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Cet article rapporte une expérience de composition d’atlas paysagers – des recueils photographiques présentant des adéquations entre territoire, aménagement, et habiter – qui ont mobilisé les populations locales dans un processus participatif pour leur composition et qui peuvent contribuer à l’orientation de l’aménagement des villages du Nunavik par le corpus de connaissances qu’ils constituent. Les contributions de ce travail résident dans la tentative d’adaptation d’un cadre à la fois théorique et opératoire – celui de l’école territorialiste (Magnaghi 2011c) – pour un projet d’aménagement approprié localement, puis dans l’identification de caractères paysagers pouvant informer la transformation des lieux. Il s’agit d’une étude exploratoire dont l’élaboration s’inscrit dans une formule de recherche-création et dont l’intention est d’élargir le champ des idées et des méthodes en aménagement, particulièrement à l’égard de la compréhension des lieux de l’habiter inuit et de leur considération comme éléments fondateurs de projets, selon le regard particulier de la discipline du design urbain.

Un regard de designer urbain

L’urbanité des villages nordiques du Nunavik – entendue comme un ensemble de caractères portés et projetés par les relations entre individus, milieu ambiant et milieu bâti – est en redéfinition. L’utilisation du terme lui-même et l’état de l’habitat urbain des populations locales en témoignent (Dybbroe 2008). La notion « d’effet urbain » proposée par Desbiens (2017) permet de conceptualiser cette urbanité non pas comme un fait accompli de la modernité globalisante, ni comme la simple expansion matérielle de l’environnement bâti, mais plutôt comme un vécu où des agents locaux conjuguent ensemble des facteurs traditionnels et contemporains dans la définition de leur milieu ; leur habiter collectif. Cette conjugaison s’opère dans un contexte où les structures administratives et décisionnelles évoluent rapidement. La sédentarisation (Landry 2018) et l’institutionnalisation relativement récentes au Nunavik sont accompagnées d’une tendance des instances de planification et de construction inuit à gagner en importance par rapport aux instances étatiques (Breton et Cloutier 2017), sans toutefois éliminer l’écho des politiques coloniales dans la production des habitations (Piché et Rodon 2017) ni revoir substantiellement l’urbanisme fonctionnaliste exogène qui oriente cette planification (Vachon et al 2017). Aussi, l’initiative du projet « Parnasimautik »[1] réitère un désir d’autodétermination (Société Makivik et al. 2014). Or, si l’urbanité est effectivement « le forum dans lequel [la] spécificité [culturelle inuit] est actualisée et, par le fait même, évolue » (Desbiens 2017, 153), il importe d’examiner les actions potentielles et les plateformes qui supportent ou supporteraient l’expression, la discussion et la réalisation de telles spécificités locales dans l’aménagement.

C’est donc à travers cette lunette que les contributions du présent article sont présentées. Elles découlent d’un essai de design urbain s’inscrivant dans un projet plus grand de recherche-création[2] effectué dans le cadre du partenariat de recherche « Habiter le Nord québécois » (CRSH 2015-2020), qui s’intéresse aux conditions et à la transformation de l’habitat autochtone nordique. Une des particularités essentielles de ce regard est sa motivation projectuelle, construite avec une forme de connaissance qui précède et se précise avec le projet qu’elle structure ; construite dans « la tension du projet qui accompagne [un] regard sur le monde » (Magnaghi 2011a, 1). Cette forme de connaissance est dépendante de l’approche perceptive mentionnée en titre, qui situe par définition le projet dans son contexte local, tel qu’il peut être perçu puis représenté.

Ainsi, l’article est construit autour de deux idées principales qui soutiennent les potentiels offerts par les atlas paysagers. En premier lieu, il importe de raccorder les cadres théoriques de l’école territorialiste en architecture et en aménagement, à laquelle se rattache l’approche perceptive, à un cadre opératoire dans le contexte du Nunavik. Cet exercice est nécessaire puisque les méthodes particulières de l’approche, bien qu’elles visent une applicabilité à toute société humaine, ont été développées dans un contexte européen, donc différent des diverses situations postcoloniales mondiales[3]. Il permettra par le fait même de relier les concepts de paysage, de territoire et de nuna, et ainsi de définir le contenu des atlas paysagers. En second lieu, deux méthodes exploratoires de collecte et d’analyse d’éléments perceptuels, qui utilisent la photographie comme outil, sont présentées et appliquées, définissant ainsi le comment des atlas. Ces méthodes de collecte sont la participation par concours sur réseau social (pour tout le Nunavik) et des excursions photographiques par l’auteur, menées de 2015 à 2018 à Salluit et à Inukjuak. Cette pluralité de regards permet ensuite une caractérisation hypothétique des paysages du Nunavik, et plus particulièrement des deux communautés-échantillons.

S’ensuit une discussion quant aux divers processus de recherche et participatifs qui permettraient la confirmation et l’actualisation de l’image du territoire, notamment par le biais d’activités de cartographie communautaire, et quant aux potentielles plateformes qui permettraient l’utilisation des connaissances ainsi co-construites, en visant un aménagement local approprié.

Application de l’approche perceptive territorialiste au Nunavik

La planification du territoire des communautés inuit du Nunavik présente une multitude d’enjeux qualifiés « d’urgents » (Vachon et al., 2017), que ce soit au niveau de la soutenabilité des pratiques elles-mêmes ou de leur adéquation avec les habitus locaux. D’une certaine façon, ces enjeux viennent d’ailleurs : approche urbanistique, pratiques constructives, exploitation des ressources de construction, financement de l’habitation, intérêts de croissance économique globalisants – autant de préoccupations qui, lorsque s’ajoute la « jeunesse » de l’intégration de pratiques sédentaires, pourraient hypothétiquement se résoudre via un changement dans les fondements de la structure de planification. Parmi les pistes de solution qui relèvent de la discipline du design urbain, la priorisation de facteurs locaux (géographiques, environnementaux, constructifs, humains, politiques) constitue une avenue évidente d’exploration de moyens différents de ceux du siècle dernier et potentiellement plus adaptés pour aménager – une idée qui fait généralement consensus mais qui requiert un cadre opératoire. C’est précisément cette piste, celle d’un riche lien avec le territoire dans toute sa profondeur matérielle, historique et culturelle, qui porte à croire que l’école territorialiste serait en mesure d’offrir des cadres théoriques et méthodologiques appropriés pour l’aménagement au Nunavik.

L’école territorialiste : cinq approches disciplinaires au développement local auto-soutenable

L’école territorialiste est un regroupement transdisciplinaire qui « pose au centre de son attention le territoire comme bien commun » (Magnaghi 2011c, 1) dans toutes ses échelles :

Le territoire, en tant que produit de la culture matérielle, est le résultat de processus coévolutifs de longue durée entre les établissements humains et l’environnement et dans cette acception, le territoire n’existe pas dans la nature. Il est […] un système vivant à haute complexité, produit de la rencontre entre des événements culturels et naturels, et composé de lieux dotés d’une identité, d’une histoire, de caractères […]. Dans ce sens, il faut rappeler deux choses : l’indivision entre nature et culture, [et] l’indivision entre territoire et histoire.

Magnaghi 2011c, 3[4]

En identifiant la dimension locale et l’identité des lieux comme fondements essentiels dans l’élaboration du projet (d’habitat, d’aménagement, de société), l’école territorialiste adopte et développe expérimentalement des approches pour affirmer ou reconstruire des savoirs et savoir-faire locaux. Parce que ceux-ci sont l’aboutissement d’une coévolution avec le territoire, l’expression d’un art d’habiter, ils sont des conditions essentielles à la reproduction, à l’accroissement et à la construction du patrimoine territorial dans une dynamique auto-soutenable. Les approches (Figure 1) qui structurent les travaux de recherche-projet de l’école territorialiste explorent des moyens de traduire les caractères de lieux spécifiques ; de décoder l’historicité et les relations de coévolution entre société et milieu ; et de déduire des règles opératoires par recomposition des savoirs territoriaux afin d’encadrer la transformation du milieu dans une continuité cohérente, riche de sens et productrice de bien-être (Larochelle 2017).

Figure 1

Schéma synthétisé de l’approche pluridisciplinaire au patrimoine du territoire

Schéma synthétisé de l’approche pluridisciplinaire au patrimoine du territoire

Organigramme positionnant les cinq approches de l’école territorialiste par rapport à leurs contributions aux connaissances à l’égard du patrimoine d’un territoire (A), de ses règles morphogénétiques (B), et de ses règles de transformation (C)

Adapté de Magnaghi (2017, 107), avec emphase ajoutée sur le cadre de la présente étude

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L’approche perceptive est une des cinq approches principales de l’école territorialiste qui se rapportent à la compréhension des processus de formation et de transformation du territoire de manière soutenable.

Ensemble, les deux premières approches consistent en la description, l’interprétation et la représentation du patrimoine territorial et paysager (A). L’approche morphotypologique relève d’une connaissance experte (Magnaghi 2014, 97), dont les détenteurs opèrent par conscience critique, et consiste à observer le processus de territorialisation[5] avec une méthodologie axée sur des « techniques d’abstraction des caractères structuraux qui définissent l’identité physique et paysagère des lieux » (Larochelle 2017, 43), puis sur des techniques d’identification de leurs récurrences, synthétisées en morphotypes et en figures territoriales. L’approche perceptive relève davantage (mais non exclusivement) d’une connaissance contextuelle (Magnaghi 2014, 94), dont les détenteurs opèrent majoritairement par conscience spontanée. Elle permet d’ajouter l’autoreprésentation du paysage, à partir de techniques participatives, au corpus de connaissances pour appréhender l’identité des lieux.

Les approches écologique, historique-culturelle et biorégionaliste (B) concernent respectivement l’analyse des équilibres écologiques des écosystèmes, la description des liens historiques coévolutifs entre les objets d’observation des trois approches précédentes, et la synthèse de ces savoirs dans une démarche qui vise le maintien de l’équilibre du milieu. Ensemble, ces cinq approches permettent de définir les règles inhérentes à la genèse du territoire. « Ces règles sédimentent les persistances et les permanences en termes de qualité des morphotypes, d’archétypes, de paysages, de modèles socio-culturels, de milieu, [et] de forme d’habiter. » (Larochelle 2017, 48).

À terme, ces connaissances rendent possible la formulation de règles de transformation appropriées (C), par rétro-innovation puisqu’elles sont figurées à partir des statuts des lieux et des invariants structuraux reproduits et optimisés de manière organique dans l’évolution du territoire par ceux qui le pratiquent. Une telle posture envers l’aménagement implique qu’il existe des caractères territoriaux observables et irréductiblement identitaires, et surtout, que leur projection dans le futur, en les adaptant au contexte et aux besoins contemporains, constitue une orientation juste.

Représenter les lieux : le contenu des atlas paysagers

Dans le développement de la connaissance du territoire d’une aire culturelle, les atlasidentitaires développés par l’école territorialiste présentent les caractéristiques patrimoniales des lieux. Il s’agit de « systèmes informatifs » dont la composition fait appel à plusieurs disciplines, techniques et compétences et met en oeuvre diverses méthodes expérimentales de collecte, d’interprétation et d’assemblage d’un corpus. Ces méthodes sont souvent adaptées aux particularités des sujets d’études afin de rejoindre les « relations entre citoyennetés subversives et systèmes territoriaux locaux » qui marquent l’individualité et la « personnalité » locales (Magnaghi 2003, 69 ; 2005, 11).

Les atlas [du patrimoine] que nous proposons, par rapport aux atlas géographiques traditionnels, ont un caractère sélectif et interprétatif des informations contenues dans les cadres cognitifs territoriaux du moment qu’ils sont finalisés à représenter les éléments complexes (et à décrire leurs règles de formation historique et de reproduction) qui sont considérés comme des valeurs patrimoniales (par conséquent comme biens communs) qui peuvent être traités comme des ressources dans les projets de transformation à condition d’en maintenir ou d’en augmenter la valeur. La représentation concerne le patrimoine environnemental, […] le patrimoine territorial-paysagiste, [et] le patrimoine socioéconomique. (Magnaghi 2005, 11)

Dans le cas de la présente étude au Nunavik, les éléments patrimoniaux qui concernent le territoire construit et habité – donc perceptibles, entre autres, par la photographie, l’outil désigné – sont à décrire dans une section d’atlas qui regrouperait des éléments d’ordre environnemental et territorial-paysagiste. Le contenu de cette section concerne les structures géomorphologiques, les bassins hydrographiques, les réseaux écologiques ; et les morphotypes, les figures territoriales, les structures anthropiques, les espaces d’interaction humaine (Magnaghi 2005, 11). Étant donné la nature des éléments observés et l’étendue de la présente étude, les atlas constitués sont dits « paysagers », et sont conçus comme un début, une partie d’un atlas identitaire proprement dit, regroupant les contributions d’autres domaines de connaissances et à poursuivre.

En ce qui concerne les processus méthodologiques de collecte et de composition du corpus à représenter, l’approche perceptive combine des actions de recherche et des actions sociales de participation, un « partage des savoirs scientifiques et des savoir-faire locaux » (Poli 2018, 117), en émulant une structure que l’école territorialiste appelle l’autogouvernement des sociétés locales (Magnaghi 2014, 145). Le rôle précis des actions de recherche concerne la représentation experte du patrimoine territorial et l’aide technique à la représentation des savoirs contextuels, alors que le rôle des acteurs sociaux consiste en la participation à des laboratoires de co-production de cartes cognitives et des ateliers de partage des représentations expertes.

Deux atlas paysagers pour le Nunavik – qui pourraient ultérieurement se combiner dans un atlas identitaire – ont été élaborés ici : un premier faisant davantage appel à la participation d’acteurs au regard contextuel, et un second faisant davantage appel à un regard expert dans l’appréhension des paysages.

Paysage, territoire, nuna

Définir la notion de paysage avec une intention projectuelle s’avère complexe dans le contexte du Nunavik. Les différences culturelles dans les origines du terme[6], qui concernent notamment sa relation sémantique au territoire et aux individus et peuples qui le forment et en témoignent, et le fait que le mot lui-même n’ait pas d’équivalent direct en inuktitut (Joliet 2012a, 37) imposent réflexion. Dans le cadre de la présente étude, le paysage est prioritairement appréhendé dans son acception territorialiste. Celle-ci peut s’entendre de façon analogue et complémentaire à une définition posée d’un regard inuit, et à d’autres définitions occidentales.

D’après l’école territorialiste, le paysage est la « manifestation sensible du territoire » (Magnaghi 2014, 16). Il est un « témoignage vivant, porteur de savoirs et de conscience relationnelle entre culture et nature » (Ibid., 11). Sa production est humaine : il « ne peut être projeté séparément des règles complexes et intégrées de transformation du territoire » (Ibid., 153). Une telle définition s’inscrit en continuité avec des cadres qui précèdent l’école territorialiste et qui relient structurellement le paysage au territoire, selon lesquelles « la forme des paysages […], résultat du phénomène de l’humanisation de l’espace, constitue un enregistrement » – un palimpseste en continuelle transformation – « des processus de genèse et de transformation des milieux bâtis » (Larochelle 1995, 1). Qui plus est, en tant que « produits historiques des relations entre les populations, leurs activités et les lieux », ils sont une « source essentielle des connaissances nécessaires à la pratique de l’aménagement » (Ibid.).

Cette co-évolution entre l’humain, ses pratiques et son milieu ambiant est aussi présente dans la notion de nuna[7]. En examinant les mythes et les réalités paysagères au Nunavik depuis l’avènement des technologies qui ont permis sa représentation objective, Joliet rappelle que « l’Arctique, si l’on écoute bien les Inuit, se résume à une expression tout aussi brève que riche de sens : “inuit nunangat”, le territoire des Inuit, c’est-à-dire celui qui inclut les humains, les animaux, les configurations du paysage, les saisons, et même les êtres invisibles que l’on est toujours susceptible de croiser. » (Joliet 2012a, 4 – en citant Michèle Therrien). On comprend ainsi que le territoire et le paysage sont indivisibles, et tout englobants. Cette définition, qui sous-tend une multitude de relations réciproques, rappelle les propos de Desbiens, qui affirme que « les gens du Nord qui fréquentent le territoire [voient] une trame complexe tissée entre une multiplicité de lieux, repères, itinéraires et ressources ; bref […] un territoire dont les parties sont hiérarchisées et organisées entre elles par l’interdépendance et la répétition des pratiques » (Desbiens 2012, 646). Elle ajoute, en reprenant Louis-Jacques Dorais, que le monde inuit est « un monde où tout est dans tout, le macrocosme rejoignant le microcosme au sein de l’être humain. Ce dernier apparaît ainsi comme l’occupant privilégié – mais non exclusif – de la terre nordique, qui ne se constitue en nuna véritable que dans la mesure où il la parcourt et l’habite » (Ibid., 647). Ces propos complètent la définition territorialiste en impliquant que le terme nuna évoque à la fois l’organisation complexe du monde (le territoire) et les manifestations tangibles (le paysage) – d’ordre humain, naturel, ou animiste – qu’il offre, à condition de le pratiquer.

Finalement, d’autres regards portés vers le paysage l’appréhendent de façon plus phénoménologique. Ces définitions sont pertinentes parce qu’elles se réfèrent à « un monde perçu comme étant de longue durée et commun » (« time-deepened and communal », Harvey 2015, 920), et qu’elles évoquent des significations qui dépassent la première perception individuelle d’un phénomène par le témoin, en rattachant l’idée de paysage à celle de patrimoine collectif (Ibid.). Tim Ingold (2000, 189), en introduisant la notion de temporalité du paysage, écrit que « de [le percevoir] est un acte de remémoration, et [que] cet acte ne consiste pas autant en le rappel d’une image interne […] qu’en un engagement perceptuel avec un environnement qui porte lui-même le passé »[8]. De façon similaire, Robert MacFarlane (2012, 27) présente deux questions complémentaires pour appréhender le paysage : « d’abord, que sais-je quand je suis en ce lieu que je ne pourrais savoir ailleurs ? Puis, en vain, qu’est-ce que ce lieu sait de moi que je ne pourrais savoir de moi-même ? »[9]. Ces deux auteurs accordent donc une certaine agentivité au paysage, qui porte en lui-même des connaissances et qui les manifeste, ce qui relie leurs définitions à la fois à l’idée du paysage comme enregistrement de l’histoire et à la qualité animiste du nuna. Ils permettent aussi de déduire deux « canaux » d’une relation bidirectionnelle par lesquels le paysage peut informer ses témoins, selon si ces derniers ont un point de vue interne ou externe, ce qui est aussi associable aux regards contextuels et experts et à une situation de collaboration interculturelle.

Toutes ces définitions du paysage développées par différents champs disciplinaires ont en commun la reconnaissance de sa capacité de manifester de façon tangible le produit d’activités et de relations complexes et coévolutives entre l’humain et son environnement, avec une profondeur historique (patrimoniale) et des niveaux de lecture multiples. Le paysage est entre les regards et le territoire. Ce dernier, oeuvre d’art, produit d’une culture matérielle, par la lecture qu’il peut en être faite, alimente et « redonne matière » à la pratique de l’aménagement – l’ordonnancement approprié de l’espace et des relations que l’humain entretient en produisant son habitat.

Regards photographiques pluriels : méthodes exploratoires de collecte

Concrètement, ces niveaux de lecture multiples, incarnés dans différents regards portés sur le paysage, contribuent tous à la description d’un patrimoine territorial. Cette description, pour lui attribuer un sens commun, doit se rapporter à des échelles de lecture définies et adaptées au contexte du Nunavik. Puisque la composition des atlas paysagers est exploratoire, et dans le but d’établir des paramètres opératoires et communicables à l’ensemble des acteurs de la participation, trois « échelles de paysage » ont été définies : les milieux résolument urbains – ou villageois ; le « land » – qui, dans son sens courant, signifie l’extérieur relativement éloigné des villages (Landry, 2018) ; et un entre-deux plus ou moins dilaté – la périphérie – qui se situe physiquement à l’extérieur des lots édifiés mais demeure suffisamment près du village pour être perçu, souvent à l’intérieur de limites géomorphologiques. Ces « échelles de paysage » sont analogues à la notion « d’unité de paysage ». Toutefois, dans le cas des villages du Nunavik, plutôt que de définir des unités délimitées et adjacentes, il semble approprié de définir des zones concentriques, les plus petites étant considérées comme des parties de celles qui les englobent. Une telle organisation permet de contourner l’idée selon laquelle les unités doivent être homogènes – cette idée implique une forme de synthèse qui risque de faire abstraction ou d’uniformiser artificiellement certains caractères – en se concentrant plutôt sur des critères spatiaux et formels. La transition d’une échelle à l’autre diffère donc de la transition d’une unité à l’autre, puisque, dans cette organisation, le village est inclus spatialement dans le land, qu’il en fasse partie ou non comme microcosme dans la conception des témoins.

Cette identification des espaces ne tient pas compte de limites géopolitiques tels que les frontières provinciales, en général très rapprochées des côtes québécoises, et les catégories du régime des terres issu de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois ; toutes deux ont d’ailleurs été traversées dans le cadre de l’étude.

Les deux méthodes, ayant fait appel à deux grandes catégories de regards, se sont concrétisées en un concours en ligne ouvert publiquement pour tout le Nunavik et des excursions d’observation experte dans deux villages. Ce sont donc deux exercices qui ont pu permettre l’application des concepts exposés jusqu’ici afin d’observer les opportunités qu’ils offrent pour décrire les fondements paysagers qui pourraient servir des projets locaux.

Regards contextuels : concours en ligne

Le concours en ligne, d’une durée d’un mois (mars 2018), a été hébergé sur une plateforme de réseau social. La participation journalière des résidents du Nunavik à des « groupes » Facebook, une plateforme largement adoptée au Nunavik et dont une des formes de regroupement social reprend celle des villages[10], a justifié la création d’une « page » de concours qui a servi à la fois de plateforme de recrutement, de partage de photographies par les participants, d’interaction au sujet des images, et de diffusion.

L’énoncé du concours a appelé tous les résidents du Nunavik à soumettre une ou plusieurs photographies dont ils sont l’auteur, avec comme seul critère que les images « montrent ce [qu’ils trouvent] beau, particulier, intime ou tout simplement expressif du territoire qui [les] entoure quotidiennement »[11]. La description du concours incluait l’objectif général de « mettre en valeur les traits caractéristiques du territoire du Nunavik » et le potentiel d’illustrer des éléments « dans, autour, et au loin des villages »[12]. Le choix du vocabulaire implique donc le potentiel de montrer autre chose que le beau, et situe spatialement les photographies en fonction des villages, selon les échelles de paysage. Le mot « paysage » a été volontairement omis de l’énoncé.

Regard expert : excursions par l’auteur

Le choix de procéder par excursions pour alimenter la caractérisation découle d’un potentiel d’hybridation des deux formes contextuelle et experte d’accéder à la connaissance des lieux. Même si, dans l’approche perceptive, le rôle du chercheur implique nécessairement des outils d’analyse techniques et d’abstraction, l’immersion et « l’investissement physique » en est une partie fondatrice et incontournable dans un contexte interculturel. Cette immersion permet de dresser un premier portrait, sommaire mais pratique avant d’être cartographique, de certains éléments constitutifs majeurs des lieux. Cette connaissance n’atteint pas toute la profondeur sémantique de celle des acteurs qui les habitent ; elle en diffère aussi parce qu’avec le regard expert vient un « filtre » d’appréhension des éléments constitutifs du territoire qui porte à les caractériser selon des thèmes générés de façon critique plutôt que de façon spontanée. Le regard du chercheur qui applique une approche perceptive est associable à celui d’une approche morphotypologique, en ce sens qu’il s’avère utile d’en partager le vocabulaire et les concepts, et que son regard en est teinté.

Les excursions ont été effectuées dans les communautés de Salluit et d’Inukjuak (Figure 2). La majorité des parcours a été concentrée sur l’échelle de paysage villageoise. Pour chacune des communautés, au moins trois parcours de huit à dix kilomètres ont été orientés vers l’extérieur des villages, en mettant ainsi l’emphase sur l’échelle de paysage périphérique, et se sont étendus jusqu’à ce que le village ne soit plus perceptible. Tous les parcours ont été faits à pied, à l’exception d’un parcours en motoneige à Inukjuak jusqu’à l’île Harrison (Naparutalik). Cette contrainte de transport implique que la limite entre les échelles périphérique et du land n’a probablement pas été franchie.

Les observations réalisées par l’auteur dans le cadre de la présente étude ont été faites en trois voyages d’études : en octobre 2015, en novembre 2017, puis un en hiver 2018.

Figure 2

Territoire parcouru lors des excursions photographiques à Salluit (gauche) et à Inukjuak (droite), hiver 2018

Territoire parcouru lors des excursions photographiques à Salluit (gauche) et à Inukjuak (droite), hiver 2018

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Les atlas : catégories et significations

Ces deux méthodes de collecte de photographies ont généré deux corpus de connaissances, qui s’interprètent et s’analysent différemment. Ils permettent d’identifier et de catégoriser des caractères paysagers qui concernent des aspects formels, syntaxiques, temporels, et sensibles.

Regards contextuels : concours en ligne

Au total, dix-sept photographes de dix communautés ont participé au concours, soumettant 88 photographies. Elles ont été publiées dans un recueil intitulé « I Look a the Land | The Land Looks Back » (Avarello 2018), qui les a regroupées selon cinq grands thèmes de sujets photographiques : les gens, les animaux, les couchers de soleil, les villages et le land.

Le corpus photographique a été analysé en deux temps : d’abord en considérant les référents d’échelle paysagère villageoise, périphérique ou du land pour identifier l’origine et la direction des perspectives choisies par les photographes ; puis en identifiant des thèmes unificateurs, en quantifiant du même coup leur récurrence. Ces thèmes, tributaires de l’imagibilité du territoire du Nunavik – c’est-à-dire « la qualité grâce à laquelle il [provoque] une forte image chez n’importe quel observateur » (Lynch 1999) – ont été développés dans une optique de réplication des trois « modalités d’expérience » identifiées par Joliet (2012a) : les spatialités, qui concernent des emplacements et des intérêts géographiques ; les temporalités, celles de la permanence et du quotidien, qui peuvent évoquer des origines ancestrales et signifier les rythmes, l’imprévisibilité et le mouvement de la vie de tous les jours ; et les naturalités, qui peuvent emprunter des aspects humanisés ou cosmologiques (Ibid.).

En ce qui concerne les référents d’échelle paysagère, les lieux du land ont été les plus représentés : près de 80 % des photographies sont tournées vers lui, alors que 18 % montrent des espaces périphériques et 13 % montrent des espaces villageois[13]. La comparaison entre les emplacements d’origine des photographies et les espaces vers lesquels elles sont dirigées fait supposer que plusieurs regards à partir des petites échelles de paysage sont tournés vers le land, ce qui fait supposer un désir d’extraversion, ou un besoin de s’attacher à un espace plus fortement relié à la vie traditionnelle. Aussi, la rareté des paysages villageois pourrait corroborer l’hypothèse de Joliet (Ibid.) selon laquelle le village serait une « parenthèse extrapaysagère » dans la perception de ses témoins.

En ce qui concerne les modalités d’expérience du territoire, toutes semblent porteuses pour qualifier les photographies (Figures 3, 4, 5). En nombres, les faits les plus saillants sont la forte présence d’éléments hydrographiques (les plans et les cours d’eau sont présents dans 70 % des photographies), la forte présence de marqueurs temporels cycliques (couchers de soleil (32 %), marées, migration animale), une majorité d’images incluant des sujets humains ou anthropiques (65 %), et une égalité dans la représentation des périodes « gelées » et « non gelées ».

Figure 3

Spatialité. Repère géographique à l’approche d’Inukjuak

Spatialité. Repère géographique à l’approche d’Inukjuak
Photographie de Paddy Aqiatusuk

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Figure 4

Temporalité. Marée basse à Salluit

Temporalité. Marée basse à Salluit
Photographie de Annie Amamatuak

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Figure 5

Naturalité humanisée. Pêche sur glace près d’Ivujivik

Naturalité humanisée. Pêche sur glace près d’Ivujivik
Photographie de Milena Racheva-Mangiuk

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Regard expert : excursions par l’auteur

Les excursions ont permis d’appréhender les lieux de Salluit et d’Inukjuak ; les modalités d’expériences présentées par Joliet, qui s’appliquent en principe aux regards contextuels, affectent évidemment la sensibilité de tout témoin. Aussi, une analyse strictement photographique, rendue possible par le fait que le chercheur est aussi le photographe (et donc que les intentions techniques de composition sont connues et contrôlées) permettrait d’analyser les images dans leurs dimensions graphiques et de synthétiser des phénomènes visuels particuliers à l’organisation spatiale des lieux. L’abstraction de motifs paysagers en iconèmes serait évocatrice à cet égard.

Par souci de concision, et afin d’illustrer ce que le regard particulier de la discipline du design urbain peut apporter par rapport à l’organisation spatiale de l’habitat dans ses dimensions formelle et syntaxique, les observations rapportées ici concernent les structures géomorphologiques, les bassins hydrographiques, les structures anthropiques, et les espaces d’interaction humaine. Elles abordent quatre thèmes principaux : des rapports hiérarchiques et limitatifs induits par la topographie ; des rapports de continuité et de barrière selon l’état des plans d’eau ; l’utilisation de repères anthropiques et naturels pour la signalisation et l’orientation ; et des réorganisations spontanées dans les formes du village qui sont induites par des pratiques de l’espace.

Ainsi, les figures 6, 7, 8 et 9 synthétisent des constats qui pourront contribuer – comme le vise l’approche perceptive – à identifier les caractères mesurables et cartographiables qui permettraient de représenter des figures territoriales par l’approche morphotypologique.

Figure 6

Rapport induit par les plans d’eau

Rapport induit par les plans d’eau

Le village d’Inukjuak, en relation de continuité avec ses plans d’eau : la baie en avant-plan et l’embouchure de la rivière Innuksuaq derrière. Les trois collines qui entourent le village le délimitent, constituant hypothétiquement la transition entre l’échelle paysagère périphérique et le land

Photographie de Mathieu Avarello

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Figure 7

Repère anthropique

Repère anthropique

Les repères visuels marquent les points hauts des collines, dont la colline Inussualuk, et forment un réseau. À partir du village, ce beacon peut servir à l’orientation. Sa visibilité informe aussi quant aux conditions météorologiques.

Photographie de Mathieu Avarello

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Figure 8

Rapport induit par la topographie

Rapport induit par la topographie

Les équipements urbains collectifs d’Inukjuak surplombent les bâtiments d’habitation ; en haut, la salle multifonctionnelle. Au même titre que les repères au haut des collines, de tels équipements spécialisés sont des repères urbains et sociaux autour desquels s’organise la communauté.

Photographie de Mathieu Avarello

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Figure 9

Pratiques de l’espace

Pratiques de l’espace

L’espace des cours est transformé par des pratiques saisonnières. À Salluit, ce parcours sur une ligne de fractionnement parcellaire, entre des lots « privés » adossés, est mis en évidence et entretenu en hiver. De tels parcours révèlent des pratiques de l’habiter dans lesquelles les relations entre public et privé sont iso-orientées, différentes de la structure d’îlots bi-orientés.

Photographie de Mathieu Avarello

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Potentiels des approches territorialistes au Nunavik

Retour et confirmation par l’approche morphotypologique

Cette première tentative de caractérisation des paysages humanisés de villages du Nunavik permet de remarquer des récurrences et des répétitions dans l’organisation spatiale, qu’il s’agisse de phénomènes planifiés ou spontanés, et dans des pratiques de ces lieux et des vastes territoires qui les englobent. Les photographies par les résidents, motivées par leur interprétation du « beau, intime, particulier, ou expressif » de leur territoire, ont illustré des sensibilités qui sont en accord avec les modalités d’expérience supposées. Elles démontrent la prégnance d’éléments géomorphologiques ou hydrologiques (spatialités), une conscience affirmée des cycles saisonniers ou journaliers (temporalités), et un important lien entre nature et culture (naturalités humanisées). Parmi les corrélations les plus intéressantes, la majorité de photos tournées vers le land, loin des villages, combinée à une majorité de photos incluant une marque anthropique, souvent moderne, semblent corroborer l’idée d’une persistance dans la relation entre humain et nuna malgré les transformations évidentes qui ont affecté cette relation dans le dernier siècle. Les photographies issues d’un regard expert en aménagement sont davantage axées sur les villages et leur périphérie immédiate. Elles mettent en image des relations formelles avec la géomorphologie (le haut et le bas, l’encadrement, la limite) et l’hydrographie (la barrière ou la continuité) ; des repères naturels et anthropiques (périphériques et urbains, de cheminement ou d’emplacement) ; et des formes d’utilisation de l’espace qui évoquent des relations public/privé et collectif/individuel qui ne sont pas celles qui se manifesteraient conformément aux pratiques occidentales modernes dans le type de tissu urbain importé qui caractérise les villages.

Toutes ces observations ont été réalisées de façon synchronique et peuvent être considérées embryonnaires. La comparaison à des états antérieurs permettrait de déceler des invariants dans les patrons d’occupation du territoire, en identifiant des constances, des permanences, des « sédiments » de longue durée ; des manifestations durables de l’habiter qui seraient à leur tour porteuses pour la transformation de l’habitat. Une étude iconographique (photographique ou autre) permettrait un tel regard vers le passé. Pour sa part, le présent travail de recensement et d’observation pourrait s’avérer un enregistrement de l’état actuel fort utile pour des études futures – une des utilisations principales des atlas paysagers du point de vue du développement de la connaissance des lieux.

De plus, comme l’intention de l’approche perceptive est de décrire et de représenter le patrimoine territorial de façon complémentaire à l’approche morphotypologique (Figure 1), des analyses synchroniques et diachroniques des morphotypes urbains et territoriaux devraient confirmer, compléter, et peut-être restructurer les catégories paysagères identifiées expérimentalement dans la présente étude, en révélant des figures territoriales. Ceci inclut les morphotypes des formes d’implantation et de répartition territoriale des noyaux nomades lors des phases d’occupation précédant la phase actuelle sédentaire (Magnaghi 2011b). La complexité de l’analyse morphotypologique et de l’extrapolation de ses significations dans l’habiter inuit contemporain réside dans le fait que les principales formes urbaines existantes ou cartographiées sont issues d’une conscience critique planificatrice, ayant appliqué des modèles coloniaux exogènes avec peu de considérations pour les aspirations (Vachon et al. 2017) ou les habitus des Inuit. Les règles formelles et syntaxiques fondatrices d’établissements intrinsèquement inuit sont minoritaires, si elles existent, dans les villages du Nunavik. Parmi les pistes d’exploration et de documentation qui relèvent d’un regard morphotypologique, notons la persistance de parcours fondateurs entre l’intérieur des terres et l’embouchure des rivières (tracés selon les cycles des saisons de pêche et de chasse, par exemple) ; le choix de positionnement des villages nordiques et des postes de traite selon des parcours du territoire récurrents dans la phase nomade précédente ; les formes d’implantation divergentes des modèles coloniaux typiques (engendrées par l’implantation de tentes ou de matchboxes par les Inuit avant une planification définitive) ; la position relative des lieux de culte, notamment les lieux de sépulture ; et l’omniprésence de parcours alternatifs sur des lignes de fractionnement parcellaire, qui évoque des relations particulières à l’égard de la « propriété » de l’espace villageois. Ces pistes pourraient mener à l’identification des structures révélatrices d’habitus inuit « lisibles » dans le tissu urbain d’aujourd’hui[14]. Cette liste, quoique incomplète, permet au moins de supposer la validité des catégories hypothétiques qui se rapportent à la géomorphologie, à l’hydrographie, au climat, et à des phénomènes spontanés qui révèlent les synergies entre le territoire, le village et la communauté (Magnaghi 2011b).

Subjectivité et interprétation : le rôle d’autocorrection de la cartographie communautaire

L’analyse des photographies obtenues par processus participatifs s’est limitée à la détection de récurrences, qui a mené au regroupement selon des thèmes déterminés par conscience critique, a posteriori, et appliqués à l’ensemble. À partir d’un regard externe, toute tentative d’interprétation des significations profondes des photographies individuelles ne pourrait être qu’hypothétique. L’acte de photographier relève d’une multitude de facteurs contextuels, techniques, parfois phénoménologiques, et certainement reliés à la subjectivité des photographes. Le choix de cadrages particuliers, le choix des sujets, l’inclusion plus ou moins généreuse de contexte, le fait de choisir ou de subir la luminosité d’un moment de la journée, et le choix de ne pas photographier[15], par désintérêt, par omission, ou à cause de la qualité ordinaire (mais potentiellement révélatrice) du sujet, constituent quelques indices qui informeraient davantage la signification des images et exprimeraient plus fidèlement les liens affectifs et existentiels des photographes avec leur territoire et ses paysages. Parce que l’analyse a été faite en l’absence des photographes, une considération objective des éléments physiques qui apparaissent dans les photographies et leur lien avec la formulation de l’énoncé du concours représentent les limites d’interprétation des méthodes participatives qui ont été explorées dans la présente étude.

Afin d’outrepasser ces limites dans la composition d’atlas identitaires, la représentation perceptive des paysages va de pair avec la cartographie communautaire (Figure 1). Il s’agit d’un processus de concertation qui permet l’expression des particularités ressenties ou abstraites par les photographes-citoyens en utilisant « la médiation de la cartographie, de la représentation graphique, du dessin » (Poli 2018, 114) pour révéler les savoirs contextuels des acteurs locaux. Ce processus de démocratie participative incarne dans ses méthodes une sorte d’interprétation collective autocorrective, littéralement une « re-présentation » partagée, menant à l’affirmation de perceptions, d’images et de visions, et qui, concrètement, peut utiliser les photographies générées par des activités similaires à la présente étude comme support ou comme composante de cartes, de collages, ou de toute autre forme d’abstraction du territoire. « Les cartes communautaires ainsi réalisées sont des outils très utiles pour réaliser une synthèse en images qui met en évidence les valeurs locales perçues par la population. » (Ibid.). Dans son étude des perceptions des résidents d’Umiujaq à l’égard de leur paysage, Joliet (2012a, 6) rappelle que « la technique du dessin », utilisée avec des groupes scolaires, « à la différence de la photographie, consiste en la reconstitution d’une réalité où sont parfois convoqués des éléments qui n’existent pas sur le lieu lui-même ». C’est précisément le potentiel de formulation de ces « inexistences » qui permet de rattacher la représentation du territoire et du paysage à la formulation d’un projet d’habitat commun : « le dessin est l’élément de médiation pour concevoir “avec” les différentes expertises, un projet de territoire “à habiter”. » (Poli 2018, 114).

Il importe à ce stade-ci de mentionner le potentiel de ces méthodes concrètes parce qu’elles pourraient être mises en oeuvre à même la structure complexe de la production de l’habitat au Nunavik. Actuellement, la contribution des résidents inuit à l’endroit de l’aménagement est difficilement saisissable ; elle se retrouve hypothétiquement dans un ordre de représentation par les membres élus du village nordique, plutôt que dans un ordre plus direct. Sans spéculer à propos d’un nécessaire pouvoir[16], et en considérant plutôt leur potentielle opérationnalisation et l’importance d’une telle plateforme, les méthodes explorées ici, incluant les activités de cartographie communautaire, pourraient constituer le rôle de comités citoyens dans la production de l’habitat et la formulation de scénarios stratégiques communs (Figure 10).

Figure 10

Organigramme des acteurs de la production de l’habitat des villages du Nunavik

Organigramme des acteurs de la production de l’habitat des villages du Nunavik

Les comités « Housing » et « Land-Use » sont en place ; le comité « Citoyens » est proposé. Il constitue une plateforme pour l’actualisation de la représentation des lieux

Adapté de Avarello, Delucinge, Gauthier (2018)

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Les atlas : sources de connaissances pour le projet

La contribution la plus importante que cet article peut apporter ne réside pas dans les représentations paysagères elles-mêmes, mais bien dans l’importance que l’appréhension des enjeux reliés à l’habitat accorde à l’échelle locale pour la compréhension de caractères identitaires et de processus de transformation, puis pour l’orientation des principes d’aménagement selon le statut des lieux, fondement solide du projet. C’est dans cette perspective que les atlas paysagers trouvent leur pertinence, en illustrant les liens structuraux entre paysage et territoire, et en accompagnant le postulat que la continuité et la projection d’invariants identitaires constituent une orientation appropriée. En ce sens, d’un regard de designer urbain, l’école territorialiste semble des plus aptes à formuler les cadres théoriques et méthodologiques appropriés – interdisciplinaires, interculturels, « interconscients » – pour la conjugaison d’un habiter authentique, autodéterminé et co-construit.