effectuée par and, il est possible que l’opérateur intersectif et l’opérateur de groupe soient situés dans la projection fonctionnelle étendue de cette conjonction.

3.3. Dérivations

Nous assumons que la dérivation des noms coordonnés est dérivée par phase[11]. Nous assumons en outre que les noms qui les constituent sont des DP, suivant l’analyse de Collins (2007) pour les noms légers (light nouns) en anglais tels que home, soit des noms qui n’acceptent pas de déterminant défini, de quantification, de modification adjectivale et de pluriel. Bien que les constituants des structures de noms coordonnés ne puissent généralement pas être déplacés à l’extérieur du domaine de la coordination, le déplacement peut se produire à l’interne. Internal merge peut déplacer des constituants d’une phase plus basse à une phase plus haute à l’intérieur de ces structures, voir (11). Les dérivations convergentes sont celles qui seront en accord avec les Principes d’efficacité computationnelle.

Les principes qui maximisent l’asymétrie favoriseront la fusion de catégories de types différents, XP et X0 à la première étape de la dérivation. Par conséquent, un DP est d’abord fusionné avec une conjonction, une tête fonctionnelle (F), avant qu’un second DP soit fusionné au constituant préalablement dérivé. La tête F la plus basse peut se déplacer à la position de tête immédiatement supérieure pour la valuation de traits. La copie du déplacement n’est pas prononcée étant donné les principes qui minimisent l’externalisation, tels que Pronounce the minimum. Le DP qui occupe la position de spécificateur de la phase la plus basse peut se déplacer dans la position de spécificateur immédiatement supérieure, étant donnés les principes qui maximisent l’asymétrie, dont Agree.

Nous proposons que les composés tels que café theater sont dérivés comme en (12) ; tandis que les composés tels que salt and pepper sont dérivés comme en (13). Dans les deux cas, le DP dans le spécificateur de la phase la plus basse est déplacé à la position de spécificateur de la phase supérieure. Toutefois, le déplacement de la conjonction de coordination (F) n’a lieu que dans le premier cas.

Chacune des têtes F possèdent un trait Déterminant non validé [uD], qui est validé par le trait [D] du constituant nominal déplacé de la position de spécificateur de la tête la plus basse à la position du spécificateur de la tête supérieure. À l’interface sémantique, le trait d’opérateur Intersectif [I] associé à la tête F supérieure attribue une interprétation intersective interne à la structure dérivée en (12), alors que le trait d’opérateur de Groupe [G] associé à la tête F supérieure attribue une interprétation de groupe interne à la structure dérivée en (13). Par conséquent, les différences d’interprétation sémantique entre les composés sont lisibles à l’interface sémantique.

En outre, les Principes minimisant l’externalisation, incluant Pronounce the minimum et Condition on Spell-Out, assurent que la coordination soit silencieuse en (12) et prononcée en (13)[12]. En (12), les copies les plus basses de la tête F et du DP ne sont pas prononcées étant donné Pronounce the minimum. Étant donné la Condition on spell-out, la tête F la plus haute est silencieuse puisque le DP déplacé occupe la position du spécificateur. En (13), la copie du DP déplacé n’est pas prononcée étant donné Pronounce the minimum. En raison de la Condition on Spell-Out, la tête F de la phase la plus basse est prononcée puisqu’il n’y a pas de matériel phonétique dans le spécificateur de cette phase[13].

4. Résumé

Selon la théorie minimaliste actuelle, Merge, l’opération centrale de la faculté du langage, est réduite à sa forme la plus simple, et les Principes d’efficacité computationnelle peuvent être réduits à deux types : les principes maximisant l’asymétrie et les principes minimisant l’externalisation. Nous avons illustré comment ce modèle permet de dériver les structures des noms coordonnés, que la conjonction de coordination soit prononcée ou qu’elle soit silencieuse. Que la conjonction de coordination ne soit pas prononcée dans certains cas n’est pas surprenant, si l’on prend en compte le trait central de la faculté du langage, selon lequel l’architecture de cette faculté a deux interfaces, sémantique et phonétique, et que la dérivation des expressions linguistiques peut donner lieu à des asymétries d’interfaces.

Nous avons proposé que la conjonction de coordination a une projection étendue, qui inclut des positions fonctionnelles associées aux traits d’opérateur intersectif et de groupe. Dans le cas des noms simples composés, l’interprétation de groupe est dérivée lorsque la coordination est prononcée alors que l’interprétation intersective est dérivée lorsque la coordination est silencieuse.

5. Conséquences pour le développement du langage

Notre analyse a des conséquences sur les recherches entourant le développement du langage chez l’enfant ainsi que sur le débat sur l’émergence rapide et l’évolution graduelle du langage.

5.1. Développement du langage chez l’enfant

Nous avons exploré l’hypothèse selon laquelle la conjonction de coordination est distincte de sa contrepartie logique. Nous avons proposé que dans le langage naturel, des opérateurs abstraits font partie des projections syntaxiques étendues de cette conjonction sous forme de traits interprétables. Nous avons également soutenu que le trait d’opérateur d’intersection, contrairement au trait de formation de groupes, n’est pas externalisé à l’interface phonétique.

L’hypothèse selon laquelle des catégories fonctionnelles telles que la conjonction de coordination sont dans le domaine d’opérateurs abstraits, et que les traits des opérateurs d’intersection ne sont pas externalisés ont des conséquences pour le développement du langage chez l’enfant. Cette hypothèse favorise la théorie naturaliste plutôt que la théorie associative de l’apprentissage. Selon la théorie naturaliste, l’acquisition du langage met en jeu un processus computationnel d’assignation de valeurs à des variables abstraites (Gallistel et King 2009).

Les théories naturalistes de l’apprentissage sont prédominantes en grammaire générative et en linguistique computationnelle minimaliste (Chomsky 1988, 2008 ; Gallistel et King 2009 ; Yang 2010 ; Yang et al. 2017). Ces théories reposent sur l’idée que l’enfant est génétiquement prédisposé à développer la grammaire de la langue à laquelle il est exposé nonobstant la pauvreté du stimulus. Les théories naturalistes de l’apprentissage présument que le langage est un système computationnel qui relie représentations sémantiques et représentations phonétiques. Ce système computationnel fait partie de la génétique humaine et s’appuie sur une opération récursive qui génère l’infinité discrète du langage. Le cerveau humain construit une représentation à partir de l’expérience du monde, et le comportement est informé par cette représentation.

Les théories associatives de l’apprentissage (Pavlov 1928 ; Hull 1952 ; Hawkins et Kandel 1984 ; Rumelhart et McClelland 1986 ; Smolensky 1986) prédominent dans la recherche en neurobiologie et en informatique, ce qui inclut l’apprentissage machine, une méthode d’analyse de données pour automatiser le développement de modèles analytiques d’apprentissage. Cette méthode repose sur l’idée que ces modèles peuvent apprendre à partir de données, identifier des schémas et prendre des décisions sans grande intervention humaine. Les théories associatives de l’apprentissage présument que le langage n’est pas un système computationnel et que la connaissance du langage ne fait pas partie de la génétique humaine. Ces théories ne peuvent prédire que l’interprétation compositionnelle des composés de noms simples incluant un coordinateur manifeste est distincte de celle où le coordinateur est silencieux, puisque selon ces théories l’apprentissage est indépendant de la structure interne des expressions linguistiques.

Parce qu’elles présupposent les opérations cognitives de la faculté de langage et les dérivations syntaxiques interprétées par les systèmes externes, sémantique et phonétique et sujet à des principes d’efficacité computationnelle, les théories naturalistes de l’apprentissage prédisent que l’enfant peut manipuler des opérations abstraites, telles que l’intersection d’ensembles et la formation de groupes, sans avoir été exposé à d’énormes quantités de données, incluant les marqueurs manifestes de ces opérations abstraites, souvent silencieux, ainsi que leurs schémas associés. Les théories associatives de l’apprentissage ne peuvent expliquer pourquoi les catégories fonctionnelles, telles que la conjonction de coordination, sont souvent absentes des données auxquelles l’enfant est exposé. Pourtant, l’enfant est en mesure de dériver les structures syntaxiques reliant représentations sémantiques et phonétiques de structures coordonnées même si la conjonction de coordination n’est pas prononcée dans certains cas.

5.2. L’émergence versus l’évolution du langage

Notre analyse des composés à noms simples a des conséquences sur le débat concernant l’émergence rapide versus l’évolution graduelle du langage[14].

Selon l’approche évolutive, le langage s’est développé graduellement à partir d’étapes plus simples, c’est-à-dire à partir d’un proto-langage, causé par différentes pressions sélectives. La difficulté inhérente de toute explication évolutive du langage humain a été anticipée dans des travaux antérieurs, dont ceux de Lennenberg :

We can no longer reconstruct what the selection pressures were or in what order they came, because we know too little that is securely established by hard evidence about the ecological and social conditions of fossil man. Moreover, we do not even know what the targets of actual selection were. This is particularly troublesome because every genetic alteration brings about several changes at once, some of which must be quite incidental to the selective process.

Lennenberg 1969 : 43

Huijbregts (2019) démontre que le langage humain n’a pas pu se développer graduellement. Contrairement au langage humain qui est un système d’infinité distincte, il est logiquement impossible pour un langage limité de se développer graduellement et de devenir un langage illimité à partir, par exemple, d’un proto-langage. De plus, la pertinence d’un proto-langage pour le développement graduel d’un langage est discutable, particulièrement si celui-ci se base sur une analyse superficielle de formes présumées simples.

Pour Bickerton (1990) par exemple, le proto-langage était composé d’un vocabulaire abondant mais sans syntaxe interne. Pour Hurford (2001), la proto-pensée utilisait quelque chose de similaire au calcul du prédicat, mais n’avait pas de quantifieurs ni d’autres catégories correspondantes à des opérateurs logiques. De plus, selon les explications évolutives du langage (Bickerton 1990 1990, Hurtford 2001, 2012), la proto-syntaxe est un stade de développement intermédiaire : étape pré-syntaxe (un mot) > proto-syntaxe (deux mots) > syntaxe moderne. Jackendoff (2002) considère que le proto-langage est dérivé par proto-merge, le précurseur de Merge. Proto-Merge serait une opération de concaténation n-aire. Progovac and Locke (2009) analysent les composés exocentriques tels que dare-devil et pick-pocket de l’anglais comme des fossiles du proto-langage étant donné leur forme simple et irrégulière.

While these compounds violate several rules and principles of modern syntax, their structure as well as their persistence, do provide some continuity with modern syntax. If so, then the syntax that supports their formation (proto-syntax) may have facilitated a transition from a pre-syntactic (one-word) stage to modern syntax.

Progovac et Locke 2009 : 341

Ce type d’analyse n’est cependant pas pertinent pour la problématique du développement du langage puisque la faculté du langage est un système récursif illimité, et que le développement graduel d’un langage limité à un langage illimité n’est pas une possibilité logique. Les composés exocentriques V N de l’anglais ne sont pas dérivés par proto-merge et ne sont pas non plus des vestiges d’un proto-langage limité, tels que discuté dans Di Sciullo (2013) et Nóbrega et Miyagawa (2015). L’analyse des coordinations de noms, telle que présentée dans la section 2, illustre également que les structures hiérarchiques étendues, incluant les catégories silencieuses, font partie de la dérivation d’expressions linguistiques apparemment simples. Merge et les principes maximisant l’asymétrie et minimisant l’externalisation assurent la lisibilité des structures coordonnées de noms simples aux interfaces sémantique et phonétique même en l’absence de coordination manifeste.

L’analyse d’expressions apparemment simples et irrégulières de Proto-Merge est une stipulation et n’est pas pertinente pour l’évolution de langues récursives telles que le langage humain. Par contre, une analyse basée sur Merge et les principes d’efficacité computationnelle offre une analyse de ces expressions qui se base sur les propriétés de la faculté du langage, dès son émergence.

6. Conclusion

Nous avons présenté une analyse de composés de l’anglais incluant des noms simples dans le cadre récent de la théorie Minimaliste selon lequel Merge est réduit à sa forme la plus simple et les principes d’efficacité computationnelle sont réduits au minimum. Nous avons proposé une projection fonctionnelle étendue pour la conjonction de coordination, fourni des justifications syntaxiques, et montré que cette projection et les traits qu’elle articule ont un rôle dans les dérivations des noms composés. Les principes d’efficacité computationnelle maximisant l’asymétrie et minimisant l’externalisation interviennent dans la dérivation des composés formés donnent lieu à des représentations d’interface lisibles par les systèmes externes et rendent compte des asymétries d’interfaces dans les cas où la coordination est silencieuse. Enfin, nous avons identifié des conséquences de notre analyse pour le développement du langage chez l’enfant ainsi que pour l’émergence rapide du langage.