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MISE EN CONTEXTE

Durant l’année 2019-2020, 29 136 enfants ont été pris en charge par les Directions de la protection de la jeunesse (DPJ; Directeurs de la protection de la jeunesse/directeurs provinciaux, 2020). Parmi ces enfants, 2 674 (9,2 %) ont été hébergés en centre de réadaptation, en foyer de groupe ou dans une ressource intermédiaire. Également, 7 614 (26,1 %) ont été hébergés dans une ressource de type familial et 3 442 (11,8 %) ont été confiés à un tiers significatif (Directeurs de la protection de la jeunesse/directeurs provinciaux, 2020).

La grande majorité de ces enfants ont été exposés, en bas âge, à plusieurs expériences potentiellement traumatiques (p. ex., négligence, abus physique, abus sexuel, mauvais traitements psychologiques), de façon répétée et prolongée dans le temps, dans le contexte de la relation avec leurs parents. Ces traumas relationnels précoces (TRP; Bonneville, 2010) peuvent nuire à leur développement et mener à des séquelles sur les plans cognitif, émotionnel, somatique et relationnel (van der Kolk, 2005). Parmi celles-ci, notons des difficultés importantes de mentalisation, le processus par lequel l’individu identifie et comprend les pensées, les émotions et les intentions sous-jacentes à ses comportements et à ceux d’autrui (Allen, Fonagy et Bateman, 2008). En effet, des observations systématiques[2] effectuées au Québec (Domon-Archambault et al., 2019; Terradas, Domon-Archambault et Drieu, 2020) et de premiers résultats de recherche (Fournier et al., 2018) suggèrent que les enfants hébergés en Centres de protection de l’enfance et de la jeunesse (CPEJ) manifestent souvent leurs difficultés par des agissements, de la somatisation et des passages à l’acte agressifs au détriment d’une expression par la parole, la pensée et la symbolisation (Achim et Terradas, 2015). Ces manifestations s’observent à la fois en réaction aux situations ayant une valence positive (p. ex., surexcitation face à l’annonce d’une bonne nouvelle) et négative (p. ex., crise de colère intense en réaction à une mauvaise nouvelle).

Influencés par les expériences de maltraitance vécues au sein de leurs relations premières, ces enfants tendent à considérer les adultes comme étant des personnes imprévisibles, non fiables, potentiellement violentes et rejetantes (Bonneville, 2010), complexifiant ainsi les relations avec les professionnels qui gravitent autour d’eux. À titre illustratif, une recherche effectuée par Geoffrion et Ouellet en 2013, auprès de 586 éducateurs travaillant directement avec des enfants et adolescents dans différents services d’hébergement à travers les CPEJ du Québec, constate que 53,6 % de ces professionnels rapportent avoir été victimes au moins une fois de violence physique dans la dernière année. En ce qui concerne la violence psychologique, les éducateurs étaient victimes d’en moyenne 6,1 agressions par semaine. Ces éléments appuient l’idée qu’un accompagnement éducatif et psychothérapeutique efficace de ces enfants et de leurs parents requiert l’intervention de professionnels issus de différents domaines. Le travail interdisciplinaire basé sur la mentalisation propose d’utiliser les situations complexes pour mentaliser ensemble, en équipe. Il permet à l’intervenant de parler de son expérience subjective avec ses collègues dans l’objectif d’améliorer concrètement son intervention. Les cas complexes pouvant générer du stress chez l’intervenant, les collègues agiront comme base de sécurité pour faciliter la réflexion à propos de ceux-ci (Bevington et Fuggle, 2012).

Cet article présente une réflexion théorique et clinique sur la nécessaire prise en charge interdisciplinaire des enfants ayant vécu des TRP et qui sont sous la responsabilité de la DPJ. Il vise également à démontrer la pertinence de la prise en compte des processus de mentalisation dans les interventions offertes aux enfants et à leurs parents, ainsi qu’aux ressources qui les accueillent. Pour ce faire, les interventions basées sur la mentalisation (IBM) pouvant être effectuées par les différents professionnels seront exposées. La présentation d’un cas clinique complexe, impliquant un centre de réadaptation, une pédopsychiatre, une travailleuse sociale et un psychologue, permettra d’illustrer les défis et les avantages liés à la prise en charge interdisciplinaire de ces cas.

LA MENTALISATION : UN ÉLÉMENT ESSENTIEL À LA COMPRÉHENSION DE SOI ET D’AUTRUI

La capacité de mentalisation (CM) est une forme d’activité mentale imaginative (Fonagy et al., 2007), subjective, dynamique (Bateman et Fonagy, 2013) et plus ou moins volontaire, qui permet à l’individu de donner un sens à ses comportements et à ceux des autres afin de les rendre compréhensibles, prévisibles et porteurs d’intention (Allen et al., 2008). Elle aiderait l’enfant à mieux comprendre ses émotions et celles d’autrui, ce qui l’amènerait à mieux réguler les impacts néfastes des traumas et, par le fait même, les comportements engendrés par ceux-ci (Fonagy et Target, 1996). Dans le même ordre d’idées, Berthelot et al. (2013) considèrent qu’une mentalisation efficace est théoriquement liée à la résilience suite au trauma et augmente les chances de bénéficier des interventions thérapeutiques. Ainsi, lorsqu’elle est préservée, la CM constituerait un facteur de protection en contexte de maltraitance (Berthelot et al., 2013). Elle permettrait de mieux réguler et ainsi diminuer l’intensité émotionnelle qui amène l’individu à recourir à des comportements défensifs et favoriserait chez lui un sens cohérent de l’identité (Fonagy, Steel, Steel, Higgit et Target, 1994). Inversement, des déficits sur le plan de la CM affecteraient l’habileté de l’enfant à comprendre et à réguler ses émotions et son comportement, ce qui peut se traduire par des conduites impulsives et des passages à l’acte dangereux (Allen et al., 2008). Une défaillance en ce qui a trait à la CM est également liée à la difficulté à se former une représentation de l’état mental d’autrui, ce qui pourrait rendre difficile la considération de la perspective de l’autre, limitant ainsi la collaboration dans les interactions sociales (Lawson et al., 2013).

Pour sa part, la capacité de mentalisation parentale (CMP)[3] peut avoir des effets importants sur l’attachement, la régulation émotionnelle et la CM de l’enfant. Ainsi, la CMP prénatale prédit le type d’attachement chez l’enfant à l’âge d’un an (Fonagy et al., 1991). En ce qui a trait à la régulation émotionnelle, les enfants de mères ayant un haut niveau de CMP se régulent mieux dans les moments de détresse et démontrent davantage de confiance envers la figure parentale (Heron-Delaney et al., 2016). Ils présentent moins de comportements agressifs (Smaling et al., 2016) et externalisés (Ensink et al., 2016). À contrario, un bas niveau de CMP prédit une plus grande anxiété chez l’enfant (Esbjørn et al., 2013). Enfin, la CMP de la mère prédit la CM de l’enfant, autant dans des échantillons issus de la population générale que dans ceux constitués de personnes ayant un historique d’abus (Ensink et al., 2015, 2016). Il a d’ailleurs été démontré que chez les mères ayant vécu des traumas (p. ex., abus, négligence), la CMP fait office de médiatrice de la sécurité d’attachement transmise à l’enfant. Plus précisément, c’est la capacité des mères à mentaliser les traumas qu’elles ont vécus qui constitue le facteur de protection pour l’enfant (Berthelot et al., 2015).

Selon Fonagy et Target (1996, 2000), la CM constitue un acquis développemental qui s’étaye chez l’enfant durant les cinq ou six premières années de vie grâce aux réponses sensibles, empathiques, congruentes, contingentes, marquées et différenciées des parents, qui caractérisent une relation d’attachement sécurisante. Selon Winnicott (1965), les mères[4] traversent un état hautement intuitif, qui commence avant l’accouchement et dure les premiers mois de la vie de leur bébé, et qui se caractérise par une sensibilité aiguë aux besoins de son enfant et une profonde empathie à l’égard de celui-ci. La notion de sensibilité maternelle a été ensuite reprise par Ainsworth et al. (1978) pour conceptualiser la capacité de la figure de soins à reconnaître les signaux émis par l’enfant, les interpréter de façon juste (congruence) et lui offrir une réponse contingente dans un délai raisonnable. Pour sa part, l’empathie permet à la figure de soins de s’imaginer à la place de son bébé (Winnicott, 1965). La sensibilité, la congruence, l’empathie et la contingence de la réponse du parent concernant l’expérience somatique ou affective de l’enfant permettent à ce dernier de comprendre que ses états internes ont un impact sur le monde qui l’entoure. Cette rétroaction permet également à l’enfant de concevoir qu’il existe un lien entre ses sensations internes et l’interprétation qu’en fait le parent et qui lui est reflétée (Achim et al., 2020). Selon Achim et al. (2020), le marquage réfère à l’aspect intentionnellement décalé de la réponse du parent face à l’état interne de l’enfant. Il se manifeste par l’adoption d’une expression faciale, d’un ton de voix et des gestes traduisant, de manière exagérée, l’état affectif exprimé par l’enfant. En plus de lui transmettre une compréhension empathique de ce qui l’habite, le marquage contribue à organiser et donner un sens à l’expérience interne de l’enfant. Enfin, il importe que la réponse du parent soit également différenciée pour que l’enfant comprenne que la rétroaction donnée par la figure de soins ne concerne pas son état à elle, mais se fonde sur ce que le parent perçoit et décode chez son enfant (Achim et al., 2020). La différenciation favorise le développement chez l’enfant d’un sens cohérent de son identité.

En résumé, l’enfant développe sa CM via l’habileté de sa figure de soins à lui refléter les états mentaux qui sous-tendent son comportement et les manifestations ressenties au niveau corporel. « La mentalisation est donc d’abord un processus intersubjectif qui devient graduellement intrapsychique : elle est initialement effectuée par le parent, ensuite par l’enfant à l’aide du parent et, finalement, par l’enfant lui-même » (Fournier et al., 2019; p. 439).

DÉVELOPPEMENT DE LA CAPACITÉ DE MENTALISATION

Fonagy et Target (Fonagy et Target, 1996, 2000, 2007; Target et Fonagy, 1996) suggèrent que le développement de la mentalisation se fait en plusieurs étapes, appelées modes de pensée, qui caractérisent le fonctionnement mental de l’enfant en bas âge, soit les modes téléologique, d’équivalence psychique et comme si. Ces modes s’intègrent vers l’âge de 5 ou 6 ans pour donner naissance à la CM. Ainsi, de la naissance jusqu’à environ un an et demi, l’enfant est centré sur les attributs physiques des personnes et des objets qui l’entourent. Par conséquent, les intentions qu’il leur attribue sont fondées sur ce qui est observable et concret. Durant cette étape, qui correspondrait au mode téléologique, l’interprétation d’une action est basée sur sa conséquence apparente (Gergely et Csibra, 1997). Vers un an et demi, l’enfant comprend, bien que de façon rudimentaire, que son comportement et celui d’autrui sont motivés par des états mentaux, ce qui lui donne accès au mode d’équivalence psychique. Pendant cette étape, qui s’étale environ entre un an et demi et trois ans, l’enfant assume que ce qu’il vit de façon personnelle dans son monde interne correspond à ce qui se déroule dans le monde physique ou dans le monde interne d’autrui (Fonagy et Target, 2006). Il n’a pas encore compris que les phénomènes mentaux, tels que les pensées, les sentiments et les intentions, sont des productions de son esprit, et qu’ils ne reflètent pas nécessairement la réalité extérieure. En résumé, durant la période d’équivalence psychique, le monde interne est équivalent au monde externe et les perspectives alternatives sont difficilement tolérables ou envisageables (Allen et al., 2008). Vers l’âge de trois ans, l’enfant commence à comprendre que son vécu est différent du vécu d’autrui ainsi que de la réalité environnante. Puisque les pensées, les sentiments et les intentions, étant vécus comme réels, peuvent devenir terrifiants, l’enfant développe une manière alternative de composer avec les réalités interne et externe, soit le mode comme si. Celui-ci se déploie environ entre l’âge de trois et quatre ans et se distingue par la prise de conscience, par l’enfant, que son expérience interne ne reflète pas le monde externe tel quel (Allen et al., 2008). Dans ce mode, l’enfant est capable de comprendre que les états mentaux sont tout à fait distincts de la réalité, mais ne peut concilier ensemble le monde interne et externe. En effet, l’enfant ne peut faire semblant, par exemple dans le jeu, et s’investir dans la réalité simultanément (Fonagy et Target, 2006). Il se doit de maintenir les mondes interne et externe séparés afin d’éviter la contagion et la confusion propre au mode précédent. Vers l’âge de quatre ans, l’enfant comprend que ses états mentaux sont liés à son comportement et à ce qui se passe dans son environnement immédiat, et que ces éléments peuvent s’influencer mutuellement tout en étant distincts.

C’est l’intégration de ces trois modes de pensée qui donne accès aux processus associés à la mentalisation. Ainsi, un enfant ayant atteint le mode mentalisant arrive à intégrer ensemble le monde interne et externe, puis à faire des liens entre les comportements et les états mentaux (Allen et al., 2008). Plus précisément, l’intégration de ces trois modes de pensée permet à l’enfant de : 1. avoir accès aux états mentaux chez soi et chez les autres (p. ex., être en mesure d’identifier les émotions qui l’habitent et celles qui habitent autrui), 2. comprendre la nature représentationnelle des états mentaux (p. ex., comprendre que les états mentaux sont des créations de l’esprit et non des copies conformes de la réalité externe), 3. faire la distinction entre son monde interne, celui d’autrui et son environnement (distinction moi-autre : p. ex., distinguer ses pensées de celles d’autrui; distinction moi-non moi : p. ex., distinguer son ressenti de l’ambiance affective prédominante dans son environnement), 4. comprendre et tolérer l’existence de plusieurs perspectives pouvant expliquer un même événement, ce qui pourrait être associé à une certaine flexibilité mentale, 5. saisir que les comportements sont expliqués par les états mentaux qui les motivent, 6. établir des liens entre ses propres états mentaux et comportements, entre les états mentaux et les comportements d’autrui et comprendre qu’ils s’influencent mutuellement (Terradas, Domon-Archambault et Didier, 2020). Ces acquis sont souvent perturbés ou absents dans le contexte des TRP. Il est à noter que la CM peut difficilement se développer lorsque l’enfant est soumis à des expériences traumatiques en bas âge. Également, face à une expérience traumatique, cette capacité peut se détériorer, pouvant ainsi amener l’enfant à régresser vers l’un des modes prémentalisants (Fonagy et Target, 2006).

EFFETS DES TRP SUR LA CM DE L’ENFANT

En contexte de TRP, l’enfant est souvent confronté à des expériences terrifiantes, à des interactions défaillantes et à des rencontres manquées dans la relation avec ses principales figures de soins. Parfois, les parents sont imprévisibles et très angoissants. D’autres fois, l’enfant se trouve seul, impuissant, sans aide, sans réconfort et sans reconnaissance de ses états internes face à des émotions intenses, qui dépassent sa capacité de compréhension et d’élaboration psychique (Allen, 2001; Bonneville, 2010). En plus des situations de négligence, de maltraitance et d’abus auxquelles l’enfant est exposé, le parent échoue dans l’exercice de sa fonction de protection et de contenance affective auprès de celui-ci. Ainsi, dans le contexte des TRP, les éléments de la relation parent-enfant nécessaires au développement de la CM, soit la sensibilité, la congruence, la contingence, l’empathie, le marquage et la différenciation, sont fréquemment absents ou défaillants[5].

Soumis à une surcharge émotionnelle dépassant ses capacités de régulation et n’ayant personne pour le guider dans l’élaboration de son vécu, l’enfant n’arrivera pas à acquérir les éléments nécessaires au développement de sa CM et restera dans des modes de pensée prémentalisants qui ne l’aideront pas à comprendre ce qui lui arrive. Plusieurs auteurs ont contribué à l’identification des manifestations observables de ces modes de fonctionnement chez l’enfant (p. ex., Lebel et al., 2020; Midgley et al., 2017; Terradas et al., 2020; Zevalkink et al., 2012)[6]. La CM étant essentielle à la compréhension de soi et d’autrui ainsi qu’à l’établissement des saines relations interpersonnelles, il nous apparaît important d’en tenir compte dans les interventions offertes aux enfants ayant vécu des TRP et à leurs parents.

LES IBM AUPRÈS DES ENFANTS ET DE LEURS PARENTS

Les IBM auprès d’enfants et de leurs parents ont connu un important essor dans les vingt dernières années. Différents auteurs les ont adaptées à différents contextes et cibles d’intervention. À titre illustratif, Twemlow et al. (2012) ont mis sur pied un programme fondé sur la mentalisation afin de réduire la violence et l’intimidation dans les écoles. Pour leur part, Zevalkink et ses collègues (Verheugt-Pleiter, , 2008; Zevalkink et al., 2012) ont travaillé à l’intégration des interventions basées sur la mentalisation à la psychothérapie psychanalytique auprès des enfants. En 2017, Midgley et al. ont proposé une psychothérapie à court terme basée sur la mentalisation incluant un travail thérapeutique auprès du parent. Plus récemment, Achim et al. (2020) décrivent les interventions individuelles, parent-enfant et de groupe basées sur la mentalisation en contexte pédopsychiatrique. Bien que ces auteurs aient démontré la pertinence théorique et clinique des interventions qu’ils proposent, celles-ci n’ont pas encore fait l’objet d’études d’efficacité. Une étude de cas présentée par Midgley et al. (2017) suggère cependant que la psychothérapie à court terme basée sur la mentalisation peut avoir un effet sur le contrôle de l’attention, la régulation émotionnelle, la capacité à élaborer un narratif cohérent et l’utilisation de la mentalisation de façon plus explicite.

Le programme Minding the baby (Sadler et al., 2013) est un exemple d’IBM auprès des parents. Il a été développé pour venir en aide aux mères en situation de grande précarité psychosociale. Une augmentation de la CMP de la mère a été observée chez les femmes qui ont suivi le programme, particulièrement chez les mères démontrant une CMP très faible, voire presque absente, au début de l’intervention. Des taux de signalement pour maltraitance moins élevés ont été observés chez les dyades mère-enfant ayant pris part à l’intervention comparativement à celles appartenant au groupe de contrôle. Le suivi réalisé auprès des enfants jusqu’à 3 ans à la suite de l’intervention a révélé le développement d’un attachement plus sécurisant et une moindre fréquence de comportements extériorisés (Sadler et al., 2013).

Les travaux de Domon-Archambault et de ses collègues (Domon-Archambault et al., 2019, 2020; Terradas et al., 2020; Terradas, Domon-Archambault, Senécal, et al., 2020) se centrent sur l’intervention auprès des enfants ayant vécu des TRP et de leurs parents. Ces interventions peuvent être adaptées par les différents professionnels aux divers contextes de travail et cibles d’intervention. À titre illustratif, les éducateurs qui travaillent dans des centres d’hébergement (p. ex., en centre de réadaptation ou en foyer de groupe), en contexte de protection de l’enfance, peuvent s’en inspirer pour les interventions qu’ils font au quotidien auprès de ces enfants. Les psychologues peuvent également les utiliser dans le cadre de la psychothérapie individuelle. Ces interventions se fondent sur la prémisse selon laquelle la grande majorité des enfants ayant vécu des TRP n’ont pas bénéficié d’une relation avec une figure de soins sensible et empathique leur permettant de développer leur CM. Par conséquent, ils fonctionnent davantage selon les modes de pensée prémentalisants (Domon-Archambault et Terradas, 2015). Une étude exploratoire, effectuée auprès de 8 enfants âgés de 7 à 12 ans, hébergés dans un centre de réadaptation et un foyer de groupe en CPEJ, démontre une diminution significative des symptômes de dépression, de somatisation, des problèmes sociaux et des difficultés attentionnelles à la suite d’une formation aux IBM, à laquelle ont participé les 9 éducateurs qui travaillaient dans ces services. Les manifestations d’agressivité ont également diminué, bien que de façon non significative (Domon-Archambault et al., 2019).

LES IBM AUPRÈS DES ENFANTS AYANT VÉCU DES TRP ET DE LEURS PARENTS

Les IBM visent essentiellement à favoriser le développement de cette capacité chez l’enfant et ses parents, et à promouvoir davantage son utilisation dans la compréhension de soi, d’autrui et des relations. Le but ultime est d’aider l’enfant et ses parents à diminuer le recours à l’agir, aux passages à l’acte dangereux et aux expressions somatiques, pour ainsi augmenter leur capacité à utiliser la pensée réflexive comme mode de régulation des affects et du comportement (Allen et al., 2008).

Principes généraux des interventions basées sur la mentalisation

Six principes généraux caractérisent les IBM. Selon le premier principe, le clinicien doit favoriser le développement d’un sentiment de sécurité chez l’enfant pour que le jeune soit apte à considérer ses états mentaux et ceux d’autrui. Pour une grande majorité d’enfants ayant vécu des TRP, l’établissement d’une nouvelle relation d’attachement constitue en soi une source importante de stress, voire de détresse. La rencontre avec une nouvelle personne (le clinicien), « (…) est d’abord quelque chose d’effrayant et de dangereux, qu’il faut soit éviter, soit détruire, soit maîtriser au maximum » (Bonneville, 2010; p. 52). Bien qu’elle soit souvent convoitée par l’enfant, elle peut générer en lui une angoisse automatique et incontrôlable en lien avec ses relations passées. Très fréquemment, l’enfant cherche à contrôler la nouvelle relation en créant activement les conditions de répétition des situations traumatiques qu’il aurait vécues et qui activent des représentations qu’il a de soi (p. ex., incompétent, non aimable) et de l’adulte (p. ex., imprévisible, non fiable, non aimant, potentiellement violent, rejetant), inscrites profondément dans sa psyché (Bonneville, 2010). Par exemple, l’enfant peut manifester un comportement violent, d’opposition et de provocation à l’égard du clinicien visant inconsciemment à générer une réponse agressive de la part de ce dernier, se rapprochant des expériences de maltraitance vécues dans la relation à son parent. L’évocation de représentations de soi et de l’adulte liées aux TRP engendre des réactions paradoxales chez l’enfant : elle augmente le besoin de proximité avec le clinicien, proximité qui accroît à son tour la détresse qu’il vit. Ainsi, le développement des nouvelles représentations d’attachement – celles qui concernent le clinicien - implique que l’enfant passe par une phase pendant laquelle il ne comprend pas comment se comporter ni ce qui se passe dans la relation avec autrui. Pendant cette période, un petit changement dans la relation peut déclencher un sentiment insupportable de perte de sécurité qui tend à précipiter l’enfant dans un fonctionnement chaotique (Bonneville-Baruchel, 2015). Il est donc nécessaire d’établir une distance relationnelle optimale entre l’enfant et le clinicien, afin d’éviter une suractivation de son système d’attachement. En résumé, l’intensité de l’activation affective au sein du lien offert par le clinicien ne doit pas dépasser la capacité d’attachement du jeune. Sinon, elle risque de susciter une diminution importante des capacités de mentalisation et de régulation affective de l’enfant (Terradas et al., 2019). C’est en étant réceptif et constant dans les réponses que le clinicien donne à l’enfant que celui-ci pourra sortir de la répétition de situations associées à ses expériences relationnelles traumatiques et découvrir que sa détresse est entendue et reconnue, et qu’elle peut avoir un sens et trouver une réponse aidante (Bonneville, 2010).

Le deuxième principe concerne le recours à l’empathie du clinicien afin de générer chez l’enfant un sentiment d’être compris. Dans le contexte des IBM, l’empathie du clinicien s’exprime différemment. D’abord, l’accent est mis sur le processus consistant à comprendre la perspective de l’enfant, plutôt que sur la recherche des faits et de leur déroulement. En ce sens, il est important de tolérer qu’il soit difficile pour l’enfant d’abandonner les stratégies non mentalisantes qui caractérisent son comportement habituel (p. ex., les crises intenses de colère, l’opposition) au profit de la mentalisation (Bleiberg et al., 2012). Ces stratégies non mentalisantes sont souvent le résultat d’une perte, généralement prévisible, de sa CM. Par ailleurs, il est essentiel que le clinicien soit en mesure de reconnaître sa part de responsabilité dans les conflits et dans les escalades émotives de l’enfant reliés à l’interaction avec lui. Plus précisément, le clinicien peut d’emblée se référer à lui-même comme étant la cause possible de la réaction du jeune, dès qu’il constate qu’un problème relié à la relation avec lui se développe (Allen et al., 2008). Par exemple, le clinicien peut s’interroger à voix haute sur ce qu’il a pu dire ou faire pour déclencher cette réaction et inviter ensuite l’enfant à réfléchir à ce questionnement. Cette technique, visant fondamentalement à éviter le déploiement de stratégies défensives chez le jeune, lui permet également d’observer les processus mentaux qui se mettent en oeuvre chez le clinicien, lorsqu’il réfléchit à l’impact de son comportement sur celui d’autrui. Dans le même ordre d’idées que le point précédent, avant de proposer une perspective alternative, il est important pour le clinicien de valider celle de l’enfant et d’accepter que, ce qu’il nous dit est savérité, même si celle-ci ne correspond pas à ce qui s’est réellement passé (Fonagy et Target, 2006). Les enfants ayant vécu des TRP s’expriment souvent avec des gestes plutôt que par la parole. Ces gestes doivent être considérés comme une expression de soi, même si elle peut être parfois inadéquate. Il est donc important d’aider l’enfant à penser ce qu’il exprime par son comportement (Verheugt-Pleiter et al., 2008). En ce sens, il s’avère aussi important de valoriser la mise en mots, même lorsqu’elle est inadéquate, plutôt que l’agir. Il ne s’agit pas d’encourager l’enfant à tenir des propos inappropriés, mais bien de les accepter, de les renommer adéquatement et de prendre en compte les états mentaux sous-jacents (Terradas et al., 2019).

Le troisième principe concerne l’implication active de l’enfant dans l’intervention. Puisque la mentalisation est une capacité qui se développe dans le cadre d’une relation, les acteurs de cette relation se doivent tous deux d’être impliqués, pour que le processus puisse prendre place. Ainsi, les IBM visent à faire de l’enfant un collaborateur actif pour qu’il apprenne éventuellement à mentaliser par lui-même ou avec autrui. Cette approche implique que le clinicien prenne une position humble, de non-savoir, du type : nous ne comprenons pas ce qui se passe, mais cherchons à comprendre ensemble (Allen et al., 2008). Cette position suppose de réfléchir conjointement, à voix haute, pour refaire la séquence des événements ou pour émettre des hypothèses quant à ce qui se passe. C’est ainsi que l’enfant aura accès aux processus mentaux qui se mettent en oeuvre chez le clinicien lorsqu’il réalise des efforts de mentalisation.

Le quatrième principe réfère à l’importance accordée au jeu et aux autres expressions ludiques de l’enfant. Les IBM impliquent de jouer avec les idées, de s’imaginer différentes possibilités, de faire semblant, de créer des métaphores, d’utiliser l’humour et de se mettre à la place de l’autre. Le caractère ludique favorise la représentation des états mentaux et permet d’initier un processus réflexif, dans lequel les idées concernant ces derniers sont reconnues comme étant des hypothèses et non la réalité. De plus, les IBM suggèrent qu’une intervention ne doit pas nécessairement être associée aux difficultés de l’enfant, à une période de crise ou à un trouble. En ce sens, une intervention centrée sur un état mental positif (p. ex., la joie, la satisfaction) a autant de valeur thérapeutique qu’une intervention concernant un état mental négatif (p. ex., la tristesse, la colère) chez les enfants ayant vécu des TRP, lesquels ont souvent de sévères difficultés sur le plan de la régulation des affects et du comportement. Cette modalité d’intervention suppose que l’utilisation des processus mentaux, liés à la mentalisation dans un contexte ayant une valence positive, peut encourager l’enfant à se servir de ces processus lorsqu’il est confronté à des situations difficiles, ayant une valence plutôt négative. Elle présume également que les processus de mentalisation qui se déploient au sein d’une relation sécurisante, comme celle que l’enfant peut développer avec le clinicien, peuvent ensuite être extrapolés à des relations conflictuelles, comme celles que l’enfant peut avoir avec ses parents.

Le cinquième principe concerne la diminution des interventions non mentalisantes au profit de la mentalisation. Une intervention mentalisante se caractérise par la réflexivité, le dynamisme (p. ex., être actif, poser des questions), la spontanéité, la créativité, la curiosité, le gros bon sens et l’ouverture d’esprit (Allen et al., 2008). Elle est centrée sur ce qui se passe dans l’esprit de l’enfant, plutôt que sur un comportement précis, soutenant ainsi l’attribution d’un sens à la conduite observée chez le jeune. Enfin, il est important de se centrer sur le processus de mentalisation de l’enfant plutôt que sur l’identification des états mentaux précis qui expliquent son comportement. De cette façon, le clinicien aide le jeune à découvrir activement ses propres états mentaux en même temps qu’il soutient l’attribution d’un sens à son comportement et à celui d’autrui.

Le sixième principe réfère à l’adaptation des interventions aux ressources psychiques et aux difficultés de l’enfant. Inspirées des notions de zone proximale de développement et d’échafaudage de Vygotsky (1966), les IBM proposent au clinicien de travailler à la limite des capacités du jeune, soit, à la fois assez loin pour que l’intervention représente un défi pour l’enfant et assez proche pour qu’il puisse y arriver de lui-même ou avec l’aide du clinicien. Ainsi, pour être en mesure de contribuer au développement de la CM de l’enfant, il est d’abord nécessaire d’être sensible aux manifestations témoignant du niveau de mentalisation du jeune. Ce faisant, le clinicien pourra ensuite adapter ses interventions selon le ou les modes de fonctionnement psychique prédominants chez l’enfant ainsi que selon les variations ponctuelles se présentant durant le suivi. Domon-Archambault et al. (2020) proposent des objectifs et des interventions spécifiques selon le niveau de mentalisation dominant chez le jeune[7].

ILLUSTRATION CLINIQUE

Présentation du cas

Myriam était âgée de 6 ans lors de l’évaluation psychologique. Elle avait été retirée de son milieu familial à l’âge de 4 ans et habitait depuis dans un centre de réadaptation du CPEJ. Myriam était une fille mince et petite qui semblait plus jeune qu’un enfant de son âge. La demande d’évaluation psychologique et d’une possible psychothérapie avait été formulée conjointement par la travailleuse sociale et la pédopsychiatre impliquées au dossier de l’enfant dès son jeune âge. Myriam avait été vue pour la première fois en pédopsychiatrie à l’âge de 3 ans, suite à la demande de sa mère qui se disait excédée par les crises de colère intenses et l’opposition de sa fille. Au moment de cette première consultation, la pédopsychiatre a constaté chez la mère la présence d’un trouble de personnalité limite et d’importants symptômes anxieux et dépressifs. L’équipe de la pédopsychiatrie n’avait pas pu mettre en place des interventions auprès de Myriam et de sa mère, ces dernières manquant régulièrement des rencontres. Les interventions ont pu reprendre à la suite du placement de Myriam au centre de réadaptation.

Le père de Myriam avait quitté le foyer familial peu de temps après la naissance de l’enfant. La mère attribuait la séparation des parents à l’irritabilité et aux comportements d’opposition de sa fille, présents, selon elle, dès la naissance de la jeune. Elle soulignait que Myriam et elle se ressemblaient énormément et qu’elles étaient toutes deux grandement affectées par la rupture du couple parental. La mère aurait eu deux autres conjoints, lesquels auraient cependant mis fin à la relation, notamment en raison des difficultés comportementales de Myriam. Bien que la mère considérait que le père et sa nouvelle conjointe ne prenaient pas bien soin de sa fille, elle avait d’abord insisté pour que Myriam soit en garde partagée une semaine sur deux chez son père. Quelques mois plus tard, elle a brusquement mis fin à la garde partagée lorsque Myriam lui a relaté une situation dans laquelle son père et sa belle-mère avaient été violents à l’égard de la fille de cette dernière, âgée de 7 ans. La mère de Myriam a fait un signalement à la DPJ. Ce signalement a été retenu et a permis de constater une négligence extrême dans les deux foyers fréquentés par Myriam, les conditions de vie étant insalubres autant chez la mère que chez le père. Le développement et la sécurité de l’enfant ont été jugés compromis par la DPJ et Myriam a été placée dans un centre de réadaptation. La mère a accepté le placement qu’elle considérait comme étant une mesure temporaire liée au fait que Myriam avait été témoin de violence extrême à l’égard de la fille de la conjointe du père. Elle n’admettait cependant pas les conditions insalubres dans lesquelles elle vivait avec sa fille.

Lors des rencontres d’évaluation psychologique, Myriam est décrite par sa mère comme une enfant fonctionnant « en tout ou rien ». Elle pouvait ainsi passer en quelques instants d’une excitation contagieuse à une colère lors de laquelle elle pouvait crier, lancer des objets et frapper sa mère. La frustration était, selon la mère, la source principale des crises de colère et de l’opposition de Myriam. Madame soulignait que cette situation prévalait depuis les premiers mois de vie de sa fille où ses crises pour des « petits riens » étaient déjà très intenses. Elle devait souvent se résoudre à la laisser pleurer seule dans sa chambre, verrouillant la porte de celle-ci. Elle a avoué perdre parfois patience et devenir agressive verbalement envers sa fille. La mère mentionne qu’elle était incapable de tolérer une telle intensité de détresse, étant déjà elle-même éprouvée par ses multiples ruptures. Elle disait ressentir une grande culpabilité par rapport aux moments où elle a été déprimée. Pour cette raison, la mère mentionne avoir eu de la difficulté à mettre des limites à Myriam et finir par plier lorsqu’elle insistait pour obtenir quelque chose. Selon la mère, Myriam profitait du fait qu’elle se sentait coupable pour la manipuler. La mère a ajouté qu’elle n’aimait pas voir sa fille en détresse ou triste. Par exemple, elle la laisserait fréquemment venir la rejoindre dans son lit suite à un cauchemar, ou lorsqu’elle a peur du noir. Cet enjeu aurait été un irritant important dans les dernières relations de couple de madame.

Après ses crises de colère, la mère constate que Myriam ressentirait une grande culpabilité et disait que personne ne l’aimait puisqu’elle était une « fille méchante ». La mère aurait longuement hésité avant d’aller chercher de l’aide, craignant que l’implication d’intervenants dans la famille ne nourrisse le sentiment d’inadéquation de Myriam. Elle a souligné d’ailleurs qu’elle avait mis fin au soutien d’une éducatrice qui faisait des visites à domicile, parce que celle-ci lui faisait régulièrement sentir qu’elle était une mauvaise mère et que sa fille était un « bébé gâté ».

En ce qui concerne l’école, Myriam avait des difficultés significatives sur le plan social. Elle cherchait à exercer un contrôle important lors des jeux avec les autres enfants. Ce manque de flexibilité créait des frictions avec ses camarades de classe. À titre d’exemple, Myriam ne tolérait pas d’avoir le rôle du méchant dans un jeu de policier ou d’être « tuée » au ballon chasseur. Cela semblait lui faire peur et elle devenait subitement anxieuse ou agressive. L’enfant avait tout de même une bonne relation avec son enseignante. Elle demandait toutefois beaucoup d’attention, percevant le temps accordé aux autres enfants comme une forme de rejet. Myriam pouvait en outre faire montre d’opposition face à une activité présentant un défi pour elle. Il lui arrivait de reprocher ses échecs à son enseignante. On a observé les mêmes difficultés au centre de réadaptation. Étant hypervigilante, Myriam attribuait des intentions hostiles aux autres enfants et aux éducateurs. Elle se désorganisait rapidement lorsqu’elle était confrontée à des frustrations ou lorsqu’on ne lui permettait pas de faire à sa tête. Il s’ensuivait des crises de colère intenses qui pouvaient durer jusqu’à deux heures. Lors de ces crises, Myriam pouvait devenir agressive verbalement et parfois physiquement envers les éducateurs. Elle les insultait et les comparait à sa mère. Myriam pouvait également les accuser de l’avoir séparée de celle-ci.

Lors des rencontres d’évaluation avec le psychologue, Myriam se présentait avec une dizaine de toutous qu’elle plaçait autour d’elle, quelques-uns sur le fauteuil, d’autres par terre. Avant d’entrer en contact avec le psychologue, elle faisait parler quelques toutous. Elle semblait les oublier ensuite. Ce rituel s’est répété à chacune des rencontres d’évaluation psychologique. Myriam apparaissait d’emblée comme une jeune énergique et souriante. Quand ses difficultés étaient abordées, toutefois, elle devenait agitée et tentait de quitter le bureau. L’enfant explorait longuement les différents jouets disponibles dans la salle de thérapie. Après un moment, elle affirmait ne pas savoir à quoi jouer. Après que le psychologue l’encourageait à parler ou à jouer à ce qu’elle souhaitait, l’enfant proposait de faire semblant qu’elle jouait à la Reine des neiges. Toutefois, elle devenait rapidement frustrée parce que le psychologue n’avait pas les figurines du film dans son bureau : « Tu veux que je joue, mais tu n’as rien d’intéressant ici, c’est plate. Tu veux savoir à quoi je joue pour après dire ça aux éducateurs pour que je reste au centre ». Cette méfiance initiale a graduellement diminué au fur et à mesure que le processus d’évaluation psychologique avançait. Myriam a bien collaboré lors de l’administration des dessins et d’un test thématique. En fin des rencontres, l’enfant jouait avec la maison des poupées. L’organisation de celle-ci semblait chaotique : il était difficile de distinguer entre eux les différents espaces qui composaient la maison. Les rôles des enfants et des adultes paraissaient confus. Les enfants semblaient assumer les responsabilités généralement associées aux adultes (p. ex., acheter et préparer la nourriture, nettoyer la maison). Les résultats de l’évaluation psychologique ont d’abord été partagés avec la mère de Myriam et ensuite transmis à l’équipe interdisciplinaire (pédopsychiatre, travailleuse sociale, éducateur référent) en vue de discuter des modalités d’intervention pouvant être offertes à Myriam et à sa mère.

Évaluation clinique de la CM de l’enfant

La notion de TRP permet de comprendre les difficultés que présente Myriam sur les plans psychique et social : ayant été exposée, de façon répétée, à des situations de maltraitance et d’abandon durant ses premières années de vie, l’enfant présente des troubles graves de liaison intrapsychique et des difficultés quant à sa capacité de relation intersubjective (Bonneville, 2010). Les troubles graves de liaison intrapsychique se traduisent par une importante difficulté relativement à la gestion des émotions et du comportement (Schore, 2001). Tel que suggéré par Bonneville (2010), Myriam semble incapable de différer, d’attendre et de renoncer lorsqu’il s’agit de la satisfaction de ses besoins. Les frustrations provoquent chez elle d’importantes crises de colère. De plus, les expériences potentiellement traumatiques qu’elle aurait vécues, semblent avoir eu un impact sur l’intégration des différents aspects du Moi de l’enfant, qui paraît être atomisé en plusieurs parties qui ne communiquent pas entre elles (Bonneville, 2010). Ceci expliquerait les changements brusques de comportements observés chez Myriam. Par exemple, elle peut être agressive à l’égard de sa mère pendant la journée et avoir besoin d’être réconfortée par celle-ci, lorsqu’elle a peur du noir durant la nuit. En ce qui a trait aux troubles graves de la capacité de relation intersubjective, on constate chez Myriam une grande difficulté à faire confiance aux adultes. Ce manque de confiance se traduit par des états de tension et d’alerte perpétuels dans ses relations avec l’enseignante, les éducateurs et le psychologue. Il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle Myriam, habitée par des sentiments de persécution lorsqu’elle est en relation avec l’adulte, tende à projeter de la destructivité sur les nouvelles figures de soins.

L’on peut supposer qu’en raison de leurs propres difficultés psychiques – de régulation affective et de mentalisation – les parents de Myriam n’arrivaient pas à reconnaître les besoins de leur enfant et à y répondre de façon constante et adéquate, en même temps qu’ils lui faisaient vivre des expériences de stress extrême répétées, potentiellement traumatiques (Bonneville, 2010). Plusieurs éléments nécessaires au développement de la CM de l’enfant étaient absents au sein de la relation avec ses parents. D’abord, la négligence extrême qui a caractérisé les premières années de la vie de Myriam permet de penser à un manque de réponses congruentes et contingentes aux besoins de l’enfant. L’absence de rétroaction de la part des parents face aux manifestations sensorielles, comportementales et affectives de l’enfant a pu limiter l’accès de celle-ci au monde des représentations mentales. Ensuite, les difficultés de la mère à tolérer et contenir les manifestations de frustration et de colère de Myriam semblent avoir eu un impact important sur la capacité de cette dernière à réguler ses affects et son comportement. Envahie par les émotions intenses exprimées par sa fille, la mère semblerait lui avoir donné l’impression que ses états mentaux sont contagieux, voire dangereux (Leroux et Terradas, 2013). De plus, il apparaît que madame a une importante difficulté à différencier ses émotions de celles de sa fille. Par exemple, la mère semble projeter sur Myriam les sentiments qu’elle a vécus face à l’abandon du père et attribue les ruptures avec ces deux autres conjoints aux comportements de sa fille. Ces difficultés relativement aux caractéristiques de la relation d’attachement entre l’enfant et ses parents semblent avoir affecté la capacité de Myriam à identifier et comprendre ses propres pensées, sentiments et intentions, et à distinguer ses états mentaux de ceux d’autrui. Il apparaît que Myriam s’exprime davantage par l’agir. En fait, les observations effectuées en contexte scolaire et lors de l’évaluation psychologique suggèrent que les capacités symboliques et de faire semblant de l’enfant sont limitées.

On constate chez Myriam un fonctionnement psychique caractéristique des modes prémentalisants, et plus particulièrement, des modes téléologique et d’équivalence psychique. Un fonctionnement prédominant sous le mode téléologique se caractérise par une régulation affective axée sur le corps et marquée par l’agir, l’agressivité ou la surexcitation (Domon-Archambault et Terradas, 2015). La compréhension que Myriam a des autres et du monde qui l’entoure semble centrée sur ce qui est observable et tangible. Les états mentaux prennent donc peu ou pas d’importance dans la compréhension d’elle-même et des autres en comparaison aux comportements et à l’environnement physique (Allen et al., 2008; Verheugt-Pleiter et al., 2008). Les réactions de Myriam lors des activités ludiques avec ses camarades de classe illustrent bien ce point : elle devient méchante si elle représente le méchant dans un jeu et a peur de mourir, si on fait semblant de la tuer. Pour sa part, la prédominance du mode d’équivalence psychique se manifeste principalement par une confusion entre ses états mentaux et ceux des autres. Par exemple, Myriam reproche ses échecs à son enseignante et attribue des intentions malveillantes au psychologue.

Modalités, cadre et objectifs des interventions proposées à l’enfant et à sa mère

Étant donné les difficultés de mentalisation observées chez Myriam et chez sa mère, quatre modalités d’intervention impliquant une équipe interdisciplinaire leur ont été proposées, soit une intervention dyadique, un accompagnement de la mère, une psychothérapie individuelle pour l’enfant et des interventions éducatives en centre de réadaptation. Des consultations régulières avec l’enseignante et le technicien en éducation spécialisée de l’école ont également été effectuées. La pédopsychiatre a assumé le rôle d’intervenant pivot dans le dossier de Myriam. Dans le but d’éviter la confusion entre l’enfant et sa mère, les rencontres avec la pédopsychiatre, d’une fréquence bimensuelle, étaient divisées en deux parties. Lors de la première partie, la pédopsychiatre rencontrait l’enfant seule afin de vérifier la présence des symptômes et l’évolution de son séjour en centre de réadaptation. Si nécessaire, la pédopsychiatre sollicitait la présence de l’éducateur référent de l’enfant. Dans la seconde partie de la rencontre, la mère rejoignait l’enfant et la pédopsychiatre afin de communiquer ses observations concernant les difficultés de Myriam et parler de l’évolution générale du travail psychothérapeutique et éducatif effectué auprès de sa fille.

Les différentes modalités d’intervention mises en place auprès de Myriam avaient pour objectif général d’aider l’enfant à améliorer sa CM à propos de soi et des autres, en vue de favoriser des relations plus harmonieuses avec sa mère et ses camarades de classe. Ceci pourrait contribuer à diminuer les crises intenses de colère et les réactions démesurées, face aux frustrations, au profit de la pensée réflexive. Des objectifs spécifiques concernaient davantage le travail psychothérapeutique et éducatif des manifestations des modes téléologique et d’équivalence psychique, le but ultime étant d’aider Myriam à avoir accès à la mentalisation. L’équipe interdisciplinaire estimait que ce prétravail était nécessaire pour aider l’enfant à développer les ressources psychiques nécessaires afin d’aborder, dans un second temps, les TRP.

Interventions dyadiques

Étant donné l’importante implication de la mère et les difficultés relatives à la relation d’attachement entre elle et sa fille, trois rencontres d’intervention dyadique leur ont été proposées par la travailleuse sociale. Ces rencontres avaient pour objectif d’évaluer la capacité de la mère à tenir compte des besoins de Myriam et à y répondre de façon sensible et contingente, en vue d’un travail thérapeutique à moyen terme impliquant la dyade mère-enfant. Pour ce faire, la travailleuse sociale s’est inspirée de l’approche Watch, Wait, and Wonder (3W; Muir et al., 1999, 2000), une thérapie dyadique basée sur l’attachement, pour mener les rencontres avec Myriam et sa mère. Bien que cette modalité thérapeutique ne soit pas définie d’emblée comme un traitement basé sur la mentalisation, elle inclut des éléments cliniques et des interventions similaires à ceux proposés par ce type d’intervention (Bisaillon et al., 2020).

L’approche 3W se distingue des autres méthodes par l’implication active de l’enfant dans le processus de thérapie, ainsi que par la place centrale donnée à l’observation de celui-ci par le parent (Rossignol et al., 2013). Les consignes de l’approche 3W incitent le parent à adopter une position d’observateur de l’activité ludique engagée par l’enfant (Muir et al., 2000). Les séances de psychothérapie sont divisées en deux parties. Lors de la première partie, le parent et l’enfant sont invités à partager un moment ensemble, alors que le psychothérapeute se fait discret et observe, sans intervenir. On demande au parent d’être attentif à son enfant, de l’observer et de suivre ses initiatives. Plusieurs jouets sont mis à la disposition de la dyade parent-enfant dans le but de faciliter leurs interactions (p. ex., bébés sexués avec biberons, marionnettes, blocs, trousse de médecin, bols, cuillères, téléphones, animaux, petits personnages). Lors de la deuxième partie, le parent est encouragé à discuter avec le psychothérapeute de ses observations, mais également des pensées, des préoccupations et des angoisses qui ont émergées, lorsqu’il tentait de suivre les initiatives de son enfant. Pendant cette partie, le psychothérapeute est amené à prendre la même position que le parent a assumée auprès de son enfant, c’est-à-dire, suivre le parent et ne rien initier. Ainsi, le psychothérapeute suit le fil de la pensée du parent en vue de favoriser son élaboration. Il évite cependant d’introduire des éléments qui n’ont pas été abordés par le parent et s’assure de ramener celui-ci, à ce qui s’est passé dans la séance lorsque nécessaire (Cohen et al., 2002; Rance, 2005).

Dans une réflexion théorique, concernant la contribution de l’approche 3W au développement de la CMP, Rossignol et al. (2013) suggèrent que certaines aptitudes impliquées dans cette capacité sont mises à profit dans le cadre de cette approche. Premièrement, la capacité du parent à se centrer sur son enfant, ce qui favoriserait le déploiement de moments d’attention conjointe, où l’enfant et le parent seraient centrés tous les deux sur une même activité ludique. Deuxièmement, la capacité d’observation du parent, ce qui pourrait contribuer à engendrer chez lui une curiosité pour le monde interne de l’enfant, en vue de favoriser l’accordage entre les affects exprimés par le jeune et la réponse donnée par le parent. Troisièmement, la capacité du parent à jouer avec l’enfant, ce qui pourrait avoir un impact sur le développement chez le parent d’une plus grande conscience des représentations mentales de l’enfant. Enfin, la capacité du parent à identifier ses propres états mentaux et ceux de son enfant et de réfléchir, en termes des influences mutuelles entre son comportement et celui de l’enfant, dans l’ici-et-maintenant, au sein même de la relation parent-enfant.

Suivant les idées de Philipp (2012), le partage de moments d’échange agréables permettrait à Myriam et à sa mère d’expérimenter de nouveaux modes d’interaction dans un cadre sécurisant et contenant offert par l’espace thérapeutique. « Le jeu partagé contribue ainsi à instaurer un contexte favorable à l’empathie des parents à l’égard de l’enfant, à leur identification à lui et, par le fait même, à la mentalisation de son expérience » (Bisaillon et al., 2020; p. 119).

Malheureusement, ces trois rencontres ont mis en évidence chez la mère, une grande difficulté à observer son enfant et à porter attention aux jeux initiés par cette dernière. Madame semblait se sentir envieuse du temps et de l’attention consacrés à Myriam. La position d’observatrice du jeu de l’enfant générait chez la mère une importante anxiété : elle n’arrivait pas à entrer dans les jeux proposés par Myriam et cherchait constamment du regard l’attention de la travailleuse sociale. Elle pouvait également interrompre le jeu de Myriam pour lui en proposer d’autres et ne parlait que d’elle-même lors de la discussion avec la clinicienne.

À la suite de ces observations, l’équipe interdisciplinaire a proposé à Myriam et à sa mère d’interrompre temporairement les rencontres dyadiques, annonce que la mère semble avoir reçue avec soulagement. Des interventions alternatives ont été offertes à chacune d’elles séparément. Myriam aurait la possibilité de rencontrer un psychologue dans le contexte d’une psychothérapie individuelle. Pour sa part, la mère serait rencontrée une semaine sur deux par la travailleuse sociale en vue d’aborder ses difficultés dans la relation avec Myriam. Afin de favoriser des moments d’échanges agréables entre l’enfant et sa mère, l’horaire des rencontres de psychothérapie individuelle de Myriam coïncidait avec celui des rencontres de la mère avec la travailleuse sociale. Les deux arriveraient 30 minutes à l’avance à leurs rencontres respectives, dans le but de se donner des nouvelles et partager ce temps ensemble. La salle d’attente était dotée de livres et de jouets qu’elles pourraient éventuellement partager. Cette rencontre informelle alternait avec les visites supervisées entre Myriam et sa mère, organisées par une travailleuse sociale du CPEJ, qui avaient également lieu une semaine sur deux. La mère de Myriam a accepté de réintégrer un groupe thérapeutique pour personnes présentant un trouble de personnalité limite. Ce plan d’intervention a graduellement contribué à diminuer l’angoisse de la mère de perdre son enfant et l’a rendue disponible à la méthode 3W. Les rencontres de thérapie dyadique ont été reprises un an et demi plus tard.

Accompagnement parental effectué avec la mère

Les rencontres avec la mère avaient pour objectif de l’aider à être davantage attentive et sensible aux besoins de son enfant. Pour y arriver, il a été proposé par la travailleuse sociale à la mère d’amener des situations qu’elle avait vécues avec Myriam. Premièrement, elles décortiquaient ces situations ensemble en vue d’identifier les états mentaux pouvant expliquer les comportements de l’enfant et ainsi aider la mère à considérer les pensées, les affects et les intentions de Myriam dans la compréhension de ses comportements. Dans un deuxième temps, la travailleuse sociale se centrait sur les réactions de la mère face aux comportements de Myriam, le but étant de l’aider à identifier et comprendre ses propres états mentaux. L’ordre dans lequel cet exercice d’exploration du monde interne de l’enfant et de la mère était effectué a toujours été respecté : elles parlaient d’abord de l’enfant et ensuite de la mère. Afin de faciliter cette exploration, la travailleuse sociale a proposé à la mère de commencer par des échanges mère-enfant ayant une valence positive, la réflexion sur les états mentaux de Myriam et d’elle-même pouvant être moins menaçante dans ce type de situation. La travailleuse sociale profitait de cet exercice pour aider la mère à distinguer ses propres états mentaux de ceux de l’enfant et à considérer et tolérer que cette dernière puisse avoir une perspective différente de la sienne. Troisièmement, la travailleuse sociale proposait à la mère de réfléchir ensemble à la façon dont elle a pu réagir face à la situation discutée, de manière à prendre en compte les états mentaux de son enfant et d’elle-même. L’objectif de cette intervention était d’aider la mère à donner des rétroactions marquées et différenciées à son enfant, tout en étant capable de réguler ses affects et ses comportements lorsqu’elle était en relation avec Myriam. La mère a graduellement compris l’importance que la co-régulation des émotions a pour le développement de l’autorégulation affective de son enfant : pour aider Myriam à réagir différemment face aux frustrations, il était nécessaire que sa mère soit en mesure de rester calme, de tolérer et de contenir ses propres émotions, face au comportement de sa fille.

Psychothérapie individuelle de l’enfant

Une grande importance a été accordée au développement chez Myriam d’un sentiment de sécurité. La régularité des rencontres ainsi que la constance et la prévisibilité du psychologue ont permis à l’enfant d’établir une relation de confiance avec celui-ci. Pour ce faire, il a fallu d’abord respecter le rituel que faisait Myriam au début des rencontres avec ses toutous. Le psychologue a également manifesté un grand intérêt pour ceux-ci. Ainsi, l’enfant et le psychologue ont pris ensemble le temps de parler de chacun des animaux en peluche : Quel était son nom? Comment Myriam l’avait-elle obtenu? S’agissait-il d’un cadeau ou était-ce elle qui avait voulu l’acheter? Quelle était l’importance que Myriam accordait à un toutou par rapport aux autres? Est-ce qu’il était associé à une personne importante dans sa vie? Lui faisait-il penser à quelqu’un? Au fil des rencontres, le nombre de toutous que Myriam amenait aux séances a commencé à diminuer. Elle amenait cependant deux toutous avec elle presque jusqu’à la fin du processus de psychothérapie : un que sa mère lui avait donné en cadeau lorsque Myriam a quitté le foyer familial et un autre que le centre de réadaptation lui permettait d’amener avec elle lors des sorties et des rendez-vous. Elle les a ensuite utilisés comme des marionnettes pour amorcer les rencontres. Enfin, elle pouvait les laisser dans son sac à dos.

Les IBM réalisées auprès de Myriam avaient pour objectif d’aborder les manifestations de modes prémentalisants présentes chez l’enfant. En ce qui concerne les manifestations du mode téléologique, les interventions visaient essentiellement à amener l’enfant à considérer les états mentaux dans sa compréhension d’elle-même et d’autrui, c’est-à-dire à graduellement moins se référer à l’observable au profit de ce qui ne l’est pas (p. ex., les pensées, les émotions, les intentions) lorsqu’elle faisait des inférences à partir de son propre comportement ou qu’elle essayait de comprendre le comportement des personnes de son entourage. Par exemple, le psychologue pouvait inviter Myriam à revenir sur une situation dans laquelle elle aurait pu interpréter de façon erronée, le comportement d’un autre enfant à son égard. Cela lui arrivait fréquemment, puisqu’elle prenait uniquement en compte ce qu’elle observait, sans penser aux états mentaux qui pouvaient expliquer les comportements d’autrui. Le but de cette intervention était d’observer, décortiquer, expliquer et comprendre davantage le comportement de l’autre enfant, en tenant compte des états mentaux pouvant l’expliquer. Le psychologue profitait de ces occasions pour relever tout ce qui pouvait ressembler à des états mentaux dans les explications de Myriam, l’objectif étant de l’amener à identifier les pensées, les émotions et les intentions sous-jacentes à ses propres comportements et à ceux de l’autre enfant.

En ce qui a trait aux manifestations du mode d’équivalence psychique, l’objectif fondamental des interventions était de comprendre les différences entre, d’une part, le monde interne de l’enfant (moi) et son environnement (non-moi) et, d’autre part, les états mentaux de l’enfant (ses représentations mentales) et ceux d’autrui (les représentations mentales de l’autre). Par exemple, lorsque Myriam attribuait à son enseignante des intentions ou des pensées qui lui appartenaient, le psychologue l’invitait à chercher ensemble des indices pour et contre ses attributions. Pour ce faire, le psychologue aidait Myriam à faire la séquence, en étapes claires et observables, de ce qui l’avait amené à attribuer des états mentaux à son enseignante. Après avoir validé ce qu’elle aurait pu comprendre en fonction des indices observables, le psychologue lui proposait des hypothèses alternatives pouvant expliquer le comportement de son institutrice.

Interventions éducatives visant le développement de la CM de l’enfant

Les IBM effectuées par les éducateurs du centre de réadaptation, notamment par son éducateur référent, poursuivaient les mêmes objectifs que celles réalisées dans le cadre de la psychothérapie individuelle de Myriam. Elles étaient cependant adaptées au contexte du centre de réadaptation et aux activités quotidiennes effectuées auprès de l’ensemble des enfants hébergés. Ces interventions visaient essentiellement le travail thérapeutique des manifestations cliniques des modes téléologique et d’équivalence psychique. Par exemple, afin d’aider Myriam à identifier les états mentaux sous-jacents aux comportements d’autrui, l’éducateur référent lui posait naïvement des questions sur les émotions ou les intentions des personnages lors du visionnement du film la Reine des neiges. Il pouvait également lui demander quels étaient les indices qui lui avaient fait penser à une émotion spécifique. Cela était également l’occasion de réfléchir aux réactions et comportements de Myriam lorsqu’elle avait été confrontée à une situation semblable. L’éducateur pouvait aussi aider l’enfant à identifier les manifestations corporelles et le ressenti associé à une émotion, pour qu’elle soit ensuite capable de reconnaître cette émotion chez elle-même, et après, chez les autres. D’autres activités réalisées auprès de Myriam s’attardaient aux manifestations cliniques du mode d’équivalence psychique. Par exemple, lors d’une discussion sur une dispute qu’elle avait eue avec un de ses camarades de classe pendant laquelle Myriam avait réussi à bien réguler ses émotions et son comportement, l’éducateur l’a invitée à imaginer la situation suivante : quelques personnes avaient pris une photo de Myriam et de son camarade de classe au moment de cette dispute, soit sa meilleure amie, son enseignante et un élève de l’école qu’elle ne connaissait pas. L’éducateur lui a proposé ensuite d’imaginer ce qu’on verrait dans ces photos. Avec l’aide de l’éducateur, Myriam a pu constater qu’on pouvait comprendre cette situation selon diverses perspectives.

Une grande importance a été accordée à la contenance de Myriam lors des crises de colère. L’augmentation de la détresse occasionnait une perte, du moins temporairement, de la capacité à penser et à considérer les états mentaux chez l’enfant. Le corps et le comportement prenaient alors une place prépondérante, autant dans la régulation des affects et l’expression de soi, que dans la compréhension qu’avait Myriam de ce qui se passait autour d’elle. La dérégulation affective et comportementale de l’enfant engendrait une importante détresse chez les éducateurs en raison des états internes intenses et non représentés psychiquement que l’enfant vivait, lesquels se traduisent souvent en comportements tout aussi intenses (Bateman et Fonagy, 2012). L’état de dérégulation de Myriam tendait également à porter les éducateurs vers l’action (Bateman, 2010). Il est important de considérer que lorsqu’un enfant est en crise de colère, il n’est plusrationnel. Il fallait donc proscrire les interventions longues, verbales et cognitives ayant pour but de favoriser les processus liés à la mentalisation et plutôt veiller à sécuriser l’enfant.

L’objectif des interventions effectuées lors des crises était d’apaiser Myriam jusqu’au retour à un niveau d’activation tolérable pour elle. Il était donc important de ne pas considérer les états mentaux tant que la jeune n’était pas apaisée. Les IBM devaient être utilisées dans les périodes précédentes et suivant les situations de dérégulation affective et comportementale, le but étant de réduire la fréquence et l’intensité des crises. Suivant les idées de Domon-Archambault et al. (2020), certaines techniques d’intervention étaient privilégiées pendant la crise; d’autres étaient utilisées après celle-ci.

Durant la crise, l’éducateur cherchait à contenir Myriam dans un lieu sécuritaire (pour éviter qu’elle se fasse mal à elle-même ou qu’elle fasse mal aux autres) et sécurisant (où elle pouvait avoir l’impression qu’une figure de soins était disponible pour la contenir psychiquement et l’aider à réguler ses émotions et son comportement). L’éducateur parlait peu et faisait des requêtes simples. Il est important de considérer que lorsqu’un enfant est dérégulé affectivement, toute demande, indépendamment de sa nature, devient une stimulation supplémentaire qui contribue à encombrer davantage l’appareil psychique de l’enfant, déjà incapable de discerner ce qui se passe en lui et dans son environnement. Il est donc préférable de limiter les interventions à des consignes simples ayant pour objectif de sécuriser l’enfant. L’éducateur évitait de répondre aux questions et aux commentaires de Myriam afin de prévenir une augmentation des comportements d’opposition et de provocation pouvant survenir pendant la crise. Il s’agissait d’attendre que la crise s’apaise en y survivant. Cette technique, inspirée de la notion de survie de l’objet de Winnicott (1963), faisait appel aux capacités de tolérance et de contenance affective de l’éducateur. Ce dernier montre ainsi à l’enfant qu’il est capable de contenir les états affectifs intenses de celui-ci, sans être submergé ni détruit par les émotions et les comportements agressifs que l’enfant a pu exprimer durant la crise. Il était également important d’éviter les tâches cognitives immédiatement après la crise. La capacité ou l’incapacité à s’engager dans une tâche simple après un état de dérégulation affective et comportementale est un bon indicateur que la crise soit respectivement terminée ou non. Il était donc important d’éviter de demander à Myriam des efforts cognitifs qui pourraient avoir pour effet de prolonger la crise. Enfin, l’éducateur offrait une pause à l’enfant lorsqu’elle était apte à rester seule, afin de lui permettre de reprendre le contrôle sur ses émotions et son comportement.

Le travail de mentalisation prenait une place prépondérante après la crise. Premièrement, l’éducateur cherchait à reprendre contact avec Myriam, d’abord non verbalement, en lui signifiant sa présence contenante et rassurante. Deuxièmement, l’éducateur aidait Myriam à faire la séquence des événements ayant mené à l’état de tension non-régulable. Cette intervention visait à aider l’enfant à identifier l’événement qui avait pu déclencher la crise et à comprendre pourquoi il avait provoqué une perte de contrôle sur ses émotions et sur son comportement. Elle avait également pour objectif de rendre l’enfant attentif à l’impact d’un événement similaire sur son comportement, afin de trouver ensemble des stratégies lui permettant de gérer la situation (p. ex., identifier les changements qui se manifestent dans son corps lorsqu’elle est confrontée à une émotion difficile, se retirer avant que l’état de tension augmente, demander l’aide d’un éducateur dans le but de se réguler affectivement). Troisièmement, l’éducateur invitait Myriam à émettre avec lui des hypothèses visant à donner un sens aux comportements que l’enfant avait manifestés pendant la crise et explorer ce qui l’habitait avant et durant l’état de dérégulation affective et comportementale. Quatrièmement, l’éducateur s’assurait de souligner le fait que la crise était terminée et qu’il n’est pas désorganisant d’y réfléchir. Cette intervention pouvait être particulièrement pertinente lorsque Myriam s’activait émotionnellement en parlant de la crise comme si elle était encore submergée dans un état de dérégulation affective. Enfin, l’éducateur aidait Myriam à identifier les impacts que les verbalisations et les gestes agressifs qu’elle avait manifestés pendant la crise pouvaient avoir sur les autres enfants et sur les éducateurs. Cette intervention avait pour objectif d’aider l’enfant à comprendre les états mentaux qui sous-tendent les comportements des autres face à elle après la crise. Par exemple, il serait compréhensible qu’un autre enfant ait peur de Myriam si cette dernière a exprimé une colère intense et a agressé les éducateurs lors d’une crise. L’utilisation constante et cohérente de ces interventions a contribué à diminuer significativement la fréquence et l’intensité des épisodes de dérégulation affective et comportementale de l’enfant.

DÉFIS ET AVANTAGES DES INTERVENTIONS INTERDISCIPLINAIRES EN CONTEXTE DES TRP

Les interventions interdisciplinaires sont préconisées autant en contexte de protection de l’enfance qu’en pédopsychiatrie. Plusieurs défis peuvent cependant être rencontrés par l’équipe interdisciplinaire lorsqu’elle intervient auprès des enfants ayant vécu des TRP et de leurs parents. Premièrement, il est difficile de créer un lien de confiance entre les parents et les divers intervenants en contexte de protection de l’enfance, certains professionnels devant composer avec les projections des parents concernant la responsabilité de la rupture avec l’enfant. Ainsi, la culpabilité de nature persécutrice que peuvent ressentir certains parents est souvent projetée sur les intervenants, ce qui rend difficile la transformation de cette culpabilité en responsabilisation. Deuxièmement, l’idéalisation par l’enfant des parents maltraitants et inadéquats peut également représenter un défi pour les intervenants (Terradas, Poulin-Latulippe, et al., 2020). En ce sens, il faut être particulièrement attentif au désir, plus ou moins conscient, des professionnels de se substituer aux parents, tel que proposé par Malawista (2004) dans ses élaborations théoriques et cliniques sur le fantasme du sauveur. Enfin, les différents membres de l’équipe interdisciplinaire peuvent être confrontés au clivage, mécanisme de défense fréquemment utilisé par l’enfant et les parents pour composer avec la difficile situation qu’est la séparation. Il est donc important que les intervenants de l’équipe interdisciplinaire se rencontrent régulièrement afin de discuter de leurs différents points de vue concernant les observations effectuées auprès de l’enfant et des parents. Une communication claire et respectueuse entre les différents professionnels est nécessaire pour assurer l’accompagnement de l’enfant et de ses parents en contexte des TRP.

Les jeunes hébergés en CPEJ et leurs parents représentent une clientèle complexe susceptible d’engendrer des émotions intenses chez les intervenants, et pouvant affecter, au moins temporairement, leur capacité à mentaliser. Dans ces situations, il devient difficile pour les professionnels de penser clairement, d’être calmes et flexibles. Un travail en équipe interdisciplinaire s’appuyant sur les principes de la mentalisation peut permettre de normaliser ces moments difficiles et de valider le vécu de l’intervenant, de telle sorte à ce que puisse reprendre le travail réflexif. Accompagné par des collègues qui agissent à titre de base de sécurité et soutiennent sa CM, l’intervenant peut en venir à mieux comprendre ce qui se passe en lui, chez l’autre et dans l’interaction. Il peut ainsi apprendre à mieux conserver ou récupérer plus facilement sa capacité à penser lorsqu’il est confronté à ces situations difficiles. Un autre apport de l’utilisation de la mentalisation en contexte d’interdisciplinarité est d’offrir une vision et un langage communs inscrits dans une perspective développementale, laquelle transcende les approches théoriques, les portraits cliniques, les diagnostics psychiatriques et l’âge du patient (que ce soit un enfant, un adolescent ou ses parents). Il fait au surplus appel à une capacité que nous possédons tous et qui est décrite comme un des ingrédients communs nécessaires à l’efficacité thérapeutique. Un dernier apport de la mentalisation en contexte interdisciplinaire a trait à la mise en commun des visions d’un jeune et de sa famille. Les décisions consensuelles de l’équipe interdisciplinaire oeuvrant auprès d’un jeune sont en effet parfois difficiles à atteindre. Cela est sans compter l’impact des impératifs légaux et juridiques qui influencent à divers degrés les intervenants oeuvrant en CPEJ et peuvent aussi les mettre à l’épreuve. Une approche basée sur la mentalisation nous offre une façon différente de concevoir les désaccords entre les divers professionnels qui travaillent auprès de l’enfant et de leurs parents. Elle propose paradoxalement de s’appuyer sur la présomption qu’il est fort improbable que tous les membres de l’équipe aient la même compréhension des difficultés de l’enfant, tout comme peuvent diverger leurs objectifs et attitudes concernant le jeune, ses parents, le cadre et la nature d’une intervention. Ceci permet de concevoir les désaccords comme communs et normaux, et non comme le signe qu’un intervenant fait quelque chose d’incorrect ou qu’il ne comprend pas les difficultés de l’enfant et de ses parents. Le but sera de mentaliser les différences, les ressemblances et le vécu interne de chacun sans porter le blâme sur quiconque, étant conscient des différentes perspectives pouvant être prises pour venir en aide à l’enfant et à ses parents, ce qui transforme un écueil en opportunité (Bevington et Fuggle, 2012). En d’autres mots, il s’agira d’émettre des hypothèses sur ce qui peut expliquer les points communs et divergents afin d’enrichir la lecture clinique. En somme, en plus des interventions plus spécifiques décrites dans les sections précédentes, une approche fondée sur la mentalisation offre un cadre de travail plus global pouvant soutenir et nourrir le travail interdisciplinaire.

Conclusion

Les difficultés affectives et relationnelles qui caractérisent les enfants ayant subi des TRP et qui sont hébergés en CPEJ ainsi que leurs parents, peuvent être comprises comme les manifestations liées aux modes de pensée prémentalisants. Les intervenants oeuvrant auprès de ceux-ci peuvent être confrontés à des défis importants et à des attitudes d’hostilité à leur égard. Le travail interdisciplinaire s’avère souvent nécessaire dans ce contexte. Différentes modalités d’intervention bénéficient de l’apport des IBM. Les rencontres d’accompagnement parental ainsi que les interventions dyadiques peuvent permettre le développement de la CMP et ainsi un meilleur accordage du parent aux besoins de son enfant, en plus de favoriser l’attachement de ce dernier. Les interventions faites auprès de l’enfant, notamment au sein de la psychothérapie individuelle ou en centre d’hébergement, peuvent permettre le développement du sentiment de sécurité et de confiance chez celui-ci, en plus d’aborder les manifestations liées aux modes prémentalisants, telles que la régulation par l’agir et la difficulté à différencier entre soi, les autres et l’environnement. Dans le contexte interdisciplinaire, l’utilisation, au sein de chacune des modalités, des principes associés aux IBM, permet de fournir un langage et un cadre de compréhension communs ainsi que d’assurer la cohésion des interventions faites auprès de l’enfant et du parent. Cela permet aussi de créer un sentiment de sécurité, lequel est nécessaire pour favoriser le développement de la CM. Finalement, l’utilisation de la mentalisation en contexte interdisciplinaire permet de faire fructifier les apports, même divergents, de chaque intervenant, afin de les mettre à profit de l’intervention commune.