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Le témoignage filmé, ce qui reste

En novembre 2013, les Musées de la civilisation de Québec dévoilent l’exposition C’est notre histoire : Premières Nations et Inuit du XXIe siècle[2]. Elle succède à la précédente exposition permanente consacrée aux peuples autochtones du Québec, Nous, les Premières Nations (1998–2013). Faisant suite à une tradition de collaboration engagée par les Musées dès leur fondation, le projet de renouvellement de l’exposition se construit autour de la volonté d’inclure les perspectives autochtones dans l’espace expositionnel :

Les MCQ se sont engagés à explorer les possibilités d’une exposition basée sur les concepts d’autoreprésentation et de décolonisation, […] [et à] favoriser le développement des contenus et la représentation de Soi par les Inuit et les membres des Premières Nations du Québec en allant à leur rencontre, sur le terrain[3].

Pendant quatre ans, la Boîte Rouge VIF et son groupe de recherche Design et culture matérielle, spécialisés en méthodologie collaborative et en projets de concertation auprès de communautés autochtones, orchestrent un processus de collaboration ambitieux impliquant près de 800 personnes à des degrés divers[4]. Depuis son inauguration, plusieurs auteurs ont couvert les démarches de concertation à l’origine de C’est notre histoire. Le constat apparaît décevant, et ce, surtout pour les personnes impliquées dans la création de l’exposition : si la concertation était bien au coeur de la conceptualisation de l’exposition (idéation et collecte de données), la phase de réalisation s’est progressivement éloignée des intentions collaboratives, aboutissant à un produit final respectant peu des demandes et des idées soulevées par les personnes autochtones participantes[5]. Qu’il s’agisse des objets choisis lors des inventaires collectifs finalement absents des vitrines, de la scénographie qui ne met en place que timidement les idées discutées pendant la consultation, du sujet des pensionnats réduit au minimum ou encore des cartels explicatifs rédigés par le musée et n’utilisant aucunement les langues des Premières Nations concernées, l’exposition n’est pas à la hauteur de ce que pouvait laisser envisager le processus aux participants autochtones. La complexité d’un tel projet (ses contraintes de temps, de financement et de relations interpersonnelles) explique partiellement la difficulté d’aboutir à un résultat satisfaisant en regard de la visée décoloniale annoncée. Mais les promesses de décolonisation, de démocratisation et de pluralisation faites par les projets de muséologie collaborative se heurtent surtout à la difficulté pour les musées de partager leur autorité, échouant ainsi à livrer une réflexion critique sur les dynamiques de pouvoir perpétuées par la pratique muséale. Lorsque Bryony Onciul souligne que la collaboration est un premier pas vers un renouvellement des relations entre communautés autochtones et musées, mais que le partage du pouvoir n’est ni simple ni toujours probant[6], Laurence Desmarais et Laurent Jérôme parlent d’une forme de néocolonialisme dans le cas de C’est notre histoire : s’il y a eu contact — en référence au musée comme « zone de contact », invoqué par Mary Louise Pratt puis James Clifford[7] —, l’exposition ne renverse pas les dynamiques de pouvoir et, en fin de compte, le musée reste détenteur de toute autorité décisionnelle[8].

Plutôt que de traiter le contenu ou l’efficacité de la collaboration qui a vu naître C’est notre histoire, je propose ici d’aborder l’exposition sous l’angle des médialités qui la traversent, et ce, en m’emparant d’un objet médiatique qui a la particularité de se déployer dans et autour de l’exposition : le témoignage filmé. La quantité de matériel récolté lors des ateliers, des inventaires collectifs, des entretiens et des visites de communautés donne lieu dans l’exposition à une profusion d’objets et de supports qui frôle la surcharge. Parmi les « vraies choses[9] » (les artefacts et les oeuvres d’art contemporain), le matériel pédagogique et informatif (les écrans interactifs et les cartels explicatifs) et les éléments expographiques (trois immenses projections immersives et les mises en scène scénographiques), 29 moniteurs animent l’espace d’exposition. Ces écrans, omniprésents, véhiculent principalement les expériences personnelles de témoins, livrant leurs récits de vie, leurs opinions sur des situations contemporaines, leurs versions de l’histoire des peuples autochtones et de leurs territoires. Les capsules vidéo de quelques minutes, rassemblant des entretiens filmés selon différentes modalités d’entrevue et des prises de vues plus documentaires, s’organisent en plusieurs thématiques. Ainsi, dans la zone consacrée aux legs des pensionnats, un moniteur prend place auprès de deux albums d’histoire du Canada et d’une valise de pensionnaire. Après un fond rouge, la vidéo diffuse les témoignages de Jacques Newashish (Atikamekw Nehirowisiwok) et de Katherine Sorbey (Mi’gmaq) entrecoupés de séquences documentant une cérémonie de guérison organisée en 2012 à Maliotenam et qui se termine par l’incendie d’un ancien pensionnat.

Le cas du témoignage filmé dans C’est notre histoire est particulier, car il dépasse la simple utilisation de matériel audiovisuel pour créer l’immersion (rôle qu’occupent les trois projections incurvées), inciter à l’interaction ou documenter un objet de façon plus attractive. Il ne s’agit plus seulement d’illustrer ou d’accompagner un objet exposé pour en approfondir l’apport pédagogique. Le témoignage transposé à l’écran se pose au même niveau que l’objet témoin, au sens où il contient et transporte en lui-même un savoir qui resterait inaccessible autrement, exposant le témoin comme principal « contenant » de ce savoir.

Face à la déception de certains vis-à-vis de l’exposition, le contenu de la concertation trouvera une multitude d’existences parallèles à C’est notre histoire : un long métrage (Indian Time[10], réalisé par Carl Morasse en 2016), un site Web et un livre se déploient en complément de l’exposition comme autant de manières de rendre justice à la richesse du matériel récolté lors des ateliers, des inventaires collaboratifs, des visites de communautés, des rencontres, des entretiens et des discussions. Quel que soit le support médiatique choisi (l’édition papier, le numérique, le film ou l’exposition), ce sont les témoignages filmés qui perdurent et s’imposent comme un élément essentiel à cette transmission de parole et à cette mise en relation entre Autochtones et allochtones. Dans un contexte où l’affirmation de l’identité autochtone dans toute sa multiplicité et complexité est au coeur de l’exposition, où le « notre » du titre questionne directement le rapport qu’entretiennent les musealia et les visiteurs, où la médiation d’un savoir, la transmission d’une histoire et d’un patrimoine historiquement pas ou mal représentés dans les institutions muséales est un enjeu de taille, et où accorder une place à la parole autochtone était le point de départ du projet, on comprend qu’étudier le dispositif qui porte cette parole est directement lié aux individus qui y sont saisis. Alors que ceux-ci apparaissent comme la dernière trace du projet de collaboration mené par le musée, les témoignages filmés et exposés deviennent une porte d’entrée pour penser la transformation des expositions ethnographiques[11], dont on annonce le besoin de renouvellement depuis la fin des années 1980, une période marquée par des processus de décolonisation plus ou moins efficaces qui ne cessent d’évoluer.

Si l’on considère que l’entrée du témoignage filmé dans l’espace d’exposition est le produit d’un contexte technologique et culturel qui multiplie les médias et les types de médiations[12] — d’ailleurs, le Musée de la civilisation, fier modèle de la nouvelle muséologie, n’hésite pas à embrasser ces outils technologiques pour remédier son discours —, étudier la présentation vidéographique du témoignage au musée passe aussi par la prise en considération des différents médias qui composent cette chaîne de remédiation : la parole testimoniale, l’image en mouvement, puis l’exposition. D’où le terme « témoignage filmé-exposé » que je privilégie dans ce travail pour mettre en évidence cette multimédialité. Peu d’écrits sont consacrés à l’apparition du témoignage filmé au musée. Linda Idjéraoui-Ravez en offre une étude dans Le témoignage exposé. Du document à l’objet médiatique[13] en adoptant la perspective des études médiatiques, considérant principalement sa dimension communicationnelle, mais laissant de côté le rapport au médium filmique. Dans Les sources orales et l’histoire. Récits de vie, entretiens, témoignages oraux[14], Florence Descamps propose une lecture historique interdisciplinaire prenant en compte l’évolution des médias qui se sont relayés dans la remédiation de la parole et le développement des archives orales, tout en donnant des directives pour en favoriser le collectionnement. Mais le rapport qu’entretient le témoignage filmé avec l’exposition et l’institution muséale est peu développé. Quelques articles scientifiques abordent finalement le témoignage filmé-exposé à la lumière d’études de cas spécifiques (les musées de guerre français ayant attiré l’attention de plusieurs auteurs[15]). Une étude approfondie du témoignage filmé-exposé qui se penche autant sur les archives orales et le médium filmique que sur celui de l’exposition et de leurs institutions respectives est encore à écrire, et ce ne sont que les balbutiements d’un tel travail que j’entends esquisser ici.

Cette étude de cas se dessine alors que la polyphonie apportée par le témoignage et la subjectivité qu’il porte est de plus en plus considérée par les historiens, le monde juridique et les muséologues, qui voient ces sources comme porteuses d’un savoir et d’une vérité qu’il est nécessaire de prendre en compte. En 2017, lorsque le Musée canadien de l’histoire à Gatineau ouvre sa salle consacrée à l’histoire canadienne (comprenant l’histoire des Premiers Peuples), il inclut quelques témoignages filmés, notamment dans la nouvelle section consacrée aux écoles résidentielles. Le conservateur huron-wendat Jonathan Lainey insiste sur l’importance, pour la qualité et la crédibilité du projet, de travailler avec ces témoignages — une étroite collaboration avec le Centre national pour la vérité et la réconciliation lui permettra d’accéder à ces sources de première main[16]. Avec plus ou moins d’efficacité, la multimédialité et la présence de témoignages filmés sont avancées comme de possibles substituts décoloniaux à l’exposition d’objets de musée, au même titre que l’inclusion d’oeuvres d’art contemporain dans les expositions de type ethnographique, une tendance qui s’est systématisée ces dernières années. En effet, la transformation des expositions ethnographiques passe aujourd’hui par des croisements disciplinaires, déconstruisant la dichotomie moderne qui oppose l’objet d’art à l’artefact, mais aussi par l’imbrication de valeurs cognitives (scientifiques) et sensibles (artistiques ou testimoniales). Lorsque le sociologue, critique et commissaire Guy Sioui Durand interroge le futur de l’institution muséale au regard des productions autochtones, c’est avec le passage de structures historiquement basées sur la prédominance de l’objet vers des systèmes de médiation incorporant les nouvelles technologies, les créations artistiques autochtones et les récits de vie transmis par celles-ci qu’il entrevoit une possible ouverture décoloniale, juste et respectueuse des cosmologies autochtones[17]. Quant au témoignage filmé, il permet à une communauté de prendre la parole, comme un projet de concertation permet d’inclure ces perspectives dans l’enceinte du musée. À Linda Idjéraoui-Ravez d’affirmer que le témoignage ajoute alors une valeur d’altérité à la valeur scientifique des musealia et à celle, documentaire, attestée par le processus de muséalisation[18]. Il assure une voix extérieure, ni plus ni moins véridique que celle de l’expertise scientifique, mais bien différente, tout aussi valide et certainement fondamentale. Et si le musée rend accessible au visiteur la singularité d’une expérience individuelle, il accepte aussi implicitement de négocier son autorité d’institution patrimoniale. Car à la différence du long métrage, du site Web et du livre où, lorsqu’une séquence de témoignage est visionnée en ligne, retranscrite ou montée à la suite d’une autre, elle existe dans un même régime de vérité, dans l’exposition, elle est confrontée au discours scientifique des objets de musée et aux attentes d’un visiteur qui compte sur le musée pour le guider, l’instruire et lui assurer la véracité des choses qu’il expose. Nous verrons ainsi que c’est en la figure du spectateur-visiteur que se retrouvent les postures paradoxales qu’implique l’imbrication des dispositifs vidéographique et expositionnel lors de la réception du témoignage filmé-exposé. Mais avant de me pencher sur la présence de la parole filmée au musée (régie par des codes et des attentes), je m’arrêterai sur les autres supports choisis par la Boîte Rouge VIF pour véhiculer ces témoignages : un site Web, un livre et un long métrage. Ce détour me permettra ensuite de relever ce qui fait la spécificité de la parole filmée et de la confronter au dispositif expositionnel.

Multiplier les supports de la parole : un site Web, un livre, un long métrage

Je commencerai donc par sortir de l’exposition pour me pencher sur ce qui se déploie autour de celle-ci : le site Web voixvisagespaysages.com, Voix, Visages, Paysages. Les Premiers Peuples et le XXIe siècle[19] et le film Indian Time (Morasse, 2016). Sur le site Web, dans le livre et le long métrage, on reconnaît des passages diffusés dans C’est notre histoire : l’entrevue de Jessica Arngak (Inuk, originaire de Kangiqsujuaq), qui parle de la honte de pratiquer sa culture et de parler sa langue, ou celle de Katherine Sorbey (Mi’gmaq, originaire de Listuguj), qui explique la douleur des femmes face au départ de leurs enfants vers les pensionnats et l’effacement de la culture vécue par les peuples autochtones. De ces trois supports, le site Web est le plus complet : il reprend l’intégralité des 250 heures enregistrées, sans opérer de coupes. L’utilisateur peut naviguer entre les capsules qui apparaissent en mosaïque, rendant compte de l’ampleur du travail de consultation, ou depuis une carte du territoire où elles sont rassemblées selon les communautés d’appartenance des témoins. Les médias se complètent, puisqu’une retranscription des entrevues accompagne la majorité des témoignages.

Dans le cas d’un témoignage filmé, la finalité de monstration est manifeste dès le travail de collecte sur le terrain. En effet, le médium filmique, de par le rapport à la reproductibilité et la mise en circulation qui le caractérise, implique que les images capturées soient destinées à être vues par un public. Dans une époque comme la nôtre, où films et photographies de soi et des autres circulent aussi librement sur le Web et les réseaux sociaux, l’imaginaire qui entoure ces médias est d’autant plus fort. La personne qui se laisse « capturer » sait qu’elle sera ensuite perçue dans un temps différé (si le tournage est autorisé et approuvé, tout du moins). En rendant les capsules vidéo accessibles à tous sur le site voixvisagespaysages.com, l’intention de transmission culturelle derrière le projet de la Boîte Rouge VIF dépasse la simple visée de l’exposition au Musée de la civilisation. Contrairement à C’est notre histoire, qui existe principalement pour un public allochtone, les entretiens filmés continuent leur existence en dehors de l’enceinte du musée et constituent des ressources exploitables par les générations à venir.

Le titre du site Web est le même que celui du livre qui sortira quelques années après l’inauguration de l’exposition. Paru en 2016, Voix, Visages, Paysages. Les Premiers Peuples et le XXIe siècle entend pallier le manque de contenu issu de la concertation dans C’est notre histoire et présenter une version plus représentative des volontés émises par les Premières Nations et les Inuit participants. Les témoignages apparaissent sous forme de textes traduits en français et de photographies. Ils sont regroupés selon cinq grandes parties identifiées par les membres des différentes communautés : « Notre passé encore présent », « Les alliances manquées et leurs conséquences », « Nos combats », « Reprendre la place qui nous revient » et « Nos aspirations pour un futur basé sur la collaboration et la transmission culturelle ». Le livre reflète plus fidèlement que l’exposition l’organisation thématique que les personnes consultées avaient choisi de mettre en avant. Alors que les trois axes « voix », « visages », « paysages » formulés dans le titre étaient au coeur du projet, ils n’apparaissent pourtant pas de façon aussi manifeste dans la découpe thématique de l’exposition — si ce n’est dans les vidéos qui reprennent régulièrement des motifs de paysages et qui, évidemment, portent voix et visages. En plus des citations extraites des témoignages, quelques textes porteurs d’informations ou de contextualisation ont été écrits par l’équipe de la Boîte Rouge VIF, Élisabeth Kaine, Jean Tanguay et Jacques Kurtness. Les choix de mots sont plus vindicatifs et en accord avec le ton de certains témoignages. Le terme « génocide » est plusieurs fois employé dans les textes informatifs et les sous-titres du livre, alors qu’il est absent de ceux de l’exposition. Bien qu’il n’ait initialement pas été pensé comme tel, le livre sera utilisé comme catalogue d’exposition par le Musée de la civilisation.

Finalement, en 2016, le directeur de production et chargé de projet de création audiovisuelle à la Boîte Rouge VIF, Carl Morasse, réalise un long métrage à partir des archives constituées lors du projet de concertation. Les entrevues et les activités quotidiennes s’enchaînent, entrecoupées d’images documentaires où l’atikamekw, l’innu, l’inuktitut, l’eeyou (cri), l’anglais et le français se mêlent. Indian Time porte un discours résolument plus autoréflexif sur le geste de capture et d’exhibition opéré par la caméra. Au bout de 10 minutes, des images d’archives de l’Office national du film typiques de l’époque coloniale rejoignent les séquences documentaires contemporaines. Les quelques secondes d’amorce transparente qui précèdent ces images en noir et blanc, manifestement tournées en 16 mm, appuient le changement de support d’origine et renvoient directement à une époque où le film était utilisé comme outil de collecte — voleur d’image autant que créateur de simulation — et outil de colonisation. Des mains blanches auscultent un visage et l’exposent au regard de la caméra, suivies de visages souriants de jeunes enfants à qui l’on demande d’effectuer un tour sur eux-mêmes pour cerner leur accoutrement et leur morphologie de face et de profil. Une remise en contexte qui ancre le film dans sa tradition cinématographique et son histoire. Tout en suggestions, Carl Morasse insiste sur le potentiel des images d’archives, mais aussi sur ce dont elles témoignent : des relations de pouvoir entre des individus. À travers le flux de scènes quotidiennes, d’échanges de savoirs et de savoir-faire, mais aussi de témoignages sur l’impact de la colonisation et de ses politiques d’assimilation violentes, il impose une écoute, rythmée par le montage, les silences et les langues autochtones, et une temporalité. Pour Guy Sioui Durand, Indian Time pose le témoignage filmé comme une invitation à la réflexion : « Par ce type de montage, en alternance entre scènes de vie traditionnelle et faits historiques imposés racontés par divers[es] gens les ayant vécus, Carl Morasse formalise une posture éthique singulière : sans parti pris mais non apolitique[20]. »

La parole filmée : production de présence, d’émotion, de résistance

Ainsi, le site Web donne l’impression d’un accès plus direct à la réalité de la collecte, puisqu’il expose son exhaustivité et son objectivité en se présentant comme une base de données. Le livre offre l’avantage de présenter de façon plus explicite et informative le contexte de création de l’exposition, en plus de structurer les témoignages. Le long métrage, quant à lui, se donne pour mission d’approfondir la relation entre les acteurs et les images, assumant le geste subjectif de capture de la réalité.

L’entretien filmé dans le cadre d’un projet collaboratif met en lumière la réalité du milieu dans lequel cette capture du réel a lieu, impliquant ses acteurs et générant des liens sociaux entre filmé et filmant, témoin et intervieweur, ou ethnographe et communauté. La vidéo est alors au centre des interactions entre ces éléments de la réalité et devient un outil privilégié de capture du réel. Dans le cas de C’est notre histoire, la collecte vidéographique a commencé dès les débuts du projet collaboratif, mais le matériel récolté n’était à priori pas destiné à produire des vidéos d’exposition. Initialement, il s’agissait de construire une relation autour de l’outil caméra, qui oeuvre alors comme un trait d’union entre les médiateurs (la Boîte Rouge VIF) et les sujets participants (les membres des différentes communautés autochtones). Carl Morasse, qui faisait partie de l’équipe de création vidéo, se définira lui-même comme cinéaste-médiateur[21]. Plusieurs des entretiens réalisés avec des personnes autochtones participantes montrent des trajets en voiture qui parcourent la communauté en même temps que le témoin raconte. Le médiateur de la Boîte Rouge VIF se tient à ses côtés, caméra à l’épaule, et suit les réflexions de la personne en même temps que ses idées lui viennent, stimulées par le voyage et le territoire qu’elle traverse. Les médiateurs se laissent guider, et la caméra suit ce que les témoins pointent du doigt. Ils accomplissent ainsi un « échantillonnage du réel aiguisant l’observation et la conscience du cueilleur qu’est le vidéaste néophyte[22] ». Non seulement cela crée un lien de confiance entre les personnes d’un côté et de l’autre de la caméra, mais cela donne aussi plus d’agentivité à la personne qui témoigne : si ce n’est pas elle qui tient la caméra, elle peut tout de même en diriger le regard. Tout en procédant à une collecte systématique qui s’apparente à celle d’une recherche ethnographique, la relation à la base de la collecte d’images et de témoignages établie par la Boîte Rouge VIF est empreinte d’empathie et de sensibilité. Denis Bellemare, directeur du volet audiovisuel à l’époque de la réalisation du projet, souligne également l’approche nuancée que permet ce dispositif sensible : oscillant entre objectivité et subjectivité, observation et collaboration, cela insiste sur la complexité des relations et tensions qui interviennent lors d’une opération de collecte de données[23].

En 1998, Annette Wieviorka se penchait déjà avec attention sur les modalités de tournage des témoignages. En parlant des Fortunoff Video Archives for Holocaust Testimonies, elle décrit le « dispositif de recueil de la parole » mis en place par les chercheurs : « L’entretien se déroule en studio, c’est-à-dire dans un lieu tout à la fois clos et isolé de l’environnement normal de la personne interviewée que rien ne doit distraire de la plongée en elle-même à laquelle elle est invitée[24]. » Similairement à ce procédé, la Boîte Rouge VIF organise des vox pop dans un lieu fermé et devant un fond uni qui facilitent l’introspection et la libre expression des témoins qui acceptent de se prêter à l’exercice. Comme on le comprend brièvement dans Indian Time, le cinéaste est absent lors du tournage de ces séquences, il s’éclipse pour laisser la personne seule avec la caméra. Parmi les images qui apparaissent dans C’est notre histoire, plusieurs proviennent de ces vox pop sur fond noir où une personne semble finalement s’adresser directement au visiteur.

Si l’acte de filmer est un trait d’union entre les acteurs, c’est également une preuve de contemporanéité. Dans le contexte de C’est notre histoire, où montrer la « vivacité » des Premières Nations et des Inuit (au 21e siècle, comme c’est bien précisé) est au centre du projet, cela a son importance. Les représentations passéistes des peuples autochtones transmises par les musées occidentaux ont longtemps été véhiculées à travers un choix d’objet « authentiques » datant de la période précoloniale et niant les productions plus contemporaines porteuses de l’hybridation des cultures et des marques de ces relations de pouvoir et d’influence[25]. Tout comme Jacques Hainard parlait de musée cannibale, avide d’engloutir la production matérielle de l’Autre, le film ethnographique s’est historiquement gavé d’images de communautés éloignées, nourri de représentations passives des personnes approchées, observées, consommées. Mais si le rapport qu’entretient la tradition cinématographique avec le sujet filmé est tout aussi problématique au sens où elle a longtemps été vectrice de simulation de l’« Indien authentique », le dispositif de tournage comporte cependant un potentiel de subversion, notamment autour du partage ou du transfert d’autorité de la capture du réel. Ici, la caméra agit comme un outil de collaboration et d’échange mis au service des communautés, mais elle peut également être un instrument d’autoreprésentation, de revendication et d’affirmation identitaire. Le développement de structures audiovisuelles par et pour les Autochtones — pensons à IsumaTV, qui diffuse sur son site Web plus de 7 800 vidéos en 70 langues produites par des communautés autochtones à travers le monde[26] — permet aux communautés de présenter une vision du monde qui leur est spécifique.

Alors que la question de la monstration du témoignage filmé se pose dès l’instant où il est capturé, sa circulation et sa reproduction ouvrent également d’autres possibilités au regard de l’enjeu de la propriété du savoir et de la parole. Le rapatriement des images dans les communautés — dressons un parallèle avec l’enjeu qui anime tant le monde des musées — permettrait d’atténuer le sentiment d’être volé de ses images ou de ses objets, puisque l’échange se produirait à double sens : le témoin livre un récit qui lui sera ensuite remis sous une forme remédiée (et donc exploitable à des fins de communication) par le médiateur-chercheur-collectionneur. Dans le cas du projet collaboratif de C’est notre histoire, le matériel récolté lors de la recherche de terrain a été envoyé à la fois au conseil de bande et au délégué culturel de chaque communauté participante, ainsi qu’à une institution culturelle ou éducative représentante de chaque Nation[27]. La vidéo se prête ainsi à la démocratisation de la production et de l’accès au savoir. Le chercheur François Siino parle quant à lui d’une construction de relations plus horizontales entre les différents intervenants[28].

Figure 1

Photogrammes extraits de la capsule vidéo Le legs des pensionnats exposée dans C’est notre histoire. Une production de La Boîte Rouge VIF et des Musées de la civilisation Québec, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=E4ORQlaBm8c&ab_channel=LaBoiteRougevif (consultation le 25 juillet 2021).

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Les premières minutes d’Indian Time sont faites de silences. Après un fondu au noir sur le titre, le témoignage de Jacques Newashish (Atikamekw Nehirowisiwok) retentit. En gros plan, seuls ses yeux emplissent l’écran : « Moi, j’ai les yeux fermés, j’ai les yeux fermés parce que je retourne en arrière. Plus loin que ça. » L’homme passe alors du français à l’atikamekw, et les sous-titres prennent le relais : « Encore plus loin. »

Au musée, la zone de C’est notre histoire consacrée au legs des pensionnats diffuse la suite de ce témoignage (voir la figure 1). Jacques Newashish commence cette fois en atikamekw, ses yeux soulignés par les sous-titres français et anglais sans lesquels le visiteur ne parlant pas la langue ne comprendrait pas le récit qui lui est confié. Puis, le témoin passe au français : « C’est pour ça aujourd’hui que je peux parler ta langue, le français. Parce que j’ai été retiré de la forêt et de ma famille pour être éduqué en français. »

Alors que, dans l’exposition, le visiteur choisit le degré de proximité qu’il engage dans son écoute des témoignages — après plusieurs heures d’observation lors de mes visites de C’est notre histoire, je remarque que rares sont les visiteurs qui s’arrêtent systématiquement à chaque borne audiovisuelle, voire qui visionnent l’intégralité des quatre minutes de la vidéo —, le long métrage rend la confrontation inévitable. Le corps du témoin remédié par l’image en mouvement apparaît alors comme un passeur de mémoire entre le monde des morts et celui des vivants pour transmettre un savoir unique. La contemporanéité impliquée par la vidéo est augmentée d’une dimension extra-temporelle — hors du temps — qui fait du témoin un médiateur entre le passé de l’événement, le présent de l’énonciation et le futur de la réception et de la transmission de connaissances aux dimensions multiples. Finalement, c’est à travers le corps du témoin que vit l’histoire — la corporalité et l’oralité que la vidéo trans-porte rejoignent la chaîne de remédiation de la parole pour se situer à son origine. Transmettre une connaissance ne passe pas uniquement par les éléments factuels et informatifs contenus dans le récit prononcé et rationnalisé. La transmission passe aussi par la mise en présence des acteurs, permise ici par l’image en mouvement. Wieviorka, citant Dominique Mehi, attire l’attention sur l’importance de l’intime dans le glissement qu’opère l’écriture de l’Histoire de l’expertise scientifique vers celle des témoins. Ce basculement est permis par les médias télévisuels et vidéographiques qui, à travers leurs opérations de monstration, sont aptes à transmettre les affects et les émotions[29]. L’empathie et la compassion qui émanent du témoignage, du lien de confiance entre le témoin et le cinéaste puis le public, montrent qu’il y a un autre type de savoir qui est véhiculé à travers ces objets médiatiques. Le témoignage peut donner accès au quotidien et au savoir-faire du témoin (des techniques traditionnelles, artisanales, familiales), mais aussi transmettre des émotions : l’intimité d’un secret, la violence d’une expérience, la peur[30].

Avec ces vidéos, le public allochtone découvre aussi la sonorité des diverses langues autochtones en même temps qu’il entend le récit des témoins. L’entretien filmé en langue originale devient un vecteur de transmission d’autant plus fort en regard de l’assimilation culturelle violente imposée aux premiers peuples aux 19e et 20e siècles, et qui continue de laisser des traces aujourd’hui[31]. La puissance imageante de la langue véhiculée par le média audiovisuel permet ainsi d’« optimiser l’accès au monde représenté et la relation du visiteur à ce monde[32] ». Mais c’est aussi une façon d’affirmer la présence autochtone dans des institutions qui l’ont longtemps effacée. L’artiste contemporain anishinabe Scott Benesiinaabandan le rappelle :

Il n’y pas si longtemps, la langue [anishinabe] était activement réprimée, c’était illégal de la parler dans les écoles résidentielles. On a appris à nos mères et à nos grand-mères qu’elles ne pouvaient plus parler leur langue. Donc exposer cette langue dans la sphère publique et l’utiliser est un acte politique en lui-même[33].

L’image en mouvement permet de rendre compte de la puissance formelle et éthique de la langue dans un projet de transmission culturelle autochtone : l’oralité est une pratique de résistance et d’affirmation[34].

À Susan Sontag de nous rappeler alors que les connaissances difficiles portées par le témoignage nécessitent un dispositif d’accueil adéquat[35]. Si elle aborde le sujet à propos de photographies emblématiques de la souffrance qui appellent à un « espace sacré », voire un « espace de méditation » propice à la gravité du récit qu’elles portent, l’exploitation de la douleur des autres lorsque ces images (ou ces paroles) sont exposées au regard est tout aussi pertinente dans le cas de témoignages filmés-exposés, alors qu’ils intègrent une institution qui refroidit ce qu’elle abrite au fur et à mesure que ses objets se soumettent aux processus d’archivage, de documentation, de certification. De l’identification au sentiment d’altérité, de l’intimité d’une écoute attentive à la fuite d’un face à face, les témoignages filmés interrogent le « nous » que souligne le titre C’est notre histoire, obligeant le visiteur-spectateur à se positionner, ou du moins à se poser des questions sur cette rencontre et cette confrontation à des expériences qu’il n’est souvent pas en mesure de comprendre du fait de ne les avoir jamais vécues.

Voix off et voix vive : compatibilité des dispositifs

Depuis les soleils des indépendances africaines des années 1960 jusqu’à l’intensification des mouvements de revendication autochtones des années 1990, en passant par l’appui théorique des postcolonial studies des années 1980, l’ethnographie, traditionnellement basée sur une distinction entre l’Autre et le Soi, et les collections muséales qui s’y rattachent sont critiquées de plus en plus violemment. La fin du 20e siècle est synonyme de remise en question pour les musées, qui doivent se réinventer sous l’oeil attentif du public, des universitaires et des militants. Elle voit naître la nouvelle muséologie en 1972 (dont se réclame le Musée de la civilisation), la critique institutionnelle (avec des expositions comme Mining the Museum (1992–1993) de l’artiste noir américain Fred Wilson[36]) ou encore la muséologie de la rupture (une approche adoptée par Jacques Hainard au Musée d’ethnographie de Neuchâtel), qui s’inscrivent dans une volonté de renverser le discours autoritaire d’experts pour le remplacer par une ouverture et une multiplication des récits : « The anonymous, authoritarian scholarly voice is no longer assumed to be the standard, as scholars recognize the importance of critical self-reflection and first-person narration[37]. » La mission du musée de société — se recentrer autour d’un patrimoine communautaire local, aborder des questions sociales contemporaines, mais aussi veiller à l’inclusion de cette communauté dans l’espace muséal — se concrétise avec un glissement du régime de valeur qui entoure l’objet de musée. Le savoir sensible véhiculé par le témoignage — une connaissance subjective et individuelle, en opposition avec la véracité scientifique historiquement prônée par les institutions — gagne en autorité dans ces nouvelles structures muséales basées sur le discours plutôt que les objets[38].

Il est alors intéressant de noter que l’évolution du cinéma direct au Québec, comme celle de la nouvelle muséologie incarnée par les écomusées et les musées de société, s’ancre dans un désir de placer la communauté au coeur des constructions discursives et visuelles. C’est en donnant la parole aux personnes filmées, créant ainsi une chaîne de liens entre sujet réel-filmé-filmant, que le cinéma de Michel Brault, de Gilles Groulx et de Pierre Perrault souhaite livrer un témoignage de la réalité en se rapprochant au plus près de l’événement, souvent un sujet de proximité. Lorsqu’au début des années 1960, le cinéma direct se proclame « un cinéma de la “prise de parole” », la voix off traditionnelle du documentaire est supplantée par une parole populaire : « des actes de parole, issus du bas, viennent détrôner la Voix venue d’en haut, et établir le règne d'une véritable énonciation collective[39] ». Et c’est du dispositif de filmage — le lieu social du tournage provoquant la rencontre entre le cinéaste-médiateur et le témoin — qu’émergent ces voix, ce « nous ». Un projet collaboratif comme celui de C’est notre histoire donne lieu à une même prise de contact avec le réel, à travers le travail de terrain. Lorsque la caméra de la Boîte Rouge VIF circule sur le territoire filmé, en voiture ou à pied, accompagnée des témoins qui racontent, c’est toute une histoire du lieu qui se déploie, habitée par les paroles des communautés approchées. Les acteurs se retrouvent liés par la caméra qui traverse le lieu, donne à voir les chemins d’une cartographie — les cartes géographiques font d’ailleurs partie des éléments employés par la Boîte Rouge VIF pour encourager le témoignage — et provoque le récit. Porteurs d’affects et de présence, et sans laisser de côté l’apport cognitif, ce sont autant les visages et les paysages que les voix qui témoignent d’une collectivité dans ces vidéos. Mais, en continuant d’encadrer les objets et les représentations qu’il expose, le discours muséal dans C’est notre histoire se heurte à cette approche et montre surtout que l’institution n’est pas prête à délaisser sa propre voix off, son commentaire informatif et certifiant qui fait la spécificité du musée-média[40].

Interroger le processus de remédiation de la parole — de sa captation vidéographique à la construction de son discours symbolique, en passant par son existence sociale — conduit finalement à envisager l’intégration du témoignage filmé au sein d’une institution qui se doit de « garantir le régime scientifique » et de « justifier le statut des dires qu’il expose[41] ». L’exposition apparaît alors comme un dispositif technique qu’il revient d’interroger au même titre que l’image en mouvement dans la capture vidéographique de la parole. J’invoque ici l’approche de l’intermédialité développée par Éric Méchoulan, ouvrant l’analyse d’une oeuvre — d’un cas — aux institutions et aux supports matériels qui déterminent son efficacité et son effectivité à produire des effets de sens déterminés[42]. Si l’étude du support matériel et technique du médium importe autant que son contenu, rejoignant un postulat mcluhanien, l’articulation entre les différentes institutions qui le composent se doit de retenir notre attention, tant le poids de celles-ci laisse des marques sur l’objet médiatique qu’elles fabriquent.

L’image en mouvement porteuse de parole telle que nous la trouvons dans le projet développé par la Boîte Rouge VIF nous a appris plusieurs choses. Le tournage apparaît comme un lieu d’échange et de mise en relation entre cinéastes-médiateurs et communautés, vecteur de coprésence et de contemporanéité; la reproduction de la vidéo facilite l’accès et le partage du patrimoine autochtone (à condition d’être légalement bien encadrée); l’oralité et la corporalité diffusées par l’image en mouvement entraîne la production d’émotions; l’association de l’image et du son encourage la circulation de langues autochtones, fabriquant présence et résistance. Placer la parole au centre de la construction historique et patrimoniale transforme le type de savoir que l’on propose au musée et favorise la polyphonie et la présence de nouvelles subjectivités jusqu’alors absentes du paysage muséal. L’émotion, le non-verbal, le « je » apportent une valeur d’altérité à l’exposition d’artefacts. Mais en traçant un pont entre un ailleurs temporel et spatial qu’elle amène dans l’enceinte du musée, l’image en mouvement met surtout le doigt sur les questions identitaires qui animent le musée ethnographique et les expose au visiteur. L’enchâssement des deux dispositifs, celui de l’image en mouvement et celui de l’exposition, rend en effet plus complexes les modalités d’énonciation et de réception qui interviennent entre le témoin, les médiateurs, l’institution et les visiteurs.

Figure 2

Photogrammes extraits de la capsule vidéo Le développement économique, notre dilemme éthique exposée dans C’est notre histoire. Une production de La Boîte Rouge VIF et des Musées de la civilisation Québec, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=Rra4PIElsRw&feature=youtu.be&ab_channel=LaBoiteRougevif (consultation le 25 juillet 2021).

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Zones d’incertitude énonciative

Le recours à la première personne du singulier, qui caractérise l’acte testimonial, donne lieu à des zones d’incertitude dans C’est notre histoire — ce que l’on peut percevoir comme une faiblesse, ou bien une ouverture par laquelle l’institution, malgré elle, lance le débat. Tandis que le titre de l’exposition affiche très clairement une structure énonciative basée sur la première personne du pluriel, tous les lieux de transmission n’adoptent pas ce même langage. Les titres des capsules vidéo, qui sont mis en évidence sur les moniteurs, suivent la tendance du titre : « Le développement économique, notre dilemme éthique », « Comme j’aimerais retourner sur le territoire », « Les Autochtones et l’archéologie : nos réalités et nos savoirs », « Affirmons notre autonomie », « L’école à notre manière », « Nos pow-wow ». L’autodésignation n’existe que dans l’espace vidéographique ainsi que dans les quelques enregistrements sonores et les citations imprimées au mur (elle est aussi implicite dans les oeuvres d’art qui traduisent la perspective individuelle d’un artiste). Le reste des textes qui interprètent, encadrent et orientent le propos de l’exposition est rédigé par l’équipe du Musée de la civilisation et recourt à la 3e personne du pluriel. Plus le sujet traité est sensible, plus la différence de langage est manifeste. La zone thématique consacrée au Plan Nord dans C’est notre histoire illustre bien cette ambiguïté des discours. Les vidéos y témoignent de l’opposition des mouvements autochtones qui se dressent contre les décisions économiques du gouvernement canadien (voir la figure 2). La critique est franche et sans consensus. À côté, le texte d’exposition est timide et fait preuve de prudence alors que son paragraphe se clôt sur une question : « Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de ce nouveau partenariat pour les Autochtones. Ces derniers profiteront-ils des développements miniers du Nord ? » Cela creuse un fossé entre les propos de l’institution et ceux des témoins. En intégrant le dispositif filmique à celui de l’exposition, C’est notre histoire apparaît alors comme un lieu du paradoxe : de la nécessité d’inclure les subjectivités autochtones, aussi multiples et complexes qu’elles puissent être, naît l’impossibilité pour l’institution muséale de leur laisser une place véritable.

Une capsule avait attiré mon attention lors de ma première visite de C’est notre histoire, une mise en scène qui se distinguait des autres vidéos de l’exposition. Le visage fermé et sans un mot, un homme se tient droit tandis qu’un narrateur conte l’histoire de la rencontre entre le chef innu Anadabijou et Samuel de Champlain telle que ce dernier la relate dans son journal. Au bout de quelques minutes, l’homme change de position pour se tenir de profil et il se met à parler en langue innue. Il raconte la version de son peuple, transmise oralement depuis 1603, celle où la promesse de partage des terres faite par les Français n’est pas tenue. En exploitant l’image, le son et leur décalage, cette capsule vidéo insiste sur la différence entre la version innue et celle des colons français, mais aussi sur l’action de parler à la place de — cela même que les critiques autochtones et postcoloniales reprochent aux institutions muséales (une critique qui a également sa place en regard d’un certain type de cinéma documentaire et du film ethnographique). En exploitant la voix hors champ par-dessus un visage muet, la vidéo d’exposition exhibe cette dépossession et appropriation de la parole. La présence de cette vidéo, qui se veut certainement critique, apparaît alors comme ironique dans cette exposition qui continue de porter un commentaire sur les corps qu’elle expose. Une exposition peut-elle alors être le lieu de rencontre qu’elle prétend être, ou le « nous » est-il automatiquement annihilé par la voix du musée ?

L’intention initiale de concertation qui consolide le projet de C’est notre histoire est fondamentale pour assurer une transmission culturelle juste et décoloniale, mais la mise en relation recherchée entre Autochtones et allochtones, entre témoins et visiteurs, passe également par la construction de dispositifs en tension qui ouvrent vers un lieu propice à la rencontre. C’est notre histoire n’a pas été pensée à partir du matériel audiovisuel, celui-ci a été intégré à l’espace d’exposition par après — les capsules vidéo apparaissent plus comme une justification expographique illustrant la présence de la « parole autochtone » dans le projet. À quoi pourrait ressembler un projet d’exposition où le témoignage filmé constituerait le coeur de la construction du discours, une exposition qui embrasse pleinement les spécificités de ce média et qui les met en interrelation avec celles du musée ? C’est là ce que nous apprend une approche intermédiale du témoignage filmé et de son exposition : l’image en mouvement peut — devrait — être exploitée en fonction des opérations et des effets qu’elle permet. Plutôt qu’une justification (où les témoins opèrent comme simple porte-parole), il s’agit d’exploiter le plein potentiel de ces images.

La présence du témoignage filmé ne doit pas pour autant occulter d’autres changements primordiaux pour qu’un véritable processus de décolonisation ait lieu. La muséologue et chercheuse Amy Lonetree, membre de la Nation Ho-Chunk, a analysé plusieurs projets d’expositions collaboratives nord-américaines qui incluent des perspectives autochtones dans l’espace muséal, insistant sur l’importance de construire des liens de confiance et de respecter les désirs formulés par les communautés. Si le développement de ces rapports est un pas dans la bonne direction, il est aussi fondamental que le musée soit un lieu d’accueil ne négligeant pas le contexte historique et assurant une validité à ces voix qui, autrement, apparaissent comme flottantes dans un dispositif peu convaincant :

I argue that if we celebrate only benign histories and survival without context, or present stories in a manner that fails to carry out their educational directives, we do a grave disservice to tribal people[43].

L’un des dangers de ce type de mise en valeur de la parole est de placer, en la personne témoignant, l’espoir d’amender les erreurs du musée et de son histoire. Simple porte-parole, le témoin sert de dédouanement, au même titre qu’une collaboration superficielle, qu’une consultation sans véritable partage d’autorité et de poids décisionnel. Comment un musée peut-il alors éviter d’instrumentaliser ces témoignages ? Comment le témoignage filmé-exposé peut-il donner lieu à une véritable négociation de la transmission du patrimoine ? Comme pour la recherche scientifique et universitaire ou le lancement de projets d’exposition, les communautés devraient avoir la possibilité d’être actrices et écrivaines de leurs propres histoires. Mettre au coeur de l’exposition les questionnements des communautés et les enjeux qu’elles veulent souligner grâce à un véritable processus de collaboration qui l’encadre est une première étape. Le témoignage peut être là non seulement pour nous le rappeler, mais aussi pour faciliter cet échange et ce partage d’autorité dont le musée a du mal à se défaire. Au-delà de son rôle de témoin, le participant peut alors être un acteur de transformation culturelle. Et cela n’est possible que s’il se trouve également derrière l’enregistreur, derrière la caméra, au sein des structures muséales et de la production de savoir qui les encadre. En choisissant ce sujet de recherche — la remédiation de la parole à travers l’image en mouvement et l’exposition —, je rejoins évidemment l’équation filmé-filmant, exposé-exposant : comme pour le cinéaste ou le commissaire d’exposition, ma propre action d’écrire à propos d’une communauté à laquelle je n’appartiens pas s’ajoute à ces dynamiques de possession du savoir et des représentations. Aborder le sujet de la décolonisation muséale depuis l’angle du dispositif et des médialités est une façon d’approcher cet enjeu depuis une perspective personnelle, d’y injecter ma propre subjectivité, et le choix de me pencher sur un objet hybride comme le témoignage filmé-exposé représente l’aveu d’être façonnée par mes premières orientations universitaires (qui m’ont menée du cinéma à la muséologie) tout en affichant mon appartenance à une communauté qui forge autant mon emprise sur un savoir que les privilèges que j’en retire. C’est en tant que professionnelle de la muséologie que je m’interroge sur le potentiel de ces images filmées dans la transmission de patrimoines multiples, tentant de me situer dans le paysage disciplinaire entourant ces institutions lourdes de leur histoire et qui ont un rôle fondamental à jouer dans le mouvement vers la décolonisation des espaces publics, urgent et inévitable aujourd’hui. Je rejoins Vera Frankel lorsqu’elle soutient qu’il est nécessaire pour les institutions muséales de créer des espaces de transmission pour les connaissances difficiles où le visiteur peut s’engager activement dans le geste social qu’implique son écoute et sa présence[44], et je laisse ici l’hypothèse que c’est parce que le témoignage filmé-exposé déstabilise l’institution, parce qu’il fait de l’exposition un lieu du paradoxe, certes, mais aussi de l’inconfort, de la nuance et de l’incertitude du fait de l’ambiguïté de son énonciation et de sa réception, que cet objet médiatique apparaît aujourd’hui comme une piste non négligeable dans un contexte de création d’un dispositif expositionnel décolonial[45].

Figure 3

Photogrammes extraits de la capsule vidéo La rencontre entre le chef innu Anadabijou et Samuel de Champlain exposée dans C’est notre histoire. Une production de La Boîte Rouge VIF et des Musées de la civilisation Québec, 2013, https://www.youtube.com/watch?v=dXK6mXxCJNU&feature=youtu.be&ab_channel=LaBoiteRougevif (consultation le 25 juillet 2021).

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