Corps de l’article

Le témoignage est, comme le propose Philippe Artières dans un échange avec Arlette Farge et Pierre Laborie[1], une prise de parole ou d’écriture rendue possible, voire nécessaire, par un événement extraordinaire. Objet d’une attention particulière à partir de la fin du 20e siècle, le témoin est celui qui, après avoir vécu, dit pour ceux qui ne sont plus en mesure de le faire ce qu’ils ne peuvent plus raconter. Ainsi, le témoin est celui qui, par la parole, s’oppose à la perte de mémoire, à l’oubli et à la résignation. C’est alors par son existence même que le témoin, en tant que survivant, atteste de l’événement, et sa parole ne semble plus nécessaire à la manifestation de ce qu’il a vécu. En effet, dès lors que les survivants des massacres et de la mort de masse tels qu’ils se sont manifestés au 20e siècle, c’est-à-dire comme tentatives d’extermination, ont pris la parole et que cette parole a été entendue, le témoin a été vu « comme ce personnage transi, éberlué […] qui se trouve interposé entre le stupéfiant et l’horrifiant […] des moments apocalyptiques et désastreux qui donnent leur tournure à notre actualité historique et notre incrédulité de vivants ordinaires, vivant fragilement dans un quotidien ordinaire, face à ces événements hors normes[2] ».

Étroitement associée à la mémoire, la figure du témoin peut aussi être envisagée au regard de la nécessité de transmettre. La question du témoignage comme transmission de quelque chose du passé semble pouvoir trouver des éléments de réflexion dans l’oeuvre de Christian Boltanski — dont la démarche a été commentée au regard de la mémoire[3] — appréhendée à l’aune du récit du conteur tel que Walter Benjamin le présente, c’est-à-dire comme « capacité d’échanger des expériences[4] ». Le conteur selon Benjamin, au lieu d’abolir la distance qui sépare le destinataire de l’objet du récit, « l’exprim[e] en même temps que les contenus du récit, à même le matériau narratif. Transmettre de cette façon de tels matériaux, ce doit être transmettre aussi le fait qu’ils viennent de loin[5] ». Transmission de l’expérience et expérience de la transmission ne font alors qu’un. Ainsi, le conteur peut apparaître comme une manifestation singulière du témoin, que les oeuvres de Boltanski permettent de saisir.

L’exposition Faire son temps, tenue au Centre Pompidou du 13 novembre 2019 au 16 mars 2020[6], s’inscrit dans une série inaugurée il y a une dizaine d’années et qui consiste en des actualisations toujours renouvelées des oeuvres de l’artiste. Faire son temps présentait à nouveaux frais une cinquantaine de pièces en un parcours qui, d’une part, retraçait sa carrière depuis les peintures, films et vitrines des années 1960 jusqu’aux mythologies et légendes les plus récentes, en passant par les installations photographiques qui jalonnent les trente dernières années; d’autre part, constituait une expérience pour le visiteur. L’exposition est accompagnée, comme l’ensemble de l’oeuvre, de la parole de Boltanski, puisqu’il reste certainement le plus grand commentateur de son travail. Les entrevues qu’il a accordées depuis plus de trente ans sont l’occasion pour lui de reprendre les mêmes propos, de répéter inlassablement les mêmes mots. À tel point que la parole semble devoir être comprise comme participant à l’oeuvre. C’est du moins de cette manière que nous proposons de la concevoir, moins comme une explication de l’oeuvre — c’est ainsi qu’elle est donnée — que comme un élément constitutif de la démarche artistique qui accompagne le regardeur dans son appropriation des installations.

Ce lien entre installations et parole autorise à appréhender l’oeuvre comme témoignage en ce qu’elle tiendrait alors du récit benjaminien. Les caractéristiques du récit du conteur, qui procède par évidement, immersion et ouverture, nous semblent propices à éclairer l’oeuvre de Boltanski à l’aune du témoignage comme modalité de transmission. En effet, Boltanski n’a de cesse d’interroger la possibilité de dire et de transmettre. Tant les oeuvres « documentaires » que les « mythologies » proposent de considérer le témoignage comme acte de transmission en destituant le regard de la position centrale qu’il tient dans la conception dominante (juridique et historienne) du témoin. Le témoin n’est plus ici celui qui a vu, qui a vécu et qui reste pour parler. Comme l’un des deux types de conteur présentés par Benjamin, il est « celui qui […] est resté au pays et connaît ses histoires et traditions[7] ». Comment témoigner de ce qui nous échappe ? Comme se faire le témoin de ce dont nous n’avons pas fait l’expérience directe ? Voilà les questions que soulève le travail de Boltanski et que Benjamin permet d’éclairer d’un jour particulier. En reprenant, de mémoire[8], le parcours tracé par l’artiste, nous nous arrêterons sur quelques installations, sur leur articulation et sur leur nouage par Boltanski dans plusieurs entrevues pour montrer que le dispositif mis en oeuvre par l’artiste relève d’une mise en récit particulière, celle qui est propre au conteur, qui constitue un mode de transmission de et par l’expérience et qui relève du témoignage.

L’oeuvre-exposition est conçue comme un chemin qui s’ouvre et se ferme avec les oeuvres en néon Départ (2015) et Arrivée (2015). Entre les deux, le parcours est constitué de trois espaces distincts. Une première section présente les oeuvres les plus anciennes : La Chambre ovale (1967) et L’Homme qui tousse (1969). Puis, différentes tentatives de résurrection de l’enfance sont exposées de manière attendue, de chaque côté d’une pièce oblongue et claire. On se trouve ici face aux tiroirs et vitrines d’Essai de reconstitution (1970–1971) et de Vitrine de référence (1972), aux photographies de Les 62 membres du Club Mickey en 1955, les photos préférées des enfants (1972), de L’album de photographies de la famille D. entre 1939 et 1964 (1971), de Les habits de François C. (1971) et de La mort du grand-père (1974).

Évider

Essai de reconstitution (1970–1971), Vitrine de référence (1972) et L’album de photographies de la famille D. entre 1939 et 1964 (1971) ont pour point commun la recherche de l’enfance en tant que temps perdu. Les tiroirs et vitrines des deux premières oeuvres contiennent des objets fabriqués ou réunis par Boltanski dans le but « de reconstituer par la mémoire certaines parties de [son] enfance[9] », dont il dit avoir tout oublié. Par ces deux oeuvres, qui s’inscrivent dans un ensemble plus vaste de mises en scène de sa vie, l’artiste cherche à restituer son passé par le geste de refaire des objets (avion, rails de train, bouillotte) dans un matériau propre à l’enfance, la pâte à modeler, dans Essai de reconstitution; par la réitération du geste pour lui-même (boulettes de terre, morceaux de sucre taillés) et par la réunion de quelques objets, papiers (lettres, carton d’invitation, devoir d’écolier) et photographies prétendument ou réellement — rien ne le dit — liés à son enfance et à son passé, dans Vitrine de référence[10]. Les procédés et les matériaux employés sont censés devoir permettre la réminiscence par la réitération des gestes de l’enfance et le contact avec des matériaux et objets qui lui sont associés. Plus que de remémoration, il s’agit, pour l’artiste, de se mettre en situation de revivre, d’expérimenter à nouveau, quelque chose du passé et de l’enfance. Il en résulte, au contraire, une sensation de disparition du sujet Christian Boltanski derrière un personnage[11]. Le geste, les objets et les documents, qui visaient à créer une proximité entre l’artiste et l’enfant, ne renvoient donc à rien.

Si le visiteur était tenté d’y retrouver quelque chose de sa propre enfance, tant le tiroir que la vitrine ont pour fonction de le maintenir à distance. L’effet de la vitrine comme dispositif muséal est double : rapprochement et distanciation tout à la fois. Moyen de protéger les oeuvres et les artefacts présentés, la vitrine a pour effet d’imposer un regard double sur ce qu’elle expose, de biais d’abord, de surplomb ensuite, qui implique un regard rapproché en forçant le regardeur à se pencher sur l’objet comme le ferait un scientifique sur la matière qu’il étudie. La vitrine permet une proximité physique avec l’objet qu’aucun autre dispositif n’autorise, tout en suscitant un regard distancié. Mais, dans ces deux oeuvres, le tiroir autant que la vitrine — qui n’en est au demeurant pas une puisque ses parois verticales sont opaques — n’autorisent que l’appréhension de surplomb dans laquelle la tridimensionnalité des objets se perd, les rendant inidentifiables en tant que tels et les transformant par là même en documents muets. Dans le même temps, les documents textuels sont disposés comme pêle-mêle, ce qui les rend illisibles et les transforme en objets. Dans ce double mouvement, les objets et les documents perdent leur capacité à communiquer quelque chose : la reconstitution ne reconstitue finalement rien, et la référence semble ne renvoyer à rien. Boltanski voit un échec, dans ces deux démarches, de répétition du geste et de collecte de ce qui reste, et en a conclu à l’impossibilité de faire revivre le passé. Quelque chose demeure malgré tout : sur chacun des objets, le geste de l’artiste, obsessionnel et maladroit tout à la fois, enfantin, a laissé sa marque. C’est cette trace qui permet finalement la transmission de quelque chose du passé, non pas de celui recherché par Boltanski, mais de sa démarche elle-même.

Au même moment, Boltanski tente de reconstituer la vie des autres. Dans L’album de photographies de la famille D. entre 1939 et 1964[12], il utilise les photos de famille d’un de ses amis. Dans un entretien de 1984, il explique qu’il avait essayé de les mettre en ordre et de leur donner un sens : « J’ai voulu, moi qui ne savais rien de tous ces gens, tenter de reconstruire leur vie à partir de ces photos qui ont été prises à tous les moments importants de leur existence, et qui resteraient après leur mort comme témoignage de leur vie[13]. » Confrontant le résultat de cette opération de classement et d’identification à la réalité, il en constate l’échec : il n’a ni reconstitué la chronologie ni reconnu la place des personnes dans la famille. Vingt ans plus tard, il revient sur l’oeuvre dans un entretien avec Nathalie Heinich pour conclure : « Tout ce travail d’archivage est en fait toujours voué à l’échec[14]. » C’est donc, selon lui, cet échec qu’il nous propose d’expérimenter. En effet, le dispositif, tout autant que la matérialité des images, en empêche la lecture. Juxtaposées, sans lien apparent entre elles, les photos elles-mêmes sont difficilement lisibles du fait des réglages et des cadrages. Elles sont tantôt surexposées, tantôt sous-exposées, tantôt cadrées de telle manière que les personnes ne sont pas visibles, tantôt encore floues. L’ensemble empêche de voir les visages, ce qui permettrait d’identifier des personnages récurrents, par exemple, ou encore l’évolution des enfants qui grandissent. Les objets et vêtements qui renverraient à des époques distinctes sont eux aussi invisibilisés. Le fait que les photos soient données à voir dans un format identique, issu d’un tirage certainement unique, présentées dans un même cadre de fer blanc, les prive des marques de leur propre temps. Elles sont inscrites dans une nouvelle historicité, celle de l’oeuvre. Nous ne sommes donc pas devant les photos de la famille D., mais devant l’oeuvre qu’en a tirée Christian Boltanski.

Le titre de l’oeuvre, par ailleurs, est discordant avec ce qu’il désigne, puisqu’un album de photos est un dispositif éminemment narratif. Les photos sont sélectionnées selon des critères plus ou moins conscients (une « belle » photo, un « bon » souvenir, un événement particulier, etc.); elles sont disposées selon un ordre, chronologique généralement; elles représentent des personnes qui, si elles ne sont pas reconnaissables par un étranger à la famille, sont du moins identifiables en tant que personne unique à différents moments de sa vie; elles sont parfois même identifiées par des légendes. L’album familial, enfin, regroupe des photos qui portent les marques de leur temps : les photos du mariage des parents ne sont pas de la même facture que celles de l’anniversaire du benjamin de la famille, elles ne relèvent pas des mêmes procédés techniques. Tous ces éléments participent d’une mise en récit de la vie familiale qui est accessible au moins partiellement à un regard extérieur. Tous ces éléments sont précisément ceux dont Boltanski dépouille les photos de la famille D. Ce qu’il nous propose n’est en aucun cas un album de famille. Il nous est d’ailleurs impossible de savoir s’il s’agit réellement des photos d’une même famille, ni même si elles datent de la période donnée par le titre de l’oeuvre 1939–1964. De tout cela ressort non pas qu’il est impossible de connaître le passé ou d’en transmettre quelque chose, mais que cette connaissance et cette transmission ne peuvent passer que par un récit que les installations interdisent.

Le fait que la recherche du passé ne nous renvoie toujours qu’à nous-mêmes est l’autre conclusion que tire Boltanski, tant en 1984 : « Je me suis aperçu que ces images n’étaient que le témoin d’un rituel collectif. Elles ne nous apprenaient rien sur la famille D. […] mais nous renvoyaient à notre propre passé[15] », qu’en 2005 : « Les premières oeuvres que j’ai faites, les albums de photographies, […] ne renvoient pas à des individus; on ne voit jamais quelqu’un de malade ou quelqu’un de mort, mais l’anniversaire, le départ en vacances, la construction de la maison, un certain nombre de rituels généraux qui reviennent[16]. » On y reconnaît en effet des scènes familières dont l’artiste dit qu’il s’agit de départ en vacances, d’anniversaires, etc. Ce qu’on y voit sont des moments de vacances qui ne disent rien de la vie de laquelle ils participent, puisque ces moments ont précisément pour fonction de rompre la continuité du quotidien. La démarche de Boltanski met ici en lumière le fait que la mémoire individuelle n’appartient qu’à la personne qui a vécu; le souvenir ne peut être que personnel, il est inaccessible à l’autre. C’est alors le témoignage qui semble mis en échec comme possibilité de fondement d’une mémoire partagée : les photos ne témoignent que de ce qu’on connaît déjà, elles ne renvoient à rien que l’on ne sache déjà. Mais, comme on l’a montré, c’est parce qu’elles sont mises en oeuvre précisément pour traduire l’idée de Boltanski que ce que l’oeuvre transmet, encore une fois, est l’expérience de l’artiste. Expérience qu’il a vécue comme un échec.

Ces oeuvres des années 1970 sont présentées par Boltanski comme autant d’exploration dans la recherche du passé. Elles lui semblent être des impasses. Or, ce qui apparaît dès cette époque, c’est que, au travers de sa quête d’un passé inaccessible, Boltanski transmet, par l’évidement des objets qu’il donne à voir, quelque chose qui relève de l’expérience plutôt que du savoir. Cet acte de transmission de et par l’expérience rappelle à bien des égards celle que Benjamin décrit dans Le conteur. En effet, dans ce texte, Benjamin s’attache à présenter le récit comme mode de transmission du passé par l’expérience. Selon lui, le conteur par excellence est l’artisan ou le paysan qui raconte une histoire lors de la veillée. Le récit est alors présenté par Benjamin comme une « forme artisanale de communication » dans la mesure où il repose tout entier sur l’expérience et sa transmission. Comme l’objet d’artisanat porte la marque de celui qui l’a fabriqué, le récit porte celle du conteur, puisque « le conteur tire ce qu’il raconte de l’expérience, de la sienne propre et de celle qui lui a été rapportée. Et il en fait à nouveau une expérience pour ceux qui écoutent ses histoires[17] ». Les oeuvres de Boltanski, telles qu’on les a présentées plus haut, fonctionnent de la même manière. La manière dont il travaille les objets les vide de leur sens tout en laissant apparentes les traces de ce travail; de cette façon, les expériences auxquelles renvoient tout de même les objets sont liées à la nôtre par le biais de celle de l’artiste. Le lien est le fait, d’une part des installations elles-mêmes, d’autre part de la parole de l’artiste, qui constitue le récit de son expérience.

En outre, cette première section de l’exposition peut être lue comme un préambule, une mise en contexte : l’artiste met en scène l’origine de ce qui suit, il prépare le visiteur à ce qui va lui être proposé. Il s’agit d’une autre dimension propre au récit tel que Benjamin le conçoit. Selon lui, le récit « immerge la chose dans la vie de celui qui la raconte pour l’extraire de celle-ci[18] » par le premier geste du conteur, qui consiste toujours en une mise en contexte. Le conteur énonce les circonstances dans lesquelles se sont déroulées les choses qu’il va raconter. En mettant en lien les différentes modalités du discours de Boltanski — la parole et les installations —, qui participent en fait du même récit, on est mesure de recevoir l’oeuvre comme une expérience qui nous est donnée à vivre.

Immerger

L’expérience en question semble commencer avec le passage du rideau d’Entre-temps (2003) qui marque l’entrée dans la seconde section de l’exposition, dont le contraste avec la première génère un choc par le changement radical d’atmosphère. Nous voilà désormais plongés dans la pénombre. On est saisi par cette obscurité et le son des battements de Coeur (2005). Deux théâtres d’ombres[19], situés de part et d’autre du couloir, sont visibles au travers d’un percement oblong dans la cloison. L’absence d’objets, le mouvement et le noir et gris contrastent avec la matérialité, la fixité, la luminosité et l’agencement aéré des Vitrines, des Reconstitutions et des accumulations de photographies. Le spectacle des ombres se déplaçant le long des cloisons rappelle les danses macabres. Des personnages spectraux, la mort, un crucifix, des animaux s’animent dans une lumière blafarde. En s’approchant de la scène, on découvre le dispositif, placé au centre de l’espace. Ce qui est donné pour des fantômes se révèle être un mobile auquel sont suspendues des silhouettes de carton de facture maladroite. Elles sont mises en mouvement devant un projecteur par un ventilateur. L’ensemble rappelle la chambre d’enfant dans ce qu’elle peut avoir de terrifiant lorsque, dans le clair-obscur nocturne, les objets semblent s’animer d’une vie propre. Les battements de Coeur font, eux aussi, écho à ces terreurs nocturnes enfantines. Ces premières oeuvres de la section contrastent aussi avec les précédentes en ce qu’elles proposent une forme de mise en récit par le mouvement des ombres et la sonorisation, renvoyant le visiteur à lui-même à travers l’évocation de la mort et de l’enfance tout en même temps.

Boltanski établit un lien fort entre ces deux dimensions, enfance et mort : « La première partie de nous à mourir, c’est l’enfance. On porte donc un enfant mort en nous, comme dans la pièce de Kantor où les interprètes transportent leur enfant mort. Avançant en âge, on porte un enfant mort, puis un jeune homme mort. On porte plein de morts en soi[20]. » Cette image est omniprésente dans le discours de l’artiste et entre en résonance forte avec Faire son temps, dont la substance est faite de ces morts. C’est en leur compagnie que se parcourt l’oeuvre, dont la deuxième section est le coeur.

Ce changement de milieu induit ce que Boltanski présente comme la fonction de l’exposition, notamment dans un entretien avec Antoine Compagnon au Collège de France[21]. Selon lui, « dans une oeuvre tout entre en jeu », le spectateur fait lui-même partie de l’oeuvre qui n’est plus un objet à contempler, mais devient une expérience à vivre. Ainsi, l’entrée dans l’oeuvre-exposition doit s’apparenter à l’entrée dans une église, qui se caractérise par un changement radical d’environnement : on entre dans un endroit généralement plus sombre, plus frais et plus silencieux propice à l’arrêt du temps, « on s’assied, on réfléchit et on repart dans la vie », dit-il. Il s’agit d’un « moment un peu en dehors de tout » et « même si on ne comprend pas ce qui se passe, on sait qu’il s’est passé quelque chose ». On retrouve à nouveau quelque chose du récit du conteur dont le mode de transmission s’adresse au corps tout entier en ce que « [p]lus l’auditeur est dans un état d’oubli de soi, plus ce [qui est raconté] s’imprime profondément en lui[22] ». Or, « ce processus d’assimilation qui se fait en profondeur nécessite un état de détente qui devient de plus en plus rare[23] » et il est précisément lié à l’état d’écoute flottante propre à la veillée durant laquelle chacun est occupé à autre chose. Pour Boltanski, l’exposition comme mise en scène impose au visiteur d’oublier où il se trouve — dans un musée, en ce qui concerne Faire son temps — et de s’investir pleinement dans le moment qu’il vit tout en se détachant de lui-même. Ici, le passage d’Entre-temps soumet le visiteur à un état de tension, plutôt que de détente, qui le rend disponible pour « qu’il se passe quelque chose ».

Figure 1

Entretien d’Antoine Compagnon avec Christian Boltanski au Collège de France, 3 avril 2018, 20’54–22’26. Source : Compagnon 2018; Collège de France, https://www.college-de-france.fr/audio/antoine-compagnon/2018/antoine-compagnon.2018-04-03-17-45-00-a-fr.mp3 (consultation le 1er août 2021).

-> Voir la liste des fichiers audio

Cependant qu’une lumière plus claire semble l’appeler[24] à l’autre bout de l’axe central, le visiteur continue le parcours dans un espace rendu confus qui contraint à la déambulation et empêche l’appréhension de l’espace sillonné. C’est alors que les oeuvres, qu’on ne sait pas toujours identifier — Boltanski refuse les cartels propres à la muséographie et qui interdisent l’ambiguïté —, peuvent s’offrir à l’expérience. Les installations photographiques côtoient les très identifiables Registres du Grand-Hornu (1997), Miroirs noirs (2005), Les tombeaux (1996) ou encore Mes morts (2002), Le Terril Grand-Hornu (2015) et Le manteau (1991). Les visages, petites lampes et boîtes métalliques envahissent les salles symétriquement réparties le long du couloir central. Les portraits de Suisses morts, de l’Autel du lycée de Chases, de Reliquaires et de Monuments, le long des murs, sont éclairés de manière à oblitérer davantage les visages rendus fantomatiques par l’agrandissement qui accentue les contrastes, creusant les orbites et blanchissant les visages qui semblent translucides, et qui épaissit le grain de la photographie, dématérialisant encore ces visages qui perdent alors leurs traits singuliers. Malgré le flou et l’illusion de transparence rendus plus prégnants par le reflet des lampes à la surface des portraits, ces visages conservent leur expressivité et quelque chose de la vie subsiste donc. Le procédé est repris dans l’axe central faiblement éclairé par des ampoules nues, dont le rayonnement se reflète dans les portraits suspendus sur les cloisons sombres. Les panneaux des Fantômes de Varsovie (2001) et de Réflexion (2000) occupent l’espace dans lequel le visiteur évolue. Ils donnent une impression de foule; le regardeur ne peut maintenir aucune distance à l’égard des oeuvres qu’il croise, il est lui-même soumis aux regards qui l’entourent et ainsi dessaisi du pouvoir de l’observateur.

Ce dessaisissement est aussi le résultat du brouillage des multiples points de repère possibles. D’abord, celui du rapport à l’espace et au temps. Si Faire son temps est une rétrospective, elle ne se déploie de manière linéaire ni dans l’espace ni dans la chronologie des oeuvres présentées — hormis la première et la dernière sections. Ensuite, celui du rapport aux oeuvres et à ce à quoi elles pourraient renvoyer. Il a été dit à de nombreuses reprises que le flou des images correspond à la centralité de l’absence dans l’ensemble de l’oeuvre et répond à l’impératif, pour Boltanski, que ses oeuvres soient ouvertes : « La grande chose pour moi, c’est que quand on voit une oeuvre, on ne doit pas la découvrir mais la reconnaître; c’est celui qui voit qui termine l’oeuvre[25]. » Il s’attache donc à vider les images et les objets de leur substance de manière telle que la personne qui regarde y mette du sien. Aucun lien n’est établi entre les images et les objets présentés et leur histoire, les personnes photographiées sont anonymes, les dispositifs gomment les éléments qui pourraient suggérer une identification de ces personnes. Ce dépouillement est aussi, selon Benjamin, la condition du maintien intact du récit à travers le temps : « rien ne recommande plus une histoire à la mémoire de façon durable que cette forme ramassée et chaste qui échappe à l’analyse psychologique[26] ».

Cependant, la matérialité des oeuvres s’impose et impose une lecture qui, bien qu’elle puisse être propre à la culture de laquelle participe le récepteur des oeuvres, est voulue universelle par Boltanski. En Europe, la lecture dominante est la référence à la Shoah. Chacune des oeuvres, depuis les années 1980, pointe inévitablement et répétitivement vers ce point du passé tout en renvoyant à n’importe quel massacre de notre temps. Certains commentateurs parlent alors du caractère obsessionnel de l’oeuvre. Obsession de la perte et de la mort (de masse). Boltanski corrobore cette interprétation dans les différentes entrevues qu’il a données tout autant par le caractère redondant de ses propos que par leur centrage sur le rapport au passé, à la mort et à l’absence : « […] il est certain que pour moi, un vêtement usagé, une photographie ou un corps mort, c’est à peu près la même chose, c’est à chaque fois un objet qui renvoie à un sujet disparu[27] » ou bien « La grande chose peut-être du 20e siècle, c’est l’idée de l’anonymat de la mort […]; il me semble que depuis la guerre de 14 et jusqu’à aujourd’hui, il y a une distance de plus en plus grande entre celui qui tue et celui qui se fait tuer […]; le 20e siècle a été le siècle de cette mort éloignée[28] », ou encore « on est lié à ce grand mouvement d’horreur[29] » qui se perpétue aujourd’hui en Syrie, en Méditerranée pour les réfugiés.

Ouvrir

On peut lire ce motif répétitif sous un autre angle. Selon Benjamin, la sédimentation est au fondement du récit qui est transmis de génération en génération par la voix de multiples conteurs qui se sont appropriés l’histoire qu’ils transmettent à leur tour. Car « raconter des histoires est en effet toujours l’art de les re-raconter, et cet art se perd quand les histoires ne sont pas conservées[30] ». À cette aune, il devient possible de comprendre le caractère répétitif de l’oeuvre de Boltanski comme un geste de conservation, de maintien dans le vivant de tous ces morts que ses installations rendent présents. Il répète lui-même quelque chose qu’il laisse ouvert par le brouillage et le dépouillement de ce qu’il donne à voir. En cela, nous dit Benjamin, il s’oppose autant au roman qu’à l’information, qui sont des objets clos. Là où le roman s’épuise dans une fin et l’information dans les explications qui accompagnent la relation de l’événement, le récit appelle une suite que seul l’auditeur peut lui donner, puisque « la moitié de l’art du récit consiste […] à garder une histoire vierge d’explications lors de sa restitution [, laissant l’auditeur] libre d’arranger la chose comme il l’entend[31] ». C’est l’ouverture du récit qui autorise son appropriation par ses auditeurs, appropriation nécessaire à son existence même, dans la mesure où il est le fruit des « nombreuses réitérations de sa narration[32] » qui sont la condition de sa conservation. La démarche de Boltanski crée, d’une part, une forme vide nécessaire à l’appropriation en refusant que ses oeuvres soient identifiables et en brouillant le rapport des objets présentés à leur historicité; d’autre part, elle inscrit ce vide dans un récit — porté par la parole de l’artiste — qui propose des pistes pour appréhender les installations en les offrant comme un questionnement, puisqu’il affirme que l’art est une recherche, une question sans réponse.

En cela encore, on peut rapprocher Boltanski de la figure du conteur benjaminien, qui est « un homme de conseil » qui ne donne pas de réponse, mais offre « une proposition concernant la suite d’une histoire (en train de se raconter)[33] ». Le conteur entretient de ce fait une relation particulière à la transmission du passé qui se rapproche de la posture du chroniqueur qui raconte par opposition à l’historien qui explique[34]. L’acte de raconter, commun au chroniqueur et au conteur, est déterminé par une mémoire qui établit un lien entre différentes histoires et multiplie les possibilités du récit en tant que relation possible de « nombreux événements éparpillés ». Par contraste, l’écriture de l’histoire, tout comme le roman, s’attache, elle, à décrire « un héros, une odyssée ou un combat[35] ». Les installations de Boltanski mettent en oeuvre des éléments qui renvoient toujours à une infinité de possibilités, puisque chaque photographie, chaque objet, en étant dépossédé de sa spécificité, pointe vers la personne qui lui a été effectivement liée tout autant que vers n’importe quelle personne qui pourrait lui être liée, ou encore vers des personnes réelles liées à l’histoire du visiteur. Tous ces possibles qui se manifestent simultanément dans l’oeuvre constituent le fondement de la possibilité de transmission en inscrivant toutes les personnes potentiellement liées à l’objet dans quelque chose qui les dépasse, qui n’est pas expliqué, mais qui est l’objet d’une proposition grâce à la parole de l’artiste, et qui, de ce fait, est susceptible d’entrer en résonance avec l’expérience du visiteur. C’est alors que le récit est possible, appropriable et transmissible.

Après cette traversée de l’ombre illuminée par les nombreuses ampoules de faible intensité qui composent la plupart des installations, la progression conduit vers une nouvelle source de lumière : Les Regards[36] laissent transparaître la lumière naturelle des baies vitrées ouvrant sur Paris et devant lesquelles se déploie Réserve : Les Suisses morts (1991). Ce nouveau changement d’espace, à nouveau marqué par un passage à travers un tissu (les voiles des Regards), conduit, au dernier temps du parcours, à celui des mythologies et légendes avec les projections d’Animitas Chili (2014), d’Animitas blancs (2017) et de Misterios (2017), qui sont entendues avant d’être vues. Ces dernières installations, des vidéos, nous ramènent de manière encore plus directe au conteur, puisque leur mode de fonctionnement est précisément celui du récit qui se transmet de « bouche en bouche[37] ». Voici la manière dont Boltanski les présente :

[…] chez les Amérindiens, les baleines sont les animaux qui savent le début des temps. […] j’ai installé d’énormes trompes en Patagonie, dans le désert, et quand le vent s’engouffre dans ces trompes […], ça fait la parole des baleines […]. Les baleines ne m’ont pas répondu d’ailleurs. Mais il y a des énormes trompes, au bord d’une falaise, dans un endroit totalement désert. Et, là encore, quand tout cela sera oublié, il restera peut-être qu’il y a eu un fou qui essayait de parler aux baleines. Donc cette histoire va peut-être rester. J’ai aussi, dans le même ordre d’idées, installé huit cents petites clochettes au bout de longues tiges dans le désert d’Atacama, qui s’appellent Animitas, sortes d’âmes errantes, dans ce désert il y a beaucoup d’âmes. […] Je pense qu’elles [les clochettes] ne sont plus là aujourd’hui […] mais elles ont été là[38].

Les Animitas sont, au Chili, des autels édifiés sur les lieux d’accidents de voiture. Boltanski évoque des « âmes errantes » dans son entretien avec Antoine Compagnon. Au Japon, des clochettes auxquelles sont accrochées de petits papiers portant une phrase à l’intention des morts sont installées devant les maisons; « chaque fois que le vent fait bouger la clochette, c’est comme de redire la prière[39] ». L’installation est composée de huit cents de ces clochettes japonaises fixées sur une tige de métal plantée dans le sol. Le papier est remplacé par un rectangle de plastique transparent. Le vent fait chanter les clochettes et la lumière, briller les languettes de plastique. L’oeuvre est installée dans le désert d’Atamaca où, durant la dictature de Pinochet, les corps des « disparus » étaient jetés et qui a été fouillé pendant des décennies par les familles cherchant les restes de leurs proches[40]. Boltanski dit, à propos de ces oeuvres, qu’il « […] essaie de construire des mythologies. Et il n’y a plus de nécessité de voir, il y a à connaître cette histoire. Mais il faut que cette histoire soit une réalité[41] ».

On peut entendre son propos comme une volonté de laisser sa propre trace, que son nom reste attaché à quelque chose, c’est d’ailleurs ce qu’il dit à propos d’une autre oeuvre plus ancienne qui impose de la refaire régulièrement, Les habitants de l’hôtel de Saint-Aignan en 1939 (1998) : « j’espère qu’on dira “oeuvre de monsieur Boltanski refaite par madame ou monsieur Untel…ˮ et qui lui aura donné un nouveau souffle, qui l’aura peut-être transformée un tout petit peu[42]. » Pourtant, ces oeuvres, Misterios et les Animitas, si elles sont une trace de l’artiste, sont surtout un moyen de maintien dans le temps et de transmission dans l’espace (Japon, Amérique du Sud, Europe) de traditions, de légendes et d’une histoire. Le cas d’Animitas est particulièrement frappant par la manière dont l’oeuvre articule une tradition japonaise à un mythe amérindien pour maintenir vivantes dans la mémoire des personnes qu’un régime politique historique voulait faire disparaître. Le nouage de ces éléments est le fait de la parole de l’artiste, qui est la mise en récit de son appréhension d’expériences singulières et plus ou moins étrangères les unes aux autres. Dès lors que ces oeuvres ne sont pas visibles, qu’elles sont vouées à disparaître et que leur existence doit être connue et leur histoire transmise, c’est d’abord la parole de l’artiste qui les constitue, qui les fait exister dans l’espoir que l’histoire qu’il raconte soit reçue et reprise, ce qui permettrait la conservation, non pas de l’oeuvre, mais bien de tradition, légende et histoire qu’elle porte. On retrouve encore Benjamin pour qui la réitération est au fondement du récit. C’est la « lente superposition de couches fines et transparentes qui fournit l’image la plus exacte du mode par lequel vient au jour le récit parfait en traversant les couches des nombreuses réitérations de sa narration[43] ».

Finalement, l’art de Boltanski se rapproche manifestement du récit du conteur par son lien à la mort, qui « est la sanction de tout ce que le conteur peut rapporter. Celui-ci emprunte son autorité à la mort[44] ». C’est au moment de mourir que la vie de toute personne devient transmissible. Ce que ses expressions et ses regards révèlent alors tient de l’inoubliable pour ceux qui la regardent[45]. Les dernières paroles, les derniers gestes, les derniers regards sont empreints d’autorité du fait même qu’ils sont les derniers et, de ce fait, inoubliables pour ceux qui les reçoivent. Tout récit trouve sa source dans cette forme d’autorité conférée par la mort imminente. Boltanski, en nouant son art à la mort et au désastre, en refusant que la mort signifie la disparition, cherche non pas à « faire revivre », à « ressusciter » ou à « lutter contre l’oubli », mais à maintenir l’attention des vivants sur les « horreurs » de leur monde par la transmission des « horreurs » du monde passé :

Je crois que je suis un artiste du XXe siècle […] et que ma vie a été liée [aux massacres du XXe siècle], que les choses ne sont pas terminées, qu’il y a autant de choses horribles qui se passent aujourd’hui. […] Il y a d’autres horreurs, on ne vit que dans les horreurs […] et tout ça nous permet de comprendre […] comment la génération de mes parents n’a pas réagi au stalinisme, comment les Allemands […] n’ont pas réagi au nazisme. […] Les horreurs qui se passent aujourd’hui nous permettent de comprendre comment les gens ne réagissent pas aux choses […]. On est lié à ce grand mouvement d’horreurs[46].

L’autorité du conteur lui vient du fait qu’il a vu et vécu, ou qu’il parvient à faire croire qu’il a vu et vécu ce dont il raconte l’histoire. Elle lui vient d’une expérience qu’il est capable de transmettre. Le moment de mourir constitue une forme paroxystique de l’expérience qui a été rejetée de la vie, en Occident du moins, depuis le 19e siècle[47] et mise à distance jusque dans l’acte de tuer qui, au 20e siècle[48], a pu être perpétré dans l’anonymat, tant des victimes que des assassins. Si cette évolution dans le rapport à la mort pousse Benjamin à conclure à la disparition de l’art de conter comme possibilité de transmettre, l’oeuvre de Boltanski tend à le contredire, en maintenant la mort vivante et présente pour le regardeur de ses oeuvres. Le conteur, l’artiste, s’inscrit ainsi dans une histoire qui le dépasse et dont il tire quelque chose dont il se fait le passeur. Le conteur serait alors une figure possible du témoin. Figure d’autant plus importante aujourd’hui que se pose la question de la transmission de la mémoire en l’absence des témoins directs que sont les survivants des massacres de masse du 20e siècle, à commencer par ceux de la Shoah.