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Le trauma complexe se caractérise par des situations chroniques de violence, d’abus ou de négligence durant l’enfance, qui engendre des difficultés persistantes aux plans identitaire, émotionnel et relationnel. Les personnes qui présentent un trauma complexe manifestent des difficultés d’adaptation importantes dans différentes sphères de leur vie, qui ne s’amenuisent pas avec le simple passage du temps. On comprend alors que la « prise en charge » de ces personnes pose un grand défi pour les psychologues ou autres professionnels, et qu’une collaboration étroite entre les différents intervenants est absolument nécessaire. On parle alors d’équipe multidisciplinaire, voire interdisciplinaire.

Dans cet article, nous proposons de discuter la manière dont le trauma complexe peut offrir un cadre conceptuel guidant l’intervention auprès des enfants et des adolescents ayant de multiples besoins. Ce cadre nous apparaît d’autant plus pertinent que ces jeunes mettent parfois à rude épreuve la relation thérapeutique. L’article débute par une présentation du trauma complexe, de même que des liens entre le trauma complexe, la santé mentale et le fonctionnement psychologique. L’apport du travail interdisciplinaire dans le contexte de l’intervention en trauma complexe est ensuite exploré. Finalement, les approches d’intervention sensibles aux traumas sont abordées, en soulignant les aspects interdisciplinaires qui les caractérisent. Nos propos sont illustrés à travers la situation de Florence, une adolescente hébergée dans un centre de réadaptation.

LA SITUATION DE FLORENCE (EXTRAIT 1)

Florence est une adolescente de 14 ans. Elle est présentement hébergée dans une unité ouverte[2] d’un centre de réadaptation. Dans la dernière année, Florence a commis des agressions physiques répétées envers des personnes. Elle a été reconnue coupable de voies de fait. Le fait qu’elle ait déjà fugué auparavant et qu’elle ait également commis des délits mineurs ont motivé une mesure de placement en centre de réadaptation, bien que Florence et ses parents d’accueil en auraient souhaité autrement.

Le trauma complexe : définition et ampleur

Le trauma complexe renvoie à la double réalité 1) d’avoir vécu des événements ou des situations de vie potentiellement traumatiques de nature interpersonnelle et 2) des conséquences négatives multiples, sévères et souvent persistantes qui leur sont associées (Cook et al., 2005). Le trauma complexe revêt un caractère répété, prolongé, voire chronique. Le trauma complexe prend la forme d’actes abusifs ou de négligence de la part de figures parentales ou d’adultes significatifs de son entourage (Courtois et Ford, 2009). Il s’inscrit donc dans le cadre de relations significatives pour un enfant ou un adolescent, ce qui rend alors très difficile d’y échapper et ajoute une forme de trahison existentielle (p.ex., une personne censée prendre soin et protège, fait du mal, abuse). Or, les relations significatives, en particulier celles avec les parents, constituent l’un des facteurs les plus déterminants du développement humain (Cassidy, 2018). Elles jouent un rôle fondamental dans l’ensemble des apprentissages, constituant le terreau nécessaire à la maturation des divers systèmes humains (p. ex., neurologique, biologique, affectif, cognitif). Les traumas issus des relations significatives tendent donc à impacter l’ensemble de ces systèmes. Enfin, puisque le développement de ces enfants et de ces adolescents est en plein essor, ces événements et situations s’y intègrent et teintent leur trajectoire, laissant des traces (p. ex., un attachement insécurisant ou désorganisé, un évitement expérientiel, de faibles capacités de mentalisation, des représentations négatives de soi et des autres, des relations difficiles, des difficultés d’ordre émotionnel, des retards langagiers, des difficultés d’apprentissage, etc.). Pour s’adapter aux situations traumatiques qu’ils vivent, ces enfants doivent privilégier des stratégies d’adaptation favorisant leur survie au sein d’un environnement difficile. Or, cette adaptation traumatique se produit généralement au détriment d’une adaptation orientée vers la découverte sécuritaire et l’ouverture au monde (Courtois et Ford, 2009) qui est nécessaire au développement des capacités du soi (identité, régulation émotionnelle, capacités relationnelles).

Le fait que ces stratégies soient mises en place en cours de développement et qu’elles constituent, pour certains enfants et adolescents, les principales stratégies « efficaces » sur lesquelles s’appuyer pour fonctionner au quotidien, contribue à expliquer le caractère rigide et résistant aux interventions de plusieurs comportements traumatiques. L’intervention auprès de ces enfants et ces adolescents implique inévitablement de désapprendre certains mécanismes dysfonctionnels au sein d’une démarche qui, parfois, va à l’encontre de leurs réactions de protection automatiques, ancrées dans des stratégies fondamentales de survie. Il n’est donc pas étonnant que les intervenants rapportent des expériences d’impuissance, ou que le processus d’intervention apparaisse interminable, en plus de difficultés massives à créer des liens ou, au contraire, l’impression de devenir rapidement une personne centrale sur laquelle le jeune a besoin de s’appuyer fortement.

Les enquêtes populationnelles révèlent le caractère endémique des situations pouvant mener au trauma complexe, avec environ le tiers des personnes ayant vécu, avant l’âge de 18 ans, au moins une forme de violence dans leur famille telle l’abus physique, l’abus sexuel ou l’exposition à la violence conjugale (p. ex., Afifi et al., 2014; Tourigny et al., 2002). Les études sur la polyvictimisation des jeunes, qui considèrent simultanément diverses formes de victimisation vécues dans la famille, avec les pairs et dans la communauté, démontrent également qu’une proportion inquiétante d’enfants et d’adolescents ont vécu des expériences négatives. Entre autres, Finkelhor et ses collaborateurs (2007) ont observé que près de quatre jeunes sur cinq (79,6 %) rapportent avoir vécu au moins une forme de victimisation durant leur vie (69 % si on ne considère que les événements survenus durant la dernière année), et qu’en moyenne, ces jeunes rapportent avoir vécu 3,7 formes distinctes. Dans une étude menée auprès d’adolescents québécois et de parents d’enfants (2 à 11 ans), Cyr, Clément et Chamberland (2014) ont observé que trois jeunes sur quatre (75 %) ont vécu une forme quelconque de victimisation durant leur vie et que plus du quart (27 %) étaient polyvictimisés (c’est-à-dire qu’ils avaient vécu quatre formes distinctes ou plus de victimisation). En comparaison, la proportion de jeunes polyvictimisés était de 66 % (12-17 ans) et de 34 % (2-11 ans) chez des adolescents et des enfants pris en charge par la protection de la jeunesse (Cyr, Chamberland, et al., 2014). Collin-Vézina et al. (2011) ont pour leur part interrogé 53 adolescents hébergés en centre de réadaptation. La totalité de ces adolescents ont rapporté avoir vécu au moins une forme de violence familiale parmi cinq qui étaient documentées (c.-à-d., abus physique, psychologique ou sexuel; négligence physique ou psychologique) et la moitié ont rapporté avoir vécu au moins quatre de ces cinq formes de mauvais traitements. Dans une vaste étude menée auprès de 370 adolescents hébergés, Fisher et ses collaborateurs (2016) ont observé que 80 % de ces adolescents rapportaient avoir été exposés à une situation traumatique de façon générale, 56 % à une situation traumatique interpersonnelle et 31 % à de multiples situations de traumatisme interpersonnel. D’autres études rétrospectives menées auprès d’adultes représentant des populations à risque soutiennent également le constat, que les expériences traumatiques interpersonnelles vécues avant l’âge de 18 ans sont courantes et même fréquentes chez les adultes recevant des services sociaux. Entre autres, dans une étude menée auprès de parents en attente d’un enfant, 63 % de ceux inscrits aux Services intégrés en périnatalité et petite enfance (SIPPE) ont rapporté avoir vécu au moins une forme de trauma interpersonnel durant leur enfance, comparativement à 32 % des adultes provenant de la population générale participant aux rencontres prénatales (Bergeron et al., 2017). Pour leur part, Milot et al. (2014) ont observé que 90 % des mères ayant participé à une étude sur la négligence et le risque de négligence rapportaient avoir vécu au moins une forme de maltraitance familiale au cours de leur enfance.

Dans l’ensemble, ces statistiques témoignent du fait que les taux de prévalence des expériences traumatiques de nature interpersonnelle vécues durant l’enfance atteignent un niveau alarmant, particulièrement chez certaines populations (p. ex., les adolescents hébergés en centre de réadaptation, les parents recevant des services de protection ou des services sociaux). Pourtant, pour plusieurs enfants et adolescents en difficulté, le premier motif d’intervention n’est pas le fait qu’ils aient vécu des traumatismes interpersonnels (à moins qu’ils aient été signalés à la Direction de la protection de la jeunesse pour motif de maltraitance). Très souvent, le motif d’intervention relève plutôt des difficultés qu’ils présentent au quotidien (p.ex., des difficultés comportementales importantes, des difficultés d’adaptation à l’école, de la délinquance, des problèmes de consommation). En somme, malgré que certains jeunes bénéficient d’intervention, les expériences traumatiques peuvent demeurer inconnues et passées sous silence, alors qu’elles sont souvent le socle des difficultés rencontrées.

LA SITUATION DE FLORENCE (EXTRAIT 2)

L’expérience de Florence avec les centres jeunesse débute bien avant son hébergement en centre de réadaptation. Un premier signalement a été fait alors qu’elle avait 7 ans. Une enseignante avait remarqué des marques sur ses bras et avait noté des changements dans son comportement. Florence, qui avait toujours eu une tendance à la timidité, paraissait de plus en plus réservée, participait moins aux activités, semblait distraite, voire confuse. Le signalement a mené à la prise en charge de sa situation par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Après évaluation, la DPJ a jugé que Florence était victime de violence physique et de maltraitance psychologique. Des mesures volontaires ont été convenues avec les parents de la fillette. Au bout d’une année d’intervention, la situation s’est légèrement améliorée, mais les professionnels de la DPJ ont jugé que la sécurité et le développement de Florence demeuraient compromis. Des mesures ordonnées ont donc été mises en place pour une autre année, pour finalement mener vers une mesure de placement temporaire. Entre l’âge de 8 et 13 ans, soit jusqu’à son entrée au centre de réadaptation, Florence aura finalement vécu trois déplacements, ayant passé les deux dernières années chez une même famille. Des comportements difficiles, en particulier des comportements d’opposition envers les parents d’accueil augmentant en intensité, ont notamment contribué aux divers déplacements.

Au cours de ces années, Florence aura confié à ses parents d’accueil et à des intervenants avoir subi de la violence psychologique dès ses premières années de vie. Il semble que les parents biologiques de Florence aient eu des difficultés conjugales dès le début de leur relation. La naissance de Florence aurait amplifié les conflits. Florence aurait régulièrement été témoin de cris, de menaces et de coups portés envers l’un et l’autre de ses parents. Son père aurait, à quelques occasions, menacé de les abandonner, sa mère et elle, disparaissant parfois quelques jours avant de revenir. Florence a raconté que durant ces occasions, sa mère la tenait responsable du départ de son père lui disant que « tout allait bien avant que tu naisses ». Florence aurait également confié avoir été frappée par ses deux parents.

Ces quelques détails sur l’enfance de Florence dépeignent un portrait familial teinté de violence, de chaos et d’instabilité. Le portrait de la victimisation vécue par Florence est cependant plus large. Dès son entrée à l’école, Florence s’est retrouvée isolée des autres enfants. Peut-être en raison de sa grande timidité et de sa difficulté à aller vers les autres, elle semble rapidement avoir été ciblée par ses pairs, particulièrement dans la cour d’école. Ses enseignantes semblent s’être aperçues de ces situations, et bien qu’elles l’aient interrogée, il aura fallu plusieurs années à Florence pour raconter plus en détail (à une psychologue de la protection de la jeunesse) les sévices que lui ont fait subir d’autres élèves, soit l’insulter à répétition, lui prendre son diner, déchirer son sac d’école, etc. Avec les placements en famille d’accueil, les situations de rejet par les pairs et d’intimidation se sont intensifiées. Certains jeunes l’ont stigmatisée et exclue pour cette raison. L’école a bien tenté de mettre en place des interventions éducatives pour aider Florence à s’affirmer devant ses pairs, mais a rapidement baissé les bras devant le peu d’implication de la jeune. En effet, Florence était trop préoccupée par les situations de violence vécues à l’école et celles antérieurement vécues à la maison, pour être disponible aux apprentissages et avait appris à se couper de ses émotions. Ce mécanisme de défense ayant pour but de la protéger des agressions subies a eu pour effet paradoxal de limiter l’aide offerte et de la responsabiliser pour l’absence de changements dans ses relations avec les pairs.

Les séquelles du trauma complexe sur la santé mentale et sur le fonctionnement psychologique

Plusieurs enfants ayant été exposés à des traumatismes reçoivent des diagnostics variés (souvent multiples), incluant le trouble de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), les troubles anxieux, la dépression, le trouble oppositionnel avec provocation, le trouble de stress post-traumatique (TSPT), le trouble de la personnalité limite, le trouble réactionnel de l’attachement, etc. Certaines études ont d’ailleurs documenté jusqu’à huit diagnostics différents reçus par un même enfant au cours de sa vie (van der Kolk et al., 2014). Dans leur étude auprès d’adolescents hébergés, Fisher et ses collaborateurs (2016) rapportent que les trois quarts de ceux-ci rencontraient les critères diagnostiques d’au moins un trouble mental, et que ceux rapportant avoir vécu de multiples traumatismes interpersonnels étaient ceux ayant le risque le plus élevé de comorbidité (trois à cinq diagnostics différents).

Ces constats ont mené divers experts à se questionner sur les limites de la classification actuelle. Des propositions ont d’ailleurs été formulées pour inclure un diagnostic spécifique au trauma complexe dans le DSM-5. L’une de ces propositions était d’inclure le nouveau diagnostic de trouble induit par un trauma développemental (TTD; van der Kolk et al., 2009). Les critères proposés incluaient le fait d’avoir vécu ou d’avoir été témoin, durant l’enfance ou l’adolescence, d’événements adverses multiples et prolongés pendant au moins un an (critère d’exposition), associé à des difficultés (1) de régulation affective et somatique, (2) de régulation de l’attention et des comportements et (3) au plan relationnel et identitaire. Cette proposition n’a cependant pas été retenue pour le DSM-5, et ce, bien que certaines études appuyaient sa pertinence (p. ex., Klasen et al., 2013; Stolbach et al. 2013; van der Kolk et al., 2009; voir aussi Resick et al., 2012, pour des arguments en défaveur de l’intégration du TTD dans le DSM-5[3]). Globalement, ces études rapportent qu’entre 15 % et 63 % des enfants qui rencontrent le critère d’exposition du TTD présentent des symptômes dans les trois sphères de difficulté.

Malgré l’absence d’une reconnaissance formelle du trauma complexe dans le DSM-5, il importe de préciser qu’un nouveau critère diagnostique a tout de même été ajouté au TSPT. Ce critère, soit les altérations négatives des cognitions et des humeurs associées à l’événement traumatique, regroupe notamment 1) les croyances ou attentes négatives persistantes et exagérées concernant soi-même (« je suis mauvais »), les autres (« on ne peut faire confiance à personne ») et le monde (« le monde est dangereux »), 2) l’incapacité persistante d’éprouver des émotions positives, 3) le blâme persistant de soi ou 4) le sentiment de détachement ou d’éloignement des autres. En complément, on reconnait que le TSPT peut s’accompagner de symptômes dissociatifs sévères tels que la dépersonnalisation ou la déréalisation, des difficultés à gérer ses émotions et des difficultés à maintenir des relations interpersonnelles (American Psychiatric Association [APA], 2013). Notons également que le DSM-5 introduit un sous-type préscolaire pour les enfants âgés de 6 ans et moins. Le sous-type préscolaire se distingue principalement par un nombre moindre de symptômes nécessaires pour poser le diagnostic, de légères différences dans ce qui est considéré comme un événement traumatique et quelques spécificités à l’égard des symptômes (p. ex., le fait que des rêves spontanés et envahissants puissent ne pas provoquer de détresse apparente et s’exprimer plutôt par le biais de reconstitution dans le jeu). Enfin, en raison de leur plus grande difficulté à verbaliser, les critères diagnostiques ont été formulés pour faciliter leur observation par une personne externe (p. ex., l’enfant présente une perte d’intérêt, un détachement des personnes qu’il aime).

Par ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a formellement reconnu le trauma complexe comme entité diagnostique en incluant le « trouble de stress post-traumatique complexe (TSPT-C) » à la dernière édition de la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM-11; OMS, 2020). L’OMS définit le TPST-C par le biais de trois catégories de symptômes pouvant s’apparenter à ceux de la triade classique du TSPT de l’APA (c.-à-d., intrusions, évitement, activation), tout en y ajoutant trois critères supplémentaires, soit des problèmes graves et persistants dans 1) la régulation des affects, 2) l’identité (croyance en soi comme diminuée, vaincue ou sans valeur, honte, culpabilité) et 3) le maintien de relations positives. Ces critères reflètent des difficultés liées aux capacités du soi qui se développent en enfance et dont le développement tend à être compromis en contexte de traumas interpersonnels (Briere, 2002), soit les capacités à réguler les états physiologiques, cognitifs et émotionnels, les capacités à se construire une identité cohérente et les capacités à maintenir des relations sécurisantes. La pertinence du TSPT-C telle que formulée dans la CIM-11 est soutenue par diverses études. Entre autres, les résultats d’au moins deux études appuient le modèle en deux facteurs du TSPT-C, soit la composante TSPT et celle associée aux perturbations des capacités du soi (p. ex., Cloitre et al., 2013; Knefel, et al., 2013). Une autre étude, menée auprès d’enfants placés, a permis d’observer que 23 % de ceux-ci présentaient les caractéristiques du TSPT-C et 32 % présentaient un TSPT (Haselgruber et al., 2020), ce qui appuie notamment la pertinence de considérer ces deux diagnostics lors de la prise en charge d’enfants placés.

En parallèle à ces considérations d’ordre diagnostique, le trauma complexe peut servir de cadre conceptuel pour décrire, comprendre et classifier l’ensemble des séquelles observées chez les enfants et les adolescents ayant vécu des expériences traumatiques interpersonnelles (voir Godbout et al., 2018, pour une description exhaustive des séquelles du trauma complexe). Ce cadre repose sur la prémisse que nombre des difficultés observées chez les enfants et les adolescents prennent racine ou sont amplifiées par des expériences de vie difficiles et qu’il importe d’envisager ces difficultés, comme des stratégies d’adaptation ayant permis de surmonter ces expériences, ou encore, comme des conséquences directes ou indirectes de ces expériences. Ce cadre repose aussi sur le constat d’une grande variabilité dans l’expression clinique du trauma complexe et de la difficulté parfois rencontrée par les cliniciens à établir un portrait clair du fonctionnement d’un jeune, cette variabilité étant notamment due aux transactions particulières qui s’exercent entre les caractéristiques propres à un jeune et à celles de son environnement.

LA SITUATION DE FLORENCE (EXTRAIT 3)

La situation de Florence a fait l’objet de diverses évaluations, rapports et recommandations au cours de son enfance et début de l’adolescence. Alors que Florence avait 5 ans, sa pédiatre a évoqué la possibilité que cette dernière ait un trouble du déficit de l’attention, sans hyperactivité apparente. Une médication pour le TDAH a été prescrite et ajustée maintes fois, sans résultats probants sur son comportement ou ses apprentissages. Lors d’une évaluation subséquente, une psychologue scolaire a constaté que Florence était effectivement assez souvent distraite, mais les résultats qu’elle avait alors obtenus à un test d’attention standardisé, bien que sous la moyenne, n’appuyaient pas suffisamment cette hypothèse. Une hypothèse de difficultés d’apprentissage a alors été retenue et des consignes particulières ont été transmises à l’enseignante de Florence. Au terme de sa troisième année, Florence avait pris suffisamment de retard sur le plan scolaire pour que l’on juge préférable de lui faire doubler son année. Elle a alors intégré une classe en adaptation scolaire. Une nouvelle évaluation par un psychologue scolaire a alors conduit à une autre hypothèse clinique, soit la présence d’un trouble anxieux, soutenue notamment par les inquiétudes de Florence, jugées excessives, à l’égard de son parcours scolaire. Pour les années à suivre, elle n’allait finalement jamais réintégrer une classe régulière.

La transition vers le secondaire a été une période particulièrement difficile, coïncidant avec son déplacement vers une nouvelle famille d’accueil. Florence, jusque-là, plutôt timide et en retrait (bien qu’ayant parfois un comportement explosif), s’est mise à s’opposer de plus en plus fréquemment, en particulier avec les parents d’accueil. Le comportement de Florence était cependant variable, avec des moments où elle semblait vouloir établir un contact très fort avec sa mère d’accueil, suivis d’insultes et de dénigrement. Un soutien intensif a alors été offert par l’intervenante en protection de la jeunesse, en soutien avec une psychoéducatrice en CLSC. La situation ne s’améliorant pas, une nouvelle évaluation psychologique a été demandée. La conclusion a mené à un diagnostic de trouble d’opposition avec provocation. La psychologue a aussi recommandé de demeurer attentif à la possibilité d’observer des manifestations émergentes d’un trouble de personnalité limite. Finalement, le placement de Florence en centre de réadaptation a été recommandé en raison des comportements de plus en plus difficiles à la maison, dont des bris dans sa chambre, crises de colère, mutisme sporadique ou opposition aux tâches quotidiennes, et de nombreuses absences scolaires.

L’extrait précédent illustre les défis que peuvent rencontrer les professionnels lorsqu’ils cherchent, en vase clos, à diagnostiquer les difficultés des enfants et des adolescents ayant un trauma complexe, sans tenir compte des interventions antérieures ou concurrentes d’autres professionnels impliqués dans la vie de l’enfant. Une explication possible repose sur le fait que les difficultés, même si elles semblent refléter des sphères distinctes de fonctionnement, interagissent et s'influencent mutuellement. De fait, les différentes conséquences des traumatismes complexes sont souvent enchevêtrées, conduisant à un portrait clinique particulièrement complexe et différent d'une personne à une autre. Ces difficultés peuvent créer un cercle vicieux difficile à rompre. Par exemple, les résultats d’une étude suggèrent qu'un modèle d'attachement non sécurisé chez les victimes, principalement de type désorganisé/désorienté, contribue de manière significative au développement de troubles du comportement intériorisés et externalisés, montrant une fois de plus l'enchevêtrement des problèmes relationnels et d'attachement, d’une mauvaise réponse émotionnelle et de l'adoption des comportements dysfonctionnels (Beaudoin et al., 2013). Une autre étude (Hébert et al., 2017) montre l'enchevêtrement des répercussions possibles pour les enfants victimes de traumatismes, sous la forme d'un ensemble de catégories de conséquences. Le traumatisme entraîne une dysphorie qui, associée à une faible capacité de régulation émotionnelle, augmente le risque pour l'enfant de dissocier, ce qui le conduit à des troubles du comportement intériorisés et extériorisés. Les traumatismes complexes sont donc liés à une constellation de répercussions multiples et interdépendantes, parfois difficiles à séparer et qui tendent à créer un cercle vicieux, car chaque difficulté augmente le risque de difficultés chroniques concomitantes. Les enfants vivant avec un trauma complexe peuvent ainsi développer des difficultés dans leurs relations présentes et futures avec les pairs, les figures d'autorité (enseignants, police, etc.) et les partenaires amoureux, du fait des représentations négatives d’eux-mêmes et des autres qu’ils ont intériorisées dans un contexte relationnel traumatique et en l’absence de modèle de relations saines. De plus, un schéma d'attachement insécure est lié à plusieurs autres difficultés, telles que des difficultés de régulation émotionnelle, des relations interpersonnelles pauvres ou chaotiques, des troubles ou maladies physiques, la dissociation, une sensibilité au stress, une faible capacité à chercher de l'aide auprès des autres et des troubles persistants au fil du temps (Beaudoin et al., 2013; Kinniburgh et al., 2017; Liotti, 2004; Cook et al., 2005). Au vu de ces constats, il n'est donc pas étonnant que les enfants et adolescents traumatisés rencontrent de nombreuses difficultés au quotidien, que ce soit à la maison, à l'école ou dans tout autre contexte. Entre autres, les problèmes cognitifs de ces jeunes peuvent expliquer, au moins en partie, les difficultés qu'ils éprouvent dans leurs relations avec leurs pairs, notamment parce qu'ils ont plus de difficulté à anticiper les conséquences de leurs actes, à considérer le point de vue des autres, à agir sur une impulsion ou parce qu'ils sont moins équipés pour trouver des solutions efficaces et positives lorsqu'ils sont en situation de conflit. Ces problèmes peuvent également expliquer le fait que certains soient souvent en retard ou les difficultés que beaucoup rencontrent pour planifier efficacement les tâches à accomplir et respecter les échéances.

LA SITUATION DE FLORENCE (EXTRAIT 4)

L’identification d’un diagnostic adéquat pour décrire les difficultés de Florence pourrait éventuellement soutenir l’intervention auprès de celle-ci. Le trauma complexe, comme cadre plus général d’analyse, fournit également une lunette utile pour comprendre son fonctionnement actuel. Florence est en réaction massive face à son changement de milieu de vie. Elle affirme que personne ne la comprend et ne peut l’aider, que chaque figure d’attachement potentielle finira par la rejeter, l’abandonner ou être dépassée, sans arriver à l’aider ni rester à long terme. La rupture de lien avec sa famille d’accueil est vécue comme un autre traumatisme relationnel qui s’ajoute à son vécu déjà lourd. Sa relation avec ses parents d’accueil est pauvre, peu nourrissante et réactive des souvenirs traumatiques. À l’unité, elle reste le plus souvent en retrait, semble dans la lune et interagit de manière malhabile avec les autres. Malgré tout, elle se lie rapidement d’amitié avec une jeune de son unité un peu plus âgée. Elle a une relation fusionnelle avec celle-ci et semble déprimée lorsque son amie est en sortie. Elle accepte de participer aux activités de groupe en compagnie de cette jeune et de retourner à l’école. Au plan scolaire, le changement vers l’école interne ne semble pas favoriser la reprise des apprentissages. Ses défis sont majeurs et on la qualifie souvent de distraite et peu persévérante. Il lui arrive fréquemment de s’opposer aux tâches demandées, ce qui l’amène à être exclue du groupe et entraine parfois des crises.

Florence a beaucoup de mal à reconnaître et exprimer ses émotions. Lorsqu’elle se sent incomprise, rejetée ou humiliée, elle perd le contrôle de ses émotions, se désorganise et doit être contenue physiquement pour éviter des actes dommageables. Ces contentions physiques ont pour effet de réactiver ses souvenirs traumatiques liés aux abus physiques vécus dans sa famille et précipitent des épisodes de dissociation. Ainsi dissociée, Florence revient de ces périodes de retrait en apparence calme, mais absente, sans affect et avec un souvenir confus de ce qui a mené à la désorganisation. Cette méthode d’intervention contrôle temporairement les comportements dommageables de la jeune, mais empêche toute prise de conscience et tout apprentissage d’autorégulation. Les éducateurs ont l’impression que le cycle se perpétue sans aucune amélioration. Ils se sentent impuissants et ont tendance à culpabiliser la jeune pour ses efforts qui leur semblent insuffisants. Les mois passent et les objectifs de réadaptation ne sont pas rencontrés. Florence se retrouve sans projet de vie en raison de difficultés de régulation des émotions et des comportements, qui ne lui permettent pas un retour en famille d’accueil. Elle est désespérée et fugue par moments avec son amie rencontrée à l’unité. Pendant ses fugues, elle se met à risque de vivre d’autres traumatismes, en plus de commettre des délits tels que des vols et de la revente de drogue.

La détresse de Florence a trouvé écho chez l’intervenante sociale et l’ensemble des éducateurs du centre de réadaptation. Plusieurs ont réagi très fortement à ses comportements d’opposition et certains semblent avoir perdu espoir de la voir s’en sortir. Une impression partagée s’est dégagée, soit celle que Florence fait tout ce qui est en son pouvoir pour contrer les efforts des intervenants à l’accompagner et qu’elle ne veut pas que les choses changent. Toutefois, une fois cette impuissance nommée, les intervenants ont peu à peu modifié leur perception des comportements de Florence. L’équipe a été accompagnée par la psychologue dans l’utilisation d’une approche basée sur le trauma complexe, pour mieux comprendre et aider Florence. Ce cadre conceptuel favorise les échanges entre disciplines et permet d’entrevoir différemment les défis auxquels plusieurs faisaient face dans l’accompagnement de Florence.

Trauma complexe et le travail interdisciplinaire

Les connaissances sur le trauma complexe sont « à la convergence de travaux en psychologie, en neurosciences, en génétique, en sociologie, en sexologie, en travail social et même en philosophie politique et du droit, etc. » (Milot, Collin-Vézina et Godbout, 2018, p. 3). L’intervention auprès des enfants ou des adolescents ayant un trauma complexe se prête donc bien à l’intervention interdisciplinaire. La multidisciplinarité implique la participation active d’intervenants de diverses disciplines, ayant leurs compétences et leur angle de vue. Chacun y fait part des résultats de son évaluation respective, en fonction des centrations de sa discipline, et émet des recommandations conséquentes. L’interdisciplinarité exige pour sa part plus que d’échanger et de communiquer entre intervenants, entre disciplines, et d’offrir des services multiples à une personne (Morley et Cashell, 2017). Elle implique un dialogue qui amène les disciplines à se modifier, à se concerter et à aménager des interchamps (Resweber, 2011), au service des personnes qu’elles veulent aider (ou accompagner).

Le dialogue présuppose le partage d’un langage commun. À partir des centrations spécifiques, les professionnels échangent des connaissances uniques ou multidisciplinaires, notamment en psychologie du développement humain, en santé mentale ou encore sur les déterminants de la santé physique ou mentale. Plusieurs ont également des connaissances en relation d’aide ou une familiarité minimale avec le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM). Malgré tout, face aux difficultés persistantes de certaines personnes et à l’apparence du peu d’amélioration de leur situation, en dépit d’efforts d’intervention soutenus, les mots viennent parfois à manquer. Les sentiments d’hostilité, d’impuissance ou encore le désengagement face à l’autre que l’on observe chez les personnes ayant un trauma complexe, risque alors de se transposer chez celles et ceux qui les accompagnent. C’est ce que Sandra Bloom nomme les processus parallèles (Bloom, 2005). Herman (1992) écrivait : « La très grande détresse psychologique observée chez les personnes traumatisées a pour effets simultanés d’attirer l’attention sur l’existence d’un terrible secret, tout en voulant dévier l’attention de ce secret ». En d’autres termes, la détresse des personnes en grande souffrance est à ce point manifeste qu’on ne peut l’ignorer, mais elle est un cri à l’aide dont l’effet produit est si insupportable, que l’on préfère ignorer ce cri, l’étouffer, ou même le condamner.

S’il est une contribution importante des connaissances sur les traumas complexes, c’est justement celle de proposer un langage commun permettant de donner un sens aux difficultés des jeunes, mais également à celles des personnes qui leur viennent en aide. Le recours au trauma complexe comme concept clinique et scientifique est une manière de mettre des mots sur ces maux de l’existence. Au fur et à mesure que les connaissances s’accumulent, sont intégrées et sont mises en relation les unes avec les autres, un constat se dégage. Face aux jeunes ayant de grandes difficultés, on ne peut demeurer ancré dans sa seule discipline pour tenter de décrire ce qui ne va pas avec cette personne : « Cet adolescent est délinquant. ». « Cet élève n’est pas capable d’apprendre ». « Cette personne n’a pas le niveau d’autonomie nécessaire pour vivre seule ». « Cette adolescente est souvent malade, sans cause apparente ». « Cet enfant ne comprend pas les règles de la communication. ». « Les comportements de cette personne ne sont pas adaptés à la situation ». Poser un regard limité à une seule discipline sur la situation d’une personne crée un risque de n’apercevoir qu’une facette de la situation.

Les professionnels, s’ils veulent passer de la multidisciplinarité à l’interdisciplinarité, doivent donc trouver un point de vue autour duquel se réunir; un interchamp. Ils gagnent ainsi à éventuellement partager une même lunette. Les connaissances sur les traumas complexes favorisent ce regard commun sur de très nombreuses difficultés, opérant un passage de « quel est le problème avec cette personne? » à « que lui est-il arrivé au cours de sa vie? ». Ce virage est d’autant plus important qu’un consensus émerge à l’effet que la majorité des personnes auxquelles on fait référence sous le vocable « clientèles difficiles » ont, justement, vécu leur lot de difficultés ou de traumas. Ces expériences négatives affectent potentiellement comment une personne pense et ressent les choses (la psychologie), comment elle s’adapte à ses environnements (la psychoéducation), sa condition médicale (la médecine), sa capacité à organiser ses environnements (l’ergothérapie) et à s’insérer pleinement dans la société (le travail social), son langage (l’orthophonie) ainsi que ses apprentissages scolaires (orthopédagogue). Ce travail interdisciplinaire est donc enrichi, non pas en faisant abstraction de sa discipline, mais au contraire, en apportant les éléments informatifs de sa discipline au sein d’un travail commun.

L’interdisciplinarité, sans disciplines, n’existe pas. Un psychologue contribue à identifier, évaluer et intervenir sur le plan des processus psychologiques sous-jacents à la détresse d’une personne. Un psychoéducateur propose des aménagements qui favorisent l’adaptation d’une personne à son environnement. Le travailleur social s’intéresse à l’intégration de la personne dans son environnement. L’orthophoniste identifie les types de difficultés d’élocution, de compréhension ou de communication d’un enfant. Le médecin évalue l’ensemble des causes potentielles aux maux physiques. Un ergothérapeute identifie les différentes contraintes à l’autonomie d’une personne. Toutefois, en acceptant de se décentrer de leur discipline, en acceptant d’élargir leur regard pour, aussi, porter une attention à ce qui est arrivé à la personne, les professionnels ont l’opportunité de s’intéresser au phénomène commun que représentent les expériences négatives vécues au cours d’une vie, et leurs multiples manifestations sur les divers aspects de la vie d’un jeune. Les traumas complexes, comme cadre d’analyse partagé par les différents professionnels, aident donc à trouver un sens commun aux multiples difficultés d’une personne, malgré que ces difficultés puissent apparaitre spécifiques à un domaine particulier de développement, ou concerner une certaine profession.

Les approches attentives aux traumas

Pour soutenir l’intervention auprès des enfants et des adolescents traumatisés et faciliter l’intégration d’une perspective interdisciplinaire, un nouveau paradigme d’intervention – les approches attentives aux traumas – a été proposé pour repenser l’organisation des services. Les approches attentives aux traumas peuvent être considérées comme une manière de penser, d’organiser et de structurer les réponses sociales afin de mieux répondre aux besoins des enfants, des adolescents et des adultes ayant vécu des traumas complexes (Milot, Lemieux et al., 2018). Elles impliquent que pour bien accompagner les enfants et les adolescents en difficulté ainsi que leurs familles, les organisations doivent porter une attention particulière aux traumatismes vécus par les personnes qu’elles desservent. Pour y arriver, la Substance Abuse and Mental Health Services Administration [SAMHSA] (2014) a proposé quatre critères sur lesquels évaluer les organisations, lesquels peuvent servir de lignes directrices pour faire d’une organisation une organisation attentive aux traumas. Une organisation attentive aux traumas met en place des stratégies pour s’assurer que, collectivement, l’ensemble des acteurs impliqués dans l’offre de soins et le développement de politiques 1) réalise l’ampleur des traumas et leurs impacts sur les enfants et les adolescents qu’elle accompagne ainsi que leurs familles; 2) reconnait la présence de symptômes traumatiques chez les personnes qu’elle accompagne, mais également chez le personnel de l’organisation et toute personne concernée par la situation; 3) répondent aux besoins de ces personnes en leur offrant des interventions appuyées par des données probantes; 4) résiste à retraumatiser ces personnes (une description plus complète des critères d’une organisation attentive aux traumas est disponible dans Milot, Lemieux et al., 2018).

Ces critères proposés par la SAHMSA ont un certain nombre d’implications, dont celle que l’ensemble des intervenants et professionnels (psychologues, psychoéducateurs, travailleurs sociaux, médecins, ergothérapeutes, etc.) qui interviennent auprès des enfants et des adolescents aient une formation spécifique sur les traumas et leurs conséquences sur le développement pour leur permettre de comprendre comment ces expériences de vie peuvent substantiellement affecter le fonctionnement des jeunes, même dans les centrations propres à une discipline en particulier. Ceci implique aussi que tous les adultes concernés de près ou de loin, dont les agents d’intervention et le personnel d’accueil, bénéficient au minimum d’une sensibilisation aux approches attentives aux traumas.

L’implantation des approches attentives aux traumas appelle nécessairement à la mise en place d’équipes interdisciplinaires qui permettent la prise de décisions et l’élaboration d’actions partagées entre les différents professionnels, mais également avec les personnes en besoin. Les écrits sur la collaboration interprofessionnelle (p. ex., Canadian Interprofessionnal Health Collaborative, 2010; Careau et al., 2015; Morley et Cashell, 2017) soulignent d’ailleurs l’importance du travail interdisciplinaire dans l’accompagnement des personnes avec des problématiques complexes. Au-delà de coordonner, coopérer et de se concerter, la prise de décisions et l’élaboration d’actions partagées diminuent le risque que les actions spécifiques soient menées en silo et favorisent l’élaboration de solutions innovantes, adaptées aux besoins spécifiques des personnes (Careau et al., 2015), tout en maximisant l’expertise de chacun (Bronstein, 2003). Ce travail ne peut cependant se faire sans bâtir sur une confiance entre l’ensemble des parties prenantes (personnes à aider, professionnels, administration, etc.) ni clarification des rôles et des attentes. À cet égard, il nous semble que les psychologues peuvent jouer un rôle central dans ce changement de posture permettant de faire le pont entre le vécu traumatique des jeunes, les nombreuses séquelles développementales et les difficultés, de santé mentale et de comportements, observées. Il importe bien sûr pour le psychologue de préserver l’espace sécuritaire propre à la psychothérapie. Certaines interprétations et hypothèses avancées, notamment sur le sens des comportements, peuvent cependant être très utiles à l’équipe, surtout lorsqu’intégrées aux notions théoriques pertinentes. Par exemple, on peut soulever que les comportements dommageables sont une tentative de gérer des émotions intenses, comme c’est souvent le cas pour les jeunes ayant un trauma complexe. Il est alors nécessaire pour le psychologue de préalablement discuter et convenir avec la personne des avantages, des craintes et des limites du contenu à partager.

L’implantation des approches attentives aux traumas ne peut se faire sans le soutien de l’organisation et des gestionnaires. Si le travail interdisciplinaire favorise éventuellement l’accès, la cohérence et la continuité des services, la présence de chefs de service semble un élément essentiel à la constitution d’équipes interdisciplinaires. Ces chefs de service, sensibilisés aux enjeux et défis de l’intervention auprès des personnes ayant un trauma complexe, contribuent alors à orienter les interventions, mobilisent les ressources organisationnelles et facilitent, le cas échéant, l’accès à des services spécialisés.

Enfin, il nous semble essentiel d’ajouter une condition au dialogue entre disciplines, en particulier lorsque l’interdisciplinarité est mise au service de personnes en difficulté. Cette condition est de réserver un siège à la table du dialogue pour les personnes concernées (celles que l’on prétend vouloir aider). Non pas à titre de représentantes ou de porte-paroles d’une quelconque discipline, mais bien parce qu’inviter ces personnes à la table du dialogue, et leur accorder un statut aussi actif, crédible et valable que celui d’autres professionnels, augmente la probabilité que les savoirs disciplinaires, et éventuellement interdisciplinaires, se plient à leurs intérêts et promeuvent leur bien-être. À cet égard, les approches participatives (p. ex., Lacharité, 2015) offrent un cadre particulièrement utile pour penser l’engagement des personnes en besoin dans le processus d’intervention. Ces approches prescrivent notamment d’impliquer ces personnes à chacune des étapes de l’intervention (évaluation des besoins, recherche de solutions, planification et mise en place de l’intervention), de reconnaitre leurs expériences et leur interprétation de leur situation (et de ce que nous jugeons être des difficultés) au même titre que celles des professionnels, de comprendre leur point de vue, de faciliter le partage d’information (transparence), de convenir avec elles des informations à partager ou à ne pas partager, de respecter leurs frontières, leurs choix et leurs décisions éventuelles de ne pas aborder certains aspects de leur vie, ainsi que de reconnaitre qu’elles sont les 'premiers acteurs' du processus de changement. Encore là, le trauma complexe apparait un espace particulièrement propice à satisfaire cette condition, sachant que nombre de personnes avec un trauma complexe sont à l’aise avec ce cadre explicatif parce qu’il décrit justement leur situation et leur vie, et que ce cadre amène les personnes qui les accompagnent sur un terrain exempt de relation de pouvoir. Trop souvent, les traumas vécus par ces personnes ont été le terrain d’abus et de violence, les dépossédant de leurs capacités d’agir. Les enjeux de pouvoir, même dans le cadre de relations thérapeutiques, sont donc particulièrement propices à réactiver des schèmes traumatiques. Les approches attentives aux traumas rappellent donc l’importance de placer les enfants et les adolescents au centre des services qu’ils reçoivent, de les accompagner dans une reprise de pouvoir, de leur offrir une voie de sortie de l’immobilité passive qui semble parfois les caractériser, de les mobiliser sur la base de leurs forces et de leurs envies et de développer leurs capacités à devenir des moteurs de changement.

LA SITUATION DE FLORENCE (EXTRAIT 5)

Une rencontre d’équipe interdisciplinaire réunissant l’ensemble des intervenants impliqués auprès de Florence (intervenante sociale, psychologue, cheffe d’unité, éducateur spécialisé, psychoéducateur, orthopédagogue, pédopsychiatre) a été co-organisée par l’intervenante sociale de Florence, la psychologue et la cheffe d’unité. L’objectif de cette rencontre est d’établir un plan cohérent et commun pour répondre aux besoins de Florence, lui offrir des occasions propices à un développement optimal, ainsi que la protéger des risques d’être à nouveau victimisée. En vue de cette rencontre, la psychologue révise les rapports précédents et tente de résumer les nombreux événements de vie négatifs qu’elle a vécus. Elle prend conscience de la situation de trauma complexe vécue depuis son enfance et des difficultés qui s’accumulent au fil des années. La psychologue craint que Florence adopte de plus en plus de comportements délinquants pour arriver à gérer ses émotions. En amont de cette rencontre, l’intervenante sociale planifie une rencontre avec Florence et la psychologue pour partager le bilan de l’évaluation, discuter de son projet de vie et de ses objectifs à court, moyen et long termes. Les professionnelles sont surprises de constater que malgré l’attachement envers sa famille d’accueil, Florence ne croit pas réaliste d’y retourner. Elle veut maintenir des liens avec cette famille en ayant des sorties lors de fêtes ou de jours de congé, sans la pression d’y retourner à temps plein. Au cours de cette rencontre, Florence dit apprécier ce retour sur les événements importants de sa vie qui lui permet de donner un sens à certains agissements. Enfin, Florence et la psychologue discutent en privé de divers autres éléments (projets, objectifs et préoccupations) que Florence aimerait voir porter à l’attention des autres intervenants.

Après discussion, et selon son désir, il a été convenu que Florence ne participerait pas à la rencontre d’équipe. La psychologue a toutefois obtenu son accord pour faire part aux autres intervenants de ses préoccupations, de comment elle voit et ressent certaines choses, et de quelques-uns des éléments de sa vie qui semblent à la fois importants et difficiles, sans détailler tous les faits. Florence et la psychologue ont convenu d’aborder seulement ce qui est nécessaire. Par exemple, la psychologue pourra aborder les réactions excessives de Florence dans des situations de contention en les présentant comme de possibles réactivations traumatiques, sans qu’il ne soit nécessaire de dévoiler la nature exacte ou le détail des abus dont elle a été victime.

Lors de la rencontre d’équipe, la psychologue partage avec les autres intervenants les éléments clés de la vie de Florence afin d’établir la base d’une compréhension commune de sa trajectoire. Cet exercice permet aussi à l’ensemble des intervenants de réaliser la nature des événements traumatiques (maltraitance physique et psychologique, ruptures de liens avec les figures d’attachement à répétition, intimidation par les pairs, etc.) et de reconnaître leurs impacts. Le fait de partager ces éléments favorise une plus grande sensibilité des intervenants à la situation de Florence, ce qui se traduira plus tard par une vision plus nuancée et empathique ainsi qu’une plus grande facilité à identifier ses forces et réussites. Chaque intervenant est d’ailleurs invité à présenter sa vision des ressources, des difficultés et des besoins de Florence, ainsi que des moyens à déployer pour soutenir le processus de résilience. Le pédopsychiatre décrit les séquelles des expériences d’abus et de violence sur le développement neurologique de la jeune et les mets en lien avec les difficultés d’attention, d’apprentissage et d’inhibition. Il présente les effets espérés de la médication sur les comportements liés au TDAH et TOP et ses limites, de même qu’il informe l’équipe des effets secondaires potentiels à surveiller qui pourraient complexifier le portrait clinique. Il propose des ajustements, notamment pour améliorer la gestion des émotions par le biais d’un meilleur contrôle de l’impulsivité. Compte tenu des affects dépressifs et des éléments anxieux persistants, un antidépresseur est aussi envisagé. L’orthopédagogue ayant évalué Florence, propose un cheminement scolaire adapté pour parvenir aux objectifs qu’elle s’est fixés. Ce cheminement tient compte de ses intérêts et de ses caractéristiques cognitives. Une consultation en orientation est proposée pour mieux planifier les étapes vers l’atteinte de ses objectifs. Il mentionne qu’avec le soutien nécessaire et un peu de temps, il a bon espoir de voir Florence réussir. La psychologue explique comment le trauma complexe a eu un impact sur les relations d’attachement de la jeune et comment celles-ci se répercutent dans ses rapports avec les adultes et les pairs. Elle normalise le besoin d’être en relation avec les autres ainsi que les mécanismes de défense massifs visant à se protéger de blessures relationnelles potentielles. Les conditions gagnantes pour établir des relations saines et réparatrices sont aussi clairement nommées, permettant l’amélioration des interactions entre les intervenants et Florence qui peuvent alors être utilisées comme levier d’intervention. L’intérêt de Florence pour développer ses capacités à entrer en relation, à mieux se connaître et à gérer ses émotions, est souligné. Il est alors proposé que Florence soit accompagnée d’un adulte de confiance pour y parvenir. Florence ayant eu peu d’occasions de développer ses capacités d’autorégulation au sein de ses relations avec ses parents (biologiques et d’accueil), elle a encore besoin d’un soutien externe pour tolérer ses affects et les moduler. Diverses stratégies alternatives pour l’aider à se réguler sont alors suggérées.

Les divers intervenants mettent également en commun leurs observations pour arriver à mieux comprendre les déclencheurs (liés de près ou de loin au vécu traumatique) qui sont à l’origine des dérégulations émotionnelles. Les comportements agressifs ou la consommation qui s’ensuivent sont perçus comme des tentatives inefficaces de modulation des émotions. Les conséquences qui en découlent (bris de liens, sentiment d’impuissance, blâme et incompréhension) sont des facteurs de stress voire des traumas supplémentaires (lors de contentions) qui augmentent la détresse. La fugue est aussi vue comme une conséquence directe du vécu traumatique; les blessures d’attachement créent une carence que Florence tente de combler en établissant un lien fusionnel, mais réparateur avec son amie. Ce lien lui permet d’explorer le monde, de mieux se connaître et d’expérimenter. Lors de séances individuelles de psychothérapie, Florence arrivait d’ailleurs à donner quelques exemples pour illustrer les propos. Les risques associés à ces comportements sont clairs, mais les besoins qu’elle tente de combler sont aussi légitimes et doivent être considérés. Le psychoéducateur et l’éducateur spécialisé s’entendent pour établir un plan d’apaisement pour aider Florence à acquérir de meilleures capacités de gestion des émotions. L’impact traumatique des contentions est explicité et divers moyens sont mis en place pour en limiter le recours, tout en assurant un milieu sécuritaire à Florence et à son entourage. Le plan d’apaisement comprend l’exploration de divers moyens de gestion des émotions lors de rencontres hebdomadaires, pour déterminer lesquels pourraient convenir le mieux à Florence. Avec son éducateur, Florence a pu identifier un ensemble de moyens à intégrer dans son quotidien.

L’intervenante sociale favorisa le maintien des liens entre Florence et les parents d’accueil et assurera la cohérence des interventions de chacun. Le changement d’objectif vers l’autonomie, au lieu du retour en famille d’accueil, est bien compris par l’ensemble des personnes impliquées. Malgré qu’il puisse prendre plus de temps à s’actualiser, il permet de préserver les liens significatifs de Florence avec sa famille d’accueil et prévient les ruptures de liens traumatiques répétés. Des opportunités d’exploration saines sont aussi envisagées telles que des sorties avec un bénévole, la possibilité de faire des stages en entreprise et même un voyage humanitaire supervisé par des intervenants du centre. Des sorties avec des pairs ayant une influence positive seront aussi autorisées pour créer un sentiment d’appartenance.

CONCLUSION

Les enfants et adolescents ayant vécu de la maltraitance et de la négligence au cours de leur vie ont vu leurs possibilités de s’épanouir, drastiquement entravées, par des comportements d’adultes qui étaient en charge de répondre à leurs besoins. Les trajectoires de développement de ces jeunes sont parfois surprenantes, déroutantes, difficiles à cerner, mais témoignent le plus souvent d’une extrême souffrance. Bien que l’expertise et l’engagement de multiples professionnels sont souvent nécessaires pour soutenir ces jeunes, il y a risque pour ceux-ci d’être confrontés par les comportements et mécanismes de défense puissants de ces jeunes qui tendent à reproduire les dynamiques traumatisantes qu’ils ont subies (p. ex., blâme, ruptures de liens précipités, punitions excessives, etc.), en particulier si le travail se fait en silo. Le trauma complexe, comme cadre conceptuel, s’avère alors utile lorsque l’on réunit l’ensemble de ces personnes autour d’une même table. Comme l’illustre la situation de Florence, les psychologues, en raison de leurs connaissances théoriques et cliniques et de leur centration spécifique sur le fonctionnement psychologique des personnes, occupent une position particulière pour faciliter le dialogue. Bien que la vignette présentée ne l’illustre pas directement, ce dialogue pourrait éventuellement s’étendre aux parents d’accueil de Florence et, si les circonstances le permettent, aux parents biologiques.

L’avancement des connaissances sur les traumas complexes, notamment à l’égard des particularités diagnostiques et des processus biopsychosociaux impliqués dans le développement et le maintien des difficultés, permet de guider les interventions à mettre en place auprès de ces jeunes. Ces connaissances, qui sont au croisement de nombreuses disciplines, devraient idéalement faciliter la collaboration interprofessionnelle, notamment par le développement d’un langage commun, la mise en perspective de chaque discipline et leur coordination. Pour Florence, cette vision partagée par les divers intervenants a, entre autres, favorisé qu’elle se sente mieux comprise et soutenue, contrairement à l’impression qu’elle a trop souvent eue d’être jugée et blâmée pour ses problèmes incurables, favorisant l’espoir d’un rétablissement vers une vie qui vaut la peine d’être vécue.