Corps de l’article

INTRODUCTION

La pénurie de personnel, l’absentéisme, l’épuisement professionnel et le manque de formation constituent des enjeux récurrents pour les intervenants oeuvrant auprès des personnes ayant une déficience intellectuelle (DI) (Judd et al., 2016). Au cours des dernières décennies, le travail de ces intervenants a fait l’objet de plusieurs études (Deveau et McGill, 2019; Guerrero-Barona et al., 2021; Kozak et al., 2013; Outar et Rose, 2016), notamment puisqu’ils sont confrontés à des comportements difficiles (CD) de la part des personnes qu’ils accompagnent. Comme les personnes ayant une DI constituent une population vulnérable avec des besoins spécifiques, la présence et l’impact de leurs CD sur les intervenants demeurent des enjeux sensibles et peu documentés au Québec. Pourtant, Emerson et Hatton (2000) soulignent que les intervenants en DI ont un risque accru d’être exposés à la violence et l'agression par rapport à d’autres professions du secteur de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Ces événements stressants et astreignants sur le plan psychologique peuvent avoir des répercussions négatives au sein des équipes professionnelles (Mansell et al., 2003; Mills et Rose, 2011; Mitchell et Hastings, 2001) et se répercuter sur la qualité des pratiques. Il s’avère donc essentiel de mieux comprendre le vécu des intervenants québécois en ce qui a trait aux CD auxquels ils sont exposés, d’évaluer l’impact de ces derniers et de mieux documenter les facteurs de protection potentiels.

Les personnes ayant une déficience intellectuelle et les comportements difficiles

Les personnes ayant une DI ont des besoins spécifiques importants qui justifient qu’elles bénéficient du soutien d’équipes professionnelles interdisciplinaires du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS). Or, les interactions avec cette population peuvent poser des défis uniques pour les intervenants, notamment parce que 18 % des personnes ayant une DI présentent des CD (Bowring et al., 2016). Actuellement, il n’existe aucun consensus sur la définition des CD, mais nous retenons celle largement utilisée d’Emerson et Einfeld (2011), statuant que ce sont des comportements culturellement perçus comme négatifs et présentant une intensité, une fréquence ou une durée, risquant de compromettre la sécurité physique de la personne ou d’autrui, ou susceptibles de mener à l’exclusion sociale. Les catégories de CD manifestées par les personnes ayant une DI envers les intervenants les plus fréquemment rapportées dans la littérature sont, entre autres, les agressions verbales ou physiques, les abus psychologiques, les abus sexuels ou la destruction de l’environnement.

Les personnes ayant une DI sont plus à risque de manifester des CD que la population générale (Deb et al., 2001; Emerson et al., 2005). De multiples facteurs de risque ont été identifiés pour expliquer la présence de CD chez ces personnes, tels que les facteurs génétiques, les vulnérabilités biologiques, la sévérité de la DI et les troubles de la communication (Bowring et al., 2016; Hastings et al., 2013). Selon Zijlmans et al. (2011), d’autres facteurs peuvent aussi influencer la présence de CD comme le sexe, l’âge, les événements de vie stressants, la compétence en résolution de problèmes et la difficulté des tâches demandées. De plus, les personnes ayant une DI sont davantage vulnérables aux facteurs de stress biologiques, psychologiques et environnementaux (Allen, 2009) et elles présentent une capacité réduite d’adaptation, ce qui les rend plus enclines à externaliser leurs émotions par le biais de CD (Grey et Hastings, 2005). L’étude de McClure et al. (2009), ajoute également que les personnes ayant une DI sont de trois à quatre fois plus susceptibles de présenter des troubles en santé mentale, en plus d’être davantage à risque de développer des difficultés en ce qui a trait aux différentes dimensions de la régulation des émotions. Les troubles de santé mentale qu’elles présentent peuvent être accompagnés ou même se manifester par l'apparition ou l’exacerbation de CD (Baudewijns et al., 2018; Maddox et al., 2018). Bien que ces études permettent de jeter un regard sur les catégories et manifestations des CD chez les personnes ayant une DI, aucune n’a porté sur les CD auxquels sont exposés les intervenants en DI au Québec plus précisément.

Impacts des comportements difficiles sur les intervenants

Des professionnels de plusieurs disciplines gravitent autour des personnes ayant une DI en raison de leurs besoins complexes, dynamiques et variés (Kropf et Malone, 2004; Tétreault et al., 2005). Ces intervenants, notamment les éducateurs spécialisés, les psychoéducateurs, les ergothérapeutes, les orthophonistes, les psychologues et les médecins, possèdent des formations différentes en matière d’évaluation et d’intervention. Les équipes professionnelles interdisciplinaires sont d’ailleurs devenues indispensables à la prestation de services auprès de cette population (Kropf et Malone, 2004). Or, l’exposition récurrente aux CD est susceptible d’induire une diversité d’émotions chez ces intervenants, qu’ils peuvent exprimer par des manifestations sur le plan affectif, social et comportemental. Dans la littérature clinique, le terme contre-transfert désigne les émotions ressenties par les intervenants lors des interactions avec les personnes qu’ils accompagnent et l’interférence que ces émotions peuvent avoir sur la capacité à réfléchir et à offrir un accompagnement optimal (Hétu, 2019). Les intervenants en DI, n’échappent pas à cette réalité. Selon Mills et Rose (2011), les intervenants peuvent expérimenter des réactions émotionnelles spontanées lorsque confrontés aux CD tels que la peur, la colère et l’anxiété, en plus de se sentir menacés (Van den Bogaard et al., 2018) et émotionnellement épuisés (Mills et Rose, 2011). De façon plus chronique, certains intervenants font même face à des réactions intenses d’angoisse et d’impuissance qui peuvent parfois engendrer des pensées intrusives et des rêves associés aux événements perturbants vécus (Raczka, 2005). Allen et Tynan (2000) soutiennent que ces émotions vécues par les intervenants auraient un impact sur leurs comportements et leurs interactions avec la clientèle. En effet, les CD peuvent conduire à des réponses restrictives, aversives ou négligentes de la part des intervenants (Allen et al., 2009; Emerson et Einfeld, 2011) et influencer la qualité des soins reçus, tant au niveau médical que social (Hastings et al., 2018). Par exemple, les personnes agressives sont plus susceptibles d’être exposées à des pratiques abusives, telles que l’utilisation inutile de médicaments psychoactifs (Bowring et al., 2017) ou le recours à des interventions hostiles et coercitives (Willems et al., 2013; Zijlmans et al., 2012). En somme, le comportement de la personne ayant une DI peut affecter les réactions des équipes professionnelles, mais inversement, le comportement des équipes professionnelles peut aussi affecter les réactions de la personne ayant une DI. Par exemple, les CD peuvent être ignorés s’ils sont perçus comme un besoin d’attention, jusqu’à ce qu’ils s’intensifient et que les intervenants réagissent. Cette attitude peut renforcer involontairement les CD et augmenter les probabilités qu’ils se reproduisent (Hastings et al., 2018). Puisque l’attitude des individus dans l’environnement social de la personne ayant une DI, entre autres les intervenants, représente l’élément le plus significatif pour le développement ou le maintien des CD (Hastings, 2005; Hastings et al., 2013; Van den Bogaard et al., 2018), il importe de s’y intéresser pour mieux soutenir les équipes professionnelles.

Les CD des personnes ayant une DI, tels que l'agression ou les comportements sexuels inappropriés, sont susceptibles d’induire du stress chez les intervenants (Hensel et al., 2012; Skirrow et Hatton, 2007). L’étude de Devereux et al. (2009) soutient d’ailleurs que les exigences interpersonnelles liées au rôle d’intervenant en DI, comme une exposition prolongée aux CD, représentent la principale source de stress dans ce domaine professionnel. De plus, la nature imprévisible des CD, le manque de ressources pour gérer de tels comportements et la difficulté à comprendre les besoins sous-jacents à ces comportements peuvent exacerber le stress en milieu de travail (Bromley et Emerson, 1995). Il apparaît d’ailleurs que jusqu'à un tiers des intervenants exposés aux CD présenteraient un niveau de stress accru, augmentant le risque de développer un trouble de santé mentale (Hatton et al., 1999; Raczka, 2005). L’étude de Mitchell et Hastings (2001) souligne également que les CD induisent des émotions négatives chez les intervenants et qu’à long terme, celles-ci s’accumuleraient et entraîneraient un appauvrissement du fonctionnement psychologique. Ainsi, ces répercussions peuvent mener à la détresse psychologique chez les intervenants en DI, celle-ci se définissant comme un état de souffrance émotionnelle caractérisé par des symptômes de dépression et d'anxiété (Mirowsky et Ross, 2002). Malgré ces impacts délétères significatifs sur les intervenants en DI, peu de données sont disponibles sur cette réalité, notamment en ce qui a trait à la situation québécoise.

De surcroît, cette diversité d’émotions, pouvant occasionner du stress et même de la détresse psychologique, accentue également le risque d’épuisement professionnel. Lorsque les exigences dépassent les ressources disponibles chez l’intervenant, cela augmente le risque d’épuisement professionnel et affecte la productivité, la satisfaction au travail, ainsi que le bien-être à l’extérieur du travail (Hensel et al., 2012). À cet effet, les CD sont souvent cités comme principale cause dans les cas de blessures, d’accidents de travail ou de démission (Tassé et al., 2010). Selon Taylor et al. (2008), l’agressivité manifestée par les personnes ayant une DI accroît aussi le taux d’absentéisme des intervenants et contribue au fort roulement de personnel dans les milieux de travail (Hastings et Brown, 2002; Harries et al., 2015; Mitchell et Hastings, 2001). Ces absences répétées peuvent provoquer des instabilités dans les équipes professionnelles et représentent, de façon paradoxale, un facteur de risque pour la hausse des CD chez les personnes accompagnées. Ainsi, il s’avère essentiel de mieux comprendre l’exposition aux CD vécue par les intervenants en DI, afin de prévenir des impacts astreignants tant sur le plan psychologique, émotionnel que professionnel.

Dans la littérature, il est bien documenté que l'exposition aux CD a des impacts divers et considérables sur les équipes professionnelles, mais il n’existe pas de consensus à savoir si le niveau d'exposition à lui seul explique le développement de la détresse psychologique (Flynn et al., 2018; Hensel etal., 2012; Mills et Rose, 2011; Mutkins et al., 2011). D'autres variables pourraient jouer un rôle dans la façon dont les intervenants composent avec cette expérience. En ce sens, différentes études ont souligné l’importance des compétences personnelles et interpersonnelles chez les intervenants, favorisant leur bien-être psychologique et leur capacité à intervenir de façon plus sensible et efficace auprès des personnes qu’ils accompagnent (Gerits et al., 2004; Jackson et al., 2007; Morasky, 2006; Norcross, 2002; Singh et al., 2009).

La régulation émotionnelle : un facteur de protection potentiel

La régulation émotionnelle permet de mieux gérer la diversité d’émotions induites par un événement stressant (Compas et al., 2013), comme l’exposition aux CD. Il n’existe pas dans la littérature actuelle une définition unique de ce concept en raison de sa complexité et de ses multiples facettes (Aldao et al., 2010; Gross, 2014). Or, plusieurs chercheurs s’entendent pour définir la régulation émotionnelle comme étant un ensemble de processus intrinsèques et extrinsèques par lesquels, l’individu module ses réactions émotionnelles, afin d’atteindre ses objectifs (Thompson et al., 2008) ou répondre adéquatement aux demandes de son environnement (Côté et al., 2013). Cette compétence émotionnelle et interpersonnelle signifierait également de disposer à la fois d’un large répertoire de stratégies de régulation des émotions et de suffisamment de flexibilité pour les appliquer de façon adaptée à chaque situation (Gratz et Roemer, 2004). Considérant que les intervenants en DI sont exposés de façon récurrente à des situations émotionnellement exigeantes et doivent fréquemment ajuster leurs propres comportements lors des interactions avec les personnes présentant des CD, la régulation émotionnelle pourrait représenter un facteur de protection potentiel. De plus, comme ces intervenants sont davantage à risque d’expérimenter des répercussions sur le plan psychologique, comme le stress ou la détresse, il importe de mieux comprendre son influence. En effet, la régulation de ses propres états affectifs serait nécessaire à l'adaptation psychosociale de l'individu et associée à de meilleures compétences sociales, ainsi qu’à un fonctionnement psychologique optimal (Eisenberg et al., 2013; Zeman et al., 2006). Thompson et al. (2008), soulignent que la régulation émotionnelle servirait à modifier la nature, la forme, la trajectoire, l’intensité, la durée et l’expression de l’émotion. Les auteurs ajoutent qu’elle pourrait survenir à différents moments du processus émotionnel : lors de l’évaluation de la situation, au moment de l’exposition à celle-ci ou à la suite de la réponse initiale. Par exemple, une régulation déficitaire pourrait conduire à des émotions négatives accrues et prolongées à la suite d’un événement stressant, même en l’absence du stresseur (Conway et al., 2012). Appliquée aux intervenants en DI et exposés aux CD, un tel déficit pourrait avoir des répercussions néfastes sur leur fonctionnement psychologique à long terme. Ainsi, il s’avère nécessaire de mieux comprendre le rôle de la régulation émotionnelle en tant que facteur de protection potentiel chez ces intervenants.

Cette compétence a été étudiée chez plusieurs populations (Bassal et al., 2015; Buruck et al., 2016; Donoso et al., 2015; Jackson-Koku et Grime, 2019; Sewell, 2019; Wishart et al., 2013), mais elle a été peu étudiée chez les intervenants en DI et exposés aux CD. Toutefois, dans le domaine de la psychologie clinique, cette compétence chez les intervenants en santé mentale (p. ex., psychothérapeutes) fait l’objet d’un intérêt croissant, même s’il existe encore peu de données empiriques (Muran et Eubanks, 2020). Soma et al. (2020) soutiennent que les clients manifestant des CD se trouvent généralement dans un état de dérégulation émotionnelle, susceptible d'affecter également la régulation émotionnelle des intervenants. En revanche, la capacité des intervenants à réguler leurs propres émotions, surtout dans des contextes émotionnellement chargés, est aussi susceptible d'avoir un impact positif sur la capacité des clients à réguler leur état émotionnel et pourrait ainsi favoriser une meilleure gestion des CD. Dans la même optique, Prikhidko et Swank (2018) soutiennent que la régulation émotionnelle aiderait les professionnels à éviter les conflits de pouvoirs avec leurs clients ou la mise en actes de leur contre-transfert. Cette compétence pourrait donc jouer un rôle protecteur chez les intervenants en DI, en leur permettant de mieux reconnaître et gérer les émotions induites par l’exposition aux CD et les réactions contre-transférentielles pouvant en découler. En somme, même si l’exposition aux CD est inévitable dans certains milieux de travail et qu’elle peut engendrer des impacts considérables, des compétences émotionnelles et interpersonnelles pourraient agir à titre de facteur de protection face à ces défis. En ce sens, il importe de s’intéresser à la régulation émotionnelle, puisqu’elle a été peu étudiée auprès de ces intervenants, qu’elle contribue à un fonctionnement psychologique optimal et qu’elle pourrait avoir un rôle à jouer dans la gestion du contre-transfert. Finalement, pour mieux soutenir les équipes professionnelles interdisciplinaires, il s’avère essentiel de documenter le vécu des intervenants québécois en DI et les facteurs de protection potentiels permettant de gérer les émotions induites par l’exposition aux CD.

Objectifs de l’étude

Cette étude vise à documenter le niveau d’exposition aux CD des intervenants québécois oeuvrant auprès des personnes ayant une DI, leur vécu face à ces CD ainsi que les impacts perçus. De plus, nous cherchons à mieux comprendre le rôle de la régulation émotionnelle en tant que facteur de protection potentiel chez les intervenants. Le premier objectif est exploratoire. Il vise à documenter et décrire, à partir d’un échantillon québécois, le niveau d'exposition aux CD et les catégories de CD rapportées par les intervenants, ainsi que les impacts subséquents tels que perçus par ces derniers. Le deuxième objectif vise à mesurer si le niveau d’exposition aux CD, tel que rapporté par ce même échantillon d’intervenants, et leur niveau de difficulté de régulation émotionnelle permettent de prédire la détresse psychologique chez ces derniers. Il est attendu, tel que rapporté dans la littérature, qu’un niveau plus élevé d’exposition aux CD et qu’un niveau plus élevé de difficultés de régulation émotionnelle seront associés à un niveau plus élevé de détresse psychologique.

MÉTHODOLOGIE

Participants

L’échantillon était constitué de 120 participants (105 femmes et 15 hommes, âge moyen = 29,9 ans, ÉT = 9,28). En moyenne, les participants rapportaient 6,48 années d’expérience (ÉT = 6,49) auprès des personnes ayant une DI et provenaient d’un milieu gouvernemental (47,28 %), communautaire (32,55 %) ou scolaire (20,17 %). La majorité des participants avaient une formation en intervention sociale (85,84 %) provenant de disciplines variées (p. ex., travail social, éducation spécialisée, psychoéducation) et travaillaient à temps plein (63,34 %) auprès de cette population. Pour participer à l’étude, les participants devaient être des intervenants québécois travaillant actuellement ou ayant travaillé dans les deux dernières années auprès des personnes ayant une DI. Ceux-ci ont été recrutés via des annonces sur les réseaux sociaux et un courriel envoyé à des organismes communautaires.

Instruments de mesure

Questionnaire sociodémographique

Le premier questionnaire contenait 10 questions sociodémographiques concernant des caractéristiques personnelles et professionnelles. Dans le questionnaire, les participants devaient indiquer leur âge, leur sexe, leur état civil, leur titre d’emploi, leur formation professionnelle, leur nombre d’années d’expérience auprès des personnes ayant une DI, le type de milieu dans lequel ils travaillent, le type de population qu’ils accompagnent, ainsi que le nombre d’heures en contact direct auprès des personnes ayant une DI.

Questionnaire concernant l’exposition aux CD

Le deuxième questionnaire a été élaboré par l’équipe de recherche et contenait 11 questions visant à documenter les éléments suivants :

  1. Le niveau d’exposition général aux CD par mois était mesuré par une question ouverte soit : « Sur une période d’intervention d’un mois, à combien de comportements difficiles de la part des personnes ayant une DI avez-vous été exposé? ».

  2. Les catégories de CD auxquels pouvaient avoir été exposés les intervenants et l’occurrence de cette exposition étaient mesurées à partir de cinq questions à choix multiples ciblant chacune une catégorie de CD, tel que rapporté dans la littérature. Les cinq catégories de CD suivantes étaient évaluées : agression verbale, agression physique, abus psychologique, abus sexuel et destruction de l’environnement. Le participant devait indiquer, pour chacune des cinq catégories de CD, jusqu’à quel point il y était exposé par mois. Par exemple : « Sur une période d'intervention d'un mois, combien de fois en moyenne êtes-vous exposé à une agression verbale de la part des personnes ayant une DI (insulter, crier, menacer, etc.)? ». Pour mesurer un plus grand éventail de comportements, le questionnaire comportait aussi une question ouverte offrant la possibilité de rapporter d’autres catégories de comportements auxquels les participants étaient exposés.

  3. Les impacts subséquents perçus par les intervenants lorsqu’exposés aux CD étaient mesurés à l’aide de quatre questions à choix multiples ciblant chacune un type d’impact. Les quatre types d’impacts suivants étaient évalués : réactions spontanées, impacts sur soi à long terme, impacts sur le travail et impacts sur les relations sociales à l’extérieur du travail. Cette dernière catégorie, étant peu documentée dans la littérature, a été ajoutée par l’équipe de recherche afin de bonifier les connaissances sur les impacts possibles. Pour chaque question, le participant devait cocher toutes les réponses s’appliquant à lui. Par exemple, la question : « Quels sont les impacts à long terme de ce type de comportement sur vous? » comportait les choix de réponses suivants : irritabilité/hostilité, impatience, anxiété, sentiment dépressif, épuisement physique, épuisement cognitif, épuisement émotionnel, insomnie, aucune de ces réponses. Un choix « Autre(s) impact(s) » était également offert pour chacune des questions, afin de documenter d’autres impacts possibles perçus par les participants.

Ce questionnaire maison a été élaboré à partir des définitions et des instruments disponibles dans la littérature et visait à contourner les défis méthodologiques soulevés dans certaines études (Flynn et al., 2018; Hastings, 2002;). Il permettait de documenter et décrire la perception des intervenants à partir de choix de réponses précis et spécifiques, tout en offrant la possibilité aux participants, à partir de questions et de choix de réponses ouverts, de rapporter un éventail de comportements considérés comme difficiles dans le contexte de leur travail d’intervention auprès des personnes ayant une DI.

L’échelle des difficultés de régulation des émotions

La version française du DERS (Côté et al., 2013; Gratz et Roemer, 2004) contenait 36 items visant à mesurer différentes difficultés de régulation émotionnelle. La cotation s’effectuait sur une échelle de Likert en cinq points allant de (1) presque jamais à (5) presque toujours. Il était demandé aux participants de choisir leur niveau d’accord aux énoncés tels que : « Je fais attention à ce que je ressens ». Le score global s’obtenait en sommant les scores des 36 items et pouvait varier de 0 à 180. L’échelle n’offrait pas de seuil permettant de classifier le niveau chez les participants, mais un score élevé représentait un indice de régulation émotionnelle déficitaire, aussi appelée difficulté de régulation des émotions. Comme attendu, l’échelle présentait une excellente cohérence interne dans cette étude (α = 0,94).

L’échelle de détresse psychologique de Kessler

La version française du K6 (Kessler, 2002) contenait six items visant à dépister ou évaluer la gravité de la détresse psychologique. La cotation s’effectuait sur une échelle Likert en cinq points allant de (1) tout le temps à (5) jamais. Il a été demandé aux participants de choisir leur niveau d’accord aux énoncés tels que : « Au cours des 30 derniers jours, combien de fois avez-vous eu le sentiment d’être nerveux/nerveuse ». Le score global, retenu pour cette étude, s’obtenait en sommant les scores des six items et pouvait varier de 0 à 24. L’échelle offrait un seuil permettant de classifier le niveau de détresse des participants, ainsi un score entre 0 et 7 était un indice de détresse faible ou nulle, un score entre 8 et 12 était un indice de détresse modérée et un score de 13 ou plus était un indice de détresse psychologique importante. Comme attendu, l’échelle présentait une excellente cohérence interne dans cette étude (α = 0,84).

Procédure et analyses statistiques

Les participants ont complété les questionnaires et les échelles validées, en version électronique, sur la plateforme Google Forms. Des analyses descriptives et une analyse de régression linéaire simple ont été conduites, pour répondre aux objectifs de recherche mentionnés plus haut. Elles ont été réalisées à partir du logiciel SPSS Statistics 27.

RÉSULTATS

Objectif 1 : Niveau d’exposition aux CD, catégories de CD rapportées et impacts perçus

Le premier objectif visait à documenter et décrire le niveau d'exposition aux CD et les catégories de CD rapportées par les intervenants de notre échantillon, ainsi que les impacts subséquents tels que perçus par ces derniers.

Niveau d’exposition général aux CD

Les participants rapportaient entre 1 et 500 CD par mois (M = 36,38; ÉT = 35,75; Médiane = 30). Les intervenants travaillant dans un milieu gouvernemental rapportaient être plus exposés aux CD (M = 42,04), que ceux du milieu communautaire (M = 34,66) et du milieu scolaire (M = 32,44). Cette variable ne se distribuait pas normalement et faisait l’objet de données extrêmes. Un diagramme en boîte (Tukey, 1977) a permis de repérer trois données extrêmes et de retirer ces participants de l’échantillon.

Catégories de CD et occurrence

Une analyse descriptive a mis en lumière le pourcentage d’intervenants ayant rapporté au moins un comportement difficile par mois selon les catégories : agression verbale (insulter, crier, menacer, etc.), agression physique (frapper, pousser, cracher, tirer les cheveux, etc.), abus psychologique (silence, chantage, contradiction, reproches, blocage, etc.), abus sexuel (verbal, attouchement, exhibitionnisme, etc.) et destruction de l’environnement (lancer des objets, briser, etc.). Les catégories de comportements les plus fréquemment rapportées par les participants étaient la destruction de l’environnement (91,5 %) et les agressions verbales (90,7 %), suivies de près par les agressions physiques (89,8 %). Une majorité de participants ont également rapporté être exposés à des abus psychologiques (83,1 %) et à des abus sexuels (51,7 %). Plus de 80 % des participants ont rapporté être exposés à quatre différentes catégories d’agression, au moins une fois par mois. Finalement, il apparaît pertinent de soulever que 16,24 % des participants ont rapporté être exposés à des comportements d’automutilation de la part des personnes ayant une DI, dans une question ouverte du questionnaire.

Impacts subséquents perçus par les intervenants

Une analyse descriptive a également permis de faire le portrait des impacts rapportés par les participants. Nous avons analysé quatre types d’impacts spécifiques, soit les réactions spontanées, les impacts sur soi à long terme, les impacts sur le travail et les impacts sur les relations sociales à l’extérieur du travail.

Les réactions spontanées des intervenants sont celles vécues sur le moment, lorsque confrontées aux CD. Les réactions spontanées les plus rapportées étaient : stress/inquiétudes (50,85 %), impuissance (33,89 %), retrait (30,51 %) et frustration/colère (19,49 %). Dans une question ouverte, plusieurs participants ont également rapporté les impacts suivants : être figé/stupéfié (15,7 %), tristesse/chagrin (9,1 %), peur/panique (9,1 %) et dédain/aversion (3,3 %).

Les impacts sur soi à long terme les plus rapportés étaient : épuisement cognitif (64,40 %), impatience (50,85 %), anxiété (47,46 %) et épuisement émotionnel (46,61 %). Dans une question ouverte, plusieurs participants ont également rapporté les impacts suivants : irritabilité/hostilité (38,8 %), épuisement physique (33,1 %), insomnie (25,6 %) et sentiments dépressifs (10,7 %).

Les impacts sur le travail les plus rapportés étaient : hypervigilance (60,17 %), crainte pour sa propre sécurité et celle d’autrui (56,78 %), impuissance (52,42 %) et baisse de motivation (41,53 %). Dans une question ouverte, plusieurs participants ont également rapporté les impacts suivants : épuisement professionnel (38,2 %), sentiment d’échec (33,9 %), inattention/oublis (24,8 %), absentéisme (11,6 %) et comportements contrôlants ou intrusifs (9,9 %).

Finalement, les impacts sur les relations sociales à l’extérieur du travail les plus rapportés étaient : impatience envers les proches (36,44 %), irritabilité (36,44 %), distraction (32,20 %) et distance affective (21,19 %). Dans une question ouverte, plusieurs participants ont également rapporté les impacts suivants : isolement (12,4 %), impulsivité (9,9 %) et conflits (9,9 %).

Objectif 2 : Liens entre l’exposition aux CD, la régulation émotionnelle et la détresse psychologique

Le deuxième objectif visait à vérifier si le niveau d’exposition aux CD et les difficultés de régulation émotionnelle étaient associés au niveau de détresse psychologique des participants. Le Tableau 1 présente les données descriptives de ces trois variables.

Le questionnaire sur la détresse psychologique (M = 7,98) offrait un seuil permettant de classifier le niveau de détresse des participants. Celui-ci a révélé que 16,95 % des participants rapportaient une détresse importante (13 points et plus), 35,59 % rapportaient une détresse modérée (8 à 12) et 47,46 % rapportaient une détresse faible ou nulle (7 et moins). Ainsi, plus de la moitié des intervenants présentaient une détresse modérée à importante (52,54 %). Le questionnaire sur la régulation émotionnelle (M = 72,91) n’offrait pas de seuil quant à lui, mais un score élevé sous-entendait une dysrégulation émotionnelle chez le participant.

Une analyse de corrélation a été effectuée afin de vérifier les liens entre les trois variables, préalablement à l’analyse de régression multiple qui était prévue. Tel que présenté dans le Tableau 2, le coefficient de corrélation du niveau d’exposition aux CD n’était pas corrélé significativement avec la détresse psychologique (r = 0,13, p = 0,17), ce qui ne correspondait pas aux conditions d’application de la régression linéaire multiple. Ainsi, une régression linéaire simple a été réalisée avec la seule variable significative, la régulation émotionnelle, pour vérifier si le niveau de difficulté de régulation émotionnelle était associé au niveau de détresse psychologique. L’hypothèse de départ a été confirmée en partie par un lien positif entre les difficultés de régulation émotionnelle et la détresse psychologique (r = 0,65, p < 0,001). Finalement, l’analyse a montré que les difficultés de régulation émotionnelle expliquaient 42,25 % de la variation du niveau de détresse psychologique chez les intervenants.

Tableau 1

Moyennes, écarts-types et étendues de la détresse psychologique, du niveau d’exposition aux comportements difficiles par mois et de la régulation émotionnelle

Moyennes, écarts-types et étendues de la détresse psychologique, du niveau d’exposition aux comportements difficiles par mois et de la régulation émotionnelle

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Corrélations entre le niveau d’exposition aux comportements difficiles par mois, la régulation émotionnelle et la détresse psychologique (N =117)

Corrélations entre le niveau d’exposition aux comportements difficiles par mois, la régulation émotionnelle et la détresse psychologique (N =117)

** La corrélation est significative au niveau 0,01 (bilatéral)

-> Voir la liste des tableaux

DISCUSSION

Le contexte de travail difficile et les défis auxquels sont confrontés les équipes interdisciplinaires oeuvrant auprès des personnes ayant une DI et présentant des CD (Mansell et al., 2003; Mills et Rose, 2011; Mitchell et Hastings, 2001) font l’objet d’un intérêt croissant au sein des milieux scientifiques. En effet, la littérature rapporte plusieurs impacts potentiels chez ces intervenants. Comme cette problématique demeure méconnue au Québec, le premier objectif de cette étude était de décrire et documenter le vécu d’un échantillon d’intervenants québécois en DI, plus particulièrement en ce qui a trait à l’exposition des intervenants aux CD et aux impacts perçus par ces derniers. Pour ce faire, nous avons d’abord documenté le niveau d’exposition général aux CD. Un premier constat émerge des analyses, soit une exposition significative et importante des intervenants aux CD, qui en rapportent en moyenne 36,38 par mois. Nos résultats indiquent qu’aucun intervenant n’a rapporté n’avoir jamais été exposé aux CD. Cette exposition apparaît même comme une réalité quotidienne pour plusieurs intervenants travaillant auprès d’une clientèle ayant une DI. De plus, une majorité de participants rapportent avoir été exposés à au moins quatre différentes catégories d’agression (agression verbale, agression physique, abus psychologique, abus sexuel, destruction de l’environnement), ce qui met de l’avant un éventail varié de CD avec lesquels les intervenants en DI doivent composer. Les résultats révèlent aussi que toutes les catégories de CD sont représentées de façon importante, ce qui soutient que les intervenants oeuvrent dans un contexte de travail exigeant et corrobore ce que la littérature tend à rapporter chez des échantillons hors Québec (Harries et al., 2015; Hensel et al., 2012). Il s’avère essentiel de souligner que plus de la moitié des intervenants ont rapporté avoir été exposés à des abus sexuels de la part de la clientèle ayant une DI (verbal, attouchement, exhibitionnisme, etc.). Pourtant, dans les milieux de travail, ces comportements sont peu dévoilés aux autorités ou au supérieur immédiat (McBrien et Murphy, 2006) et aucun rapport public ne fait état de cette problématique à notre connaissance. La littérature scientifique n’apparaît pas non plus offrir de données claires à cet effet. Il est possible que cette problématique soit peu abordée pour diverses raisons : d’une part, la vulnérabilité des personnes ayant une DI et le sentiment de responsabilité à leur égard, peuvent entretenir une culture du silence dans ces milieux d’intervention. D’autre part, le désir de paraître fort ou la crainte d’être accusé à tort peuvent aussi expliquer le peu de données disponibles à cet effet. Cette réalité méconnue peut pourtant mener à des répercussions considérables et des recherches subséquentes seront nécessaires pour mieux comprendre les enjeux impliqués, ainsi que la gestion de ceux-ci au sein des organisations. Finalement, bien que mentionnés par certains auteurs (Luiselli, 2012), les comportements d’automutilation manifestés par les personnes ayant une DI et leurs impacts sur les intervenants, font moins l’objet d’études. Ce type de comportement est reconnu comme pouvant être troublant pour les intervenants impliqués, malgré qu’il soit considéré comme moins difficile à gérer que les CD dirigés vers autrui (Elgie et Hastings, 2002; Noone et al., 2006). Dans le cadre de notre recherche, les comportements d’automutilation sont rapportés dans une question ouverte par plusieurs participants (16,24 %) de notre échantillon. Dans une étude subséquente, il serait pertinent d’ajouter une catégorie de CD représentant les agressions dirigées vers soi manifestées par les personnes ayant une DI, afin d’avoir une représentation plus juste de son occurrence sur le terrain. En somme, cette étude met en lumière un portrait des CD auxquels peuvent être exposés les intervenants en DI. Comme l’exposition aux CD est inévitable dans certains milieux, il est crucial de sensibiliser les organisations à cette réalité, afin de mieux soutenir les équipes professionnelles.

De récentes études hors Québec mettent en évidence divers impacts découlant de l’exposition aux CD chez les intervenants en DI (Harries et al., 2015; Knotter et al., 2018; Van den Bogaard etal., 2018). Dans la même optique, cette étude visait à documenter la perception d’un échantillon d’intervenants québécois quant aux impacts induits par l’exposition aux CD. Nous nous sommes intéressés à quatre types d’impacts spécifiques, soit les réactions spontanées, les impacts sur soi à long terme, les impacts sur le travail et les impacts sur les relations sociales à l’extérieur du travail. Les réponses obtenues au sein de notre échantillon illustrent la variété d’impacts auxquels sont confrontés les intervenants. Nos résultats concordent avec ce qui est rapporté dans la littérature hors Québec indiquant que le stress, la peur, la colère et la frustration sont des réactions spontanées fréquemment rapportées par les intervenants exposés aux CD (Butrimaviciute et Grieve, 2013; Merrick et al., 2016). Nos résultats ont également mis en exergue des conséquences variées et importantes rapportées par un pourcentage significatif de participants, à la fois sur soi à long terme, sur le travail et sur la vie sociale à l’extérieur du travail. Ces résultats rappellent l’intensité du contexte d’intervention en DI qui accentue le risque d’induire de la détresse psychologique ou de mener à un agir impulsif auprès des personnes accompagnées (Willems et al., 2013; Zijlmans et al., 2012). D’ailleurs, le questionnaire sur la détresse psychologique (K6) utilisé dans l’objectif 2 de notre étude montre que 35,59 % des participants de notre étude présentent une détresse modérée. En comparaison, une enquête de l’Institut national de santé publique du Québec (Vézina et al., 2011) soulève qu’il s’agit plutôt de 14,8 % des travailleurs québécois qui présentent une détresse modérée. Rappelons également que plus de la moitié des intervenants de notre échantillon présentaient une détresse modérée à importante (52.54 %), ce qui n’est pas négligeable. Nos données suggèrent donc qu’une grande proportion d’intervenants en DI sont susceptibles de vivre de la détresse psychologique de façon significative. Ces constats évoquent qu’il s’avère essentiel de développer des ressources adaptées pour permettre aux intervenants en DI de mieux connaître et être préparés à la diversité d’émotions induites par l’exposition aux CD, ainsi qu’aux impacts subséquents possibles, afin de favoriser leur bien-être psychologique. Les retombées de ce projet permettront aussi de sensibiliser les milieux de travail et les organisations, sur l'importance de prévenir ces impacts chez les intervenants. La littérature souligne d’ailleurs que ce type d’impact est susceptible d’expliquer en partie les problématiques d’absentéisme et d’épuisement professionnel (Harries et al., 2015; Judd et al., 2016; Tassé et al., 2010). Rappelons également que les impacts sur les intervenants peuvent affecter la qualité des services offerts aux personnes ayant une DI (Allen et al., 2009; Bowring et al., 2017; Emerson et Einfeld, 2011; Hastings etal., 2018; Willems etal., 2013; Zijlmans et al., 2012), ce qui appuie l’importance de mieux outiller et former les intervenants à l’égard des CD. En somme, considérant ce contexte de travail exigeant et la nature interdisciplinaire des équipes professionnelles, il s’avère primordial de développer une collaboration, une communication ouverte et une prise de décision partagée, afin d’optimiser les interventions et de prévenir les répercussions psychologiques sur les divers intervenants impliqués (Xyrichis et Ream, 2008). Davantage de formations et de soutien auprès des intervenants, notamment en ce qui a trait à l’exposition aux CD, permettraient d’assurer des pratiques optimales pour les personnes qu’ils accompagnent, ainsi qu’une meilleure prévention des impacts au sein des milieux de travail et des organisations. Finalement, dans une étude subséquente, il serait pertinent d’approfondir l’exploration du vécu émotionnel complexe des intervenants en DI, lorsque confrontés aux CD, afin de documenter de façon plus riche leur vécu contre-transférentiel, ainsi que leur façon d’y réagir et de le gérer.

Le deuxième objectif de cette étude visait à vérifier si le niveau d’exposition aux CD et les difficultés de régulation émotionnelle étaient associés au niveau de détresse psychologique chez les intervenants. En ce qui a trait au niveau d’exposition aux CD, aucun lien significatif n’a été trouvé avec la détresse psychologique. Bien que les impacts de l’exposition aux CD sont rapportés dans de nombreuses études et illustrés de façon descriptive dans l’objectif 1 de notre étude, il n’existe pas de consensus dans la littérature actuelle à savoir si la variable spécifique du niveau d’exposition aux CD est directement associée au bien-être psychologique des intervenants. En effet, certaines études n’ont pas trouvé d’association (Flynn et al., 2018; Mutkins et al., 2011), contrairement à d’autres (Hensel et al., 2012; Mills et Rose, 2011). Cette corrélation non significative peut être partiellement explicable par les caractéristiques méthodologiques de l’étude (p. ex., mesure autorapportée de l’exposition aux CD) ou par l’absence de consensus concernant la définition des CD (Flynn et al., 2018; Hastings, 2002).

Toutefois, il est particulièrement intéressant de constater que si le niveau d’exposition aux CD n’est pas associé à la détresse psychologique, les difficultés de régulation émotionnelle semblent, quant à elles, être significativement associées à un niveau plus élevé de détresse psychologique chez les intervenants. En effet, l’hypothèse proposant qu’un niveau plus élevé de difficultés de régulation émotionnelle serait associé à un niveau plus élevé de détresse psychologique a été confirmée par l’analyse de régression linéaire. Les résultats obtenus sont cohérents avec la littérature scientifique (Campbell-Sills et al., 2014; Compas et al., 2013; Eisenberg etal., 2013) et suggère un rôle protecteur de la régulation émotionnelle sur la détresse psychologique chez les intervenants en DI. En somme, bien qu’une majorité des intervenants de notre échantillon soit fortement exposée aux CD et révèle des impacts considérables (objectif 1 de notre étude), le niveau d’exposition aux CD rapporté n’est pas associé au niveau de détresse psychologique. Nos résultats suggèrent cependant que la régulation émotionnelle s’avère, pour sa part, avoir un rôle significatif quant au niveau de détresse psychologique. En effet, les intervenants présentant une meilleure régulation émotionnelle rapportent un niveau plus bas de détresse psychologique. En ce sens, il est possible que ce ne soit pas spécifiquement le niveau d’exposition aux CD qui influence le fonctionnement psychologique, mais plutôt les ressources et compétences dont les intervenants disposent pour y faire face. Pour prévenir les impacts astreignants de l’exposition aux CD, il importe de sensibiliser les organisations et de soutenir les intervenants, en proposant des ressources adaptées permettant notamment de développer les compétences interpersonnelles. Certaines ressources existent pour développer de meilleures capacités de régulation émotionnelle, telles que les techniques de pleine conscience favorisant l’acceptation et la tolérance de nos émotions (Keng et al., 2011) et les compétences de mentalisation permettant de reconnaître et donner un sens aux expériences et émotions vécues (Schwarzer et al., 2021). Or, rien à notre connaissance n’existe à ce jour afin de développer spécifiquement la régulation émotionnelle des intervenants en DI, lorsqu’exposés de façon répétée aux CD des clientèles. Le recours à la supervision et l’intervision entre professionnels pourraient également s’avérer essentiels, considérant qu’il s’agit d’un lieu propice pour le soutien à la régulation émotionnelle (Prikhidko et Swank, 2018).

La taille relativement petite de notre échantillon (N = 120) et majoritairement composé de femmes (87,5 %) peut limiter la généralisation potentielle des résultats. De plus, les participants sont vulnérables aux limites de la connaissance de soi et aux biais associés à l’autoévaluation des caractéristiques personnelles. Les questionnaires autorapportés sont sensibles à l’effet de désirabilité sociale et ne nous permettent pas d’avoir accès à des données implicites. Également, les résultats proviennent d’un échantillon de participants volontaires et peuvent ne pas être pleinement représentatifs de la population visée. Finalement, même si le contexte de travail des intervenants en DI exposés aux CD est associé à des réactions émotionnelles telles que la peur, la colère et l’anxiété (Mills et Rose, 2011), d’autres facteurs internes ou externes peuvent influencer la présence de détresse psychologique chez ceux-ci. En tenant compte des limites décrites ci-dessus, nos conclusions doivent être considérées comme exploratoires et des études subséquentes sont nécessaires.

CONCLUSION

Cet article avait pour objectif de mettre en lumière le vécu des intervenants en DI au Québec. Les données recueillies dans cette étude ont permis de documenter le niveau d’exposition moyen par mois aux CD et les impacts perçus en découlant. Elles ont également permis d’explorer le rôle de la régulation émotionnelle à titre de facteur de protection potentiel de la détresse psychologique chez les intervenants. Malgré certaines limites identifiées, ces retombées favoriseront une meilleure sensibilisation des organisations quant au vécu des équipes professionnelles. Finalement, ces connaissances encouragent également le développement de ressources adaptées visant une meilleure gestion des réactions contre-transférentielles, en misant sur les compétences interpersonnelles comme la régulation émotionnelle.