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La traduction est un acte communicatif qui demande au traducteur ou à la traductrice d’interpréter un texte dans une autre langue. Cette interprétation implique non seulement une transformation du texte de départ – des idées, du discours et du message –, mais aussi un positionnement du traducteur ou de la traductrice qui s’inscrit dans le texte d’arrivée (Hermans, 2014). Il n’est donc pas étonnant que, dans cet ouvrage, les traductrices et traducteurs soient représentés comme des agents de transformation sociale et culturelle qui participent activement à la formation et à la transformation de la vie culturelle, que ce soit au niveau local, régional, national, voire global.

Les directrices, Irène Cagneau et Sylvie Grimm-Hamen, et le directeur, Marc Lacheny, de Les traducteurs, passeurs culturels entre la France et l’Autriche ont rassemblé des contributions portant sur des traductrices et traducteurs de l’Autriche et de la France ayant oeuvré aux XIXe et XXe siècles. Le recueil présente des recherches détaillées sur ces médiateurs, sur leurs relations linguistiques et culturelles, mais surtout sur leur rôle en tant que passeurs culturels. Les auteures et auteurs adoptent des approches très variées, qui sont regroupées en trois sections. Les quatre premiers textes de Norbert Bachleitner, Éric Leroy du Cardonnoy, Fanny Platelle et Wolfgang Pöckl, présentent des portraits de traductrices et de traducteurs. Il convient de souligner ici que l’ouvrage est multilingue : en effet, le texte de Norbert Bachleitner qui ouvre le recueil est écrit en allemand. Il présente les adaptations germanophones produites à Vienne par Joseph Laudes de comédies françaises. Les lettres, les autres sources d’époque et les citations tirées des traductions de Voltaire par Joseph Laudes sont – tout naturellement – également en allemand. Les autres chapitres sont rédigés en français, à l’exception des notes transmises par Margred Kreidl (inédites) et présentées en allemand par Lucie Taïeb. Dans la deuxième section, Sylvie Le Moël, Irène Cagneau, Audrey Giboux, Évelyne Jacquelin, Caroline Pernot et Lucie Taïeb se posent des questions sur la réception française des traductions d’oeuvres autrichiennes et, parallèlement, sur la réception autrichienne des traductions d’oeuvres françaises. La troisième section, qui regroupe les chapitres de Elisabeth Kargl, Martina Mayer et Aurélie le Née, est consacrée aux approches, stratégies et choix de traduction.

Le champ culturel couvert par les différentes contributions est vaste, et chaque texte n’en est pas moins intéressant en soi. Wolfgang Pöckl présente, par exemple, une analyse qui porte sur Karl Klammer, contemporain de Stefan Zweig et élève de la même école à Vienne, qui plus tard traduira, sous le nom de K. L. Ammer, Arthur Rimbaud et François Villon. Or cet épisode de médiateur entre l’Autriche et la France n’est pas le plus important dans la vie de Klammer, qui sera connu comme « dichtender Leutnant in Polen » [lieutenant poète en Pologne] (p. 81) – pour utiliser ses propres mots cités par Pöckl. Dans le chapitre d’Éric Leroy du Cardonnoy, c’est l’histoire du traducteur, passeur culturel et académicien Xavier Marmier qui est illustrée. Ce qui est intéressant dans ce portrait est le fait que Marmier ne se laisse pas réduire au simple rôle de traducteur ou passeur entre un pays et un autre. Comme pour Klammer, sa traduction française de Franz Grillparzer n’est qu’une étape de son travail de traducteur. Les voyages en Allemagne et surtout au Nord de l’Europe faits par Grillparzer, que Marmier fera découvrir aux Françaises et Français, se révéleront bien plus importants. Ce qui est fascinant, c’est la façon dont l’histoire de chaque traductrice ou traducteur révèle le lien entre différents acteurs, textes et connaissances tout en franchissant les frontières nationales.

Si la poésie, la littérature et le théâtre occupent une grande place dans cet ouvrage, on y trouve aussi la contribution de Audrey Giboux consacrée à la traduction de la psychanalyse, plus précisément sur les médiatrices et médiateurs ayant traduit, retraduit et fait connaître Sigmund Freud en France. De son côté, Irène Cagneau se penche sur la traduction des oeuvres de Leopold von Sacher-Masoch. Par ailleurs, un tout autre genre est mis en avant par Martina Mayer qui, dans sa contribution, se penche sur les traductions du fameux conte La Petite Poule Rousse. Ce faisant, elle souligne un aspect du transfert « austro-français » auquel est accordé moins d’importance dans les autres contributions, à savoir que les histoires de la petite poule ont été traduites en allemand autrichien avant d’être adaptées au marché allemand. Finalement, Aurélie le Née se consacre aux retraductions de la fameuse Schachnovelle de Stefan Zweig, l’Autriche se trouvant alors incarnée dans le corps et l’âme de Zweig, qui a rédigé la Schachnovelle entre 1938 et 1941 alors qu’il vivait en exil au Brésil.

Il me semble important de mentionner que le titre ne reflète pas tout à fait le contenu du recueil. L’accent mis dans le titre sur les échanges entre les nations française et autrichienne est pertinent dans quelques contributions seulement, dont celle qui porte sur la petite poule et celle qui véhicule les commentaires, presque stéréotypés selon Éric Leroy du Cardonnoy, de Xavier Marmier sur les différences entre l’Allemagne et l’Autriche. Par contre, les contributions démontrent avant tout que les institutions, situations ou réseaux ayant rendu possibles ou encore ayant restreint la production des textes sources, leur traduction ou leur réception, ne se limitent pas aux frontières strictement nationales qui, d’ailleurs, se sont transformées considérablement au fil du XIXe et du XXe siècles. Cette critique ne minimise en aucun cas le travail minutieux que l’on peut reconnaître dans chaque portrait de traductrice ou traducteur, ainsi que dans chaque évaluation des rôles qu’ils ou elles jouent dans la réception de leur travail et des transformations culturelles ayant lieu à travers leurs traductions.

Aujourd’hui, si les « translator studies » (Chesterman, 2009) font partie intégrante de la traductologie, il reste que le travail sur les figures de traducteurs et encore plus de traductrices dans l’histoire ne va pas de soi. Il est difficile de retrouver les traces de ces agents transformateurs dans des échanges de lettres publiés, dans des critiques des livres parus en traduction ou encore dans les archives de maisons d’édition (Munday, 2014; Kujamäki, 2018). C’est bien une des raisons pour lesquelles des efforts considérables ont récemment été déployés pour mettre en scène la vaste diversité des personnalités qui ont traduit la littérature, les sciences ou les arts. Dans cette perspective, je peux recommander le Germersheimer Übersetzerlexikon (Kelletat, 2021) et les articles bio-bibliographiques qu’il contient. Les lectrices et lecteurs intéressés vont rapidement retrouver des liens entre l’ouvrage de Cagneau, Grimm-Hamen et Lacheny et l’encyclopédie des traducteurs et traductrices produite par l’équipe allemande de Germersheim : à titre d’exemple, Pöckl a contribué un portrait de Karl Klammer à l’encyclopédie électronique et il faut espérer que d’autres portraits seront encore ajoutés à cette publication en accès libre.

Une deuxième petite critique s’adresse aux directrices et au directeur ainsi qu’aux auteures et auteurs. De mon point de vue, ils n’essaient pas suffisamment de relier les exemples précis à des débats traductologiques plus larges portant, par exemple, sur les cultures de traduction historiques, sur la politique de traduction des maisons d’édition ou d’autres institutions dans les deux pays, ou sur le travail de délimitation entre pratiques de traduction et autres pratiques culturelles. Notamment, dans leur introduction les directrices et le directeur ne précisent pas la place que cet ouvrage occupe ni dans l’histoire de la traduction, ni dans la traduction dans l’histoire (Rundle, 2012, 2014; Bandia, 2014, entre autres). L’ouvrage aurait gagné considérablement en pertinence si l’introduction avait abordé ces aspects.

En somme, les contributions à cet ouvrage dirigé par Irène Cagneau, maître de conférences en études germaniques, en collaboration avec Sylvie Grimm-Hamen et Marc Lacheny, tous deux professeurs en études germaniques, démontrent bien la polyvalence du travail de traduction en ce qui concerne les échanges culturels depuis le XIXe siècle. Les exemples, les explications et les interprétations montrent très clairement que cette polyvalence du travail des traductrices et traducteurs est souvent intégrée dans des pratiques culturelles diverses. Ainsi, ces langagiers sont en même temps auteures et auteurs, actrices et acteurs, metteures et metteurs en scène, lectrices et lecteurs ou critiques, ce qui – finalement – leur confère une place singulière dans le champ culturel. On peut espérer que les recherches des contributrices et contributeurs à cet ouvrage susciteront des travaux du même ordre, et que les biographies et contextualisations des rencontres culturelles à travers la traduction continueront à évoluer.

En définitive, ce livre est non seulement une collection de portraits de traductrices et traducteurs et une illustration des échanges culturels dont ils étaient des acteurs, il fait lui-même partie des échanges transculturels contemporains entre personnes ressortissant des territoires autrichien et français. Les contributrices et contributeurs, le colloque auquel ils avaient participé et les travaux de recherche associés à cette publication témoignent de relations durables, de croisements et d’intérêts communs entre l’Autriche et la France d’aujourd’hui allant au-delà des stéréotypes nationaux. Cet ouvrage fait découvrir à ses lectrices et lecteurs des personnalités fascinantes, qui jusqu’ici ont bien trop souvent été oubliées dans les récits historiques des transformations culturelles sur les territoires français et autrichien.