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Est-ce qu’un témoignage qui a été recueilli, déconstruit, réduit, et reconstruit, bref un témoignage qui a été manipulé, demeure fidèle à la personne qui l’a livré ? Sur le plan éthique, les questions sont nombreuses. Tout dépend évidemment de la rigueur de la démarche qui a été mise en oeuvre. Retour sur l’expérience du tournage du film Ziva Postec. La monteuse derrière le film Shoah (Hébert, 2018).

Ziva Postec a passé six ans de sa vie à écouter et à monter les témoignages recueillis par le réalisateur Claude Lanzmann pour son film Shoah (1985). Sur sa table de montage, elle a vu défiler quelque 350 heures de rushes, soit des centaines de bobines 16mm. Pendant six ans, elle a pris le train à la Gare du Nord de Paris pour se rendre dans sa salle de montage au laboratoire LTC à Saint-Cloud. Elle a emprunté le même trajet, aller et retour, matin et soir. Elle l’a fait en dépit de la dureté des témoignages qui s’enchaînaient, des moments de découragement, et des tempêtes qu’il a fallu traverser avec un réalisateur hanté par son film.

Avec le documentaire que je lui ai consacré, Ziva Postec. La monteuse derrière le film Shoah, j’ai voulu rendre compte de son travail de dentellière, brillant et acharné.

Deux grandes questions orientaient ce projet de film et devaient éclairer sa réalisation : Comment Ziva avait-elle vécu cette expérience de montage colossale ? Qu’est-ce qui avait motivé son dévouement total à cette oeuvre-fleuve ? Pour le savoir, je devais nécessairement explorer un territoire se situant au-delà du montage de Shoah. Car on ne passe pas six ans à monter un film sans la présence d’une motivation à toute épreuve, profondément ancrée dans une histoire personnelle. J’avais eu accès au vécu de Ziva grâce à l’historien Rémy Besson, qui allait devenir notre complice tout au long de la construction de ce film. Dans sa thèse de doctorat portant sur le film Shoah (de laquelle il a tiré un livre[1]), un chapitre entier était consacré spécifiquement au montage. Pour l’écrire, Rémy avait rencontré Ziva à plusieurs reprises. Sa connaissance approfondie des 350 heures de rushes du tournage de Shoah allait aussi s’avérer précieuse, et nourrir des discussions fructueuses pendant les cinq années qu’a duré la production du film, soutenue vaillamment par Christine Falco[2].

En allant à la rencontre de Ziva à Tel-Aviv-Jaffa, je savais que la parole que j’allais recueillir ne serait pas un bloc monolithique. La mémoire autobiographique, constituée d’une collection de souvenirs, comporte des zones d’ombre et de lumière. Récits tronqués, images isolées, et évocations limpides ou estompées composeraient le témoignage protéiforme de toute une vie.

Recueil

Premier jour de tournage. Premier clap. Ziva est nerveuse. Moi aussi. Ce film ne s’inscrit pas en continuité avec ceux que j’ai réalisés précédemment. Cette fois, pas de personnages qui poursuivent une quête ni de scènes qui évoluent librement devant la caméra. Aujourd’hui, il y a Ziva, 76 ans, qui s’assoit pour nous raconter toute sa vie. Vaste programme. Voilà des mois que je prépare ce tournage. J’ai un plan, souple, mais qui doit donner une direction à son témoignage.

Pour ne pas m’y perdre, j’ai prévu d’aborder chronologiquement les différentes époques de sa vie. Je compte d’abord m’intéresser à son enfance en Israël, où elle vit dans le silence absolu de ses parents, restés muets sur leur passé, sur la guerre et sur la famille exterminée en Europe. Puis son départ pour Paris où elle passe 25 ans, en plein âge d’or du cinéma. Pendant ce quart de siècle, elle multiplie les collaborations avec les Ariane Mnouchkine, Jean-Pierre Melville, Alain Renais et Orson Welles. C’est à Paris qu’elle rencontre celui qui deviendra son mari, le metteur en scène Robert Postec. Beaucoup plus tard survient la rencontre avec Claude Lanzmann, et le montage de Shoah, où Ziva se donne pour mission de restituer à la mémoire collective l’histoire de l’extermination des juifs (une extermination qu’elle n’a pas connue directement, mais qui est l’héritage occulté de sa famille). La réalité du génocide des Juifs qu’elle rencontre sur sa table de montage la plonge forcément dans sa propre histoire. Enfin, il y a Ziva, la dame âgée, qui habite aujourd’hui en Israël, et qui réfléchit au sens de la création et des limites à tracer entre ce que l’on crée et ce que l’on vit.

Premier jour donc, et première question. Ziva, une raconteuse née, amorce un récit détaillé qui emprunte de nombreux détours. Certains souvenirs remontent en vrac. Elle retrouve jusqu’aux noms des enfants qui habitaient la baraque voisine alors qu’elle n’était qu’une fillette. D’autres épisodes autobiographiques sont cristallisés dans sa mémoire. Ziva les raconte toujours dans le même ordre, mot pour mot. De toute évidence, ces réminiscences impliquent un processus de reconstruction ; une reconstruction à laquelle Ziva ne déroge pas.

Ziva est intarissable. Pendant ce que je crois être une pause, j’en profite pour la relancer. Elle semble contrariée et me dit que je n’ai pas besoin de lui poser de question. Je comprends qu’elle souhaite demeurer maîtresse de son récit, qui se déploie au gré des souvenirs qui resurgissent.

Non sans avoir jeté un coup d’oeil entendu à mes complices (Nathalie Moliavko-Visotzky à la caméra et Mélanie Gauthier au son), j’acquiesce. Le tournage ne se déroulera pas comme prévu. C’est Ziva qui détermine l’ordre des chapitres — un ordre qui contient sa propre logique — et le rythme du déroulement de son histoire. Au cours des journées qui suivront, Ziva me demandera tout de même : « De quoi parle-t-on aujourd’hui ? »

Cet épisode — et tout ce tournage en fait — pose la question de mon rôle dans le recueil du témoignage : à quel point puis-je ou dois-je aiguiller Ziva ? Cela fait des mois que je prépare ce tournage. En me basant sur un solide travail de recherche ainsi que sur les entretiens que j’ai déjà eus avec Ziva lors de nos précédentes rencontres, j’ai établi une ligne directrice pour le film. Le travail préparatoire du documentariste consiste en grande partie à s’imprégner de l’histoire des personnes et des lieux qu’il va filmer. On ne fait pas irruption dans la vie des gens sans une compréhension approfondie de leur réalité. C’est une question fondamentale de respect. Établir une ligne directrice ne voulait donc pas dire que je souhaitais orienter le récit de Ziva et lui faire prendre des chemins tracés à l’avance. Il était toutefois de ma responsabilité de préparer soigneusement cet entretien, notamment par considération pour le temps et la confiance qu’elle m’accordait. Voir la réalité prendre forme en suivant un autre schéma était déstabilisant, comme c’est toujours le cas : c’est le test du réel.

Je rentre à Montréal avec 25 heures de matériel composé presque exclusivement d’entretiens avec Ziva. Ces rushes contiennent de nombreuses ramifications dans lesquelles on retrouve parfois différentes versions d’une même histoire. Le matériel n’est pas composé de scènes contrastées : pour l’instant, il se résume à un discours généreux, mais touffu, dans lequel aucun film ne se dessine. C’est pourtant ce qui avait été prévu à la base. D’abord, recueillir le témoignage de Ziva, qui doit constituer la colonne vertébrale du film. Ensuite, construire un film autour de son récit avec les tournages subséquents.

Décryptage

Avant d’entrer en salle de montage, je franchis une étape essentielle : faire la transcription complète des entretiens filmés. Non seulement cela nous permet-il de nous y retrouver dans la grande quantité de matériel tourné, mais aussi de commencer à réfléchir aux lignes de force du film. Comme réalisatrice, cela m’oblige également à adopter une nouvelle posture. Je vois le matériel pour ce qu’il est et non pour « ce que j’aurais voulu qu’il soit ». Plus important encore, je m’assure ainsi que nous respecterons la parole recueillie, et l’engagement dont a fait preuve la personne filmée : aucune de ses paroles ou de ses idées ne sera négligée, ignorée ou égarée.

Annie Jean, la monteuse du film et grande complice, décortique le matériel et le classe avec minutie. Elle prend aussi une grande quantité de notes. Que note-t-elle au juste ?

Les transcriptions, soit le contenu verbal, sont loin de nous donner toutes les informations contenues dans le tournage. Lorsque quelqu’un est filmé, il y a ce qui est dit, et ce qui est tu, ce qui est exprimé, et ce qui est retenu. En fait, la matière contenue entre les mots est tout aussi précieuse que les mots eux-mêmes. Un silence nous donne parfois beaucoup plus à entendre qu’une parole.

Il y a donc des choses qu’on perçoit et qui nous permettent de comprendre, en sourdine, ce qu’un personnage ressent. Le témoignage est donc imprégné d’un non-dit que nous percevons et qui est soumis et à notre subjectivité. Ce ressenti est tout aussi important pour aborder le tournage que la compréhension stricte de ce qui a été dit. C’est une première lecture de la matière filmée.

Chaque jour, en salle de montage, Annie me pose la même question : « Que veux-tu raconter avec ce film ? » Bien sûr, le film ne saurait être une simple restitution du récit de Ziva; il doit être mon regard sur l’histoire de Ziva. C’est le regard de son auteur ou autrice qui rend le film unique, c’est-à-dire qu’il aurait été tout autre s’il avait été réalisé par quelqu’un d’autre. « Que l’importance soit dans ton regard et non dans la chose regardée », écrivait si justement André Gide[3]. Des histoires, il y en avait plusieurs. Quelle était donc celle que je voulais raconter ? Quels étaient les chapitres que j’étais prête à abandonner pour en mettre d’autres en valeur ?

Réaliser un documentaire sur un personnage unique ne signifie pas d’inclure tous les sujets abordés au cours des nombreuses heures d’entrevues, pas plus que de rapporter ses propos dans un ordre chronologique. Si le témoignage brut de Ziva constituait bien le matériau premier du film, il ne pouvait dicter sa courbe dramatique. Il nous fallait donc prendre le matériel à bras-le-corps et nous distancier du récit de Ziva pour construire celui du film.

Figure 1

Entretien avec Annie Jean, monteuse du film Ziva Postec. La monteuse derrière le film Shoah (Catherine Hébert, 2018).

© Catherine Hébert, 2021

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Recomposition

J’ai déjà précisé que les souvenirs de Ziva n’étaient pas racontés dans un ordre chronologique et les sauts dans le temps étaient nombreux. Cependant, chaque épisode pris isolément était relaté, pas à pas, avec un strict respect du déroulement des événements dans le temps. Nous avons construit une première version du film qui tentait de demeurer fidèle à cette chronologie à l’intérieur des scènes. Le film qui émergeait de ce montage se rapprochait davantage d’une chronique biographique. Cette étape — bien que décevante — nous a permis de départager les différents éléments du récit de Ziva et d’y voir plus clair. Nous avons découvert que le récit, raconté en obéissant à la chronologie, ne révélait pas ce que nous voulions mettre en exergue : que c’est son histoire personnelle qui l’avait poussée de façon inconsciente à choisir de monter Shoah pendant six ans et de s’y consacrer corps et âme. Cette construction du film ne nous permettait pas d’avoir accès à son for intérieur ni aux sédimentations qui s’y étaient déposées; celles qui l’avaient portée vers cette aventure de montage vertigineuse.

C’est donc après plusieurs semaines de montage que nous avons compris qu’il fallait faire fi de la chronologie pour que les liens sous-jacents entre le montage de Shoah et la vie personnelle de Ziva soient mis en lumière. Pour y arriver, il nous fallait entrelacer étroitement différentes trames, personnelles et professionnelles; un enchevêtrement qui n’était possible qu’en faisant éclater les temporalités. Cela signifiait parfois de commencer un chapitre par la fin. Le choix de raconter certains segments à rebours donnait soudain un nouvel éclairage au récit de Ziva et révélait les liens invisibles qui reliaient les diverses trames de sa vie. C’est bien ce qui se dégageait en filigrane du long témoignage de Ziva : ces résonances entre sa vie personnelle et le montage de Shoah (Lanzmann, 1985).

La mort de son mari Robert Postec, racontée ici « à rebours », en constitue un bon exemple. Dans le film, on commence la scène avec sa mort pour ensuite remonter dans le temps, au moment de leur rencontre. Dans le film, la perte de son mari ne constituait pas la conclusion de son histoire d’amour. Elle était plutôt un jalon important pour comprendre l’une des trames dont il a été question plus haut, celle de la perte. Cette trame dessinait un arc qui tend toute la vie de Ziva Postec : depuis sa famille exterminée dans les camps de la mort en Europe jusqu’au soir de la première du film où Lanzmann lui tourne le dos. Cette façon de monter le récit de Ziva nous permettait de révéler quelque chose d’autre : un autre sens pourtant contenu dans son histoire si on la prend dans son ensemble.

Figure 2

Extrait du film Ziva Postec. La monteuse derrière le film Shoah, Catherine Hébert, 2018. Ziva Postec raconte la mort de son mari, Robert Postec.

© Les Films Camera Oscura, 2018

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Les abandons

Parmi les nombreuses scènes exclues du film, il en est une dont l’abandon s’est avéré particulièrement douloureux : celle liée au procès du nazi Adolf Eichmann. Alors jeune stagiaire dans une maison de postproduction à Tel-Aviv, Ziva se voit confier la tâche d’assembler des images qui devaient servir de preuve au procès d’Eichmann. Il s’agit de la toute première « rencontre » entre Ziva et le génocide des Juifs d’Europe. Cette rencontre, qu’elle fait sur sa table de montage, est un moment clé où le destin de Ziva croise la grande Histoire.

Sur le plan strictement théorique, il est difficile de comprendre comment cet épisode a pu être exclu du film. Après tout, c’est une expérience initiatique qui se trouve au carrefour de trois grands axes du parcours de Ziva : la Shoah, le montage, et la restitution de la mémoire de l’holocauste. En pratique toutefois, cet épisode venait court-circuiter nos efforts de construire un film cohérent, malgré les nombreux allers et retours dans le temps qu’il comportait. Ce récit n’était pas, si je puis dire, autoportant. Il fallait expliquer qui était Adolf Eichmann (responsable de la logistique de la « solution finale », débusqué en Argentine par le Service de renseignement israélien); en quoi son procès constituait un événement historique (« l’homme dans la cage de verre » est le deuxième grand procès où des caméras furent autorisées après Nuremberg); et enfin la provenance des images assemblées par Ziva pour servir de preuve au procès (parmi les soldats des puissances alliées qui entrent dans les camps d’extermination en 1944 et 1945 se trouvent des photographes et des caméramans qui appartiennent à des unités spécialisées des armées).

Figure 3

Images inédites du tournage du film Ziva Postec. La monteuse derrière le film Shoah, Catherine Hébert, 2018. Ziva Postec raconte comment elle a fait le bout à bout des images qui devaient servir de preuve au procès d’Adolf Eichmann.

© Les Films Camera Oscura, 2018

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Pendant des semaines, nous avons tenté d’inclure ce segment dans le film. L’idée qu’il n’y figure pas était tout simplement inconcevable. Toutes nos tentatives se révélaient pourtant infructueuses, comme si cette scène venait faire un croc-en-jambe aux autres.

Le détour que nous obligeait à prendre ce récit rendait l’entrelacement entre les trames personnelles et professionnelles moins étroit. L’histoire du procès Eichmann nous entraînait en effet sur une autre trame — parallèle — que celle que nous avions réussi à tracer, tant bien que mal. Bien que ce soit à contrecoeur que nous ayons exclu cette scène, force est d’admettre que nous avons en quelque sorte « rendu service au film ». Il est un moment singulier en montage où c’est le film qui décide de la direction à prendre.

*

L’étape du montage nous a permis d’extraire les segments les plus signifiants pour l’histoire que nous souhaitions raconter. Il nous a aussi permis de les agencer pour qu’ils se fassent écho. Au final, le film raconte l’histoire d’une femme qui s’est perdue dans une aventure de montage titanesque, et ce pour quoi elle l’a fait. Cette aventure devait lui permettre un retour vers elle-même et vers ses racines, dont elle s’était détournée.

Le recul pris au cours des mois de montage a permis une nouvelle compréhension du matériel de tournage : la multiplication des parenthèses dans le discours de Ziva nous a fourni des indices importants sur la façon dont elle structure son propre récit. Cela n’est pas anodin. Quel récit de sa vie a-t-elle fabriqué ? Quelles sont les parties qu’elle met en lumière et celles qui demeurent dans l’ombre ? Quels sont les chapitres de sa vie qu’elle revisite plusieurs fois ? Tout cela nous a donné des clés qui se sont révélées fondamentales au moment de reconstruire le récit, en montage.

Pendant des mois entiers, nous avons réécouté, revisité le témoignage de Ziva, pour toujours avoir en tête ce qui n’allait pas être dans le film au bout du compte, soit le hors-cadre. Même si certains fragments ne se retrouvent pas dans le film, ils ne sont pas complètement absents du film, car nous-mêmes — et notre démarche par extension — sommes imprégnées par ces segments fantômes.

Ce qui n’est pas dans le film existe en dépit du film lui-même et en dépit des choix qui ont été faits au montage. Ainsi, on ne prétend pas que l’histoire racontée dans le film contient l’entièreté du témoignage de Ziva.

Le travail du documentariste n’est pas d’être exhaustif, mais bien de choisir et de construire une histoire parmi toutes celles qui auraient pu être racontées avec le même matériel de tournage. Cela vient avec une responsabilité : celle de ne pas trahir la personne qui s’est livrée à nous, mais donner corps à son histoire en exprimant pleinement sa vision d’auteur ou d’autrice. Au final, si le témoignage contenu dans le film nous permet de nous rapprocher de la personne filmée, c’est qu’il a trouvé ou retrouvé une authenticité.